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À Montréal, au cours des derniers mois, les vitrines de nouveaux commerces ont été fracassées et aspergées de peinture. Les vandales en avaient explicitement contre des commerces « branchés », récemment établis pour répondre aux besoins de nouveaux résidents aisés et toujours à la recherche des nouvelles tendances. Ces incidents fortement médiatisés (Normandin, 2016; Plamondon, 2015), comme le souligne Alexandre Maltais dans son analyse des représentations des commerçants, sont le reflet de tensions liées à la transformation de quartiers populaires vers une plus grande mixité sociale.

La mixité sociale est pourtant inscrite parmi les principes fondamentaux des politiques urbaines depuis de nombreuses décennies. En France, elle est considérée comme « une forme urbaine de l’idéal républicain » (Ascher, 2008 : 102) et fait consensus parmi la classe politique (Genestier, 2010). Dans ce pays, comme ailleurs, une trop forte ségrégation est généralement perçue comme une menace à la cohésion sociale dans les villes. Favoriser une plus grande mixité sociale permettrait d’enrayer la concentration territoriale de la pauvreté, mais aussi de contrer les processus de repli sur soi des classes moyennes supérieures et de mise à distance des classes populaires, tels qu’ils sont construits, notamment par les choix résidentiels ou scolaires des classes moyennes et supérieures. Au cours des décennies 1960/70, la volonté d’introduction de mixité sociale s’est traduite par des politiques de peuplement basées sur la construction de logement social et la déconcentration des quartiers pauvres. Si ces objectifs sont toujours présents dans les politiques de la ville, les nouvelles stratégies développées depuis les années 1990 visent aussi à encourager l’arrivée de populations de classes moyennes et supérieures dans des espaces populaires et dévalorisés dans le but explicite de créer les conditions d’une coexistence plus équilibrée entre populations issues de différentes catégories sociales. Il s’agit alors plutôt d’assurer une diversité « par le haut », comme le suggèrent Jeanne Demoulin et ses collègues.

Même si ces processus de gentrification des quartiers populaires ont été observés depuis longtemps dans les grandes villes du monde (Atkinson et Bridge, 2005; Bidou-Zachariasen, 2003; Butler, 1997; Butler et Robson, 2003; Glass, 1964; Hamnett, 2003; Ley, 1996; Van Criekingen et Decroly, 2003), ils n’ont pas toujours été explicitement inscrits dans des politiques de rénovation urbaine. Dans de nombreux pays, et c’est le cas en Amérique du Nord, les promoteurs immobiliers privés ont une influence déterminante sur la transformation des espaces habités et leur composition sociale. La gentrification peut ainsi simplement découler de stratégies immobilières ciblant les clientèles les plus aisées (Bridge, 2001; Davidson et Lees, 2010; Hamnett et Whitelegg, 2007; Lees, 2003; Skaburskis, 2012; Smith, 1996). En France, peut-être plus qu’ailleurs, l’évolution des dynamiques territoriales se définit en fonction des orientations stratégiques de politiques urbaines nationales qui permettent d’engager des fonds publics dans des programmes de grande envergure. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que plusieurs des textes assemblés dans la première partie, portant sur les politiques urbaines de mixité sociale, fassent état de situations observées en France. Précisons toutefois que la réhabilitation de quartiers historiques en Europe a aussi profité de l’existence de programmes européens (programme d’initiative communautaire Urban), comme il est mentionné dans l’analyse du cas de Palerme, réalisée par Hélène Jeanmougin et Florence Bouillon.

Comme le soulignent Christophe Arpaillange et ses collègues, si la mixité sociale est facilement mise en parole par les élus nationaux et locaux, sa mise en oeuvre et l’atteinte de ses objectifs ne sont pas aussi évidentes. Les actions engagées en faveur de la mixité peuvent se traduire par des programmes de démolition de logements sociaux, là où ils sont très nombreux, de réalisation de nouveaux projets immobiliers mixtes et de réhabilitation de quartiers anciens ou dégradés afin d’y favoriser l’installation de nouvelles populations issues des classes moyennes et supérieures. Ces programmes investissent donc à la fois des espaces anciens et des espaces neufs. Là où la mixité sociale s’inscrit dans des politiques nationales de rénovation urbaine, les acteurs locaux agissent la plupart du temps comme des entrepreneurs administratifs ou de politique publique (Schneider et Teske, 1993), cherchant à adapter les programmes aux conditions du contexte local.

Puisque la ségrégation urbaine est généralement perçue comme un effet de l’inadéquation de l’offre de logement, et en particulier de logement social, les politiques de peuplement ciblent le plus souvent la transformation du parc résidentiel. Si certains programmes publics ont effectivement favorisé la croissance d’une plus grande mixité sociale, du moins sur le plan statistique, des auteurs concluent plutôt à la microfragmentation (Audren et al.) ou la pixellisation (Arpaillange et al.) de la diversité sociale dans l’espace résidentiel. On peut d’ailleurs s’interroger sur le maintien à long terme de cette diversité dans les quartiers ciblés par des politiques de mixité. À ce propos, Jeanne Demoulin et ses collègues rappellent que les stratégies résidentielles des ménages ont autant d’influence sur la structuration du tissu social urbain que des politiques locales et nationales aux objectifs bien définis.

Faire cohabiter des populations socialement diversifiées est cependant loin de garantir que ces groupes vivront effectivement mieux ensemble. La mixité sociale se vit-elle comme une simple coprésence, indifférente et limitée au partage d’un espace résidentiel commun, ou engage-t-elle les résidents dans de véritables relations ? Les programmes les plus ambitieux de réhabilitation de quartiers ciblés peuvent également intégrer des projets de rénovation/redéfinition des espaces publics et de développement de nouveaux équipements collectifs, visant implicitement à faciliter le côtoiement et les contacts entre ces populations, mais pouvant tout autant favoriser l’entre-soi ou susciter des conflits. Qu’en est-il en réalité ? De manière plus globale, quels sont les véritables impacts de ces politiques de mixité sociale ? La reconfiguration sociale des quartiers urbains peut aussi, en théorie, entraîner une mixité des clientèles dans les écoles du quartier. Selon Gwenaëlle Audren et ses collègues, les autorités scolaires sont elles-mêmes engagées dans des programmes visant à renforcer la diversité sociale au sein de leurs établissements. Comment se conjuguent mixité résidentielle et scolaire dans la réalité des pratiques des familles ?

Ces questions, auxquelles les auteurs des articles de la première partie de ce numéro tenteront de répondre, conduisent à s’intéresser de plus près aux enjeux liés à la promotion de la mixité sociale. François Valegeas souligne que la proximité spatiale de populations socialement diversifiées semble parfois poursuivre d’autres finalités que la réduction des risques de ségrégation sociale : elle peut aussi être conçue comme un mécanisme favorisant le rapprochement des pratiques et des comportements, ainsi que l’adhésion à des normes communes (Kearns et Forrest, 2000). Selon cette perspective, les classes moyennes et supérieures peuvent servir de modèles afin de convaincre les classes populaires d’adopter de nouvelles règles d’usage de l’espace de proximité et de la vie collective. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de constater que les plus récentes moutures des politiques de la ville, soit celles qui encadrent la réalisation de quartiers durables, intègrent aussi des objectifs de mixité sociale. Les projets urbains de développement durable feraient, en effet, la promotion d’un vivre-ensemble écologique qui suppose que les résidents modifient leurs pratiques grâce à des mesures de sensibilisation, de responsabilisation et d’accompagnement. Ces nouvelles « normes d’habiter », selon l’expression suggérée par François Valegeas, mettent en valeur les dimensions morales de la mixité sociale et révèlent d’ailleurs les risques d’exacerbation de conflits liés à des différences de normes entre les groupes sociaux en présence.

C’est plutôt dans la deuxième partie de ce numéro que sont regroupés les textes qui proposent l’analyse fine de la mixité sociale dans la vie quotidienne des citadins. D’emblée, les auteurs qui y sont rassemblés rappellent que les dynamiques des quartiers ne dépendent pas uniquement de l’attention qui leur est portée par les politiques publiques. Chaque quartier possède son histoire sociale et urbaine propre, ses inerties et ses capacités d’accepter ou non le changement. Les quartiers évoluent ainsi en fonction des choix individuels et des capacités financières de chacun de s’y établir ou non, des initiatives des propriétaires à l’égard de l’entretien du bâti résidentiel existant, des décisions de promoteurs d’y investir pour développer de nouveaux ensembles ou de commerçants qui choisissent la localisation de leur nouvel établissement. Selon Jeanne Demoulin et ses collègues, les enquêtes démontrent aussi que les trajectoires résidentielles des habitants déterminent largement l’appropriation des quartiers, l’appréhension des normes d’habiter, ainsi que les relations de cohabitation qui s’y déroulent. Chacun, à son échelle, contribue à la transformation du quartier et à la définition des dynamiques sociales spécifiques qui vont le singulariser par rapport aux autres. Les rapports de voisinage et les pratiques de sociabilité déployés quotidiennement par les résidents marquent ainsi l’espace du quartier.

Même si un bref regard historique permet parfois de constater que certains quartiers populaires ont, dans les faits, toujours été assez hétérogènes sur le plan social, il n’en demeure pas moins que les analyses statistiques ont confirmé la présence grandissante de résidents de classes moyennes et supérieures dans plusieurs anciens quartiers populaires des grandes villes (Harris, 2008; Lees, 2003; Lees et al., 2008; Montgomery, 2006; Robson et Butler, 2001; Slater, 2004; Smith, 1996; Van Den Berg, 2013; Walks et Maaranen, 2008). L’hétérogénéité croissante tient également à l’installation de populations étrangères, ainsi qu’à la complexification des parcours de vie, comme le notent Sandrine Jean et Annie Bilodeau. Se croisent maintenant dans ces quartiers de jeunes étudiants, des artistes, des familles avec jeunes enfants qui ne sont pas parties « vivre en banlieue », des personnes qui habitent seules, par exemple à la suite à un divorce (Chatterton, 1999; Goodsell, 2013; Ley, 2003; Moos, 2014; Rose et Chicoine, 1991; Rose et Le Bourdais, 1986; Smith, 2005). Dans les quartiers centraux, il faut aussi compter sur la présence des populations non résidentes, travailleurs ou touristes, qui marquent, à leur manière, leur empreinte sur les espaces partagés par tous, comme le soulignent Hélène Bélanger et Sara Cameron.

Dans ces circonstances, discuter des dynamiques de mixité sociale dans la vie quotidienne peut renvoyer à une grande diversité de situations. Les textes regroupés dans la deuxième partie de ce numéro présentent d’ailleurs des études de cas très variées. En s’intéressant aux impacts des politiques publiques en matière de mixité sociale, plusieurs textes de la première partie incluent aussi des analyses qui font état des rapports entre les groupes en présence dans les quartiers ou des représentations individuelles des dynamiques sociales locales.

Les rapports entre groupes se définissent souvent autour des enjeux d’appropriation de l’espace, des conflits d’usage, des stratégies d’évitement ou de résistance au changement. Certains constats de nos auteurs rediscutent la conclusion de l’article classique sur la mixité sociale dans les grands ensembles français des années 1960 rédigé par Chamboredon et Lemaire (Chamboredon et Lemaire, 1970) qui s’interrogeaient sur les conséquences de la cohabitation entre des catégories de populations qui « d’ordinaire, ne voisinent que dans les statistiques » (p.5). Comme le rappelle Maxime Felder, qui commente cette analyse, « même quand l’hétérogénéité ne permettait plus de regrouper les individus en grands groupes, les individus évaluaient les autres à l’aide d’oppositions qui renvoient aux distinctions fde classes : les propriétaires et les locataires, les propres et les sales, les calmes et les bruyants, ceux qui savent épargner et ceux qui dépensent inutilement » (voir p. 222).

Ces catégories morales, qui traduisent des différences de trajectoires et de positions sociales, restent très présentes dans les discours de certains des enquêtés rencontrés dans les projets de recherche, et en particulier des individus les plus engagés dans des actions ou des quartiers de développement durable. Certains nouveaux résidents des classes moyennes et supérieures continuent, en effet, de condamner les « moeurs populaires ». Pour marquer leur distance par rapport à elles, ces résidents développent des stratégies d’entre-soi et d’évitement. Mais, selon Léa Mestdagh, qui s’est intéressée aux « jardiniers partagés », les impacts de l’entre-soi de ces jardinières — ce sont principalement des femmes — issues de classes sociales moyennes et supérieures bien éduquées, dépassent le cadre étroit de l’environnement de ces jardins. Ces actrices du quotidien utilisent en effet le réseau créé par la fréquentation des jardins partagés pour influencer la redéfinition du quartier en diffusant les représentations qu’elles souhaitent lui voir attribuer. Comme c’est aussi le cas pour les nouveaux résidents du quartier de la Magione à Palerme, dans l’étude d’Hélène Jeanmougin et de Florence Bouillon, les autorités locales prennent le plus souvent fait et cause pour ces nouveaux acteurs qui deviennent les interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics et bénéficient d’un statut particulier leur permettant de prescrire les usages de l’espace public « quand d’autres groupes concurrents n’ont pas les ressources nécessaires pour se positionner de la même manière » (Mestdagh, voir p. 179). Si l’appartenance de classe constitue un point de repère essentiel pour ces rapports conflictuels dans l’espace de proximité, d’autres oppositions telles que celles qui distinguent les « établis » et les « nouveaux », les « nationaux » et les « étrangers », peuvent tout autant nourrir ces tensions qu’entretenir les préjugés à l’égard de « l’autre », différent de soi.

Les caractéristiques intrinsèques des contextes locaux ne doivent cependant pas être négligées dans ces analyses des dynamiques locales liées à la mixité sociale, comme l’ont souvent rappelé les chercheurs qui ont étudié les processus de gentrification dans différents pays (Beauregard, 1990; Bidou-Zachariasen, 2003; Bondi, 1998; Harris, 2008; Van Criekingen et Decroly, 2003; Walks et Maaranen, 2008). Les études de cas portant sur Montréal, d’une part, et sur Genève, d’autre part, racontent en effet une histoire plus paisible de cohabitation entre résidents dans un contexte de mixité sociale. Comme le souligne Alexandre Maltais, Montréal a été reconnue pour sa gentrification modérée et la mixité sociale de ses quartiers centraux. Il s’agit en effet d’une ville où, historiquement, une certaine mixité a toujours été présente dans ses quartiers populaires. Les événements rapportés au début de ce texte n’en démontrent pas moins l’existence de tensions réelles liées à l’embourgeoisement de quartiers qui sont considérés, dans l’imaginaire social, comme de véritables quartiers ouvriers, même si les « ouvriers » n’y sont plus majoritaires depuis un certain temps déjà.

Dans d’autres quartiers où l’identité symbolique est plus floue, les dynamiques sont différentes, comme le rapportent Xavier Leloup et ses collègues dans leur étude de quartiers péricentraux de classe moyenne, où la croissance de la diversité sociale est associée à l’arrivée de nouveaux résidents issus de l’immigration. Leur analyse confirme que la cohabitation interethnique est encore largement caractérisée, à Montréal, par une certaine « indifférence à la différence », du moins dans ces quartiers. L’observation de la fréquentation des espaces publics leur permet de faire le constat d’une grande diversité des publics présents dans les parcs, les bibliothèques ou au cours de divers événements prenant place dans ces espaces. Les interactions restent ainsi de l’ordre de l’inattention civile et du contact entre inconnus. Selon ces auteurs, cette coprésence pacifique tiendrait au respect des normes de civilité, ce qui introduit à nouveau le registre moral des comportements individuels, évoqué déjà à quelques reprises. Interrogés sur les transformations de leur quartier, les participants à l’enquête de Xavier Leloup et ses collègues ne citent pas d’emblée celles qui ont affecté sa composition sociale. Les résidents discutent plutôt de projets immobiliers, d’infrastructures ou de l’évolution de la qualité des services publics. Ces constats suggèrent que la vie quotidienne des résidents de quartiers mixtes, du moins dans certains contextes, est peut-être moins marquée par les tensions et les conflits que le laissent supposer les analyses critiques de la transformation sociale des quartiers.

Maxime Felder souligne qu’à Genève, la fragmentation sociale participe au brouillage des repères qui permettent de définir clairement les appartenances de chacun. L’absence de groupes homogènes faciles à identifier, en particulier au sein d’une population étrangère fort hétérogène sur le plan des origines et de l’appartenance de classe, contribue à expliquer pourquoi les résidents font largement preuve d’indifférence, voire d’inattention civile à l’égard de leurs voisins et de leurs différences. Les études classiques en sociologie urbaine [Goffman, 1971; Simmel, 1976 (1906)] font référence à ces comportements typiques des citadins qui vivent « entourés d’inconnus ». Il est toutefois étonnant de constater, comme le fait Maxime Felder, que les voisins qui habitent le même immeuble utilisent un registre décrivant plutôt, dans ces études classiques, les citadins qui se côtoient dans l’espace public de la ville. Il y aurait là une évolution forte de la régulation sociale des espaces intermédiaires entre le logement et le quartier, dans lesquels la proximité spatiale, loin de toujours exacerber les conflits ou les tensions sociales ou de procurer un environnement soutenant, entraînerait une forme de myopie volontaire à l’endroit des différences sociales qui permettrait une cohabitation pacifiée sans engagement fort envers ses voisins.

À travers la diversité des villes et des quartiers enquêtés, ce numéro de Lien social et Politiques rappelle toutes les ambivalences de la mixité sociale, les attentes implicites de cohésion et d’harmonie sociales qu’elle comprend, tant du point de vue des mots d’ordre politique et de leur traduction en opérations concrètes de rénovation ou de rééquilibrage géographique de l’habitat, que de celui des habitants qui l’expérimentent, ou des valorisations inégales dont elle est l’objet et des réalités contrastées auxquelles elle donne lieu. Les analyses fondées sur une historicisation des processus observés, des logiques de peuplement et des manières d’habiter les quartiers enquêtés, resituent les devenirs de la mixité sociale par rapport aux dynamiques de transformation des quartiers les plus étudiées, la gentrification d’une part et la ghettoïsation d’autre part. Elles invitent à penser la mixité sociale sous des formes alternatives à la cohabitation de catégories très éloignées dans l’échelle sociale (telle qu’elle est habituellement dessinée par les politiques publiques), et à saisir cette mixité non seulement au prisme de la situation résidentielle, mais à celui des pratiques habitantes et plus généralement des usages des quartiers considérés, non seulement par ceux qui y vivent mais par ceux qui y travaillent, qui y flânent, qui les traversent ou les évitent. Les différents articles montrent, de manière singulière selon les territoires analysés, les effets limités de la mixité sociale relativement aux attentes qu’elle porte, en termes d’ouverture à d’autres modes de vie, de régulation des liens sociaux ou de cohésion sociale. Ils attirent également l’attention sur des formes de résistance populaire à des normes d’habiter (notamment écologiques) portées par les politiques et les opérations de mixité sociale, de persistance des manières populaires de vivre dans ces quartiers, nouveaux ou anciens, et sur les liens renouvelés qui attachent les habitants de ces quartiers à leur ville ou à leur agglomération. Une lecture pessimiste de ce numéro pourrait conclure à une polarisation sociale inéluctable, qu’elle se joue à l’échelle de la ville, du quartier ou des résidences, ou à une mixité sociale seulement apparente, la cohabitation se limitant à une coprésence dans les espaces publics et intermédiaires. Les articles nuancent cependant cette conclusion, en montrant comment la mixité sociale, qu’elle soit éphémère ou durable, pilotée par les pouvoirs publics ou davantage liée aux choix résidentiels des habitants, modèle les quartiers où elle est observée, et contribue à construire ou à transformer leur image et leur place dans la ville.

Les politiques urbaines de mixité sociale à l’épreuve de la réalité

Un premier ensemble d’articles analyse les effets des politiques de mixité sociale. Centrée pour l’essentiel sur les réalités françaises — où la référence à la mixité sociale est présente dans une diversité de politiques publiques spatialisées, qu’elles concernent le renouvellement urbain, l’égalité des chances à l’école ou le développement durable —, cette première partie offre également deux contrepoints à cette construction française de la mixité sociale, en considérant la manière dont des politiques favorables à une gentrification ou à une revitalisation des centres-ville se concrétisent où sont parfois freinées dans les quartiers où elles se déploient. Les différentes contributions montrent que les choix résidentiels des habitants et leurs manières de vivre dans les quartiers investis par la puissance publique ou les initiatives privées déçoivent en partie les attentes contenues dans les programmes immobiliers ou les politiques de peuplement.

L’article de Christophe Arpaillange, Jean-Pierre Augustin et Daniel Mandouze montre comment les opérations de renouvellement urbain de la rive droite bordelaise sont venues s’intégrer à un projet de territoire préexistant, défini au sein d’un réseau souple d’acteurs diversifiés, qu’elles ont contribué à réorienter. Si la mixité sociale recherchée apparaît objectivement limitée, et très diversement vécue par les habitants selon leurs trajectoires et leurs appartenances sociales, les auteurs soulignent le rôle des maires dans la conduite et l’implémentation de ce projet de territoire, et ses effets de réintégration et d’ancrage de ces communes dans l’agglomération bordelaise.

Gwenaëlle Audren, Virginie Baby-Collin et Elisabeth Dorier analysent des secteurs socialement hétérogènes de Marseille, situés aussi bien au nord (historiquement plus populaire) qu’au sud (plus favorisé) ou au centre de la ville, au prisme des choix scolaires des familles. Dans ces secteurs, les contrastes sociaux, qu’ils soient liés à des politiques volontaristes de mixité sociale ou à des opérations privées de promotion immobilière, entraînent une fragmentation de l’espace, loin de la cohabitation harmonieuse attendue du rapprochement spatial de catégories sociales hétérogènes. Cette fragmentation se concrétise dans le tissu urbain par la multiplication des résidences fermées. Dans les choix scolaires des familles, notamment de classes moyennes et supérieures, elle se traduit par des évitements croissants des écoles et collèges de secteur, en dépit des efforts des chefs d’établissement pour attirer à grand renfort d’options rares et de programmes spécifiques les élèves de catégories favorisées, et par un recours accru au secteur privé, qui bénéficie en outre du soutien de la ville. Paradoxalement, dans certains quartiers, la mixité sociale à l’école est davantage assurée par le secteur privé que par les collèges publics.

Les éco-quartiers étudiés par François Valegeas constituent un autre lieu d’expérimentation de la mixité, envisagée à la fois comme un rempart à la gentrification de ces quartiers et comme un moyen de diffuser des normes écologiques d’habiter, davantage en phase avec les modes de vie des classes moyennes, par la cohabitation entre celles-ci et des catégories populaires plus éloignées de ces préoccupations et pratiques écologiques. Comme dans d’autres contextes résidentiels, mais sur un mode peut-être plus affirmé, les conflits d’usage et les tensions de voisinage se déclinent sur un registre moral, les usages conformes aux normes écologiques de construction venant s’énoncer comme de « bonnes pratiques », délégitimant implicitement celles qui s’en écartent. La volonté d’ouvrir à toutes les catégories de population l’accès aux éco-quartiers se traduit finalement en injonctions moralisatrices qui produisent des effets contrastés selon les trajectoires résidentielles et sociales des habitants qui s’installent dans ces nouveaux quartiers.

Enfin, Jeanne Demoulin, Alexandre Alsaint, Marie-Hélène Bacqué, Christine Bellavoine, Anne-Charlotte Canet, Sylvie Fol, Anne Fuzier, Raphaël Lo Duca et Jean-Baptiste Raisson reviennent sur les transformations du centre de Saint-Denis au cours des trois dernières décennies, et sur ses effets sur les rapports de voisinage dans ce quartier de centre-ville. Initiative municipale originale, ce quartier d’habitat social de centre-ville apparaît à sa création à la fin des années 1980 comme un laboratoire de la mixité sociale, structuré autour d’un pôle important de classe moyenne. Les choix résidentiels des premiers habitants, la paupérisation des demandeurs de logement social et la transformation du parc de logements sociaux dans la ville, l’ont progressivement ramené à un quartier d’habitat social ordinaire, marqué par la dégradation du bâti et l’insécurité. Y demeure cependant une certaine mixité sociale, lisible dans la différenciation des usages de certains équipements du centre-ville (comme les cinémas) par les habitants des différentes classes, et dans des tensions ou des crispations autour de la saleté et du bruit, mais aussi de la présence des « jeunes » dans les espaces publics et de leur contrôle de ces espaces.

Deux autres contributions s’intéressent à des formes de gentrification soutenues par les pouvoirs publics, dans des quartiers de centre-ville historique, à Palerme et à Montréal, par le biais des expériences habitantes de leurs résidents.

Hélène Jeanmougin et Florence Bouillon s’intéressent ainsi à un autre quartier de centre-ville, la Magione à Palerme, marqué par un mouvement inverse de gentrification, quoiqu’également soutenu par des politiques municipales et européennes. Les données statistiques sur la composition sociale du quartier semblent attester la gentrification : en revanche, l’examen des usages des lieux publics, en particulier de la piazza Magione autour de laquelle s’organise le quartier, montre que si les résidents des classes populaires résident moins dans le quartier, ils continuent de le fréquenter, et selon la distinction posée par M. Giroud (2007), à l’habiter. En revanche, les nouveaux résidents de catégories moyennes supérieures fréquentent peu le quartier, attirés ailleurs dans la ville, ou au-delà d’elle, par leurs activités professionnelles, leurs goûts culturels, leurs consommations quotidiennes qui ne trouvent pas dans le quartier les services ou les commerces propres à les satisfaire. Les continuités de la présence populaire dans le quartier constituent un frein au processus de gentrification, et occupent une résistance aux transformations des rapports de voisinage vers plus d’anonymat et de distance.

Hélène Bélanger et Sara Cameron adoptent une approche phénoménologique pour rendre compte de l’expérience urbaine vécue par des habitants du quartier des spectacles à Montréal. Conçus pour construire une image de marque de Montréal, les espaces publics de ce quartier concentrant les lieux de spectacle ont été remodelés à partir des années 2000 pour en faire un site spectaculaire. Le quartier des spectacles ne constitue pas, dans l’expérience des trois résidents dont les discours ont été analysés en profondeur, un territoire résidentiel signifiant au quotidien, mais vient plutôt se superposer à un chez-soi fortement investi, ainsi que le manifeste le fort attachement au quartier des répondants. Ce n’est que lorsque l’activité festivalière interrompt les routines quotidiennes des habitants que ce territoire spectaculaire prend une épaisseur et une signification pour ces résidents.

La mixité sociale dans la vie quotidienne des résidents

La deuxième partie analyse au plus près des expériences de citadins, les manières dont la mixité sociale se construit et se déploie dans des quartiers diversifiés, en considérant cette mixité au prisme des classes sociales, mais également à celui des types de ménage, ou encore des appartenances ethniques.

Alexandre Maltais propose une perspective originale, en analysant la gentrification de deux quartiers montréalais à partir du point de vue de leurs commerçants, anciennement ou nouvellement établis. Il met ainsi en évidence le travail de segmentation sociale de la population du voisinage qui relève à la fois de logiques entrepreneuriales et de considérations morales, liées à la conscience de la gentrification en train de se faire. Trois types de clientèles sont ainsi définies par les commerçants : la clientèle cible permettant la viabilité économique de l’entreprise; les indésirables — prostituées et vendeurs de drogues — susceptibles d’entraver le développement commercial; et « les autres », catégorie composée « des gens ordinaires qui étaient là avant la gentrification ». Pour les anciens commerçants installés de longue date, ces personnes moins fortunées constituent la clientèle habituelle, et même une forme de stabilité dans un quartier en transformation rapide. Les nouveaux commerçants cherchent à adapter leur offre à ces anciens résidents, mais l’ajustement des prix ne parvient que rarement à réduire la distance culturelle qui maintient ces populations à l’extérieur de leurs commerces.

Sandrine Jean et Annie Bilodeau s’intéressent, quant à elles, à des quartiers péricentraux qui ont vu leur population se renouveler avec la transformation des aspirations résidentielles des familles de classe moyenne. Si la plupart des familles continuent à s’installer en banlieue à la naissance des enfants, certaines font le choix de rester en ville, dans des quartiers offrant un accès rapide aux lieux de travail, aux services, commerces et équipements culturels des centres-ville, et des logements plus spacieux et moins chers que ceux des quartiers centraux. La présence de ces familles avec enfants entraîne à la fois une diversification des commerces, orientés vers une clientèle plus dotée en capital culturel que les anciens résidents du quartier, et une sécurisation des espaces publics, notamment des parcs, fruit à la fois de demandes ciblées à la municipalité et de l’investissement massif des lieux avec les enfants. Cette transformation des espaces est également liée au développement de relations de sociabilité entre les parents des enfants, qui vont des relations cordiales à des formes de soutien plus affirmées (prêts d’objets, échanges de services), en passant par l’établissement d’un contrôle social informel dans les lieux publics.

En étudiant deux jardins partagés situés dans des quartiers à dominante populaire du Nord-est parisien, Léa Mestdagh dévoile les logiques d’entre-soi qui régulent ces espaces, les écartant des objectifs affichés d’animation d’une vie de quartier, de convivialité ou de création de lien social. Les jardins partagés fonctionnent en effet comme des supports et des catalyseurs de sociabilité et d’investissement dans le quartier pour ses membres les plus actifs, très homogènes socialement. Cet entre-soi permet à ses membres, en grande majorité des femmes, fortement dotées en capital culturel et travaillant dans les secteurs de l’art et de la culture au sens large, de soutenir voire de sécuriser leurs positions professionnelles. Leurs ressources professionnelles et sociales leur permettent aussi en retour d’exercer une véritable emprise sur les lieux, avec une grande capacité à faire valoir leurs prétentions sur cet espace public auprès de la municipalité, non sans conflits avec des groupes rivaux (et notamment avec des jeunes de classes populaires).

Xavier Leloup, Annick Germain et Martha Radice analysent des contextes plus apaisés de mixité sociale. En s’attachant non pas aux effets de la diversité interethnique dans quatre quartiers montréalais de classe moyenne marqués par une diversification récente des appartenances culturelles de ses résidents, mais plutôt aux manières dont cette diversité est perçue, vécue et « cadrée » (selon la terminologie goffmanienne), les auteurs montrent que la coprésence de différents groupes ethniques dans les espaces publics est régulée par une forme « d’indifférence à la différence » et par l’inattention civile. La comparaison entre quartiers fait émerger des variations dans le cadrage de la diversité, liées à la construction d’« ordres sociaux locaux » singuliers. Les chercheurs soulignent également que les habitants de classes moyennes y occupent un rôle de pivot ou d’intermédiaire entre les différents groupes, contrairement aux assertions mobilisées dans les débats médiatiques ou politiques, où les classes moyennes apparaissent fermées à la diversité.

Maxime Felder revient, dans le contexte spécifique de Genève, ville internationale où la moitié de la population est étrangère et la propriété du logement exceptionnelle, sur les manières dont les habitants d’un même immeuble accumulent des indices leur permettant d’identifier et de classer leurs voisins. Le repli domestique, la désynchronisation des rythmes sociaux, ainsi que l’hétérogénéité du voisinage conduisent à particulariser les voisins sous différents registres qui évitent les catégorisations sociales collectives. C’est par leur caractère, leur situation familiale, ou leurs animaux domestiques qu’on repère ses voisins, les catégories d’étrangers ou les classes sociales n’étant pas mobilisées explicitement pour ordonner le voisinage. Les espaces intermédiaires contigus au logement apparaissent régulés de manière similaire aux espaces publics, par l’anonymat relatif, l’inattention civile, l’indifférence calculée.