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L’historien du cinéma québécois Germain Lacasse a joué un rôle de premier plan dans le renouveau des études cinématographiques au cours des dernières décennies. En compagnie de chercheurs tels que Miriam Hansen, Gregory Waller ou Jacqueline Stewart, Lacasse a établi les bases d’une histoire du cinéma remettant de l’avant les questions liées à la diffusion des images en mouvement et à la dimension intermédiale du spectacle cinématographique. Les travaux de Lacasse et de ses pairs ont de cette façon jeté un éclairage nouveau sur la rapide transformation d’une curiosité scientifique, le cinématographe, en média de masse au tournant du vingtième siècle, de même que sur l’intégration du cinéma à la vie de différents groupes marginalisés par la culture dominante : femmes, immigrants, ouvriers, communautés rurales ou afro-américaines, etc.[2]

On le devine, cette nouvelle histoire du cinéma ne se consacrant plus exclusivement à l’étude de textes filmiques s’avéra particulièrement fructueuse dans le contexte des nombreuses nations qui, comme le Québec, tardèrent à développer leur propre production cinématographique. Lacasse procéda ainsi à la redécouverte d’une riche vie cinématographique animée par une figure oubliée, le bonimenteur de vues animées, dans le Québec des premières décennies du vingtième siècle[3]. À la fois maître de cérémonie, conférencier, comédien et traducteur, le bonimenteur facilitait la diffusion de productions culturelles étrangères. Il n’en contribuait pas moins, comme l’a amplement démontré Lacasse, à l’émergence d’une modernité vernaculaire adaptant ces textes importés (les films étant couramment bonimentés, doublés ou remontés) tout en les intégrant à des spectacles proposant par ailleurs des attractions scéniques enracinées dans la vie de la communauté. Lacasse insiste plus particulièrement dans ses travaux sur l’usage par de nombreux bonimenteurs canadiens-français d’une langue vernaculaire façonnée par la réalité quotidienne de leur public.

Ces recherches explorant les dimensions locale et intermédiale du spectacle cinématographique apportent un important correctif à certaines idées reçues sur le cinéma au Québec. Encore récemment, l’historien Scott MacKenzie avançait par exemple que, dans le Québec du début du vingtième siècle, le potentiel contre-hégémonique attribué au cinéma par certains n’était suggéré que par la forte opposition offerte au média par le clergé et l’administration provinciale[4]. Cette analyse semble tomber sous le sens si l’on s’en tient à la poignée de longs métrages de fiction tournés à l’époque au Québec, qui ne démontrent en effet que très peu de velléités contestataires. Elle devient toutefois plus difficilement défendable si l’on choisit de plutôt s’intéresser au phénomène cinématographique dans son ensemble, c’est-à-dire en prenant en compte les différents adjuvants et compléments aux films présentés dans les cinémas. Les recherches de Lacasse sur la pratique du boniment au Québec complètent à cet égard celles de Chantal Hébert et de André-G. Bourassa et Jean-Marc Larrue sur le burlesque et les autres divertissements populaires railleurs et irrévérencieux offerts par les salles de spectacle de la province[5].

Lacasse, Massé et Poirier apportent avec Le diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec une nouvelle contribution du plus grand intérêt à l’étude des croisements entre scène et écran dans la culture populaire. Leur ouvrage affine de surcroît notre compréhension du processus par lequel la société québécoise a assimilé et reconfiguré une modernité d’abord perçue comme exogène. Ce qui se présente comme une monographie portant sur le bonimenteur de vues animées québécois le plus célèbre de son époque, Alexandre Silvio, se révèle en effet une étude approfondie et très bien documentée de la naissance d’une autre forme de divertissement propre au Québec : la revue. Lacasse, Massé et Poirier décrivent en détail comment diverses traditions théâtrales françaises et américaines furent assimilées et transformées par des créateurs locaux (et parfois étrangers de passage, comme Charles De Roche) déjà habitués au bricolage de performances hybrides constituées avec les moyens du bord. Les très nombreux extraits de revues québécoises cités témoignent de plus de la capacité des artistes et des scripteurs ressuscités par les auteurs de produire des spectacles en résonance avec la société québécoise, et cela tant du point de vue du contenu que de la forme. L’ouvrage établit notamment un lien de filiation entre les revues montées à Montréal dès 1901 par les prédécesseurs de Silvio (qui se mettra quant à lui au genre à la fin des années 1910) et, entre autres choses, les Fridolinades de Gratien Gélinas, l’humour des Cyniques, et les Bye bye présentés annuellement par la télévision de Radio-Canada depuis 1968.

L’importance de l’actualité, et plus particulièrement de la vie politique, pour les revuistes, rapproche le genre des spectacles de burlesque (même si, au contraire des revues, ceux-ci ne reposaient pas sur des textes préparés à l’avance et n’avaient pas de fil conducteur). Lacasse, Massé et Poirier démontrent que les revues et les spectacles de burlesque incarnant la nouvelle modernité vernaculaire tiraient largement leur succès du fait qu’ils reflétaient et commentaient les bouleversements transformant la vie de leur public : urbanisation, industrialisation, électrification, transformation du rôle de la femme, développement des transports et des communications. Notons à cet égard que plusieurs revues intégraient une composante cinématographique, ce qui ne saurait surprendre, puisqu’elles étaient le plus souvent présentées dans des salles destinées en priorité aux projections. Les auteurs démolissent par conséquent le postulat d’un public passif et colonisé, notamment en suggérant que ces divertissements populaires pouvaient fonctionner comme une sphère publique alternative permettant l’expression et la circulation de discours reflétant les intérêts des classes populaires et, partant, ne cadrant pas forcément avec ceux des élites culturelles et économiques.

L’intérêt de l’ouvrage de Lacasse, Massé et Poirier dépasse ainsi largement l’histoire des divertissements. La réflexion et les importantes recherches menées par les auteurs dans un grand nombre de périodiques et de fonds d’archives sont de plus mises en valeur par une écriture claire et entraînante évitant le jargon minant malheureusement plusieurs publications du genre, de même que par l’inclusion de plusieurs reproductions de documents d’archives. On pourra, il est vrai, déplorer par moments la compartimentation des discussions théoriques et des exemples cités, ainsi que quelques erreurs factuelles et sources non ou mal attribuées. Il s’agit toutefois là de critiques très mineures vu la contribution apportée par cet ouvrage à la recherche historique sur la société québécoise et les spectacles populaires.