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Introduction

Les coopérations sont des liens volontaires, capitalistiques ou contractuels, tissés entre des entreprises autonomes au départ, en vue de combiner des ressources afin de tirer des bénéfices d’un projet commun. Les relations coopératives entre les grands et les petits partenaires sont de plus en plus nombreuses. Selon le type de relation, les objectifs des deux alliés sont différents : accès aux réseaux, exploitation de l’image de marque, internationalisation ou encore l’accès au financement motivent le petit partenaire, alors que la grande firme vise des objectifs d’intégration globale, d’implantation sur un nouveau marché ou de manoeuvres compétitives géographiques. Lee et Beamish (1995) avaient signalé qu’une firme multinationale sur deux avait recours à un partenaire local de petite taille lors de ses implantations internationales, notamment dans les pays en voie de développement.

Pour les entreprises locales (petits partenaires), les alliances stratégiques avec une grande firme apparaissent comme une option stratégique importante, à la fois pour contourner leurs dilemmes stratégiques et organisationnels et pour exercer un choix délibéré de développement, notamment à l’international (Puthod, 1998). Souvent, les entreprises locales elles-mêmes préfèrent des partenaires dominants et de grandes tailles pour leurs alliances stratégiques (Chen et Chen, 2002). Ce type de relations internationales avec de petits partenaires présente aussi des risques et des avantages pour les grandes firmes : les risques d’une « double acculturation », d’abord vis-à-vis de la culture nationale du pays d’accueil, et ensuite par rapport à la culture organisationnelle de l’entreprise locale (Barkema, Bell et Pennings, 1996) ; et les avantages tirés des spécificités des petites entreprises en matière de flexibilité, de capacités d’innovation et de proximité avec leurs marchés.

Ces relations entre grandes firmes et petites entreprises ne sont pas sans soulever d’autres questions liées à la complexité de leur management (Park et Ungson, 2001), aux incompatibilités organisationnelles et stratégiques entre les parents (Parkhe, 1993 ; Yeheskal, Zeira, Shenkar et Newburry, 2001) et aux différences de perception des risques de telles relations (Das et Teng, 2001). Certains auteurs ont constaté que les firmes multinationales pouvaient facilement adopter des comportements opportunistes vis-à-vis des petits partenaires, alors que ces derniers sont plus vulnérables à ce type de comportements (Veugelers et Kesteloot, 1995). Dans une étude sur les perceptions des dirigeants des partenaires dans les alliances internationales entre grandes firmes et entreprises locales, Bellon, Benyoussef et Plunket (2001) avaient relevé deux types d’appréciation des relations coopératives selon le partenaire engagé : « un sentiment d’être spoliés pour les partenaires locaux, et des relations épuisantes pour les parents étrangers ». De même, Alvarez et Barney (2001) ont mené une recherche sur la satisfaction des dirigeants de PME américaines engagées dans des alliances stratégiques avec des grandes firmes du secteur des biotechnologies. Leurs conclusions soulignent que « 80 % des dirigeants de PME avaient le sentiment que leurs [petites] entreprises étaient exploitées par les grandes firmes ». Cela peut se traduire en termes de dépendances en ressources, de pouvoir de négociation et de déséquilibre des risques perçus.

S’il est admis que les différences de perception peuvent exister entre les partenaires d’alliances stables et ceux engagés dans des alliances instables, peut-on observer de telles différences de perception entre des partenaires de tailles différentes au sein du même échantillon d’alliances instables ? En d’autres termes, est-ce que le petit partenaire perçoit le conflit, l’engagement et les issues de son alliance, différemment que son grand partenaire, alors que leur relation a connu un changement majeur durant son évolution ? L’objectif de cet article est de montrer que les deux partenaires développent des visions quelque peu différentes de leurs relations asymétriques, et ce surtout en cas d’instabilité de l’alliance. Un tel résultat remettrait en cause de manière forte les analyses développées sur la base d’un répondant unique, tel que recommandé par Geringer et Hebert (1991) et largement suivi jusque-là par les recherches menées sur les alliances stratégiques (Arino, 2003 ; Cui, Calantone et Griffith, 2011 ; Christoffersen, Plenborg et Robson, 2014). De même, un tel résultat aurait des implications fortes en termes de management de l’alliance et des outils de mesures de ses performances, en suggérant d’intégrer des perceptions différentes (voire opposées) des partenaires engagés pour une appréciation globale de la performance de ces alliances (Assens et Cherbib, 2010).

Nous analyserons les différences de perception des partenaires à travers le croisement des réponses des petits et des grands-parents engagés dans 28 alliances stratégiques instables, établies entre des firmes multinationales et des entreprises locales agroalimentaires en Méditerranée. Notre article est organisé en trois parties. La première présente les résultats des principales études ayant abordé les différences de perception des partenaires, notamment en ce qui concerne les risques des alliances asymétriques. La deuxième porte sur notre protocole de recherche et de recueil des données. Enfin, la dernière partie est consacrée à l’examen des principaux résultats obtenus, leur discussion ainsi que la présentation des principales limites de ce travail comme autant de perspectives de recherches futures.

1. Principales différences de perception des partenaires de leurs alliances asymétriques

Les recherches consacrées à l’analyse des issues des alliances stratégiques ont souvent abouti à des résultats contrastés, voire contradictoires (Nemeth et Nippa, 2011). Concernant les différences de perception des partenaires, une grande partie des recherches empiriques a été consacrée à l’appréciation des risques organisationnels de ces relations. Nous présenterons dans ce qui suit les principaux résultats des recherches portant sur les perceptions et les risques des alliances stratégiques asymétriques, avant de nous intéresser aux explications avancées dans la littérature quant aux différences de perception des partenaires.

1.1. Asymétries et risques des alliances stratégiques

L’asymétrie entre les partenaires a été définie par une multitude de « différences » : la taille (Jung et Beamish, 2005), la structure de gouvernance (Lee, Chen et Kao, 2003), le déséquilibre du rapport de force initial (Tinlot et Mothe, 2005), l’origine géographique des parents (Mouline, 2005), les capacités d’apprentissage organisationnel, etc. Certains auteurs ont même conclu que les diversités entre les profils des partenaires, y compris ceux de tailles proches, sont tellement importantes qu’il serait légitime de classer l’ensemble des alliances stratégiques comme des relations coopératives asymétriques (Chrysostome, Beamish, Hebert et Rosson, 2005).

Pour les petites entreprises, la coopération qui apparaissait comme un moyen de contourner les contraintes structurelles de ces firmes en termes de ressources semble se transformer de plus en plus en un choix délibéré assurant de nouvelles opportunités de développement (Puthod, 1998). Ainsi, « les entreprises locales préfèrent pour leurs alliances stratégiques un partenaire dominant et réputé. Ces alliances asymétriques sont utilisées par les entreprises locales pour créer d’autres opportunités de développement » (Chen et Chen, 2002, p. 1012).

Cependant, il ne faut pas négliger les risques que peut comporter une telle démarche. Selon un rapport de l’OCDE sur les partenariats entre PME et grandes firmes, il est signalé que « certaines PME ont déjà fait l’expérience des effets que peut avoir la création de coentreprises à l’instigation des grandes sociétés étrangères désireuses de conclure de tels engagements à court terme, face aux conditions incertaines des marchés locaux. Ces PME risquent aussi de ne pas profiter au contact de leurs partenaires des possibilités d’apprentissage qui sont l’une des principales justifications de telles stratégies à long terme » (OCDE, 2001, p. 8).

Pour Lu et Beamish (2006), « la dépendance du petit partenaire de la relation vis-à-vis des firmes multinationales pour les ressources et la légitimité, donne à ces dernières un pouvoir de négociation supérieur et les place dans une position potentielle pour exploiter les alliances internationales pour leur gain propre. » (p. 470). Au-delà des risques « classiques » inhérents aux alliances stratégiques en général, il existe des risques (ou des perceptions de risques plus importantes) spécifiques lorsqu’il s’agit de relations coopératives asymétriques (Vidot-Delerue et Simon, 2005). Ajoutées à ces risques, les incompatibilités organisationnelles potentielles, ainsi que les différences en matière de ressources, d’objectifs stratégiques et de capacités d’apprentissage organisationnel, font des alliances stratégiques asymétriques un champ pertinent pour l’étude des issues des coopérations (Assens et Cherbib, 2010).

Ces alliances stratégiques entre partenaires de tailles différentes sont souvent marquées par un déséquilibre des pouvoirs de négociation et des différences de perception des risques et de l’équité du partage des bénéfices par les partenaires (Lu et Beamish, 2006). Certaines de ces caractéristiques peuvent précipiter l’issue d’une alliance à la fois par les évolutions des rapports de force entre les partenaires (Tinlot et Mothe, 2005), l’achèvement des apprentissages organisationnel ou institutionnel (Inkpen et Beamish, 1997), ou suite à l’émergence de conflits (Mohr et Spekman, 1994) liés à des risques relationnels (opportunisme, absorption) réels ou perçus (Vidot-Delerue et Simon, 2005). L’encastrement des alliances asymétriques dans les réseaux des grandes firmes peut enfin avoir des effets importants sur l’issue de ces coopérations (Goerzen, 2007 ; Meschi et Wassmer, 2013).

Alors que les résultats sont très contrastés concernant les issues de ce type d’alliances, un consensus semble s’établir sur les risques d’instabilité[1] importants que peuvent connaître de telles relations (entre 19 % et 63 % : Cheriet, 2008), ainsi que leur longévité limitée (Meschi, 2004) : en moyenne, une alliance sur deux n’atteint pas dix ans de durée de vie. Les risques associés à ce type de relations sont ainsi relatifs au fonctionnement et à l’issue de l’alliance. Les différences de profils managériaux des partenaires se traduisent donc par des différences de perception des risques, mais également de plusieurs autres caractéristiques de la relation.

1.2. Quelles explications des différences de perception des partenaires ?

De manière générale, les différences de taille entre les partenaires d’une alliance stratégique auraient des effets négatifs sur les issues de la relation, l’asymétrie pouvant entraver la construction de la confiance (Sarkar, Echambadi, Cavugsil et Aulakh, 2001), rendre difficile le travail coopératif et les phénomènes de socialisation ou la mise en place d’un système équitable de partage du contrôle de management et des résultats (Das et Teng, 2001). Mais ces asymétries peuvent également conduire à des différences importantes des perceptions entre les partenaires.

Dans une étude visant l’analyse de la perception et de la gestion des risques relationnels dans les alliances asymétriques, Vidot-Delerue et Simon (2005) ont pu identifier certaines différences selon la taille du partenaire. Se basant sur le modèle des risques relationnels dans les coopérations interentreprises développé par Das et Teng (2001), les auteurs ont examiné un échantillon de réponses de 344 dirigeants de PME du secteur des biotechnologies. Plusieurs types de risques relationnels ont été distingués (Delerue, 2004) : le risque d’opportunisme, de dépendance, de conflit, d’incompréhension, d’absorption et de non-appropriation. Ainsi, l’asymétrie de taille entre les partenaires serait sans effet sur la perception du risque relationnel dans sa globalité, mais aurait des effets sur sa gestion : une plus forte asymétrie est associée à une utilisation plus étendue du contrat comme mécanisme de gestion aux dépens de la confiance (Cheriet et Dikmen-Gorini, 2014).

De même, un effet positif significatif du différentiel de taille a été constaté sur la perception par le petit partenaire du risque d’être absorbé par son allié de taille plus importante. Par rapport au risque d’opportunisme, plusieurs auteurs ont signalé que dans les relations asymétriques, les grandes entreprises peuvent facilement adopter des comportements opportunistes vis-à-vis des petits partenaires (Veugelers et Kesteloot, 1995), alors que ces derniers sont plus vulnérables à ce type de comportements (Osborn et Baughn, 1990). D’autres auteurs soutiennent que le formalisme imposé à la petite structure par la grande firme via les clauses contractuelles serait une réponse au risque d’opportunisme des petites entreprises engagées dans des alliances asymétriques (Vidot-Delerue et Simon 2005).

Dans une étude visant à identifier les différences des perceptions des parents locaux et étrangers engagés dans des alliances stratégiques, par rapport à leurs contributions en ressources, De Mattos, Sanderson et Ghauri (2002) avaient examiné six études empiriques. Tout en signalant la rareté des études comparant les deux perspectives (une seule sur six), les auteurs ont mobilisé le modèle de Brooke et Buckley (1988) (cité par De Mattos, Sanderson et Ghauri, 2002) sur les motivations des investissements directs à l’étranger pour comparer les contributions des deux parents. Les auteurs ont ainsi comparé les perceptions des partenaires par rapport à onze contributions des parents étrangers et dix-huit pour les parents locaux. Les résultats ont montré que les partenaires locaux sous-estimaient leurs propres contributions par rapport au management, à la capacité de production, aux connaissances du marché local, aux gains en avantages politiques, à la capacité de direction marketing, au management technique, et leurs apports en capital. A contrario, les entreprises locales surestimaient les apports de leurs partenaires étrangers pour l’accès aux matières premières, pour leurs connexions au marché local et aux réseaux internationaux, et par rapport à leurs contributions à la levée des restrictions légales.

Les auteurs avaient alors expliqué ces différences de perception relevées dans les six études examinées, par des différences dans les périodes des études, celles résultant des différentiels de références culturelles, ou encore celles liées aux contextes des recherches ainsi menées. En termes d’implications managériales, les auteurs avaient signalé les différences potentielles dans les mécanismes de gestion des conflits entre les deux types de partenaires. Une autre étude a été menée par Miller, Glen, Jaspersen et Karmokolias (1996) dans le cadre d’un programme de la Banque mondiale visant à identifier les difficultés des partenaires lors des négociations des contrats de coentreprises internationales. Selon ces auteurs, les parents locaux sous- estimaient les principales difficultés des négociations. D’autres auteurs avaient signalé que les parents locaux semblaient accorder plus d’importance aux critères financiers de mesure de la performance de la coentreprise, alors que les parents étrangers se concentraient plutôt sur des objectifs stratégiques (gestion optimale des réseaux d’alliances, optimisation de la politique du partage des profits et du réinvestissement) (Cheriet et Guillaumin, 2013).

Cette brève revue de la littérature permet de constater que plusieurs recherches ont été consacrées à l’analyse des risques perçus par les partenaires des alliances stratégiques asymétriques. D’autres études ont signalé également l’existence de différences de perception liées à d’autres caractéristiques des alliances. Alors pourquoi les recherches empiriques portant sur ce champ d’analyse n’utilisent que rarement les réponses des deux (au moins) alliés et se contentent dans la plupart des cas, d’un seul répondant ?

Dans ce sens, notre question principale est de savoir s’il existe des différences de perception des partenaires aux profils stratégiques et organisationnels distincts, et ce, aux différents stades du cycle de vie de l’alliance ? La réponse à cette question générique passe par trois vérifications empiriques :

  • Vérifier la pertinence de l’analyse dynamique en identifiant des perceptions « différenciées » liées à toutes les phases du cycle de vie de la relation. En effet, plusieurs auteurs ont déjà indiqué que les issues des alliances stratégiques ne constituaient qu’une étape parmi d’autres du cycle de vie de la relation coopérative (Cheriet et Guillaumin, 2013 ; Cheriet, 2009 ; Lunnan et Haugland, 2008 ; Prévot et Meschi, 2006 ; Parkhe, 1993).

  • Vérifier la validité de l’approche multidimensionnelle de la performance des alliances stratégiques (Cheriet et Guillaumin, 2013). Pour cela, nous testerons la pertinence des perceptions différenciées des résultats de l’alliance stratégique (Cheriet, 2009 ; Blanchot, 2006). Ces auteurs considèrent qu’il est nécessaire d’inclure les évaluations des deux parents de plusieurs indicateurs distincts afin d’obtenir une vision globale des issues.

  • Vérifier la pertinence d’une différenciation des perceptions des parents par rapport à leur satisfaction de la relation à plusieurs niveaux (Reus et Ritchie, 2004) et comparer ces différences de perception des alliés (Kale et Anand, 2006). Ainsi, nous contesterons la validité de la proposition d’une cohérence des indicateurs subjectifs des issues des alliances des répondants-parents et l’utilisation d’un répondant unique comme proxy suffisant, telle que suggérée par certains auteurs (Geringer et Hebert, 1991).

Cette dernière vérification présente une importance particulière sur le plan méthodologique. En effet, Geringer et Hebert (1991) avaient étudié les issues des coentreprises internationales (survie, performance, stabilité) en comparant deux échantillons (États-Unis et Canada). Ils avaient conclu à une corrélation entre les mesures subjectives et objectives de la performance d’une part, et à la pertinence de l’utilisation d’un seul répondant (un des partenaires) pour apprécier la performance de la relation commune d’autre part. Ainsi, l’appréciation d’un des parents de la coentreprise suffirait, selon les auteurs, à mesurer la performance de cette dernière.

De nombreuses études empiriques ont suivi cette recommandation méthodologique, en n’analysant les issues des alliances stratégiques qu’à travers les appréciations d’un seul partenaire (Arino, 2003 ; Kalaignanam, Shankar et Varadarajan, 2007). Cela a souvent conduit à des résultats contradictoires en termes de mesure et d’interprétation de la performance (Ren, Gray et Kim, 2009 ; Reus et Rottig, 2009). Or, une alliance rompue ou terminée peut constituer un succès pour un parent ayant accompli son apprentissage organisationnel et un échec pour l’autre parent ayant assigné d’autres objectifs à sa coopération (Cheriet, 2008). La nécessité de vérification des trois propositions précédentes est renforcée par le caractère asymétrique des alliances stratégiques examinées. En effet, il est fort probable que si des différences de perception existent entre les partenaires, elles seraient amplifiées par les différences de profils des grands et des petits partenaires. Dans une optique d’approche multidimensionnelle des alliances stratégiques, les trois propositions précédentes doivent également se rapporter à des éléments distincts du cycle de vie de l’alliance : son fonctionnement, sa configuration et ses résultats.

2. Méthodologie et protocole de recherche

Notre étude porte sur les alliances stratégiques établies entre 1986 et 2006, entre les grandes firmes multinationales et les entreprises locales agroalimentaires en Méditerranée. Ce choix se justifie d’abord sur le plan géostratégique et régional par l’intensité de l’activité des firmes multinationales dans cette région (marchés attractifs, anticipation des échéances géopolitiques régionales et maturité des marchés alimentaires au nord de la Méditerranée). Ensuite, ce choix porte sur un secteur spécifique de par la nature du produit agroalimentaire lui-même (périssabilité, habitudes de consommation, proximité des zones de production et de consommation) et des investissements étrangers des firmes multinationales agroalimentaires (investissement visant les marchés nationaux ou régionaux, appui sur les partenaires locaux, intégration de certaines activités, stratégies multidomestiques, etc.).

2.1. Objectifs de l’enquête et sources des données

Cette étude a eu pour point de départ un recueil de données secondaires sur les alliances stratégiques asymétriques dans le secteur, établies en Méditerranée entre 1986 et 2006. L’exploitation de la base de données SDC Platinum[2], complétée par d’autres sources (presse spécialisée, sites Internet des firmes, rapports d’activité, etc.) a permis d’identifier 226 opérations pour la période et la région concernées. Ensuite, les alliances instables ont été identifiées par rapport à un changement non programmé dans la répartition du capital entre les partenaires ou une réorganisation majeure de la relation coopérative. 105 cas d’alliances instables ont ainsi pu être extraits. Sur un plan descriptif, ces alliances avaient une durée moyenne inférieure à cinq ans, et un taux d’instabilité de près de 50 %.

Cet échantillon de 105 cas d’alliances asymétriques agroalimentaires instables a constitué notre base d’enquête pour le recueil de données primaires. Selon les critères de la base de données Agrodata[3], sont classées dans la catégorie des grandes firmes multinationales agroalimentaires, celles dont le chiffre d’affaires alimentaires est supérieur à un milliard de dollars, et qui sont présentes dans au moins deux pays, autres que leur pays d’origine. Nous avons retenu les mêmes critères pour le choix des firmes de notre base d’échantillonnage, avec un accent mis sur les très grandes firmes, afin d’obtenir des relations coopératives où les taux d’asymétrie sont les plus grands possible.

Notre échantillon de firmes multinationales agroalimentaires (FMN-A) regroupe des entreprises, dont le chiffre d’affaires alimentaires moyen avoisine les 20 milliards d’euros et les effectifs moyens dépassent les 82 000 salariés. Ces firmes totalisent un chiffre d’affaires alimentaires global de près de 450 milliards d’euros et des effectifs de près de deux millions de salariés, soit une large partie de la production et de l’emploi dans le secteur agroalimentaire au niveau mondial. L’internationalisation de ces firmes est aussi très importante avec un nombre de présences à l’étranger dépassant en moyenne les 30 pays. Aussi, notre échantillon compte des firmes avec des activités principales dominantes (grains, bière, produits laitiers, confiserie) ou fortement diversifiées (Unilever). Une seule firme de notre échantillon appartient au secteur de la grande distribution (Carrefour).

2.2. Déroulement de l’enquête et description des échantillons

L’obtention des données primaires de la part de ces firmes multinationales, mais aussi des entreprises locales, a nécessité un nombre important de contacts, et a été précédée par une étape d’identification des coordonnées. Au total, 43 firmes multinationales ainsi que 164 entreprises locales ont été sollicitées pour participer à notre enquête. Près de la moitié de ces firmes et moins d’un tiers des entreprises locales ont accepté, dans un premier temps, de nous répondre. Ainsi, des centaines de courriels et de contacts téléphoniques ont permis d’approcher des cadres de direction, des responsables des services de presse, d’investissement et de communication ou encore des représentants des firmes au niveau des pays d’accueil. Certaines de ces firmes disposaient de services spécialisés dans la « gestion des alliances stratégiques ». Les contacts via cette rubrique ont été pour la plupart fructueux.

Figure 1

Démarche de recueil des données primaires : versions des deux parents-alliés

Démarche de recueil des données primaires : versions des deux parents-alliés
Source : élaborée par l’auteur

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L’enquête s’est déroulée entre octobre 2007 et janvier 2008, avec deux séries de relance. Différents répondants ont été sollicités au sein des mêmes entreprises, et des recoupements des réponses ont été effectués par la suite. Concernant les entreprises locales, la plupart des contacts ont visé des cadres de direction impliqués dans l’alliance stratégique concernée ou dans la négociation de son contrat. Les réponses ont été relativement moins nombreuses que pour les FMN-A. Sur près de 500 contacts effectués (courriels, fax et appels téléphoniques), nous avons reçu 124 réponses négatives de la part des FMN-A. De même, 26 refus de la part des entreprises locales ont été enregistrés sur une centaine de contacts auprès des cadres locaux ou des dirigeants de l’alliance stratégique. Ces refus étaient quelquefois motivés, notamment par des raisons de confidentialité des données ou de manque de temps, mais souvent sans motifs précis. À de nombreuses reprises, les entreprises locales ont refusé de donner des appréciations sur leurs relations en cours avec les firmes multinationales.

Par rapport au nombre de cas de notre base d’échantillonnage (105 cas), ces enquêtes auprès des entreprises locales et des FMN-A ont néanmoins permis de collecter des données primaires selon la perspective des deux parents pour 61 cas (FMN-A) et 37 cas (entreprises locales)[4]. Même si les répondants n’ont pas été nombreux, notamment pour les FMN-A, les taux de réponse obtenus par rapport à la base d’échantillonnage initiale sont très satisfaisants : près de 58 % pour les FMN-A et 32 % pour les firmes locales. La figure 1 regroupe l’ensemble des étapes de notre échantillonnage et le protocole de recherche.

Si les taux de réponse peuvent paraître relativement élevés par rapport à d’autres recherches empiriques utilisant des enquêtes auprès des entreprises, il faut signaler que concernant les FMN-A, les contacts ont été délibérément multipliés. En moyenne, nous avons contacté douze cadres ou représentants locaux d’une même firme pour une réponse obtenue. De même, notre enquête s’est heurtée à un certain nombre de réticences de la part des répondants, notamment ceux des entreprises locales. Dans une logique de cohérence dans le recueil des données primaires, les grilles d’appréciation, les questionnaires et les échelles de mesure des différentes variables ont été identiques pour les deux types de répondants. De même, un travail de vérification via des sources externes avait complété certaines données manquantes dans trois cas de réponses des entreprises locales. Toutefois, nous avons exclu douze questionnaires de firmes multinationales et huit questionnaires d’entreprises locales, car plusieurs informations n’ont pu être vérifiées.

Notre enquête comporte néanmoins de nombreuses limites : celles liées à l’ancienneté de certaines alliances étudiées (1986-2006) et à la différence des dates de leur formation ; celles relatives à la non-implication de certains répondants (non présents à l’époque), ou encore celles portant sur les différences des statuts des répondants (concernant les questionnaires retournés par courriel notamment). De même, malgré le nombre élevé de cas renseignés par rapport à la base d’échantillonnage initiale (105 cas), nous avons enregistré un fort taux de non-réponse par rapport aux contacts effectués. Enfin, quelques biais sont liés à la mesure de certaines variables : nous n’avons intégré aucune mesure de l’évolution des appréciations des partenaires en début et fin de vie de l’alliance. Par exemple, il est possible que l’intensité et la fréquence des situations conflictuelles soient sensiblement différentes selon la durée de vie de la relation coopérative, avec des pics plus ou moins importants (Meschi, 2004) et selon le degré de compatibilité organisationnelle des alliés (Lavie, Haunschild et Khanna, 2012).

Nous disposons de deux échantillons de données primaires EP 61 cas et EP 37 cas, traduisant respectivement les réponses des firmes multinationales et des entreprises locales sur la dynamique de l’instabilité de leurs alliances stratégiques asymétriques. Le croisement de ces deux échantillons nous a permis de construire une base de données comportant 28 cas, où nous disposons des réponses des deux parents pour les mêmes cas d’alliances instables. Cet échantillon a été intitulé ECP 28 cas[5]. Il nous permet d’effectuer des comparaisons des perceptions des parents d’une alliance asymétrique instable, quant à son fonctionnement et des issues stratégiques. En d’autres termes, nous disposons des réponses des deux parents pour les mêmes variables, et pouvons les comparer pour, entre autres expliquer les différences de perception des petits et des grands partenaires pour les trois groupes de construits, à savoir la configuration, le fonctionnement et les résultats des alliances stratégiques asymétriques entre les firmes multinationales et les entreprises locales agroalimentaires en Méditerranée.

2.3. Nature des variables et mesures

Nous évoquerons dans un premier temps la nature des variables utilisées ainsi que les échelles de mesure des appréciations. Par la suite, nous présenterons les résultats des tests de différences de moyennes des appréciations des deux partenaires, à travers les données de l’échantillon construit à partir du croisement des informations des deux répondants (FMN-agroalimentaires et entreprises locales).

L’analyse des différences de perception des partenaires s’est faite à travers un modèle à triples entrées analytiques. Ces trois construits présentés précédemment sont compatibles avec une lecture dynamique de l’alliance asymétrique : ex ante, in situ, ex post. (Cheriet, 2009 ; Lunnan et Haugland, 2008 ; Prévost et Meschi, 2006 ; Ring et Van de Ven, 1994 ; Parkhe, 1993). Les variables font référence aux trois composantes de la configuration (a), du fonctionnement (b) et des résultats (c) de l’alliance stratégique. Les mesures ont été obtenues via les réponses des partenaires à des questionnaires autoadministrés. La plupart des mesures se situent sur une échelle de Likert de 1 à 5 (Tableau 2). Certaines mesures ont été calculées à travers deux types de réponses. Cela est notamment le cas pour le conflit, apprécié par les mesures d’existence, de fréquence et d’intensité des situations conflictuelles (Habib, 1987).

Tableau 1

Explication des différences de perception des partenaires dans les alliances stratégiques asymétriques instables

Explication des différences de perception des partenaires dans les alliances stratégiques asymétriques instables
Source : élaboré par l’auteur

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Les éléments de « la configuration de l’alliance » sont appréciés à travers deux variables principales. Les liens entre les partenaires, mesurés par les items relatifs à la complémentarité des ressources, à l’existence et la qualité des relations coopératives antérieures et à la rivalité compétitive en début de relation. La seconde variable se rapporte au profil des partenaires. Elle est mesurée par les appréciations croisées de la compatibilité organisationnelle de l’autre partenaire, ainsi que la capacité d’adaptation organisationnelle de l’allié. Ensuite, le construit du « fonctionnement de l’alliance » comporte les variables de conflit, appréciée par le produit de son intensité et de sa fréquence, et celle de la relation à l’alliance : cette dernière variable est appréciée à travers l’engagement de l’autre partenaire dans l’alliance, du changement de stratégie d’un parent vis-à-vis de la relation commune, et des appréciations croisées du contrôle du management de l’alliance par l’autre partenaire.

Enfin, le construit « résultats de l’alliance » est traduit par huit mesures, divisées en deux types de variables. L’atteinte des objectifs et lessatisfactions. La première variable regroupe l’atteinte des objectifs globaux de l’alliance par un partenaire, les objectifs financiers ou de chiffre d’affaires (ventes). La seconde variable « résultats de l’alliance » regroupe quant à elle un ensemble d’items de mesures subjectives de l’issue de la relation : la satisfaction. Elle porte respectivement sur la satisfaction du comportement du partenaire, la satisfaction de la performance de l’alliance, la satisfaction globale ainsi que la satisfaction de l’intégration de l’alliance dans le réseau de la FMN. L’ensemble des variables utilisées ainsi que les items de mesures qui s’y rapportent sont décrits dans le tableau 1.

3. Résultats obtenus et discussions

Comme signalé auparavant, rares sont les études empiriques qui se sont intéressées à examiner le fonctionnement et les issues des alliances asymétriques tels que perçus par les deux partenaires. Cette question semble d’autant plus pertinente que les différences de profils des partenaires (FMN vs PME) confèrent à ces perceptions une importance particulière en termes d’implications managériales pour les deux catégories d’entreprises.

3.1. Dynamique de l’alliance et comparaison des visions des deux partenaires

Nous avons procédé au calcul des différences entre les moyennes[6] des appréciations des deux parents pour dix-huit variables de mesures, communes aux deux échantillons EP 61 et EP 37 et regroupées au sein de ECP 28. Les différences des moyennes sont calculées dans le sens : moyenne entreprise locale – moyenne FMNA. Autrement dit, des différences négatives des moyennes signifient une moyenne d’appréciation plus importante pour les firmes multinationales pour la mesure considérée, alors que les différences positives indiqueraient une moyenne d’appréciation plus élevée pour les entreprises locales. Ensuite, nous avons testé la significativité de ces différences d’appréciation, à travers des tests de Student pour chacune des variables de mesure retenue. Les résultats sont regroupés dans le tableau 2.

Tableau 2

Les différences des appréciations des FMN et entreprises locales sur les facteurs d’instabilité des alliances asymétriques : analyse des différences de moyennes des échantillons EP 61 et EP 37 (28 cas)

Les différences des appréciations des FMN et entreprises locales sur les facteurs d’instabilité des alliances asymétriques : analyse des différences de moyennes des échantillons EP 61 et EP 37 (28 cas)

(1) : Interprétation du test : Moyenne EL – Moyenne FMN.

H0 : La différence entre les moyennes n’est pas significativement différente de 0.

Ha : La différence entre les moyennes est significativement différente de 0.

(2) : Test bilatéral. * : au seuil de 0,01 ; ** : 0,05 ; *** : 0,1.

Source : calculs de l’auteur sur la base des données primaires des échantillons EP 37 (entreprises locales) et EP 61 (FMN-A)

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L’ensemble des résultats de ces comparaisons est consigné dans le tableau 2. Y sont indiquées aussi les échelles de mesure employées, ainsi que quelques statistiques descriptives : moyennes, minimum, maximum et écart-type. Sur les dix-huit variables de la dynamique examinées, sept présentent des différences significatives entre les perceptions de l’entreprise locale et celles de la firme multinationale. Ces différences portent plutôt sur les mesures du fonctionnement et des résultats de l’alliance stratégique asymétrique.

3.1.1. La perception du conflit

La différence des perceptions de l’entreprise locale et de la firme multinationale concernant l’intensité et la fréquence du conflit montre un écart positif important et significatif. Cette différence est de 2,4 sur une échelle de 1-25 (intensité x fréquence) (Habib, 1987), soit 10 % de différence. Il apparaît ainsi que les situations conflictuelles sont plus fortement perçues par les partenaires de petite taille. Cela peut s’expliquer par le poids stratégique relatif plus important des alliances pour ces entreprises (Tinlot et Mothe, 2005).

Une décomposition de la perception du « conflit » en ces deux items de mesure (intensité et fréquence) nous montre que l’intensité était supérieure pour le petit partenaire alors que la fréquence est plus perçue par la firme multinationale. Nous pouvons avancer deux éléments d’explication : d’abord, par rapport au différentiel de perception de l’intensité, il est possible que l’expérience de la firme multinationale en termes de gestion des situations conflictuelles permette à ce type d’entreprise d’atténuer les effets de l’émergence et de l’évolution de ces situations. Ainsi, les conflits restent au stade d’insatisfaction mineure et n’aboutissent que rarement aux sabotages mutuels et aux divorces publics, phases suprêmes du conflit, tel que décrit par Shenkar et Yan (2002). Ensuite, par rapport à la fréquence plus élevée du conflit telle que perçue par la multinationale, il pourrait s’agir de situations de conflits minimes, le plus souvent liées à l’application des pratiques de gestion de la grande firme et au temps d’adaptation du petit partenaire. Cet écart de perceptions confirme quelque peu les différentiels de « sensibilité » des deux partenaires. Il est probable que le degré d’asymétrie exerce des effets positifs sur l’ampleur de cet écart de perception du conflit.

3.1.2. La perception de l’engagement de l’autre parent

La seconde variable présentant des différences significatives de perception est celle portant sur l’appréciation d’un parent de l’engagement de son partenaire dans l’opération commune Li, Qian et Qian, 2013). Selon les entreprises locales, l’engagement de la FMN est moins important que l’appréciation de la multinationale de l’engagement des partenaires locaux. Ainsi, les FMN apprécient plus l’engagement de leurs partenaires que l’inverse. Cette différence négative est significative et importante. Elle est de près de 1 point sur une échelle de 1 à 5, soit 25 % d’écart. Ce résultat est d’autant plus important que les variables de mesures « engagement » ont été introduites dans la perspective des deux parents, témoignant ainsi de la fiabilité de cette mesure et de ses effets sur le construit « fonctionnement » de l’alliance.

3.1.3. La capacité d’adaptation organisationnelle de l’autre parent

Contrairement à la variable précédente, la différence enregistrée entre les appréciations croisées des capacités d’adaptation organisationnelle des partenaires est positive. Cela dénote que les partenaires locaux perçoivent des capacités d’adaptation supérieures de leurs partenaires multinationaux, que ces derniers des entreprises locales. Cette différence significative des perceptions croisées est de moins d’un demi-point sur une échelle de 1 à 5, soit près de 12 % d’écart d’appréciation. Elle pourrait s’expliquer essentiellement par l’expérience de la multinationale dans la gestion des relations coopératives avec des partenaires locaux de moindre taille, notamment à l’international.

3.1.4. L’atteinte des objectifs globaux du partenaire par rapport à l’alliance

La performance de l’alliance asymétrique a été appréciée par différentes variables, mesurées dans la perspective des deux parents. Par rapport aux résultats de l’alliance, la première variable présentant des différences significatives des perceptions des deux parents est celle relative à l’atteinte des objectifs globaux d’un parent vis-à-vis de l’alliance. L’appréciation moyenne d’atteinte des objectifs de la FMN est supérieure à celle des entreprises locales. Cette différence est forte et significative. Sur une échelle de 1 à 5, l’atteinte des objectifs de la multinationale est supérieure de 0,82 à celle du partenaire local. En pourcentage, cet écart s’élève à 20 %.

3.1.5. L’atteinte des objectifs stratégiques du partenaire par rapport à l’alliance

Le même constat peut être reproduit pour l’atteinte des objectifs stratégiques, avec une différence de perception moins forte, mais significative en faveur des firmes multinationales. Celles-ci notent une appréciation supérieure à celle de leurs partenaires locaux de 0,36 sur une échelle de 1 à 3, soit plus de 10 % d’écart d’appréciation entre les deux parents.

3.1.6. La satisfaction du comportement de son partenaire

Idem pour la satisfaction du comportement du partenaire. Les firmes multinationales sont plus satisfaites de leurs partenaires locaux que l’inverse. Cette différence de moyennes négative est significative. Elle est de 0,57 sur une échelle de 1 à 5, soit près de 15 % d’écart.

3.1.7. La satisfaction globale de l’alliance

Enfin, la différence des moyennes de satisfaction globale des parents de leurs alliances est négative. Elle est significative et démontre que les firmes multinationales sont en moyenne plus satisfaites de leurs opérations communes que les partenaires locaux. La différence est de 0,5 sur une échelle de 1 à 5, soit près de 15 % d’écart d’appréciation. Même si elles ne sont pas statistiquement significatives, d’autres variables présentent des différences de perception entre les deux partenaires. Ainsi, les petits partenaires sont plus sensibles à la rivalité compétitive ou encore à l’antériorité des relations coopératives avec leurs grands partenaires. De même, ils présentent des niveaux de satisfactions plus élevés quant aux objectifs financiers, de ventes ou de performance de leurs alliances. Enfin, leurs appréciations croisées relatives à la compatibilité organisationnelle des grands partenaires ou celles de la complémentarité des ressources sont sensiblement plus élevées.

Les résultats obtenus par les tests de moyennes précédents sont de deux ordres : analytique et conceptuel d’abord, méthodologique ensuite. Ainsi, il est possible d’affirmer que les partenaires de tailles différentes ont des visions distinctes de leurs alliances asymétriques. Cela conforte l’approche multiperspectives de l’analyse des alliances stratégiques, et a fortiori lorsque les deux partenaires ont des profils organisationnels et stratégiques distincts. Les différences sont moins marquées lorsqu’il s’agit de certains items liés à la formation de l’alliance (ressources des partenaires, compatibilité organisationnelle). Un résultat original concerne également la convergence des partenaires concernant le contrôle du management.

Sur un autre plan, les moyennes d’appréciation des issues de la relation sont assez élevées. La satisfaction des deux partenaires est autour de 3 (sur une échelle de 1 à 5), et supérieure à 2 pour l’atteinte des objectifs stratégiques (sur une échelle de 1 à 3), alors même que nous sommes en présence exclusivement de cas d’alliances asymétriques instables. Il est donc important de rappeler la dissociation entre les deux mesures d’issues des relations coopératives : la performance (perçue) et la stabilité. Ces résultats confirment ainsi la conception « neutre » de l’instabilité, dissociée de la performance globale (Cheriet, 2009).

Un des résultats méthodologiques importants de cette recherche concerne la différence de perception des partenaires. Cela est d’autant plus pertinent que nous avons traité de parents aux profils organisationnels et stratégiques très distincts. Nous nous sommes rendu compte que contrairement aux recommandations de Geringer et Hebert (1991), il ne fallait pas se contenter des appréciations d’un seul répondant lorsqu’il s’agit d’évaluer le fonctionnement ou les issues d’alliances stratégiques asymétriques. Les différences de perception des deux partenaires concernant les résultats de leur coopération appellent dans ce sens à l’intégration des approches multiperspectives dans l’analyse des alliances stratégiques.

3.2. Discussion et implications des différences de vision des partenaires

Les deux partenaires peuvent avoir des perceptions très différentes des situations conflictuelles, de leurs engagements et de leurs capacités d’adaptation organisationnelles réciproques. Plus important, leurs appréciations et leurs mesures des performances de la relation peuvent être distinctes, alors que cette question continue à concentrer de nombreuses études empiriques sur les alliances stratégiques (12 % des publications entre 1990 et 2012, selon Gomes, Barnes et Mahmoud, 2014). Cela confirme les résultats de Arino (2003) et Mohr (2006) sur les approches multidimensionnelles d’analyse des issues des relations interorganisationnelles. Les objectifs différents des parents quant à leur relation commune, confirment donc l’existence d’une dissociation entre les satisfactions liées à la relation elle-même, de celles d’ordre stratégique ou relatives aux comportements des partenaires. La figure 2 résume les différences de perception des grands et des petits partenaires. Ainsi, comme d’autres auteurs auparavant (Lavie, Haunschild et Khanna, 2012 ; Li, Qian et Qian, 2013), nous pouvons avancer à la lumière des résultats des tests des différences de moyennes obtenus pour notre échantillon d’alliances instables que les partenaires de taille différente ont des visions distinctes de leurs alliances.

Comme déjà mentionné par d’autres recherches (Bellon, Benyoussef et Plunket, 2001 ; Cheriet et Guillaumin, 2013), les petits partenaires sont plus sensibles aux situations conflictuelles. Ils sous-estiment leurs propres capacités d’adaptation organisationnelle et focalisent leur attention en termes d’issue de la coopération sur l’atteinte d’objectifs financiers, de vente ou la performance de l’alliance. Pour leur part, les grands partenaires apprécient fortement l’engagement de leurs petits alliés. Ils orientent leurs appréciations des issues des coopérations vers l’atteinte d’objectifs stratégiques, ainsi que des niveaux de satisfactions globales de l’alliance ou du comportement de leurs alliés.

Au-delà des différences de perception entre les partenaires, ces résultats nous renseignent sur l’importance de la prise en compte des appréciations des deux parents dans l’analyse de l’instabilité des alliances stratégiques. L’asymétrie de taille pourrait accentuer le différentiel d’appréciation, notamment concernant la perception du conflit, des capacités d’adaptation des parents et de leurs degrés d’engagement dans le fonctionnement de la relation coopérative.

Figure 2

Petits et grands partenaires : des visions distinctes de leurs alliances

Petits et grands partenaires : des visions distinctes de leurs alliances
Source : élaborée par l’auteur sur la base des résultats de tests des différences de perception

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Ces résultats confortent une différence de conception des alliances selon les profils des alliés et ne sont pas sans conséquences pour les PME impliquées dans ce type de coopération avec de grands groupes et des firmes multinationales. Au-delà des risques inhérents à ces relations coopératives, et déjà signalés par de nombreux auteurs (Li, Qian et Qian, 2013 ; Cheriet, 2009 ; Delerue, 2004 ; Chen et Chen, 2002), il s’avère que les petits partenaires sous-estiment leurs propres rôles dans le fonctionnement de l’alliance et manquent de « vision stratégique » quant aux résultats attendus, en les limitant aux effets financiers directs. Par ailleurs, ces résultats remettent en cause en partie les liens entre stabilité et performances des alliances, mesurées par des items de satisfaction. Les changements organisationnels majeurs que peuvent connaître les alliances dans leur fonctionnement ne réduisent pas les niveaux de satisfactions et les attentes des partenaires en termes d’objectifs commerciaux ou d’apprentissage. Ce résultat est donc en cohérence avec des conceptions plus neutres de la stabilité des coopérations (Cui, Calantone et Griffith, 2011 ; Cheriet, 2008).

Conclusion : synthèse et recommandations

L’objet de cet article était d’examiner les différences de perception de la dynamique de leurs alliances stratégiques asymétriques pour des partenaires de taille différente. Notre application empirique a concerné un échantillon croisé de données d’enquête se rapportant à 28 coopérations entre des firmes multinationales et des entreprises agroalimentaires locales, établies entre 1986 et 2006 en Méditerranée. Les tests de différences des moyennes des appréciations des partenaires ont permis d’obtenir trois résultats principaux :

  • Sur le plan analytique, des différences significatives de perception ont concerné les construits d’engagement, de conflit et de satisfaction. Ces derniers se rapportent aux différentes étapes du cycle de vie de l’alliance, confortant ainsi les approches dynamiques de ce type de coopérations (Prévot et Meschi, 2006 ; Parkhe, 1993).

  • Sur le plan conceptuel, les différences observées en termes d’appréciation des résultats (satisfaction et atteinte des objectifs) soulignent la multidimensionnalité de l’analyse de la performance des alliances stratégiques asymétriques (Cheriet, 2009 ; Blanchot, 2006).

  • Enfin, et sur le plan méthodologique, les différences de perception obtenues témoignent d’une distinction entre les visions des petits et des grands partenaires. Ces derniers sont plus attachés à l’engagement de leurs petits alliés et aux objectifs stratégiques de leurs relations coopératives. A contrario, les entreprises locales de petite taille sont plus orientées vers les objectifs financiers et la performance propre de l’alliance (Cheriet et Guillaumin, 2013 ; Miller et al., 1996), avec une sensibilité supérieure aux situations conflictuelles. Cela renforce la nécessité d’une analyse multiperspectives des issues des alliances stratégiques, et a fortiori celles entre des partenaires aux profils stratégiques et organisationnels distincts (Ren, Gray et Kim, 2009 ; Mohr, 2006 ; Arino, 2003 ; Parkhe, 1991).

Alors que notre analyse avait exclusivement porté sur des alliances asymétriques instables, les appréciations élevées des niveaux de satisfaction suggèrent une dissociation entre la stabilité et le succès de la relation, tel que perçu par l’un des partenaires. Dans ce sens, nos résultats renforcent une acceptation neutre de l’instabilité des alliances stratégiques (Cheriet, 2008). Sur un plan managérial, notre étude implique davantage de prudence de la part des petits partenaires quant à leurs appréciations des issues (au-delà des simples mesures objectives de la performance de l’alliance) de leurs relations coopératives avec de grandes firmes multinationales. De même, ces dernières gagneraient à être plus à l’écoute des craintes et de la sensibilité de leurs petits alliés quant à l’émergence et au développement des conflits.

Notre étude comporte de nombreuses limites, permettant d’avancer autant de pistes de recherches futures. D’abord, nous n’avons pas examiné la question de l’évolution des perceptions des partenaires tout au long de la durée de vie de la coopération. Celles-ci peuvent changer notamment par rapport à l’engagement, au conflit ou encore à la compatibilité organisationnelle et à la complémentarité des ressources. De même, les appréciations de la satisfaction et de l’atteinte des objectifs évoluent avec les agendas stratégiques des deux partenaires. Ces agendas peuvent notamment traduire la volonté des grands partenaires de reprendre les activités de l’alliance afin de les intégrer dans les réseaux autonomes et le portefeuille des relations coopératives à une échelle internationale ou régionale (Cheriet et Cherbib, 2014 ; Goerzen, 2007). Enfin, les éléments de contrôle du management et des stratégies de chaque partenaire vis-à-vis de l’alliance peuvent changer avec l’évolution des rapports de force entre les alliés (Tinlot et Mothe, 2005). Ensuite, nous n’avons pas testé le rôle de ces différences de perception entre les partenaires sur les formes et les motifs d’instabilité. En effet, des sorties de relation distinctes peuvent résulter d’appréciations différenciées des partenaires (Cheriet et Guillaumin, 2013 ; Cheriet, 2009). De même, la question de l’ampleur du différentiel de perception par rapport au degré d’asymétrie ou par rapport aux issues (survie, reprises, cessions) n’a pas été abordée dans cette étude.

Plusieurs implications managériales peuvent être dégagées de ce travail, à la fois pour les petits partenaires que pour les grands alliés. Pour les premiers, des efforts en termes de gestion des situations conflictuelles, une vision plus stratégique des résultats, ainsi qu’une meilleure appréciation de son propre rôle dans le fonctionnement de l’alliance pourraient aboutir à des rapports plus équilibrés avec les grandes firmes. Pour ces dernières, une meilleure prise en compte des appréhensions de leurs partenaires, une concertation régulière des petits partenaires et une implication conséquente de ces derniers dans l’appréciation des objectifs des coopérations aboutiraient probablement à davantage de convergence des objectifs stratégiques des alliés. L’analyse des différences de perception constitue ainsi une perspective prometteuse, car renforçant la nécessite d’une approche multiperspectives des alliances asymétriques. Cette approche pourrait être complétée par une distinction des appréciations des alliés selon les différentes phases d’évolution de la relation coopérative.