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Au fil de la deuxième moitié du XXe siècle, l’évaluation de la qualité des traductions est devenue une spécialisation à part entière au sein de la traductologie (Lee-Jahnke 2001 : 206). Juliane House, professeure émérite de l’Université de Hambourg, en a d’ailleurs fait son principal champ de recherche, elle qui est l’auteure d’un des modèles d’évaluation les plus reconnus de la discipline. Son dernier ouvrage fournit un panorama des plus récentes recherches interdisciplinaires portant sur la traduction, les études de corpus, les études psycho- et neurolinguistiques, ainsi que sur la communication interculturelle et la mondialisation. Ceci lui sert d’assise pour réviser son modèle fonctionnel-pragmatique au goût du jour. Comme ses prédécesseurs, décrits respectivement dans A model for translation quality assessment (1977/1981) et Translation quality assessment : a model revisited (1997), cette nouvelle édition s’appuie sur une analyse et une comparaison détaillées des caractéristiques textuelles et culturelles des textes source et cible. Or, pour House, l’évaluation de la qualité est plus qu’une application pratique. Au contraire, elle est intrinsèquement liée à une théorie de la traduction :

Evaluating the quality of a translation presupposes a theory of translation. Thus different views of translation lead to different concepts of translational quality, and hence different ways of assessing quality

House 1997 : 1

Le premier chapitre de Translation quality assessment : past and present est d’ailleurs consacré à des questions théoriques. House s’inquiète de voir la traductologie envisager de plus en plus la traduction comme un phénomène principalement social, culturel, politique, éthique et idéologique. Elle affirme que, malgré l’importance de ces divers aspects, il ne faut pas perdre de vue que la traduction demeure essentiellement un acte linguistique. En effet, elle définit la traduction comme une opération linguistique-textuelle par laquelle un texte dans une langue donnée est recontextualisé dans une autre langue, c’est-à-dire le remplacement d’un texte par un autre. L’auteure reconnaît cependant que la langue est imprégnée d’éléments culturels et contextuels, ce qui fait aussi de la traduction une forme de communication culturelle et d’action sociale. Étant donné les multiples facettes de son objet d’étude, la théorie de la traduction devrait donc, selon House, être multidisciplinaire, d’une façon qui permette de réconcilier les approches linguistiques/textuelles et celles qui se concentrent sur le contexte au sens large du terme. Elle est également d’avis qu’une théorie de la traduction ne peut être valide sans une réflexion sur un concept clé : l’équivalence. Pour House, une telle réflexion en entraîne nécessairement une autre : comment évaluer la qualité d’une traduction ? C’est pourquoi elle affirme que « [t]ranslation quality assessment can thus be said to be at the heart of any theory of translation » (House 2015 : 1). L’équivalence est donc la pierre angulaire de l’évaluation de la qualité en traduction. House reconnaît cependant qu’il s’agit d’un concept controversé, voire récusé par certains auteurs (House 2015 : 6). Selon elle, cette situation s’explique par une incompréhension collective du terme. House affirme en effet que des textes dits « équivalents » sont « de valeur égale » (equal value) plutôt que « similaires » ou encore « identiques », bien qu’elle ne précise pas ce qu’elle entend par « valeur ». Elle insiste tout de même sur le fait que la traductologie doit continuer à se pencher sur l’équivalence afin de produire des résultats valides, vérifiables et généralisables.

Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, House propose une recension critique de diverses approches traductologiques, qui s’articulent autour de trois axes. Dans un premier temps, House reproche à certaines approches leur manque de rigueur, ainsi que l’absence de concepts opératoires et d’hypothèses testables. C’est selon elle le cas des approches herméneutiques, représentées notamment par Friedrich Schleiermacher, Hans-Georg Gadamer et George Steiner, qui rejettent le positivisme et s’appuient exclusivement sur l’interprétation subjective du traducteur ou du critique. Pour House, les approches behavioristes, selon lesquelles la traduction devrait produire une réaction équivalente chez le public source et chez le public cible, sont également coupables, car la réaction du public est difficile à opérationnaliser et à tester. Enfin, les approches descriptives adoptent selon elle une définition trop large de la traduction, ce qui pose problème pour établir des critères d’évaluation de la qualité. Dans un deuxième temps, House critique les approches qui ne portent pas attention à la relation entre le texte source et la traduction, c’est-à-dire à la question de l’équivalence. Elle fait valoir que les approches herméneutiques rejettent la notion même d’équivalence. Quant aux approches behavioristes et descriptives, elles l’ignorent complètement, puisqu’elles se concentrent respectivement sur la réaction du public et sur la culture cible. Finalement, House estime que les approches fonctionnalistes sont plus préoccupées par le respect du skopos que par des questions d’équivalence textuelle. Dans un dernier temps, House n’est pas d’accord avec les approches qui ne fournissent pas de critères clairs permettant distinguer les traductions des autres formes de productions textuelles multilingues. Notamment, les approches fonctionnalistes, en ne se concentrant que sur le skopos et sur les attentes communicatives de la culture cible, n’arrivent pas à tracer la frontière entre traduction et adaptation. De même, les approches descriptives étudient toutes traductions se présentant comme telles (assumed translation), ce qui fait en sorte que des pseudotraductions et des traductions conventionnelles sont subsumées dans la même catégorie.

Au cours des cinq chapitres suivants (3 à 7), House résume les deux versions antérieures de son modèle d’évaluation de la qualité en traduction (House 1977/1981, 1997) et fournit des exemples pratiques de leur application. D’une part, elle en énonce les principes fondamentaux – prémisses, définitions, cadres théoriques, etc. –, c’est-à-dire les éléments qui sont demeurés inchangés depuis la parution de la première version. House envisage la traduction comme un texte doublement déterminé, à la fois par le texte source et par le contexte cible. Il en découle que les textes source et cible partagent une relation d’équivalence. C’est pourquoi House place l’équivalence, qu’elle définit comme la conservation des aspects sémantique (contenu propositionnel) et pragmatique (force illocutoire) du sens, au coeur de son modèle d’évaluation qualité. La traduction est donc, selon elle, le remplacement d’un texte rédigé en langue source par un texte sémantiquement et pragmatiquement équivalent rédigé en langue cible. Pour atteindre cette équivalence, elle affirme que les textes source et cible doivent remplir une fonction équivalente. Elle est d’ailleurs d’avis qu’une analyse linguistique et pragmatique, détaillée et systématique, d’un texte dans son contexte de situation permet de générer un profil textuel, duquel on peut déduire la fonction du texte. Si le profil textuel et la fonction de la traduction correspondent à ceux du texte source, House estime que la traduction est de qualité adéquate. Elle précise cependant que cette correspondance ne doit pas nécessairement être absolue : cela dépend du type de traduction.

En effet, le modèle de House comprend une distinction entre deux types de traduction, la traduction manifeste (overt translation) et la traduction tacite (covert translation). Dans le premier cas, House explique que la traduction ne s’adresse manifestement pas à ses destinataires ; autrement dit, elle n’agit pas comme un second original, car son statut de traduction est évident. House réserve la traduction manifeste pour des textes liés à une époque ou à un événement historique spécifique ou pour des textes ayant un certain statut dans la culture source. Elle affirme qu’une traduction manifeste ne peut avoir la même fonction que son texte source. Pour être adéquate, ce genre de traduction doit donc remplir une fonction secondaire, qui est de révéler la particularité de l’original à un public constitué de locuteurs contemporains moyens dans la culture cible. Dans le deuxième cas, House souligne que la traduction ne se présente pas comme telle ; en effet, une traduction tacite passe pour un texte original en langue cible. L’auteure précise qu’un texte original et sa traduction tacite sont déterminés par les besoins équivalents de deux publics contemporains comparables, en langues source et cible ; la fonction d’une traduction tacite devrait donc être la même que celle de son texte source. House rappelle cependant qu’il peut exister des différences culturelles entre les communautés source et cible. Pour préserver la fonction du texte, le traducteur doit dans ce cas modifier le profil textuel de l’original en appliquant ce que House appelle un « filtre culturel ». Or, selon elle, l’existence de différences culturelles doit d’abord être corroborée par des études ethnographiques, socioculturelles et discursives pour éviter de modifier indument le texte source. Ainsi, jusqu’à preuve du contraire, on présuppose la compatibilité culturelle.

D’autre part, House décrit les éléments de son modèle qui ont évolué entre la première et la deuxième version, c’est-à-dire les paramètres d’analyse. House rappelle qu’elle s’inscrit dans la tradition linguistique de Firth et de Halliday ; elle considère donc qu’un texte ne peut être dissocié de son contexte de situation. Par conséquent, pour caractériser la fonction d’un texte, on doit se reporter à son contexte de situation, une notion générale qui doit être décomposée en paramètres gérables, que House appelle « dimensions situationnelles ». Le but de l’analyse sera donc d’identifier les corrélats linguistiques de ces dimensions situationnelles, c’est-à-dire comment ces dernières sont réalisées lexicalement, syntaxiquement et textuellement. Dans la première mouture de son modèle, House s’est inspirée du schéma établit par Crystal et Davy (1969), ce qui lui a permis d’identifier deux dimensions situationnelles principales. La première, les caractéristiques de l’énonciateur, comporte trois sous-dimensions : l’origine géographique de l’énonciateur, sa classe sociale et l’époque à laquelle il vit. La deuxième dimension, les caractéristiques de l’énonciation, comporte quant à elle cinq sous-dimensions : médium (texte écrit, texte écrit pour être lu, texte parlé, etc.), participation (simple : monologue ou dialogue ; complexe), relation entre énonciateur et destinataire (symétrique ou asymétrique), niveau de langue (formel vs informel) et sujet (le thème du texte, au sens large). Dans la deuxième version de son modèle, House fait plutôt appel au concept hallidayien de registre, qui se compose du champ (sujet du texte et degré de spécialité), de la teneur (caractéristiques de l’énonciateur et du destinataire : provenance temporelle, géographique et sociale ; relation entre eux ; niveau de langue) et du mode (médium et degré de participation entre l’auteur et le lecteur)[1]. House prend également en compte le concept de genre textuel. Selon elle, le concept de registre permet de sonder le lien entre le texte et son microcontexte, alors que celui du genre fait le pont entre le texte et son macrocontexte : la communauté linguistique et culturelle dans laquelle s’inscrit le texte. La deuxième version du modèle de House est illustrée à la figure 1.

Figure 1

Le modèle d’analyse de House (adapté de House 1997)

Le modèle d’analyse de House (adapté de House 1997)

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House aborde ensuite quatre axes de recherche qui présentent un intérêt pour la traductologie et qui peuvent selon elle contribuer à raffiner et à valider son modèle d’évaluation de la qualité : la pragmatique contrastive (chapitre 8), la mondialisation (chapitre 9), les études de corpus (chapitre 10) et les approches cognitives en traduction (chapitre 11). Tout d’abord, House affirme que la pragmatique contrastive est une branche importante de la traductologie, car elle permet de déterminer la légitimité d’un filtre culturel et d’en évaluer les effets. Elle rapporte d’ailleurs les résultats d’une étude qu’elle a elle-même menée sur des locuteurs natifs de l’anglais et de l’allemand et qui avait permis d’identifier certaines différences pragmatiques entre les deux langues-cultures. Selon elle, les traducteurs et les évaluateurs de traduction doivent s’appuyer sur des recherches similaires dans l’exercice de leurs fonctions. House s’intéresse ensuite aux conséquences linguistiques, économiques, politiques et sociales de la mondialisation et son effet sur la traduction et l’évaluation de la qualité en traduction. Elle affirme que la mondialisation a mené à l’émergence de l’anglais comme lingua franca (ALF), ce qui a pour conséquence un glissement global vers les normes communicatives anglo-saxonnes. Cette situation se répercute inévitablement sur le filtre culturel : des textes qui autrefois étaient adaptés aux attentes de la culture cible ne le sont plus et conservent leur caractère « internationalisé ». House soutient donc que les processus de mondialisation doivent être étudiés plus en détail afin d’adapter les schémas d’évaluation à la réalité mondiale.

House poursuit en traitant de la question de l’utilisation de corpus en traductologie, qu’elle considère comme un outil de recherche précieux. Selon elle, les corpus permettent aux chercheurs d’aller au-delà des études de cas et donc d’atteindre un certain niveau de généralisation. Elle précise toutefois que l’analyse quantitative de corpus ne doit pas venir remplacer l’analyse qualitative, plus poussée, d’un seul ou d’un petit nombre de textes ; au contraire, les deux types d’analyse sont complémentaires. En effet, l’intérêt des corpus réside, selon House, dans le fait qu’ils permettent aux chercheurs de valider des résultats obtenus à l’aide d’une analyse qualitative restreinte. Finalement, House se penche sur les études traductologiques d’orientation cognitiviste. Elle maintient que ce type d’étude peut démystifier le cerveau bilingue du traducteur, notamment par la description et l’explication de ses stratégies de compréhension, de résolution de problème et de prise de décision, et donc enrichir l’évaluation de la qualité. House porte une attention particulière à la théorie neurolinguistique du cerveau bilingue de Paradis (2004). Ce dernier émet l’hypothèse selon laquelle les bilingues possèdent un ensemble de connexions neuronales distinct pour chaque langue (L1 et L2), mais également un ensemble plus large qui tire des éléments des deux langues à la fois. House rapporte que Paradis décrit deux stratégies de traduction distinctes en fonction de cette organisation neuronale : la première passe par le système conceptuel et implique des opérations de décodage et d’encodage linguistique, alors que la deuxième saute l’étape du traitement sémantico-conceptuel et équivaut à un transcodage direct d’éléments linguistiques en langue source en leurs équivalents en langue cible. House y voit un parallèle avec sa distinction entre traduction manifeste et traduction tacite, la première étant plus exigeante au plan cognitif.

Dans le dernier chapitre, House présente une nouvelle version de son modèle, révisée à la lumière des différentes perspectives abordées dans les chapitres 8 à 11. La structure de son modèle demeure cependant foncièrement la même. En effet, House ne remanie que légèrement son modèle. Par exemple, sur le plan des paramètres d’analyse, certains éléments qui avant étaient traités sous la rubrique « médium » le sont maintenant dans la rubrique « teneur ». Elle ajoute également une boîte nommée « études de corpus » dans son schéma (voir figure 1), entre les boîtes « langue/texte » et « genre ». Ceci reflète le rôle des études de corpus, qui selon elle permettent aux chercheurs de déterminer dans quelle mesure les caractéristiques d’une traduction donnée respectent les normes et les conventions du genre textuel en langue cible. Pour ce qui est des idées tirées de la pragmatique contrastive, de la mondialisation et des approches cognitives en traduction, House s’en sert principalement pour valider ou étayer des éléments qui existaient déjà dans la dernière version de son modèle, notamment le filtre culturel et la distinction entre traduction manifeste et tacite.

En conclusion, il faut admettre que Translation quality assessment : past and present est essentiellement un ouvrage de synthèse. En effet, plus de la moitié du livre est consacrée à la recension des travaux d’autres traductologues ou des versions antérieures de son modèle. Il faut donc attendre jusqu’au chapitre 8 avant que des thématiques nouvelles soient traitées. De plus, les discussions des chapitres 8 à 11 n’aboutissent pas à une mise à jour significative du modèle, mais viennent plutôt le corroborer. La révolution informatique et l’avènement des corpus ont bouleversé la traductologie dans son ensemble, ce qui rend l’intégration des études de corpus dans cette troisième version du modèle incontournable et quelque peu triviale. Ainsi, ceux qui désirent appliquer le modèle de House dans leurs recherches seront mieux servis en allant consulter Translation quality assessment : a model revisited (1997), qui en offre une discussion plus complète et plus détaillée. Néanmoins, en jonglant avec l’apport de nombreuses disciplines différentes, House réussit tout de même à soulever des questions intéressantes et à proposer des perspectives de recherche productives. Cet ouvrage, qui constitue l’aboutissement de près de 40 ans de recherche sur le sujet, peut donc s’avérer fort utile pour qui souhaite s’initier à l’évaluation de la qualité en traduction.