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Dans le cadre de son ouvrage Mises au jeu. Les sports féminins à Montréal, 1919-1961, l’historienne Élise Detellier se penche sur le développement de la pratique sportive féminine dans la métropole québécoise en étudiant, d’une part, le parcours de deux institutions qui ont fait une place aux femmes, soit La Palestre et le YWCA, et, d’autre part, en analysant les discours émis par les médecins, les professeures et professeurs d’éducation physique, les membres du clergé et les sportifs autour du thème des femmes et du sport. La production et la reproduction des « inégalités sociales entre les hommes et les femmes » (p. 17) est au coeur de l’analyse qui se déploie sur plus de 200 pages, alors qu’émergent à la fois des pratiques et des discours qui tendent à reproduire les rapports de genre, et d’autres qui viennent contester ces mêmes rapports. La période étudiée, loin d’être arbitraire, débute dans les années 1920, période qualifiée d’âge d’or du sport féminin canadien, pour se terminer au début des années 1960, alors que l’État commence à intervenir de manière plus marquée dans le domaine sportif.

La première partie de l’ouvrage porte essentiellement sur les discours de différents intervenants sur la question de la pratique sportive féminine, mais également, de façon plus générale, sur le sport. Au moment où le sport professionnel prend de plus en plus de place, le discours religieux s’oppose à cette professionnalisation, qui représenterait une menace à la doctrine chrétienne. Quant au sport féminin à proprement parler, les discours présentés par Detellier nous permettent de saisir l’évolution et le paradoxe inhérent à la pratique des femmes. Ainsi, alors qu’on a longtemps craint que le sport ne soit un danger pour la fonction reproductrice des femmes, quelques intervenants ont plutôt vu dans certains exercices physiques un bon moyen de préparer les femmes à la vie d’épouse et de mère de famille. D’ailleurs, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le sport devient pour les femmes une manière d’entretenir leur apparence physique, mais également de trouver un mari. Comme le souligne à plusieurs reprises l’auteure, le sport féminin, s’il est accepté, doit être pratiqué dans les limites de ce qui est approprié à la « nature » féminine et à ce qui préserve l’ordre hétérosexuel.

Le deuxième chapitre du livre dresse le portrait de deux figures marquantes du développement de la pratique sportive féminine : Myrtle Cook, ancienne championne olympique et chroniqueuse sportive au Montreal Daily Star, et Cécile Grenier, professeure d’éducation physique et formatrice de nombreuses autres enseignantes. Ces deux femmes, qui évoluent dans des sphères linguistiques distinctes, adoptent des discours différents sur le sport au féminin. Cook réfute les arguments biologiques quant à l’incapacité des femmes d’adopter une pratique du sport compétitive. Elle « ne juge pas les athlètes selon leur conformité à une image idéalisée de la féminité et elle critique les journalistes qui le font » (p. 78). Pour elle, le sport peut mener à une forme d’égalité entre les hommes et les femmes. De son côté, Grenier s’intéresse rapidement à l’importance de l’activité physique chez les jeunes, y compris les jeunes filles. Si elle croit aux différences biologiques et psychologiques entre les hommes et les femmes, et en la nécessité de proposer des exercices adaptés aux femmes, elle milite, à l’instar de Cook, pour que l’organisation du sport féminin soit assurée par les femmes.

Le reste de l’ouvrage expose l’évolution des discours et de la place des femmes dans deux institutions montréalaises : d’un côté, La Palestre, une institution francophone mixte, gérée par des hommes et, de l’autre, le YWCA, une organisation anglophone non mixte ayant à sa tête des femmes. Divisant son analyse en trois périodes (1919-1931, 1931-1945 et 1945-1961) correspondant aux changements de propriétaires de La Palestre, l’auteure met au jour, à l’aide de l’analyse de documents d’archives, l’évolution de la place des femmes dans chacune des deux institutions, de même que les changements qui s’opèrent dans la conception de ce qui est approprié ou non pour les femmes.

À La Palestre, les femmes n’ont jamais eu accès à autant de sports que les hommes, et leurs heures d’accès à l’établissement ont toujours été moindres que celles des participants masculins. De 1931 à 1945, alors que l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française est responsable de La Palestre, les femmes doivent plus que jamais prouver que le sport ne met pas en péril leur essence féminine. La crainte de l’immoralité est grande, et les tenues vestimentaires des sportives sont constamment source de préoccupation. Jusqu’à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, La Palestre ne favorise pas la pratique compétitive chez les femmes, respectant ainsi leur « nature ». Toutefois, les choses changent à partir de 1945 et de plus en plus de femmes s’illustrent dans des compétitions.

Au YWCA, on assiste au cheminement inverse. Alors que, dans les années 1920, les performances sont au coeur de la pratique sportive féminine, l’intérêt pour la compétition va peu à peu décroître et l’accent sera mis de plus en plus sur la santé, sous l’influence des professeures d’éducation physique américaines. De ce fait, les sports d’équipes seront de plus en plus délaissés et la gymnastique verra sa popularité augmenter.

L’approche comparatiste de l’auteure permet de faire émerger efficacement les nombreux discours et contre-discours qui imprègnent la pratique sportive féminine, tant chez les francophones que chez les anglophones, et les nombreuses nuances et mises en contexte apportées par l’historienne permettent de bien saisir les paradoxes de l’époque étudiée. Si certains aspects théoriques auraient mérité un développement un peu plus long, et si la conclusion aurait pu être plus forte, la fin se présentant quelque peu abruptement en raison d’un épilogue particulièrement court, ce ne sont là que de légers bémols. Nous sommes ici en face d’un ouvrage à la documentation fournie, bien écrit, et qui nous permet d’explorer une thématique jusqu’ici trop peu étudiée.