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S’inscrivant en faux avec les discours dominants sur l’hypersexualisation, Caroline Caron entreprend de décortiquer, dans cet ouvrage tiré de sa thèse de doctorat en communication, la gouvernementalité et la discipline du corps et de la sexualité des adolescentes dans le discours dominant au Québec sur la controverse de l’hypersexualisation au début des années 2000. Il faut reconnaître l’audace dont fait preuve Caron dans Vues, mais non entendues. Les adolescentes québécoises et l’hypersexualisation en décrivant l’hypersexualisation non pas comme un simple phénomène empirique antérieur à sa description, que l’on aurait, tôt ou tard, mis en lumière, mais bien comme un problème social construit et défini à travers les discours et les pratiques mêmes des institutions (médias, experts universitaires, personnel scolaire) qui s’en saisissent. La démarche de l’auteure tire son origine d’un constat simple, mais puissant : « dans la controverse, c’était toujours les filles qui étaient mises en cause, sans que jamais ne soient contestées les prémisses mêmes à l’origine des analyses suggérées par les adultes […] J’étais tout particulièrement troublée par l’absence de discussion critique, au sein même du mouvement féministe québécois, sur la représentation négative des filles et des adolescentes que produisait ce dispositif de régulation de la sexualité féminine » (p. 83). Ce livre est une réponse à ce constat.

Dans le premier chapitre, Caron décrit les temps forts de cette construction de l’hypersexualisation en tant que problème social entre 2001 et 2005. Elle décrit la construction d’une représentation de l’adolescente vulnérable à travers la prise de parole médiatique des « experts » sur la montée de la mode sexy et ses dangers pour la construction de sa subjectivité. S’opérera graduellement un renversement de cette représentation de l’adolescente menacée par la sexualisation précoce vers une représentation de l’adolescente hypersexualisée comme menace par ses conduites sexuelles jugées, au pire, précoces et déviantes ou, au mieux, inquiétantes. Ainsi, leur corps trop exposé et leur sexualité inquiétante doivent être policés sous prétexte qu’ils perturbent la sérénité de l’espace scolaire, notamment les jeunes garçons et les enseignants masculins. L’émergence de cette nouvelle représentation de l’hypersexualisation s’est accompagnée d’une intensification des discours sur la pertinence du port obligatoire de l’uniforme à l’école, mettant en lumière une recherche de solutions centrées sur la discipline du corps des adolescentes. Au coeur de la construction du phénomène se trouve, pour Caron, un processus discursif et affectif d’amplification.

Dans le deuxième chapitre, Caron mobilise le concept de « panique morale » pour décrire les réactions suscitées par l’hypersexualisation. Elle définit la panique morale, dans la foulée de Stanley Cohen (1972), comme « une réaction démesurée envers des pratiques culturelles ou individuelles, souvent minoritaires ou marginales, perçues comme déviantes, nocives et dangereuses pour les individus qui les pratiquent, mais aussi pour le bien-être collectif » (p. 49). Caron estime que l’intensification jusqu’à la panique morale des réactions à l’égard de l’hypersexualisation des adolescentes est largement soutenue par des anecdotes, dénichées par les journalistes ou fournies par les experts (sexologues et éducateurs en priorité), qui heurtent les sensibilités du grand public. La reprise en boucle par les médias et les experts d’un petit nombre d’anecdotes dérangeantes semble avoir contribué à l’image d’un phénomène d’une vaste amplitude nécessitant une intervention urgente, avec pour résultat une légitimation des discours et des pratiques disciplinaires à l’égard du corps des adolescentes, notamment le resserrement des codes vestimentaires.

Après la description du contexte d’émergence de sa réflexion sur le phénomène de l’hypersexualisation et de son cadre conceptuel, Caron décrit sa démarche méthodologique. Elle a pris le parti de donner la parole à des adolescentes pour entendre ce qu’elles ont à dire sur les discours et les pratiques que les adultes, les parents, les enseignants et les autres « experts » en position d’autorité et d’extériorité tiennent sur leur sexualité.

Dans son troisième chapitre, « Écouter “vraiment” : une méthodologie des sensibilités », Caron décrit une approche épistémologique et méthodologique qui priorise une écoute sensible et refuse la réduction excessive de la complexité du processus de subjectivation des adolescentes. Elle aura dû se confronter à trois questions pour parvenir à formuler sa méthodologie des sensibilités : « comment écouter “vraiment” ? ; comment rendre compte de leur expérience en tant que sujets sociaux sexués ? ; comment éviter de simplifier abusivement leurs perspectives au sujet de la mode et des messages “sexualisés” ? » (p. 80-81). En répondant à ces questions, Caron décrit explicitement les ancrages épistémologiques sur lesquels repose sa démarche et en dégage les conséquences méthodologiques pour l’écoute et l’analyse de la parole des jeunes femmes qu’elle a rencontrées. Conformément au précepte de la recherche féministe, elle se fait un devoir d’examiner les « relations de pouvoir inhérentes aux processus de production des savoirs » (p. 81) et de remettre « en cause des vérités admises » (p. 82).

Dans le quatrième chapitre, l’auteure présente les constats qui émergent de ses rencontres avec des adolescentes. On y trouvera notamment une opérationnalisation utile des concepts foucaldiens de pouvoir, de gouvernementalité et de surveillance. Elle y décrit la multiplicité des points de vue des adolescentes sur le code vestimentaire ainsi que les effets différentiels des codes vestimentaires sur les garçons et les filles (la majorité de leurs règles concernant les vêtements féminins), décrivant ces codes à l’aune de la catégorie analytique foucaldienne de dispositif de surveillance. Caron s’intéresse aux effets de cette surveillance sur la construction de la subjectivité des jeunes femmes, notamment la négation des sujets sexuels qu’elles sont. Il aurait été facile de verser dans une analyse simpliste centrée sur l’aliénation : soit en cadrant leur opposition aux codes vestimentaires comme marque de l’aliénation dans une société qui les sexualise, soit en cadrant leur accord avec ces codes comme une aliénation dans une société qui nie leur subjectivité sexuelle. Or il s’avère que les propos des adolescentes sont plus nuancés et que jamais ils ne sont mobilisés pour y repérer une forme ou une autre d’aliénation qui discréditerait leur parole. Conformément à sa posture épistémologique, Caron ne verse ni dans le paternalisme ni dans le discours de l’expert qui en saurait plus que les premières concernées.

Ce n’est pas pour autant que la chercheuse de terrain n’aura pas été confrontée dans ses postures et ses valeurs féministes. Dans le cinquième chapitre, elle analyse les paradoxes, les dilemmes et les embûches auxquels elle a été confrontée au cours de ce travail de terrain. Elle y décrit aussi les pratiques de résistance mises en place par les adolescentes à travers une appropriation subversive des codes vestimentaires pour échapper à leur objectivation et se réapproprier comme sujets de désir.

En conclusion, Caron avance notamment que le discours sur l’hypersexualisation ne témoigne pas tant de changements majeurs survenus dans le comportement sexuel des adolescents que du malaise des adultes envers la sexualité des jeunes et l’évolution des moeurs sexuelles. Elle montre dans cet ouvrage certains des effets des savoirs experts dans la construction d’un problème social et l’étiquetage de groupes spécifiques pris comme objet de leurs discours.

L’exercice est certainement à même de servir de modèle aux chercheurs éprouvant des difficultés à articuler de façon cohérente une posture épistémologique et une démarche méthodologique. Dans le contexte où les adolescentes sont régulièrement prises pour objet du discours des experts de l’hypersexualisation, Caron souhaite les restituer dans une position de sujets en prenant leur parole au sérieux. Par endroits, tranchant avec son effort de neutralité – ou peut-être en cohérence avec son parti pris, nettement en faveur des adolescentes, mais sans être complaisant –, l’auteure nous semble sortir à quelques reprises de son rôle d’observateur en servant une leçon aux supporteurs des discours qui construisent des représentations des adolescentes comme problématiques. Par cet ouvrage, Caron montre la pertinence, pour comprendre la physique du pouvoir, de s’intéresser aux dispositifs de surveillance, à leurs effets sur leurs sujets et aux conditions de production des discours de ceux qui les mettent en place.