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Les études historiques sur la naissance et le développement de la psychiatrie reposent largement sur les documents d’archives qui mettent en évidence la pensée des premiers aliénistes ainsi que les symptômes et les particularités comportementales de leurs premiers patients. Les questions que sous-tend l’épanouissement de cette nouvelle science médicale ont été abordées selon divers angles : philosophique et social, médical et historique. Toutefois, tout un pan rhétorique a été laissé de côté dans la compréhension de cette nouvelle révolution dans le domaine de la science de l’esprit, celui du discours véhiculé par sa culture visuelle. Et pourtant, l’analyse de l’archive iconographique commandée par les premiers aliénistes permet de mettre en lumière, d’une manière exceptionnelle, la volonté de reconnaissance de subjectivation et d’autonomie de la personne malade mentalement, qui est l’espoir inhérent au projet initial de la psychiatrie. Dès les toutes premières années de la psychiatrie française, qui se développe à partir de 1801 avec Philippe Pinel (1745-1826) et ses successeurs, notamment Jean-Étienne Esquirol (1772-1840), une tension entre la reconnaissance de la subjectivité du fou et son objectivation pour des fins de scientificité, a façonné son histoire visuelle. Ce sont ces oeuvres, celles commandées par les premiers aliénistes français dans les premières décennies du dix-neuvième siècle qui sont analysées ici : les premières représentations scientifiques des aliénés qui savent toutefois reconnaître l’individualité et la subjectivité du malade ; les portraits d’aliénistes dont les codes de représentation prônent surtout, comme gage de respectabilité, les valeurs paternalistes et bourgeoises du médecin de son époque, mais où la présence active et réceptive du fou est implicite sous le regard du médecin ; et enfin, l’architecture asilaire qui, dans sa phase initiale, sa phase idéale, est voulue comme un « instrument de guérison » (Esquirol, 1819), et dont le premier plan reconnaît tacitement une certaine autonomie à l’aliéné, puisqu’il s’adresse à ses sens et à sa cognition. Ces analyses sont construites autour des oeuvres emblématiques de chacun de ces domaines : le Recueil de Têtes d’Aliénés dessinées par Georges-François-Marie Gabriel pour un ouvrage de M. Esquirol, relatif à l’aliénation mentale, réalisé par Georges-François-Marie Gabriel (1775-1836), pour ce qui est de la représentation des aliénés ; l’oeuvre de Julie Forestier (1782-post 1843), Le médecin Philippe Pinel et sa famille, et celle de Pierre-Auguste Pichon (1805-1900), Portrait d’Esquirol, pour la question des portraits d’aliénistes ; et enfin, le Projet d’asile pour les aliénés des deux sexes, réalisé par Louis-Hippolyte Lebas (1782-1867) pour Esquirol, en 1818.

Les arts visuels du début du dix-neuvième siècle ont été marqués par la fébrilité et les profonds changements de l’époque, ponctuée d’espoirs, de révoltes, de renoncements et de paradoxes. Le domaine de l’art des premiers aliénistes, comme les autres champs de l’art du dix-neuvième siècle, est souvent contradictoire, d’une part en continuité des normes classiques d’un art académique apprécié de l’élite et, d’autre part, avec l’émergence du mouvement romantique, en transformation de ces conventions, donnant voix à des groupes considérés comme des sous-cultures[1]. L’importance d’entendre cette voix m’a semblé incontournable.

Cet article vise donc à construire, par l’analyse d’un domaine archivistique inédit ou négligé, une nouvelle histoire de la naissance de la psychiatrie, celle de sa culture visuelle[2]. Une histoire qui révèle ses idéaux du début du siècle. L’oeuvre d’art est considérée ici comme document d’archives, comme document d’origine, comme regard sur le commencement des choses. Pour Jacques Derrida, le terme archive réveille le mot arkhè du concept philosophique de la Grèce Antique et par cette compréhension étymologique, il désigne le commencement, certes, mais aussi l’autorité (le commandement) (Derrida, 1995). L’archive ne peut se développer qu’en un lieu et un temps où un domaine de connaissance spécifique est en processus de s’institutionnaliser. C’est précisément le cas avec le domaine de la psychiatrie naissante dont les premiers théoriciens et cliniciens commandent des oeuvres aux artistes. Pour les spécialistes, les archives sont un : « ensemble de documents, quels que soient leurs formes ou leurs supports matériels » (Méchoulan, 2011). Et plus encore, pour une théorie de la réception, c’est l’intérêt d’analyser un ensemble de documents qui donne un sens à l’archive, qui la fait exister « C’est, pourrait-on dire, le regard qui fait l’archive ; c’est la volonté d’une personne de considérer un ensemble d’informations articulées entre elles comme la trace d’une activité située dans le temps et l’espace » (Méchoulan, 2011).

Au début du dix-neuvième siècle, dans l’élaboration des oeuvres d’art commandées par les premiers aliénistes, dans la mise en place de l’idéal de la psychiatrie, les oeuvres ont contribué à transmettre la reconnaissance des différences du malade mental sans l’affliger d’altérité. La grande innovation de l’aliénisme est de reconnaître la subjectivité du fou[3] et dès les premières théorisations de Philippe Pinel, d’établir un contact avec le malade par le traitement moral, dont une définition succincte, mais très éclairante est proposée par Jan Goldstein[4] :

L’usage, dans les soins prodigués aux insensés, de méthodes qui engageaient directement l’intellect et les émotions, ou agissaient sur eux, au contraire des méthodes traditionnelles des saignées et des purges appliquées directement au corps des patients

Goldstein, 1997

Ainsi, avec l’aliénisme, la folie n’est plus le triste apanage d’êtres « autres » dont la raison est complètement perdue, mais la folie est considérée comme un privilège exclusif de l’humanité, et est même constitutive de l’expérience humaine. L’aliéniste reconnaît le fou, sa subjectivité et son individualité. Tout l’espoir prodigué par la science aliéniste repose sur ce postulat fondateur. L’aliéné n’est pas « Autre ». Les artistes qui répondent aux commandes des premiers aliénistes expriment cet idéal, véhiculé tant par la philanthropie humaniste de l’aliénisme que par le vocabulaire artistique du dix-neuvième siècle, fait d’expression subjective et de recherche d’objectivité.

Représentations d’aliénés

La science aliéniste se développe par ses observations minutieuses et empiriques des symptômes et comportements de son patient, pour les transformer en science. Par l’analyse des toutes premières représentations d’aliénés commandées à un artiste par un psychiatre, le Recueil de Têtes d’Aliénés dessinées par Georges-François-Marie Gabriel dans sa portion de 1813, on peut constater que l’on accorde toute autonomie et toute subjectivité au fou. C’est la toute première collaboration entre un aliéniste et un artiste qui explore réellement la piste de la non-altérité du malade mental.

Mises en comparaison avec les conventions des oeuvres de l’Ancien Régime pour représenter le fou, reposant sur des codes visibles et facilement identifiables, on comprend que les oeuvres de Gabriel s’éloignent d’une iconographie stéréotypée dans l’imagerie occidentale depuis le Moyen-âge et même l’Antiquité, où la folie est visible et soumise à des codes de représentation : gesticulations frénétiques, bouche ouverte en un rictus, cheveux dressés, yeux exorbités, vêtements débraillés et originalité exacerbée.

Avant les oeuvres de Gabriel, les premières illustrations dans un traité psychiatrique français sont les deux planches, dessinées par Pierre Maleuvre, qui paraissent dans l’édition de 1801 du Traité médico-philosophique sur l’aliénation ou la manie de Philippe Pinel (figures 1 et 2).

Figures 1 et 2

Source : UdeM, Livres rares Bibliothèque Pariseau PAB SEM-A (RC 480.53 P56 1809). Photo : G. Jubinville
Source : UdeM, Livres rares Bibliothèque Pariseau PAB SEM-A (RC 480.53 P56 1809). Photo : G. Jubinville

Pierre Maleuvre, Planches I et II de Philippe Pinel, 1801, Traité médico-philosophique sur l’aliénation ou la manie. Paris : J. A. Brosson 1809.

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Ces premières planches demeurent bien loin d’une reconnaissance de l’individualité de la personne malade et correspondent à la tradition encyclopédique des Lumières de comparer des cas d’espèce ainsi qu’aux traités anatomiques du dix-huitième siècle, par ses mesures scientifiques du crâne humain.

Ce sont donc les oeuvres du Recueil de Têtes d’Aliénés qui, les premières, s’éloignent des types et stéréotypes de l’Ancien Régime. Jean-Étienne Dominique Esquirol, le successeur de Pinel, qui commandite ces oeuvres, croit en la lecture de la physionomie des patients dans son observation clinique. L’aliéné est son objet d’étude et l’idée à l’origine de sa démarche scientifique est que des traits similaires, visibles et reconnaissables, doivent être observables d’un patient à l’autre pour un diagnostic similaire. Mais les trente-deux oeuvres qui forment la première partie du Recueil de Gabriel, celle de 1813[5], nient cette croyance dans les théories physiognomonistes. Les vingt-trois premiers dessins sont les représentations de femmes. Dans les quelques cas où le vêtement est suggéré, on devine des vêtements d’hôpital, peut-être dessinées donc à la Salpêtrière, où Esquirol était médecin surveillant de la division des folles depuis 1811 et médecin ordinaire depuis 1812 (Dumas, 1971). Les neuf hommes qui suivent, peuvent avoir été dessinés à la Maison de santé privée qu’Esquirol ouvre, dès 1801-1802, à Paris, rue Buffon, car les vestes, cravates, coiffures avec queue et rubans, même s’ils sont parfois à peine ébauchés, indiquent une appartenance à un milieu social bourgeois aisé (figure 3).

Figure 3

Georges-François-Marie Gabriel, « Idiot », Recueil de Têtes d’Aliénés dessinées par Georges-François-Marie Gabriel pour un ouvrage de M. Esquirol, relatif à l’aliénation mentale, 1813, crayon noir, 26,5 × 16,2 cm.

BnF

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Tous ces dessins sont faits à la craie noire ou au crayon de plomb assez gras, médium qui permet de saisir les contours rapidement et de poser les volumes, les ombres et la lumière, de manière spontanée et rapide, laissant une grande spontanéité, tant à l’artiste qu’au modèle qui prend la pose. Tous les portraits sont soumis au même éclairage doux et diffus, qui vient de la gauche, suffisant pour souligner les traits et modeler les volumes, mais pas assez fort pour dramatiser les expressions. Les types de maladies sont inscrits au crayon, au bas de la page[6]. C’est apparemment la seule concession faite par Gabriel à la volonté de classification par catégorie nosologique, du type encyclopédique souhaité par l’aliéniste. Et encore, est-elle très légèrement accordée, le type de maladie du sujet est écrit très pâle.

Les aliénés de Gabriel affichent une subjectivité bien présente, perceptible par l’individualisation des traits et par l’intensité du regard de chacun, dont la pupille très noire avec le fort contraste d’une touche blanche de lumière est le point focal de l’oeuvre qui se détache du reste du visage dont les effets de clair-obscur sont modérés. Tous les visages présentent une grande impassibilité, la bouche en général est fermée et le regard est calme, aucune connotation des marques traditionnelles de la folie : yeux exorbités, cheveux hirsutes et bouche ouverte. Tous semblent calmes et immobiles, sans le vide d’expression de fous hors de leur esprit. Plusieurs sourient même à l’artiste, certains très légèrement, d’autres joyeusement. On ne sent nulle contrainte et surtout, le caractère propre à chacun semble pouvoir s’exprimer librement laissant à l’aliéné sa part d’interaction dans l’oeuvre. Le dernier de la série, le Fou par amour (figure 4) est le plus beau, le plus travaillé, sa chevelure appelle le toucher et son expression la compassion.

Même s’il est représenté de profil comme beaucoup d’autres, sa tête n’est pas droite comme celle de quelqu’un qui pose. Il a la tête légèrement inclinée et son regard est perdu dans le vague, toute son expression est intériorisée. Il semble indifférent à l’artiste et on a presque envie de croire que Gabriel a été touché par sa tristesse et lui a accordé une attention toute particulière.

Figure 4

Georges-François-Marie Gabriel, « Fou par amour », Recueil de Têtes d’Aliénés dessinées par Georges-François-Marie Gabriel pour un ouvrage de M. Esquirol, relatif à l’aliénation mentale, 1813, crayon noir, 26,5 x 16,2 cm.

BnF

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Ce Recueil n’a jamais été publié par l’aliéniste qui en a fait commande à l’artiste, ces études d’aliénés ne semblent pas s’être avérées concluantes pour répondre à la classification nosographique qu’Esquirol souhaite mettre en forme, la reconnaissance de la subjectivité et de l’individualité du malade étant en conflit avec son projet : « [J’ai fait dessiner plus de deux cents aliénés] Peut-être un jour, publierai-je mes observations » (Esquirol, 1838[7]). Elles sont demeurées propriété de l’artiste et ont été acquises directement de leur auteur par la Bibliothèque nationale de France en 1831. Elles y sont désormais conservées et ont pris définitivement leur sens d’archive, puisque pour qu’un document devienne archive, il se doit d’être décontextualisé. « Tant qu’ils font partie de l’administration qui utilise ses dossiers ou de la vie de la personne qui a besoin de son carnet de santé ou de ses anciennes fiches de paye, tous ces documents existent dans le contexte de ces personnes physiques ou morales. C’est leur disparition définitive qui scelle les fonds et réclame les évaluations des archivistes pour juger de ce qu’il faut conserver (c’est-à-dire authentifier) comme archives » (Méchoulan, 2011).

Portraits d’aliénistes

L’analyse des portraits d’aliénistes réalisés sur commande nous révèle que la science psychiatrique reconnaît le malade mental en tant qu’agent actif dans sa relation avec le médecin. Ayant l’aliéné à disposition dans un lieu dédié, l’aliéniste peut imposer, par sa présence, un modèle de comportement et de normes, à l’esprit insensé. Avec les premiers portraits d’aliénistes, le corps réel du médecin spécialiste établit la norme exprimant soit la figure paternelle dans son aspect à la fois protecteur et autoritaire, comme dans l’oeuvre de Julie Forestier, Le médecin Philippe Pinel et sa famille, établissant le lien avec l’aliéné considéré comme l’enfant de la société ; ou soit la figure de l’écoute comme dans l’oeuvre de Pierre-Auguste Pichon, Portrait d’Esquirol, image emblématique du psychiatre. Dans ces oeuvres, nous le verrons, la présence active et réceptive du fou y est implicite puisque c’est à lui que le modèle du corps raisonnable de l’aliéniste s’adresse.

Le portrait de Philippe Pinel et sa famille peint par Julie Forestier en 1807 (figure 5) reconnaît implicitement la place de l’aliéné dans la métaphore qui reconnaît la place de l’enfant au sein de la famille moderne. Outre la commémoration familiale, cette oeuvre peut se lire comme un véritable manifeste de la science aliéniste, en mettant en relation les qualités de Pinel, père de famille, avec les qualités de Pinel, père de la psychiatrie française. En lien direct avec la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, et notamment, avec la parution de l’Émile (1762), l’aliéné devient pour Pinel l’enfant de la société. En effet, figure du faible et de celui qu’il faut protéger et guider, l’aliéné est souvent comparé par Pinel à un jeune enfant qu’une figure paternelle doit constamment ramener sur le bon chemin. Dans cette oeuvre, Pinel incarne la présence paternelle, le modèle à suivre, le guide spirituel. La volonté de Pinel, dans les premières années de l’aliénisme, de reconnaître les spécificités de l’aliéné, comme l’époque reconnaît les spécificités de l’enfant, est une véritable affirmation de la non-altérité de l’aliéné. C’est un être qui nous ressemble, un « nous-mêmes » possible.

Figure 5

Julie Forestier, Le médecin Philippe Pinel et sa famille, 1807, huile sur toile, 146 × 114 cm.

Collection privée, Europe, courtesy of Marty de Cambiaire

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Par sa position assise, Pinel se présente ici comme la figure de la stabilité, la base solide de la famille. C’est surtout l’expression du visage de Pinel qui marque dans ce tableau familial et particulièrement son regard qui exerce une sorte de fascination. Son épouse tient le plus jeune enfant dans ses bras (Charles né en 1802), alors que Pinel soutient son fils aîné debout près de lui (Scipion né en 1796)[8].

Les enfants Pinel sont les éléments constituants de la composition, au coeur du groupe familial, en lien physique avec les parents. Leur attitude exprime la liberté d’action, leurs vêtements permettent les mouvements, ils ne posent pas de manière frontale et figée, ils sourient et leurs gestes de tendresse envers leurs parents ne sont pas retenus. Ils sont occupés à des choses de leur univers d’enfant. Le plus petit, Charles est dans les bras de sa mère et il joue négligemment avec la voilette de celle-ci. Le plus grand, Scipion regarde hors du cadre quelque chose que nous ne connaissons pas. Debout devant son père qui le retient, les mains de Pinel, relativement grosses en proportion de sa tête tiennent fermement, mais avec douceur le jeune Scipion qui s’abandonne à lui en toute confiance. L’attitude est tendre, mais la pression des doigts de Pinel creusant le vêtement de l’enfant là où il le tient sur la poitrine, de même que la position déstabilisée du petit, dont le poids semble porté sur une seule jambe, indique bien la fermeté du geste embrassant.

Certains autres éléments du tableau de Forestier agissent comme un credo de la science aliéniste que Pinel est en train d’élaborer. La figure de Scipion réunit des attributs de la médecine traditionnelle et de la science aliéniste, deux aspects qui ont cohabité dans les premières années de la psychiatrie. Scipion tient à la main une plante d’ellébore, connue depuis l’Antiquité pour ses valeurs curatives de diverses maladies, notamment la mélancolie et la manie, et à laquelle Pinel consacre un article intitulé « Ellébore en général » dans l’Encyclopédie méthodique (Vicq-D’Azyr, 1792). Cette référence à une médecine traditionnelle est toutefois contrebalancée, dans l’oeuvre, par le rouleau de parchemin dans le chapeau de l’aliéniste posé sur le banc juste à côté de l’enfant. L’écrit, la mise en mots, en somme la théorisation de ce savoir, indique le processus de scientisation de la discipline, que Pinel revendique comme étant son réel apport significatif à l’élaboration de l’aliénisme et à sa prétention scientifique. Le portrait de la famille Pinel, datant des toutes premières années de l’aliénisme, se révèle comme un manifeste des théories et des principes fondateurs qui en forment la base.

Ce tableau, considéré ici à titre d’archive, a toutefois un parcours particulier. Il a fait partie de la collection privée des successeurs de Philippe Pinel. Il fut donné à Scipion Pinel, en cadeau de mariage, et depuis, est resté en possession des descendants de la famille. Ce tableau a donc été absent de la scène publique jusqu’à tout récemment, lorsque la galerie Boquet et Marty de Cambiaire de Paris en a fait l’acquisition[9]. Sorti du giron de la famille Pinel, il peut désormais se poser comme un document de référence, un document archivistique.

Trois décennies plus tard, le Portrait d’Esquirol[10] par Pierre-Auguste Pichon construit une image inédite de l’aliéniste, une image qui peut être vue aujourd’hui, comme le prototype de l’image du psychiatre, devenue ensuite le stéréotype contemporain (figure 6).

Figure 6

Auguste Pichon, Jean-Étienne Dominique Esquirol, s.d., huile sur toile, 128 × 96 cm.

© Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine, cliché Philippe Fuzeau

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Ce n’est plus, comme chez Pinel, la figure du père, guide et protecteur de l’aliéné, c’est la figure de l’écoute, expression de la pratique aliéniste, nouvellement basée sur le rapport discursif entre le malade et le médecin spécialisé. Assis confortablement dans un fauteuil, jambes croisées, mains jointes, coudes appuyés, Esquirol semble profondément attentif. Quiconque observe l’oeuvre en position de contre-plongée, se trouve à la place de l’aliéné présumé, sur qui le médecin porte ce regard et vers qui il dirige son écoute. Ainsi, la reconnaissance de l’individualité du fou est exprimée comme principe fondateur de l’aliénisme. Ce tableau est conservé à la bibliothèque de l’Académie de médecine de Paris, dans la Salle du Conseil. Sa présence au sein même d’un lieu d’autorité et de traditions, en fait un document d’archives encore très actif, consulté et contemplé très régulièrement par les intervenants actuels à l’Académie de médecine.

Architecture asilaire

Pour s’engager dans un programme thérapeutique, l’aliéniste se doit d’abord d’avoir à disposition les malades de l’esprit pour les analyser et les comprendre. Dès l’origine de la psychiatrie s’affirme la nécessité de prodiguer à l’aliéné un lieu sain et à volonté thérapeutique. En 1818, un plan d’asile idéal (figure 7) a été dessiné par l’architecte Louis-Hippolyte Lebas, à la demande d’Esquirol. Son projet thérapeutique doit irradier dans tout l’asile par une mise en scène extérieure et visuellement perceptible de l’ordre que l’aliéniste a établi à l’intérieur. Ce plan, répondant aux besoins et aux espoirs de l’aliénisme naissant, démontre que l’architecture asilaire, qui s’adresse aux sensations de l’aliéné, tant pour le consoler, que pour lui imposer l’ordre et la raison, était une reconnaissance de son autonomie et de sa subjectivité.

Figure 7

Louis-Hippolyte Lebas, Projet d’asile pour les aliénés des deux sexes par Esquirol, 1818.

Source : De Parchappe, M., Des principes à suivre dans la fondation et la construction des asiles d’aliénés, Paris : Masson 1853. UdeM, Centre de conservation ((ss) RC 439 P37). Photo : G. Jubinville

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Le plan idéal dessiné en 1818 par Lebas n’a jamais été réalisé par cet architecte. Il ne fait que lui donner les grandes lignes conceptuelles qui ont été la base de toute construction asilaire tout au long du dix-neuvième siècle. Il donne forme, sur papier, à un hôpital de type nouveau. C’est de la masse architecturale, autrement dit, de la forme de l’ensemble, qu’émergera la notion de caractère. Le programme de la commande repose sur la volonté d’améliorer le sort des aliénés et devient, avec le projet aliéniste, en plus d’une attitude philanthropique, en plus d’un geste humanitaire et en plus d’un acte médical, l’indice de qualité de la société qui les abrite. Esquirol adresse en 1818, un mémoire intitulé Des établissements des aliénés en France, et des moyens d’améliorer le sort de ces infortunés, au ministre de l’Intérieur, ouvrage qui rend compte et dénonce l’état des institutions dans lesquelles on soigne – ou enferme – les malades mentaux en France[11].

Esquirol dresse d’abord l’état des principaux manques à un traitement humain des malades dans le type d’établissement d’alors et démontre le côté malsain des lieux qu’on leur réserve : manque d’air, humidité, manque de lumière, insuffisance de lits, de vêtements, nourriture inappropriée, manque d’espace, usage des chaînes, d’instruments de correction, oubliés des médecins et des administrateurs et livrés à des geôliers inhumains[12].

De ces observations, Esquirol tire ses recommandations pour créer des établissements spécifiques et remédier aux différents manques qu’il a soulevés. Ses données architecturales se lisent ainsi et trouvent leur forme dans le plan que Lebas exécute pour Esquirol. La première exigence est que l’asile soit construit hors de la ville, le contact avec la nature étant bénéfique aux malades. Un mur d’enceinte et un portail monumental doivent en délimiter l’espace. La symétrie et l’ordre sont les principes fondamentaux de ce type de plan : un bâtiment central et de chaque côté, les quartiers des hommes à droite et celui des femmes à gauche. Esquirol insiste sur la séparation des malades selon les classifications établies par l’aliénisme et conseille de réserver des logements séparés pour les différents types de maladies.

L’architecture asilaire[13], conçue au dix-neuvième siècle pour matérialiser dans la pierre le corps du médecin afin de prolonger le traitement moral, véhicule l’espoir de réduire l’altérité du fou, de le rendre à sa communauté et au genre humain. L’asile parle à la sensibilité de l’aliéné tout autant qu’à celle de l’aliéniste, celle du visiteur ou celle du récepteur de l’autre côté du mur. L’aliéné est reconnu au même titre que les autres membres de la société dont il est exclu, comme potentiellement réceptif aux mêmes sensations. On lui accorde la même subjectivité et la même liberté de perception, par rapport à la forme architecturale de l’asile. Paradoxalement, pour y parvenir, le principe de l’isolement du malade semble, aux premiers aliénistes, être le moyen de parvenir à cet idéal. L’asile a aussi été conçu en fonction de la mise en représentation de la classification nosologique de l’aliénation mentale nouvellement élaborée. Il est en conséquence la manifestation la plus tangible, la plus matérielle de la science psychiatrique et puisque notre perception actuelle ressent toujours l’expression de ces idéaux, alors on se dit que peut-être, l’asile, tel que théorisé et prescrit par les premiers aliénistes, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, a rencontré ses objectifs : isoler, protéger, apaiser, redonner contact avec la nature bienfaisante, imposer la forme de la raison et exprimer la puissance de ceux qui l’ont rendu possible.

Conclusion

Comme documents d’archives, utilisés pour élaborer une compréhension historique d’un moment fondateur de la science psychiatrique, le matériel artistique étudié dans cet article permet d’éclairer d’une lumière nouvelle l’esprit philanthropique et humaniste, hérité des Lumières, qui a animé les premiers aliénistes français, alors que leur pays était marqué par l’instabilité politique, les révolutions, les guerres. Aujourd’hui la science médicale qu’est la psychiatrie est institutionnalisée, reconnue et puissante. Mais les reproches que lui adressent ses détracteurs sont nombreux. L’analyse des oeuvres d’art commandées par les tout premiers psychiatres nous a révélé que l’espoir de reconnaissance de subjectivation et d’autonomie de la personne malade mentalement est inhérent au projet initial de la psychiatrie. Pour une reconstitution de l’histoire de la naissance de la psychiatrie française au début du dix-neuvième siècle, il est, on le voit, utile de considérer l’importance de l’archive iconographique.