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L’ouvrage paru au printemps 2015 sous la plume d’Isabelle Guérin, directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et au French Institute of Pondicherry et chercheuse associée au CERMi (Centre européen de recherche en microfinance) de l’Université libre de Bruxelles s’appuie sur des enquêtes approfondies sur l’inclusion financière et le microentrepreneuriat. L’auteure les a personnellement menées et dirigées, notamment en Inde du Sud depuis plus de douze ans et au Maroc pendant cinq années, et de façon plus ponctuelle au Pakistan, au Cambodge, à Madagascar, au Mexique ainsi que de façon plus récente en République dominicaine. Cette information de première main est complétée par celles des thèses de doctorat et mémoires de master qu’elle a encadrés. Les expériences sur lesquelles s’appuie Isabelle Guérin sont donc très étendues et bien diversifiées ; surtout si l’on y ajoute les travaux qu’elles avaient menés antérieurement en France sur les systèmes d’échange local et sur la préparation des populations exclues au passage à l’euro, et sur le microcrédit et le microentrepreneuriat en France et au Sénégal dans le cadre de la préparation de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Lyon, dont on trouve quelques-uns des éléments présentés dans Femmes et économie solidaire (2003). On doit donc considérer cette nouvelle publication comme une synthèse des découvertes et des rencontres faites au fil du temps par une chercheuse devenue une des meilleures spécialistes du domaine de l’inclusion financière. Une démarche féconde d’amour du prochain (par l’empathie nécessaire à la compréhension des comportements humains) et d’amour du lointain (par la tout aussi nécessaire distanciation pour mobiliser des outils scientifiques et établir des comparaisons utiles pour faire surgir des hypothèses fécondes).

Ses recherches, à caractère socioéconomique et réalisées à microéchelle, se caractérisent par une implication forte pour comprendre sur différents terrains les logiques de production, d’échanges, de paiement et de financement. Il s’agit de saisir leur architecture sociale, politique, culturelle et psychologique construisant les comportements interprétés comme économiques et financiers. L’économique et le financier ne sont pas compris comme une infrastructure qui permettrait de les autonomiser du reste du social ou à l’inverse ils ne sont pas englobés ou déterminés par des dimensions autres. L’économie et le financier apparaissent comme des éléments constitutifs du politique, du social et du culturel, poursuivant ainsi une perspective fondamentale des études polanyiennes et de la socioéconomie.

Les critiques que l’auteure porte dans l’ouvrage à l’encontre de la capacité du microcrédit, d’augmenter de manière significative les revenus des plus démunis et les capacités des pauvres en général, et des femmes en particulier de s’émanciper, ne sont pas des a priori idéologiques. L’auteure montre les fortes limites du microcrédit grâce à de multiples exemples empruntés aux terrains qu’elle connaît de visu et à la littérature sur la microfinance. Et elle le démontre par une analyse des logiques de fonctionnement des sociétés, saisies dans le quotidien de leur reproduction. Ce faisant, elle combat vivement l’illusion que le microcrédit servirait d’abord au financement des petites et microentreprises alors qu’il s’est transformé graduellement en une vaste extension des prêts à la consommation, suscitant du fait de la course aux client-e-s menée par des organisations en forte concurrence les unes avec les autres à un surendettement massif. Elle souligne aussi les manifestations et les raisons de la saturation de ce marché, dont beaucoup croient à tort qu’il est quasi illimité. S’agit-il comme l’invite à le penser le titre de l’ouvrage de dérives ou de la conséquence implacable du compromis historique du monde associatif avec la logique de la concurrence, dans le cadre de la domination de l’idéologie néolibérale ?

Tout en critiquant l’évolution du microcrédit l’auteure ne nie, ni qu’ici ou là, qu’elle ait rencontré des clientes heureuses de s’être endettées, ni la réussite dans des circonstances particulières de telle ou telle organisation à visée solidariste. Mais elle ne confond pas les messages de l’approche narrative faisant une promotion naïve du microcrédit comme l’a fait Laurence Fontaine dans Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale (2014) avec la réalité contemporaine de la microfinance et elle conteste que l’outil microcrédit ait les vertus générales qu’on lui a trop facilement prêtées.

Toutefois, l’intérêt de la lecture de l’ouvrage va bien au-delà de ceux des spécialistes de l’inclusion financière et du microentrepreneuriat, pour lesquels il a toutes les qualités pour figurer parmi les livres de référence du domaine. Sa lecture doit aussi être conseillée comme une critique radicale de la nouvelle économie du développement, dont Esther Duflo est reconnue en France comme une figure de proue. L’ouvrage La microfinance et ses dérives s’y oppose de manière très efficace :

  • tant dans l’exposition de ses méthodes d’investigation (enquêtes mobilisant les différents niveaux de fonctionnement des sociétés – micro, méso et macro – par rapport aux pratiques fort coûteuses d’expérimentation par randomisation) ;

  • que par la déconstruction des présupposés idéologiques (et on pourrait dire là encore naïfs) à travers lesquels la nouvelle économie du développement (courant de pensée prétendu innovant, mais qui présente les traits essentiels de la vieille économie néoclassique) caractérise, pour ne pas dire caricature, les comportements économiques. Isabelle Guérin met notamment en cause la normalisation morale des pauvres que promeut la nouvelle économie du développement. Certains feront remarquer que ce courant de pensée fortement soutenu par les décideurs politiques et privés affirme aussi les limites de l’impact du microcrédit dans la lutte contre la pauvreté. Peut-être est-il juste de remarquer ici que les méthodes qualitatives mobilisant une connaissance quasi intime du terrain l’ont compris et analysé bien avant ces nouveaux Diafiorus dominant le marché des idées et captant des ressources publiques d’organismes de coopération intergouvernementale multilatérale, bilatérale et décentralisée ainsi que de fondations privées pour obtenir des connaissances qu’apportent à beaucoup moindre frais les méthodes socioéconomiques, tout en ne transformant pas les pauvres en cobayes d’expérimentations scientifiques.

À la fin de leur lecture, certains, convaincus des limites du microcrédit voire de ses aspects néfastes du fait de l’informalisation des conditions de travail et de production qu’il encourage, peuvent légitimement tirer comme conséquence qu’il convient de cesser tout soutien financier et politique au microcrédit, car il sera à l’origine de plus de mal que de bien. La question est tout à fait légitime. Or, il est possible au contraire d’affirmer que dans les formes actuelles d’organisation des systèmes de production et d’échange, à des échelons locaux, nationaux et mondiaux, la financiarisation a atteint une telle extension et un tel degré dans l’interdépendance des activités humaines qu’il est devenu impossible d’y échapper. Le proposer c’est un peu comme si du jour au lendemain on proposait de supprimer la fourniture d’électricité sous prétexte des effets environnementaux très négatifs de sa production. Certes, comme le fait Isabelle Guérin dans le dernier chapitre de son ouvrage, la réponse se situe dans la promotion d’initiatives situées dans le champ de l’économie sociale et solidaire. Mais pour répondre au défi qui est le leur dans une économie et une finance rongées par les pratiques de concurrence ou compte tenu naguère des échecs de l’administration du crédit, il conviendrait sans doute d’un point de vue théorique et pratique de comprendre comment la finance et sa substance la monnaie peuvent, pour le bien de tous, (re)fonctionner comme des communs. Beaucoup d’éléments de l’ouvrage permettent de le penser.