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Il limitait, autant qu’il le pouvait, ses affects.

− Nina Bouraoui[1]

Lire l’oeuvre autofictionnelle de l’écrivaine franco-algérienne Nina Bouraoui ne laisse pas le lecteur indemne. Depuis les mutilations graphiques fantasmées par la narratrice de son premier roman, La Voyeuse interdite (se voir en train de se pénétrer par un cintre), en passant par la douleur obsédante de celle de son avant-dernier roman, Sauvage (face à la disparition sans explication de son âme soeur), l’auteure emporte avec elle son lecteur dans le vertige d’une tourmente littéraire. La question de la blessure[2] a été largement débattue à propos des textes de Nina Bouraoui, notamment par Helen Vassallo et Laurence Enjolras, l’une argumentant qu’elle est l’expression de maux postcoloniaux qui assiègent l’auteure : « [Embodied memory] is the involuntary and unarticulated remembrance of a historical wound located within the body but encompassing the universal [3].» L’autre avance que Bouraoui procède par-là à une saignée critique à l’encontre de toute identité : « Bouraoui ne cesse d’excaver, de tarauder, de faire saigner la plaie pour expurger la vérité du sujet tel qu’intimement elle le sait : un/e métissé/e, dont la “normalité” est dualité, pluralité[4]. » Toutefois, on n’a jamais abordé directement la littérarité de la blessure qui fait que les critiques – tout comme le lecteur – ressentent assez la blessure dans l’ensemble de l’oeuvre de Bouraoui pour l’intégrer dans leurs analyses respectives.

En nous appuyant plus particulièrement sur Mes mauvaises pensées, Appelez-moi par mon prénom et Nos baisers sont des adieux, nous voudrions montrer que l’auteure transforme l’extrême violence de sa prose – racontant son sentiment de perte devant les identités française, algérienne et lesbienne qu’on lui assigne généralement[5] – en une transmission « d’affects[6] ». La présente analyse puisera, bien entendu, dans les acquis de l’“affect theory” américaine. Comment ne pas voir en effet une filiation de pensée entre la vision de la douleur chez Sara Ahmed − « the intensity of feelings like pain recalls us to our body surfaces : pain seizes me back to my body[7] » − et cette littérarité de la blessure qui perturbe le lecteur de Bouraoui et le renvoie toujours à son corps ? Soucieux de faire émerger cette question de l’affect depuis les textes mêmes de l’auteure, cet essai préférera toutefois s’appuyer sur la définition plus neutre qu’en fait Brian Massumi. Pour le critique, l’affect se place toujours du côté d’une « émergence » au sein du corps accompagnant l’événement langagier :

Affect in this essay is precisely this two-sidedness, the simultaneous participation of the virtual in the actual and the actual in the virtual, as one arises from and returns to the other. Affect is this two-sidedness as seen from the side of the actual thing, as couched in its perception[8].

C’est ce que la blessure représenterait chez Bouraoui : une intensité en sus du langage, dont le corps blessé enregistre – sur le papier – justement sa non-réalisation (complète). À en croire Massumi, nous aurions affaire à une virtualité du corps, c’est-à-dire à un plan d’immanence où le corps enregistrerait toujours autrement, en saurait plus que ce qui est dit ou fait.

Toutefois, cette première définition pose inévitablement la question de l’intentionnalité[9] en littérature : si l’affect ne peut être discerné que pré-consciemment, comment serait-il possible, comme le prétend néanmoins Lauren Berlant, que l’affect soit toujours de l’ordre de la collectivité ? « Affect is about affectus, about being affected and affecting, and therefore about relationality and reciprocity as such, affect theory is inevitably concerned with the analysis of collective atmospheres[10]. » Pour autant, l’écriture du corps blessé, chez Bouraoui, apparaît réellement au lecteur dans ce que Oana Panaïté appelle avec justesse « la tensionalité du non-lieu[11] », c’est-à-dire qu’on y ressent, hors des mots, « the escape of affect [that] cannot but be perceived alongside the perceptions that are its capture[12] ». Nous verrons ainsi que la médiation du texte littéraire est ce qui permet, dans l’oeuvre bouraouienne, à la fois d’enregistrer et de restituer l’affect issu de ladite blessure. L’oeuvre de Bouraoui nous forcera alors à reconsidérer sensiblement la définition que nous nous faisons de l’affect, dès lors que son mode d’émergence y est non seulement corporel, mais aussi consubstantiellement littéraire. Dans ce cas, il faudra se ranger du côté de Pieter Vermeulen et accepter le fait suivant : « Affect in literature is then not a fatefully pre-linguistic and pre-conscious substance, but an effect of the inability of literary works to fully contain the intensities they irresistibly unleash[13]. » En liant la virtualité du corps – perçue et transmise par la radicalisation de récents procédés littéraires, tels que l’autodiction – à celles d’oeuvres d’art (textes littéraires y compris) et à d’autres corps en émission d’affects excédentaires eux aussi, Bouraoui suggèrera alors la possibilité, à travers la littérature, d’une nouvelle sexualité affective, c’est-à-dire, véritablement, une relation interpersonnelle au-delà de tout carcan identitaire et de toute orientation sexuelle, mais sans abandonner ces appartenances pour autant.

Entre autodiction et « écriture qui saigne »

Partie des exigences de son écriture proche du corps[14] et hors des groupes qu’on aurait voulu lui assigner, Bouraoui s’est trouvée naturellement en « affinité » avec des courants de pensée qui avaient remis en question une certaine transparence, ou adéquation de l’histoire individuelle et collective. Cette exploration littéraire, au fait des récents développements en sciences humaines et en littérature (en particulier des transformations du genre narratif) s’inscrit plus particulièrement dans un courant littéraire que Bruno Blanckeman met à jour adroitement sous la bannière de l’« autodiction » :

Au plus près du sentiment de soi, plusieurs écrivains tentent de tenir une parole. Leur récit ne vise ni le portrait, ni la fixation chronologique d’une vie ni le saisissement chronologique. Simplement, en écrivant, se met à jour, au jour et naît à la langue[15].

L’appellation « autodiction » convient parfaitement à Bouraoui. L’écrivaine ne dit-elle pas, dans une interview, qu’elle « parle une langue de la sensation, une langue du corps[16] » ? Il ne s’agit plus d’écrire sa propre biographie, même en la romançant, comme l’on s’y attendrait de textes dits « autofictionnels » pour Bouraoui, mais plutôt de traduire l’urgence que cette voix a à s’actualiser à l’écrit par le biais du corps – d’où le recours insistant à la blessure. Le sujet bouraouien n’existe que s’il perpétue « sa narration interne – ce qu’il raconte de sa vie – et sa figure emblématique – un ordre de personnalité consciente[17] ».

L’écriture n’est pas seulement une fiction de soi pour Bouraoui, elle en devient une radicalisation aux tonalités ontologiques : se dire ou (sembler) périr. Le livre le plus emblématique de cette voix qui a urgence à (se) dire est incontestablement Mes mauvaises pensées. Ce roman à la première personne, qui a reçu le prix Renaudot en 2005, met en scène la parole analytique de l’auteure-narratrice[18] face à sa thérapeute. Bouraoui poursuit ainsi l’exploration littéraire, comme l’indique Blanckeman, des « lieux mêmes qui l’inquiétèrent : la psyché et ses confins, l’Histoire et ses chocs, l’écriture et ses opérateurs[19] », en intégrant à la fois son histoire particulière (liée aux traumatismes de la guerre d’Algérie, dont elle a senti les répercussions lors de son enfance à Alger, et son mal à se reconnaître dans des identités préconçues) et sa mise en place dans le cadre d’une psychanalyse. Cependant, elle le fait d’une toute autre manière que les textes pionniers[20] des années 1980 auxquels fait référence Blanckeman : elle interroge ces lieux d’inquiétude de la littérature selon un procédé d’écriture lui-même déjà structurellement interrogateur, l’autodiction.

Ce texte nous permet ainsi de thématiser la voix blessée de l’autodiction, qui parcourt tous les autres romans de Bouraoui. Mes mauvaises pensées commence en effet par ces lignes :

Je viens vous voir parce que j’ai des mauvaises pensées. Mon âme me dévore, je suis assiégée. Je porte quelqu’un à l’intérieur de ma tête, quelqu’un qui n’est plus moi ou qui serait un moi que j’aurais longtemps tenu étouffé[21].

On remarquera d’emblée que cette voix ne se ménage pas, qu’elle fait, dès le départ, appel au registre de la blessure, entre morsure mentale, suffocation, voire invasion (mentale et corporelle). On notera surtout, dans cette adresse, que la narratrice souhaite arriver, par le biais de la rencontre avec la thérapeute, à exposer « ses mauvaises pensées », c’est-à-dire à les vocaliser. Il faut bien comprendre ce que ces prémices impliquent par rapport à l’autodiction que désigne Blanckeman. Nous n’avons pas ici affaire à une voix sortie du néant, une conscience à laquelle nous aurions directement accès et dont l’urgence serait d’être susceptible de disparaître à tout instant dans un vide extra-langagier[22]. Non, ici la pensée doit d’abord se mettre en paroles pour se déployer ensuite en flux tendu. Tout au long du roman, la voix de la narratrice essaie de préempter celle de la thérapeute et de deviner ce que cette dernière pense du « cas » de Bouraoui. L’auteure-narratrice indique, d’entrée de jeu : « [J]e vais porter ma voix sur vous, je n’en espère aucun amour, aucune intrigue[23].» La narration, dans les textes de Bouraoui, renonce alors à une certaine prétention au « saisissement psychologique d’un caractère[24] », au sens où le lecteur accepterait un pacte de lecture qui lui permettrait de ne pas questionner cet accès à une conscience sans autre forme de procès.

En effet, la « voix écrivante » de la narratrice circule toute tendue au gré d’événements marquants pour elle, sans aucune « fixation chronologique[25] », mais elle se déplace et se forme aussi par affinité à des oeuvres artistiques citées dans le texte (allant du film au livre), voire à certains médias (la Chaîne d’information en continu, par exemple). Frappant, l’extrait suivant montre que, derrière l’errance superficielle du propos, on retrouve la logique propre à la voix de l’autodiction, celle de l’écriture en train de se dire et de se penser, donc d’exprimer la blessure :

Il y a cette scène dans Mulholland Drive, ce ravissement des corps, il y a une ouverture et non une prise, il y a un effet miroir, puis un effet loupe, il ne s’agit plus de femmes mais de corps parfaits dont les tensions ne sont pas des tensions meurtrières. C’est tout de suite un rapport amoureux, ou plus encore c’est une sexualité amoureuse, indéfinissable. Aimez-vous David Lynch ? Allez-vous au cinéma ? Que pensez-vous de mes livres ? Je ne peux plus regarder les auteurs à la télévision, je leur en veux, parce qu’ils ont un livre dans leurs mains, moi je suis dans une écriture blanche[26].

Si nous avons choisi de reproduire ce long passage in extenso, c’est pour montrer à quel point ce flot de paroles se nourrit de ses propres réflexions sur une oeuvre pour en mimer ensuite les effets : l’autodiction n’est pas une narration-fleuve en « roue libre ». Autrement dit, tout geste langagier en train de se déployer est toujours analysé, réincorporé dans le prochain. C’est précisément ce qui rend une intensité palpable, que l’on pourrait à tort analyser comme un pathos de la blessure ; ce qui fait déjà entrevoir cette « échappée » de l’affect que Massumi décelait en parallèle à chaque expression langagière. Dans ce passage, l’auteure-narratrice nous livre en effet une critique très personnelle – à rebours des analyses psychanalytiques classiques du film de David Lynch[27] – et ouvre déjà, si l’on peut dire, la porte à l’affect. Passer d’un « effet miroir » à un « effet loupe » lui permet d’aller au-delà des interprétations habituelles sur le transfert d’un personnage à l’autre (ou une quelconque identification de la part du spectateur) : ces « corps parfaits » le deviennent parce que, justement, ce ne sont « plus des femmes ». En ouvrant la question du genre sexuel dans le film de Lynch, la narratrice réfute également toute tentative d’analyse sémiotique de cette scène : quels signes ou messages sont à chercher pour représenter l’intangible revendiqué d’une « sexualité amoureuse, indéfinissable » ?

C’est alors qu’après ces réflexions, le texte fonctionne brusquement de la même manière que ce refus de sens avéré dans le film Mulholland Drive : on passe de cette analyse de scène à des questions à la thérapeute, qui dévie ensuite la narratrice vers une reprise de parole à propos de sa propre image dans les médias. Comme nous l’avons indiqué plus haut, en posant ces questions, la narratrice se met partiellement dans la peau de la thérapeute. Elle suppose ainsi – sans lui laisser une seule fois la parole – que l’analyste adhère à l’analyse filmique de sa patiente, qu’elle a fait l’expérience ou saisi cette même « sexualité amoureuse » qui « crève l’écran » dans le film de Lynch. Vient enfin le moment d’un retour ambigu de la voix à elle-même. Ce « je » de la voix est bien sûr celui de la patiente qui s’imagine en face de l’analyste. Toutefois, pendant ce même moment d’énonciation, il se produit pour ainsi dire « un effet loupe » similaire à ce qu’il venait d’être décrit chez Lynch dans la narration. Ce « je » correspond aussi à celui d’une narratrice qui semble se voir en train de regarder d’autres auteurs littéraires à la télévision. On le voit, ces mouvements et ces inconstances du texte – voire la mise en abyme de son instance narrative – sont la marque d’une écriture qui s’auto-génère, tant thématiquement que théoriquement (car la logique de structuration du texte se double ici d’une exégèse originale), plus qu’elle ne se déroule.

C’est dans ce contexte d’auto-génération spontanée de la voix narrante à elle-même que la blessure réapparaît en effet à chaque tournant – car nous ne restons jamais trop longtemps dans l’abstraction ; on en revient toujours au corps avec Nina Bouraoui. Tout se passe comme si le corps écrivant était seul capable d’appréhender cette zone liminale révélatrice de sa propre part d’affect. La narratrice s’empresse ainsi d’expliciter son expression « écriture blanche » en ayant recours non pas aux termes abscons ou théoriques[28] qu’on lui attribue généralement, mais à des parties du corps décrites avec précision :

J’en ai conscience, c’est une conscience organique, je pense à mon cerveau, à ses matières molles, aux milliers de ramifications qui me font écrire, qui me font douter ; j’ai peur d’altérer ce mécanisme-là, la main libre, la main qui raconte. J’ai peur de tout perdre, j’ai peur de placer mon sujet sans mon verbe, j’ai peur de déstructurer mon langage[29].

La posture ontologique de l’écriture blanche s’explique par la description la plus graphique, la plus palpable du cerveau de l’auteure entre « matières molles » et neurones en rhizome. C’est cette matière grise avec ses nervures qui entraîne la narratrice dans un mouvement de balancier entre acte d’écriture et « doute » de sa propre réalisation. Qu’on ne s’y trompe pas, « la main libre » désigne ici la pratique scripturale en tant que suite de gestes langagiers (comme Bouraoui le notait explicitement dans son interview[30]) puisque c’est la main qui « raconte » et non la bouche. Ici, la voix de l’autodiction renvoie ainsi à sa propre débilitation potentielle en aphasie (« j’ai peur de placer mon sujet sans mon verbe ») dès lors que l’idée de l’achèvement d’un livre intervient, dès lors qu’elle doit cesser de se déployer dans une scène de l’énonciation sans fin et sans logique narrative prédéterminée.

Contre cette fuite en avant, Bouraoui décide de « tout écrire pour tout retenir, c’est ma théorie de l’écriture qui saigne[31] ». Le corps devient blessé parce qu’il écrit. En tant que suite gestuelle qui se scrute et s’autoanalyse – et que le lecteur semble capter au moment de s’inscrire sur le papier –, l’écriture est une manifestation physique en insurrection avec une temporalité « narrative », qui biaise toujours la compréhension que nous avons de nous-même. À la lumière de l’autodiction, on comprend mieux le paradoxe apparent qu’il y a à lier un acte de rétention de la blessure à l’écriture : cette écriture s’épanche dans le présent atemporel de l’autodiction, justement contre cette mise au pas temporelle qui assujettit le corps écrivant.

La faillite de soi pour se faire l’écho d’autrui

La blessure intervient donc au moment précis où l’autodiction fonctionne comme un arrachement à cette logique (narrative en particulier) à vide, grâce à sa capacité à s’adresser toujours à quelqu’un stratégiquement pour déployer ce présent atemporel d’une écriture en pleine perlaboration d’elle-même. Lorsqu’on compare la pratique de l’autodiction que nous observons dans les romans de Bouraoui à ce que Judith Butler développe sur le récit de soi comme « adresse », on est frappé de voir à quel point les textes de Bouraoui rendent pratiques et actuels les propos théoriques de la critique américaine. Sur l’adresse (au sens large) dans un récit autobiographique, Judith Butler écrit : « My suggestion here is that structure of address is not precisely a feature of narrative, one of its many variable attributes but an interruption of narrative itself [32]. » Bouraoui a radicalisé cette brèche du récit pour en faire paradoxalement son mode d’expression privilégié. Il faut cependant ajouter que, selon Butler, cette interruption de la forme narrative dans l’adresse intervient parce qu’elle prend la forme de ce moment précis d’un redoublement de la faillite narrative. Pour la critique, en effet, un récit de soi (« account of oneself ») est toujours voué à l’échec :

The « I » who narrates finds that it cannot direct its narration, finds that it cannot give an account of its inability to narrate, why its narration breaks down, and so it comes to experience itself […]. And the « I » is no longer imparting a narrative to a receiving analyst or Other. The « I » is breaking down in certain very specific ways in front of the Other[33].

Lorsque le « je » se dit, il dit en fait l’existence de l’autre et donc la faillite de soi. Dans le cas de l’adresse, nous avons un « je » qui présuppose déjà son indexation à autrui et qui s’adresse en plus à lui, étant conscient que cette adresse est émise par un locuteur qui sait ne pas être original/originel – ce que Butler exprime dans l’aphorisme suivant : « I am only in the address to you[34] ». Bouraoui rend consciente et productive cette impossibilité de se dire originale, lorsque que la narratrice de Mes mauvaises pensées déclare : « Quand je rentre de nos séances, j’écris sur un carnet mon histoire, qui devient, lentement, votre histoire parce que je n’arrive plus à vous dissocier de moi[35]. »

Une voix entérinant la démarche d’être sous condition d’autrui, dans le texte, par l’adresse implique une expression qui doit nécessairement rendre compte du fait que : « I am wounded, and I find that the wound itself testifies to the fact that I am impressionable, given over to the Other in ways I cannot fully predict or control[36]. » Si l’on suit Butler, la blessure, chez Bouraoui, serait en fait une percée de compréhension parce qu’elle est la marque trop présente d’une reddition à autrui. À la lueur de cette abdication en tension vers le lecteur, on doit relire autrement l’incipit de Mes mauvaises pensées : lorsque la narratrice dit « mon âme se dévore. Je suis assiégée. Je porte quelqu’un à l’intérieur de ma tête, quelqu’un qui n’est plus moi[37]», ne pourrions-nous pas plutôt percevoir l’autre versant de cette déclaration et voir, dans ce siège fait à l’esprit, la reconnaissance de la capitulation à autrui ? Il y a un effacement de contexte patent chez Bouraoui parce que la voix de l’autodiction ne se réfère jamais à elle-même, elle s’absente toujours pour accuser existence d’autrui.

En tant que percée de compréhension, les multiples références au corps blessé sont justement les marques d’un « point de césure[38] » qui ouvre un nouveau plan de lecture et nous force à adopter une autre logique de décryptage. Ces « tensions » que nous venons de nommer et que Bouraoui interprète comme « indéfinissables » dans la scène de Mulholland Drive, même lorsqu’elles apparaissent « meurtrières », devraient nous mettre sur la voie de nouvelles potentialités du roman contemporain. Ce qui est en jeu ici n’est pas moins que la transmission prélogique, paralogique de ces intensités, de ces tensions autres, de ces affects – à tort assimilés à la blessure ou à la violence – entre la figure de l’auteure-narratrice, c’est-à-dire « la prise virtuelle de conscience de ce que Bouraoui a toujours été[39] », et le lecteur via un texte littéraire.

Éthique de l’écho

Les travaux de Massumi nous sont ici d’une précieuse utilité parce qu’ils complètent et rendent plus tangibles les implications théoriques décelées par Butler et à l’oeuvre chez Bouraoui (qui la cite, comme nous allons le voir). Massumi localise ce nous avons pressenti avec des termes comme « percée » ou « non-signification », par le fait que le « language, though head-stong, is not simply in opposition to intensity. It would seem to function differentially in relation to it [40] ». Pour le critique, l’intensité, ou « affect », se matérialise de manière tangentielle à la signification habituelle. Cela s’explique par le fait que l’acte d’intellection est toujours en deçà de l’affect : « [Will and consciousness] are limitative, derived functions which reduce a complexity too rich to be expressed[41]. » Cette impossibilité d’appropriation totale n’est-elle pas déjà structurellement présente dans la prose bouraouienne, ainsi que dans cette qualité poreuse d’une occultation à soi-même ?

Force est d’admettre qu’il y a, en effet, un autre niveau de lecture à atteindre, celui où l’écriture bouraouienne devient frontière de transmission entre des affects retenus, « dé-localisés » dans la « désidentification » de l’écho, puis retransmis obliquement dans sa non-signification. Car on voit bien qu’il n’y a jamais un effacement total de l’instance narrative chez Bouraoui : ce reste ou cette présence se localise précisément dans une certaine intensité à se rendre à l’autre, inlassablement, en invoquant la blessure.

Appelez-moi par mon prénom, roman de Nina Bouraoui où Judith Butler est justement citée, illustre parfaitement la question de l’écho lié à l’affect[42]. Dans ce roman, beaucoup plus structuré que les précédents, la voix de l’autodiction s’exprime pour la première fois aux temps du passé pour nous raconter comment la narratrice est tombée amoureuse d’un de ses lecteurs[43]. La folie amoureuse de la narratrice va peu à peu transformer l’intrigue d’un roman qu’elle est en train d’écrire et que le lecteur assidu de Bouraoui aura vite reconnu comme étant Avant les hommes, roman paru avant le texte que nous sommes en train de lire. Ce roman met ainsi en relief la question de l’écho entre deux textes de Bouraoui, tout en développant de manière détaillée les transformations de cette narratrice qui renverse tous les rôles en s’abandonnant à un lecteur, masculin de surcroît.

De l’histoire d’un couple homosexuel à celle d’un amant esseulé qui vit dans les souvenirs qu’il a d’un « fiancé impossible à posséder[44] », l’intrigue d’Avant les hommes décrite dans ce roman ultérieur évolue symétriquement à la reddition de la narratrice à ce lecteur qui la bouleverse dans ses certitudes, surtout concernant ses expériences passées : « Ma première vie en Suisse me semblait lointaine, dénaturée par ma rencontre avec P. Il avait changé mon passé[45]. » Dans une certaine mesure, notre « passé » de lecteur est lui aussi remis en cause puisque le texte achevé d’Avant les hommes n’informe pas notre lecture, il ne nous donne pas une longueur d’avance à propos de l’intrigue d’Appelez-moi par mon prénom. Il se creuse plutôt comme la résonnance lointaine et redondante de la capitulation permanente de la narratrice face à ce jeune homme : les péripéties du jeune Jérémie en banlieue, fantasmant sur son ami Samy, ne seraient en fait que l’écho déformé de la poursuite, par la narratrice, de son amant-lecteur. L’oeuvre de Bouraoui prend ici une autre dimension, en mettant en place un circuit citationnel complexe, constitué de transmissions qui occultent, mettent au second plan l’intrigue individuelle de chacun des deux romans.

Appelez-moi par mon prénom, parce qu’il juxtapose ces réflexions métafictionnelles à une autre mise en abyme, celle du corps dans le texte, peut nous permettre de comprendre plus avant la nature de ces affects qui sont transmis par le roman. Puisque ce lecteur idolâtré par l’auteure-narratrice est également un apprenti artiste essayant de déconstruire la notion d’identité, le corps va devenir une source de réflexion primordiale pour la narratrice. Elle note ainsi qu’« il avait choisi des artistes extrêmes pour illustrer les extrémités de l’esprit – les troubles du genre. […] Il avait travaillé d’après les oeuvres de Claude Cahun, de Michel Journiac, de Cindy Sherman et les essais de Butler[46] ». Bouraoui fait intervenir explicitement la théorie du genre (avec un clin d’oeil au premier essai de Butler, Gender Trouble[47]) ces derniers temps si conspuée par une partie de plus en plus conservatrice de la société française, mais à rebours de cette simple réduction à l’homosexualité que la vulgate lui assigne généralement. À déconstruire son identité et la vision qu’elle a de son corps dès lors qu’elle se fait l’écho du jeune artiste, la narratrice accède à une « nouvelle pratique amoureuse[48] », au-delà du sexe assigné aux corps et de leur orientation sexuelle :

J’avais l’image de nos corps dressés dans l’immensité du monde, solitude que je comparais à celle des corps du peintre François Ferrier dont nous avions suivi l’exposition, traversés par les forces qui semblaient quitter les toiles brunes et rousses, folles et veinées, à l’image des combats ou des désertions qu’elles révélaient[49].

On reconnaît ces mêmes corps qui étaient déjà convoqués à propos de Lynch, c’est-à-dire qu’on distingue à nouveau ici une sexualité qui prendrait en compte de nouveaux rapports entre les corps, que l’esprit ne pourrait totalement concevoir, puisqu’aux « extrémités de l’esprit ». Cela veut dire que la perlaboration artistique et philosophique sur le genre aurait permis, presque malgré elle, d’ouvrir le corps à sa partie la plus virtuelle, celle qui se développe sur un plan immanent d’affects. On retrouve ici aussi l’idée d’intensité qui s’échappe d’un plan de signification derrière ces « forces qui semblaient quitter les toiles ». C’est cette nouvelle perception de leur corps en émission d’affect qui va pousser la narratrice à ne plus pouvoir différencier son écriture de sa pratique amoureuse :

Je retournais à mon roman, veillant à séparer mon écriture de ma nouvelle histoire d’amour. Je pensais à ces personnes qui transformaient leurs corps pour en faire des objets d’art, composés de veines, de sang, et de tissus. Mes tourments avaient souvent eu raison de mes liaisons[50].

Avec cette dernière phrase, on comprend qu’il est impossible pour elle, comme nous venons d’ailleurs de le voir, de séparer son écriture de sa vie. C’est d’ailleurs dans cette concentration de sa vie dans la prolongation du corps écrivant que se créent ces « tourments » qui font, encore une fois, appel au motif de la blessure – sauf qu’ici la blessure est non seulement volontaire, mais elle est aussi élevée par le corps au rang d’oeuvre d’art chez certains plasticiens. On peut y percevoir également le « choc » d’un affect qui attire notre attention : ce heurt de la blessure fait étrangement écho, à cause des matériaux vivants ou non condensés sur le corps « artistique », aux « toiles brunes et rousses » (à relier au « sang » et au « tissu ») « folles et veinées » (en lien avec ces « veines » exposées).

Le corps qui se prolonge dans l’écriture au point de ne plus s’en différencier, et qui se tend tout entier vers l’autre, arrive à se percevoir dans un plan de sensation qui remet en question sa jouissance et la bienséance du « bonheur » du corps amoureux :

Je pensais que l’écriture naissait d’une blessure et qu’il m’était impossible de produire – reprenant son expression qui me plaisait induisant en moi des images de machines, d’outils, d’industrie –, si j’étais heureuse[51].

Or, comme nous venons de le voir, l’écriture naît toujours de l’autre, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit toujours déjà dans un circuit citationnel chez Bouraoui (de David Lynch à Hervé Guibert, en passant par Violette Leduc dans l’oeuvre complète) comme l’une de ses étapes transitoires. Cette nouvelle sexualité se saisissant dans l’espace liminal de la captation des affects n’est en effet possible que parce qu’elle s’inscrit sur des supports artistiques, la narratrice « cherchant, à chaque fois à nous inscrire dans les oeuvres, nous assurant ainsi une forme de pérennité[52] ». Cette sexualité, si elle n’est pas froide et intellectuelle, est disséminée hors du temps, transmise par voie d’affects, véhiculée par des supports artistiques comme des tableaux, des films, voire les textes de l’écrivaine : « Il relisait mon dernier roman avec un regard nouveau ne pouvant défaire ce qu’il savait de moi de ce qu’il apprenait. Il disait entendre ma voix en lui[53]. » Voilà la boucle bouclée : le jeune homme retrouve la voix de la narratrice dans sa tête, c’est-à-dire l’écho d’autrui enrichi d’affect.

Il ne faudrait pas pour autant en conclure que cette nouvelle sexualité affective est de l’ordre d’un non-désir ou d’un retour rampant à l’hétérosexualité sans autre forme de procès : la mention des essais de Butler et surtout la première rencontre de ce couple lors de la « Marche des fiertés[54] » – la manifestation annuelle des communautés homo/bi/transsexuelles à Paris –, devraient nous en dissuader. Ici, au contraire, les orientations sexuelles sont dépassées au sens de « passer par » puis « passer outre » ; elles sont transposées virtuellement dans le texte en prenant toujours déjà en compte les ouvertures qu’ont permis l’art et la théorie critique sur le genre dans le développement d’une compréhension corporelle hors de contraintes sociales normatives. Il est fort à parier que la narratrice, ressemblant trait pour trait à Bouraoui, ait pu tomber amoureuse de cet homme tout en étant reconnue par ailleurs comme lesbienne[55], et il n’est pas sûr que ce lecteur-artiste soit hétérosexuel non plus : on sait seulement de lui que sa beauté est comparée « à une morsure qui devait aussi bien troubler les femmes que les hommes[56] ».

Les deux amants atteignent alors une sexualité queer [57], non pas parce qu’ils défient les lois du genre à proprement parler, mais plutôt parce que leurs corps se font écho, se rencontrent dans leur virtualité, (s’)échangent et propagent des affects – d’où, d’ailleurs, la référence à cette « morsure », cette percée à travers le désir de personnes aux orientations sexuelles différentes. Ils tendent vers autrui et participent à désenclaver le corps de son solipsisme : ils le réinscrivent dans un circuit citationnel qui, virtuellement, les lie non seulement à une constellation d’autres corps similaires hors du temps (les différents auteurs et artistes cités), mais aussi à des objets porteurs eux-mêmes d’affect. En filigrane, ce sont des corps qui s’étendent par et dans l’affect, jusqu’à faire apparaître en pleine lumière l’inconsistance d’une vision exclusivement discursive du monde – ce que Brian Massumi résume ainsi : « The concepts of nature and culture need serious re-working, in a way that expresses the irreductible alterity of the non-human in and through its active connection to the human, and vice-versa[58]. »

Bouraoui semble avoir entendu Massumi (par résonance d’affect ?), puisque dans son roman suivant, Nos baisers sont des adieux, on trouve ce commentaire directement en épigraphe :

Le désir n’est pas isolé. Il est multiple et secret. Il est par et pour les autres. Je me suis raccordée aux hommes, aux femmes, aux objets et aux images qui ont construit la personne que je suis[59].

Cette citation nous permet de faire un pas de côté en s’éloignant du couple fusionnel de la diégèse du roman précédent. On se recentre sur l’écrivaine qui décrit, sous la bannière du « désir », les multiples connections affectives par lesquelles elle y est « raccordée ». L’utilisation du passif est ici clé, car il est mis paradoxalement en relation avec une élaboration de soi : c’est en s’abandonnant doublement à ce désir « par et pour les autres » que Bouraoui accède à une perception de soi par l’écriture. À dire l’autre, cette nouvelle auteure-narratrice ne disparaît pas. Elle a la possibilité, au contraire, de se (re)connaître dans une compréhension par l’affect – qui ne fait plus d’elle une « productrice » d’objets culturels appelés « romans », mais une antenne-relais de l’affect. Ce que nous lisons, ponctué des chocs affectifs de la blessure, apparaît non seulement en tension vers autrui, mais ce texte, comme en excès de lui-même, se trouve au centre d’un circuit citationnel d’affects dont il n’est que l’un des pôles. L’écriture de Bouraoui peut se lire dans son déploiement parce qu’elle retransmet les affects qui l’ont marquée, c’est-à-dire un savoir corporel virtuel qui a permis et permet encore à l’auteure de devenir ce qu’elle est.

Conclusion

Ce n’est pas moins qu’une nouvelle éthique qui se profile à travers l’écriture de Bouraoui, dans ce circuit citationnel où elle s’engage dans une pratique radicale d’intercesseur qui a pour elle des ramifications ontologiques extrêmes – « désubjectivation » permanente, intensité (au-delà de l’émoi) des relations, sexualité affective et intangible. C’est une nouvelle pratique de soi, éthique, qui dirige aussi le lecteur dans une constellation d’affects délibérée aux travers d’oeuvres, de personnes, de lieux[60], d’images particulières, de trajectoires choisies avec soin. L’écho bouraouien force alors, en retour, à toujours reconsidérer le corps (qui écrit). L’écrivaine facilite pour son lecteur « a new understanding of the body in relation to signification and the ideal or incorporeal [61] ». Cette nouvelle compréhension peut prendre la forme radicale d’une sexualité tant virtuelle que réelle, qui émerge des blessures d’une telle oeuvre ; ou bien, plus modestement, elle intervient par mise en résonance du lecteur, pour l’introduire dans un circuit citationnel affectif, afin qu’il reconsidère sa propre corporalité, son rapport aux autres et celui au monde qui l’entoure (et agit en retour sur lui).

À la lumière de ce circuit citationnel, on comprendra sans doute mieux la volte-face que Nina Bouraoui vient d’opérer avec son dernier roman en date, Standard, qui s’éloigne de l’autodiction pour opérer une narration plus classique[62]. Nous voudrions ici revenir sur la citation qui inaugure le présent article. Il s’agit pour l’auteure de montrer désormais « en action », dans une diégèse serrée, comment quelqu’un limitant « ses affects » – et ici nous voyons bien que Bouraoui est au courant du terme tel qu’il est utilisé en philosophie – se rend à autrui pour mieux participer à cette nouvelle sexualité affective contre les diktats narratifs de la « réussite sociale ».