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Ces dernières années, les allégations de corruption ont alimenté des chroniques judiciaires, tant sur le plan fédéral que sur le plan provincial. On se souvient encore du Programme des commandites, où la commission d’enquête Gomery confirmait, en 2005, les conclusions de la vérificatrice générale, Mme Sheila Fraser, selon lesquelles les 250 millions de dollars affectés à ce programme avaient été gérés de façon problématique[1]. Dans le contexte québécois en 2011, la commission d’enquête Bastarache reconnaissait que le manque de clarté dans le processus de nomination des juges avait fini par miner la confiance du public dans l’institution judiciaire[2]. Pendant ce temps, en automne 2015, la commission d’enquête Charbonneau dévoilait ses recommandations au sujet des allégations de corruption dans l’industrie de la construction.

Cela dit, tout intérêt sur la problématique de la corruption invite à constater qu’il s’agit d’un phénomène non exclusif en un lieu, encore moins à une époque. Il s’agit d’une pratique contingente de l’histoire de l’humanité. De nos jours, la corruption fait l’objet d’une politique criminelle internationale, parce qu’elle :

  • menace la stabilité et la sécurité des sociétés, en sapant les institutions et les valeurs démocratiques ;

  • établit des liens avec d’autres formes de criminalité ;

  • porte sur des quantités considérables d’avoirs, pouvant représenter une part substantielle des ressources des États[3].

Pour marquer son adhésion à cette politique, le Canada a ratifié trois conventions relatives à la lutte contre la corruption. Il s’agit de la Convention interaméricaine contre la corruption[4], de la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales[5] et de la Convention des Nations Unies contre la corruption[6]. Si ces instruments visent, avant tout, à faciliter la coopération pénale entre les différentes parties, leur impact en droit criminel est loin d’être négligeable. Ce dernier enjeu pose un problème fondamental : celui de la conciliation, mieux, de l’adaptation du droit criminel (par définition conservateur) aux instruments internationaux (par définition progressistes) de lutte contre la corruption. Dans le cadre de notre étude, l’enjeu de la réception des conventions internationales de lutte contre la corruption ne concerne que la poursuite privée. Il s’agit, aux fins de notre analyse, de la poursuite engagée par des personnes privées ou publiques autres que le Directeur des poursuites pénales et ses représentants. Or dans la common law canadienne, les poursuites criminelles ressortissent prioritairement au domaine de compétence du ministère public[7], si bien que les poursuites privées ne sont qu’une simple faculté soumise au contrôle du poursuivant public[8].

Une meilleure analyse de la réception des conventions internationales en droit criminel nécessite une clarification préalable du cadre juridique de la poursuite privée, tel qu’il est supposément suggéré par les conventions internationales de lutte contre la corruption[9]. Par la suite, on pourra se demander dans quelles conditions le droit criminel est susceptible de s’amender, advenant une opposition ou une contradiction avec le texte conventionnel.

Cette interrogation, sans être l’objectif premier de notre étude, trouve sa pertinence dans la stratégie déployée par les mécanismes internationaux de lutte contre la corruption, pour garantir leur mise en oeuvre en droit interne, car il convient de distinguer la souplesse des termes conventionnels[10] de la rigueur des évaluations de leur mise en oeuvre. En effet, si le concept de l’équivalence fonctionnelle, véhiculé dans la Convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), tout comme la formule récurrente « conformément aux principes fondamentaux de son système juridique[11] », employée dans la Convention des Nations Unies, donnent l’impression que la finalité première de ces conventions est la simplification de la coopération internationale en matière de lutte contre la corruption, une lecture suivie des rapports d’évaluation de ces mêmes États parties montre que ces instruments établissent, de facto, un espace pénal commun entre les différents États parties. On passe, dès lors, d’une logique de coopération à une logique d’harmonisation du droit pénal.

Dès cet instant, il convient d’admettre après ce décryptage que si en termes coopératifs on convoque la poursuite privée, il s’agit en fait, dans le contexte de l’harmonisation, de l’indépendance judiciaire. Toutefois, la coopération et l’harmonisation pénales ne s’excluent pas mutuellement. Leur interdépendance garantit leur meilleure diffusion dans les différents systèmes juridiques d’implémentation des conventions internationales. Ce qui invite à se demander dans quelle mesure la poursuite privée constitue une garantie supplémentaire à l’indépendance judiciaire. Telle est la question centrale autour de laquelle s’articule la présente étude.

On ne peut s’empêcher de constater que cette question trahit un certain désaveu, soit-il partiel, du droit positif applicable à l’indépendance judiciaire. Il est donc utile de discuter des fondements conventionnels de la remise en cause de l’indépendance judiciaire (partie 1), avant d’analyser la pédagogie mise en oeuvre, par les mécanismes de suivi des instruments internationaux de lutte contre la corruption, pour améliorer l’effectivité de l’indépendance judiciaire par la poursuite privée (partie 2).

1 Une remise en cause de l’indépendance judiciaire : l’incidence du ministère public dans la procédure judiciaire

En parcourant la Convention des Nations Unies et la Convention de l’OCDE, le lecteur se rend compte que ces deux instruments manifestent un enthousiasme limité envers l’organisation et le fonctionnement de la procédure pénale en droit interne. Cette réserve s’observe particulièrement dans le doute affiché aussi bien sur le statut (1.1) que sur les fonctions (1.2) du poursuivant public.

1.1 Le statut du poursuivant public

La première suspicion dont souffre le poursuivant public dérive de la nature de l’infraction qu’il combat. En effet, la corruption est globalement définie comme le délit commis par un agent public, peu importe qu’il soit national[12] ou étranger[13]. En sa qualité d’agent public, le procureur de la Couronne est objectivement un délinquant potentiel de l’infraction de corruption. Si sa conduite personnelle et les codes de conduite de sa corporation réussissent à le tenir hors de la corruption, il devra tout de même poursuivre les corrompus. Lesquels sont, comme lui, des agents publics, donc ses homologues. Le procureur est-il, assez impartial pour poursuivre, à défaut de lui-même, d’autres agents publics ? Il semble évident que la réponse à cette question convient mieux au droit disciplinaire qu’au droit criminel.

En guise de deuxième suspicion, la Convention des Nations Unies fait une allusion au paragraphe 2 de l’article 11, qui semble relativiser l’indépendance du ministère public par rapport à l’indépendance du juge. En effet, tandis que la Convention prescrit des mesures pour prévenir les juges et les services de poursuite de la corruption, elle considère comme acquise, au paragraphe 1, l’indépendance de la magistrature et souhaite au paragraphe 2 que « des services de poursuite […] jouissent d’une indépendance semblable à celle des juges[14] ». Quel peut être le sens de l’invitation à une indépendance semblable à celle des juges ?

De notre point de vue, la Convention des Nations Unies rejoint l’incompréhension de la doctrine majoritaire sur la différence de statut entre les membres du ministère public et les juges, alors que la décision relative à l’opportunité des poursuites est substantiellement identique à la sentence judiciaire. Cette identité est qualifiée par Niklas Luhmann, selon la théorie de la différenciation sociale, de processus judiciaire[15]. Quant à la littérature spécialisée en matière pénale, elle reconnaît que le ministère public exerce des fonctions quasi judiciaires qui lui imposent un devoir d’impartialité[16]. On peut, dès lors, se demander s’il est possible de distinguer la norme d’impartialité à laquelle correspond une fonction judiciaire, de la norme d’impartialité correspondante à la fonction quasi judiciaire. A contrario, si l’impartialité est la même aussi bien pour la fonction judiciaire que pour la fonction quasi judiciaire, on devrait garantir une identique indépendance aux mêmes débiteurs de l’identique norme d’impartialité.

Quant à la troisième suspicion contenue dans la Convention des Nations Unies, elle est une suite logique du déficit d’indépendance susévoqué. Il s’agit de la subordination hiérarchique des membres du ministère public. Cette réserve est contenue dans le Guide technique de la Convention des Nations Unies[17], dans ses commentaires relatifs au paragraphe 3 de l’article 30 de la Convention. Il ressort, entre autres, que,

dans plusieurs pays, des influences politiques indues ont été exercées par différentes autorités supérieures comme le Procureur général ou le Ministère de la Justice, surtout dans le cas d’affaires politiquement délicates. [Les États parties] voudront peut-être aussi avoir à l’esprit que la simple obligation de rendre compte à une autorité supérieure avant d’entamer une enquête ou des poursuites peut influer indument sur la décision d’un procureur[18].

De plus, les États parties devraient envisager de soumettre les suites des instructions des supérieurs hiérarchiques à un mécanisme de supervision externe[19].

Avant d’analyser les contours de cette réserve, il convient de préciser que le ministère public connaît deux niveaux de subordination hiérarchique. Le premier niveau concerne la subordination entre le chef du parquet (Directeur des poursuites pénales), non partisan, et ses collaborateurs. Celui-ci ne souffre d’aucune ambiguïté susceptible d’hypothéquer l’indépendance et l’impartialité du ministère public dans la poursuite des faits présumés de corruption. Il s’agit, en d’autres termes, du principe de l’unité des membres du parquet, dont la finalité est de garantir la cohérence de la politique pénale au sein d’un même ordre juridique. Tel n’est pas le cas du second niveau de subordination qui lie l’ensemble du parquet, à travers son chef non partisan, à une autorité politique, notamment le ministre de la Justice ou le Procureur général. Cette liaison est fortement déconseillée par l’Office des Nations Unies contre le crime et la drogue[20].

Cette réserve n’est pas une nouveauté dans le contexte canadien. En effet, c’est pour éviter des risques d’influence politique susévoqués que la Commission de réforme du droit avait proposé, en 1990, d’instituer la charge de Directeur des poursuites pénales[21]. Si la Loi sur le directeur des poursuites pénales institue cette charge, elle ne dissipe pas les craintes relevées aussi bien par la Commission de réforme de droit que par l’Office des Nations Unies contre le crime et la drogue, puisque le Directeur des poursuites pénales exerce ses fonctions « sous l’autorité et pour le compte du procureur général[22] ». Cette loi comporte cependant quelques aspects positifs, compatibles avec l’indépendance du poursuivant public. Il en est ainsi de l’article 10, aux termes duquel « [t]oute directive donnée par le procureur général au directeur relativement à l’introduction ou à la conduite d’une poursuite en particulier l’est par écrit et est publiée dans la Gazette du Canada[23] ». Toutefois, cette lueur d’indépendance est tempérée par le rôle prééminent que joue le Procureur général dans le processus de nomination du Directeur des poursuites pénales et de ses adjoints. C’est ici le lieu de rappeler, à titre de comparaison, la justesse de l’analyse du juge Bastarache. La commission d’enquête qu’il présidait n’avait pas remis en cause l’indépendance et la compétence des juges. Mais elle avait affirmé avec force que « [l]e système de nomination des juges […] souffre d’un problème de perception[24] ». Relativiser cette évidence, au regard des articles 4[25] et 6[26] de la Loi sur le directeur des poursuites pénales, n’améliore pas la perception que les mécanismes internationaux ont de l’institution du ministère public dans la lutte contre la corruption. C’est pour cette raison qu’ils suggèrent un encadrement restrictif de la discrétion du ministère public dans l’exercice de ses fonctions.

1.2 Les fonctions du poursuivant public

La Convention des Nations Unies et la Convention de l’OCDE s’intéressent particulièrement à l’opportunité des poursuites, c’est-à-dire au pouvoir d’appréciation qui détermine le poursuivant public à poursuivre ou à classer une infraction présumée. Ce pouvoir d’appréciation est qualifié par la Convention des Nations Unies de « pouvoir discrétionnaire[27] ». Le Guide du Service des poursuites pénales du Canada[28] apporte des précisions sur la décision d’intenter des poursuites. Si les critères retenus dans ce guide semblent se rapprocher de ceux contenus dans le Guide technique de la Convention des Nations Unies, ces deux documents se différencient sur l’orientation de leur politique pénale.

En effet, suivant la logique d’harmonisation chère aux instruments internationaux de lutte contre la corruption, ceux-ci semblent plus favorables au principe de la légalité des poursuites qu’à celui de l’opportunité des poursuites en vigueur dans le système juridique canadien. Pour cela, la Convention des Nations Unies tient à préciser que le pouvoir discrétionnaire des poursuivants publics doit « optimiser l’efficacité des mesures de détection et de répression[29] ». De plus, cet instrument précise qu’en cas de dénonciation d’un fait présumé de corruption, l’ouverture de l’enquête et la poursuite sont la norme, tandis que la déclaration d’un non-lieu est une exception qui doit être justifiée[30]. Bien plus, ces justifications doivent être publiques afin qu’elles fassent l’objet d’un examen interne ou externe approprié[31]. Autrement dit, l’Office des Nations Unies contre le crime et la drogue n’accorde aucune pertinence au critère de poursuite tiré de l’intérêt public[32]. Pour lui, le poursuivant public devrait apprécier la bonne foi du dénonciateur, et poursuivre dès lors que celle-ci est avérée[33].

C’est dans ce même sens qu’abonde la Convention de l’OCDE lorsqu’elle dispose que les critères dits d’intérêt public ne devraient tenir compte ni des considérations d’intérêt économique national, ni des effets possibles sur les relations avec un autre État[34]. Cette position a été réaffirmée par le Groupe de travail de l’OCDE qui a suggéré ceci au Canada :

[P]réciser, en ce qui concerne l’opportunité des poursuites et les directives du Guide du S.f.p. [Service fédéral des poursuites], qu’on ne saurait tenir compte de considérations légitimes d’intérêt économique national, d’effets possibles sur les relations avec un autre État ou de l’identité des personnes physiques ou morales en cause dans les enquêtes et poursuites d’actes de corruption d’agents publics étrangers, et de communiquer des directives à l’intention des procureurs sur la procédure à suivre lorsqu’ils refusent de poursuivre une infraction qui peut faire intervenir un facteur d’intérêt public figurant dans la liste du Guide du S.f.p.[35]

Que retient-on, de ce qui précède, de l’interaction entre le procureur de la Couronne et l’indépendance judiciaire ?

  • D’abord, si le droit positif semble limiter l’acception du pouvoir judiciaire au seul juge, l’analyse fonctionnelle de la puissance judiciaire l’élargit aux officiers du ministère public.

  • Par conséquent, l’impartialité du ministère public, en tant qu’acteur principal voire exclusif des poursuites criminelles, est objectivement discutable s’il ne bénéficie pas des mêmes garanties statutaires que le juge. Car au plan théorique, il y a des risques que des prétentions pour lesquelles l’indépendance du juge est constitutionnellement garantie ne lui soient pas transmises. Par cette sélection ministérielle des prétentions judiciaires, le ministère public (n’étant pas membre du pouvoir judiciaire) a, dans la procédure judiciaire, une autorité supérieure à celle du juge. Dès lors, sa prérogative relative à l’opportunité des poursuites constitue une atteinte proactive à l’indépendance judiciaire.

D’une façon générale, il ressort de ce qui précède que, si l’on attend du poursuivant public la même norme d’impartialité que celle du juge, on devrait améliorer les garanties d’indépendance de son statut, car, « [en] cette matière, l’apparence d’indépendance et d’impartialité est aussi importante que l’indépendance et l’impartialité réelles[36] ». À défaut de procéder à une modification constitutionnelle, pour assimiler le statut des procureurs de la Couronne au statut des juges, les mécanismes internationaux de lutte contre la corruption suggèrent que le ministère public soit concurrencé par d’autres poursuivants.

2 Un complément à l’indépendance judiciaire : l’exaltation des poursuites privées

Nous avons défini la poursuite privée, dans le cadre de notre article, comme la poursuite engagée par des personnes privées ou publiques autres que le Directeur des poursuites pénales et ses représentants. Ce qui nous convie à distinguer les poursuivants privés étatiques (2.1) des poursuivants privés non étatiques (2.2).

2.1 Les poursuivants privés du secteur public

De l’avis de l’Office des Nations Unies contre le crime et la drogue, « l’une des principales raisons de créer un OAC [organe anticorruption] a été le manque d’indépendance réel ou apparent des services existants de détection et de répression et les doutes manifestés par le public quant à l’efficacité de leur travail[37] ». Cette justification de l’article 36 de la Convention des Nations Unies dévoile, s’il en était encore besoin, l’esprit de cet instrument sur le droit positif de l’indépendance judiciaire. Il faut donc compenser — la perception de — l’absence d’indépendance et d’impartialité des autorités traditionnelles de poursuite par l’institutionnalisation des autorités spécialisées dans la détection et la répression de la corruption.

Si chaque disposition de la Convention des Nations Unies est toujours appelée à s’appliquer conformément aux principes fondamentaux de l’État partie considéré, la question qui se pose dans le système canadien n’interroge ni l’existence des autorités spécialisées dans la lutte contre la corruption ni leur indépendance[38]. Il suffit de savoir, pour une meilleure compréhension de l’instrument onusien, si les autorités canadiennes spécialisées dans la lutte contre la corruption suppléent à la perception de manque d’indépendance et d’impartialité susévoquées. Autrement dit, ces autorités peuvent-elles, sans l’intervention du Service du Directeur des poursuites pénales et de ses démembrements, engager des poursuites pour des faits présumés de corruption ?

Illustrons la réponse à la question ci-dessus posée par deux organes : la compétence de l’un se limite à la province du Québec[39] et l’autre, a une compétence pancanadienne.

Dans le premier cas, même si l’Unité permanente anticorruption (UPAC) est chargée, entre autres, de détecter et de réprimer les diverses infractions associées à la corruption[40], il s’observe que ses missions se cantonnent plus dans la détection des infractions. Car le Commissaire à la lutte contre la corruption dont relève l’UPAC « doit informer le Directeur des poursuites criminelles et pénales dès le commencement d’une enquête pénale ou criminelle et, le cas échéant, requérir les conseils de ce dernier[41] ». En clair, l’éventuelle constitution de l’UPAC en poursuivant privé est soumise au contrôle du Directeur des poursuites criminelles et pénales, ce qui ne remédie pas à la perception de manque d’indépendance et d’impartialité du poursuivant public. Par contre, suivant la perspective des mécanismes internationaux de lutte contre la corruption, l’autonomie de l’UPAC dans la poursuite des faits criminels aurait pu contribuer à une meilleure efficacité de son mandat[42].

Dans la même veine, sur le plan fédéral, alors que le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) est spécialisé dans la lutte contre le blanchiment des produits de la criminalité, il est invité à communiquer ses soupçons et renseignements aux forces policières[43].

S’il est difficile de remettre en cause la valeur ajoutée que ces autorités spécialisées dans la lutte contre la corruption apporte aux organes traditionnels de poursuite sur le plan substantiel, elles ne semblent pas évacuer, sur le plan formel, la perception de manque d’indépendance et d’impartialité qui justifie, entre autres, leur création, ce qui permet d’interroger leur efficience propre si elles étaient autorisées à engager, elles-mêmes, des poursuites pour des faits infractionnels relevant de leurs compétences. Cette interrogation retient particulièrement notre attention, et ce, d’autant plus que, dans le contexte français, certaines organsations non gouvernementales (ONG) spécialisées dans la lutte contre la corruption relèvent dans leur rapport que les faits pour lesquels leur poursuite privée a été favorablement accueillie par la juridiction d’instruction avaient régulièrement été transmis au ministère public entre 2000 et 2011, par la cellule de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (Tracfin), sans que le poursuivant public juge opportun de poursuivre[44]. Ce qui est vrai dans le système juridique français ne se vérifie pas forcément dans le système canadien. Toutefois, toutes choses égales par ailleurs, les fonctions du procureur de la République français sont quasiment identiques aux fonctions du procureur de la Couronne canadien, d’où l’intérêt accordé au rapport des organisations Transparency International France et Sherpa. C’est cette veille des organisations de la société civile qui justifie leur implication dans la lutte contre la corruption.

2.2 Les poursuivants privés non étatiques

Aux termes de l’article 13 de la Convention des Nations Unies, chaque État partie doit « favoriser la participation active de personnes et de groupes n’appartenant pas au secteur public, tels que la société civile, les organisations non gouvernementales et les communautés de personnes, à la prévention de la corruption et à la lutte contre ce phénomène[45] ».

Pour l’instrument onusien, aucun pan de la société ne doit être exclu des activités relatives à la lutte contre la corruption. Il faut comprendre le concept de société au sens large. Il inclut, de façon non exhaustive, « les ONG, les syndicats, les médias, les organisations professionnelles, etc., ainsi que les institutions avec lesquelles il se peut que l’État n’entretienne pas de relations directes[46] ».

Si certaines prérogatives reconnues à la société pour prévenir et lutter contre la corruption ne soulèvent aucune difficulté particulière[47], il n’en est pas ainsi de son implication en droit criminel par la « lutte contre ce phénomène ». Autrement dit, les acteurs non étatiques peuvent-ils initier l’action criminelle pour corruption, indépendamment des prérogatives du poursuivant public ? Répondre à cette question revient à analyser le droit criminel applicable à la poursuite privée, avant de vérifier son adéquation avec les instruments internationaux de lutte contre la corruption.

Il ressort de l’analyse combinée des articles 2, 504 et 785 du Code criminel[48] que, lorsque le procureur général n’engage pas de poursuites à la suite d’une dénonciation, celle-ci peut être déposée, par toute personne, par écrit et sous serment devant le juge de paix. Celui-ci procédera à une préenquête. Cette saisine du juge de paix ne prive pas le poursuivant public du contrôle qu’il exerce sur la poursuite privée. Il peut intervenir soit pour en assumer la conduite, soit pour en obtenir la suspension[49].

Par ailleurs, au cours de la préenquête,

le juge de paix ne peut décerner une sommation ou un mandat d’arrêt que si les conditions suivantes sont remplies :

b) il est convaincu que le procureur général a reçu copie de la dénonciation ;

c) il est convaincu que le procureur général a été avisé, en temps utile, de la tenue de l’audience […] ;

d) le procureur général a eu la possibilité d’assister à l’audience, de procéder à des contre-interrogatoires, d’appeler des témoins et de présenter tout élément de preuve pertinent[50].

En clair, à moins que les allégations du dénonciateur et les dépositions des témoins ne révèlent une preuve prima facie[51], elles ne seront pas suffisantes pour que le juge décerne une sommation ou un mandat d’arrêt pour contraindre l’accusé à répondre à l’inculpation, tant que l’implication du procureur général ne sera pas conforme aux conditions ci-dessus énumérées.

Dans un second temps, l’issue favorable de l’enquête préliminaire, conduite par le juge de paix, aboutit difficilement à un acte d’accusation en cas d’inaction du procureur de la Couronne. En effet, même s’il ressort de l’article 574 (3) C.cr. que « [dans] le cas de poursuites menées par un poursuivant autre que le procureur général et dans lesquelles le procureur général n’intervient pas, aucun acte d’accusation ne peut être déposé […] devant un tribunal sans une ordonnance écrite de ce tribunal ou d’un juge de ce tribunal[52] », on observe dans la pratique que le juge ou le tribunal refusera toujours son consentement au dépôt d’un acte d’accusation non expressément approuvé par le poursuivant public[53], à moins que le poursuivant privé ne montre que l’inaction du procureur général relève :

[d’une] allégation d’abus de la part du procureur général ;

[d’]un déni de justice ;

[du] respect du rôle du Procureur général dans le cadre de ses fonctions administratives ;

[de] la force – ou [de] la faiblesse – de la preuve de la poursuite ;

[d’] une injustice flagrante[54].

D’une façon générale, on constate que, depuis le dépôt de la dénonciation jusqu’à l’éventualité du dépôt d’un acte d’accusation, en passant par la préenquête et l’enquête préliminaire, le poursuivant public peut intervenir — à sa guise — dans la poursuite privée. Une telle pression procédurale, associée au coût financier de la poursuite, est de nature à décourager toute initiative privée. Si les tribunaux semblent favorables à cette suprématie ministérielle en usant de la retenue judiciaire[55], les pouvoirs exorbitants du poursuivant public sont constamment récusés par la doctrine. Celle-ci remet en cause leur fondement légal[56], quand elle ne recherche pas à établir, entre le juge et la Couronne, l’équilibre dans l’appréciation des suites d’une poursuite privée[57].

À défaut d’un réaménagement de la poursuite privée dans le sens souhaité par la doctrine, il semble difficile qu’elle permette une parfaite implication de la société dans la répression de la corruption.

Cette application restrictive du droit positif écarte, de facto, le poursuivant privé du processus judiciaire. Doit-on déduire de cette exclusion qu’elle participe à l’impunité des faits, de corruption, non soumis au juge par le poursuivant privé ? Si la réponse à cette question peut sembler positive, l’appréciation de la pertinence des allégations du poursuivant privé dépasse le cadre de la présente étude. Toutefois, il s’observe que le droit positif de la poursuite privée contrarie l’ambitieux projet, des conventions internationales anticorruptions, de faire du poursuivant privé une garantie supplémentaire à l’indépendance judiciaire.

Au regard de ce qui précède, les observations suivantes peuvent être faites relativement à l’implication du poursuivant privé à la mise en oeuvre effective du principe de l’indépendance judiciaire :

  • le statut et les fonctions du juge ne soulèvent aucune préoccupation ;

  • l’accès au juge participe à l’indépendance judiciaire, entendue comme l’autonomie du juge dans la sélection de l’objet de son mandat ;

  • à défaut d’un meilleur encadrement du statut du procureur de la Couronne, son monopole dans l’opportunité des poursuites devrait être relativisé par :

    1. l’autonomie de poursuite des administrations publiques spécialisées dans la lutte contre la corruption ;

    2. un contrôle limité des poursuites privées ;

    3. une judiciarisation du contrôle des poursuites privées.

Il ressort de ce qui précède, d’une façon générale, que la suggestion d’un meilleur encadrement des fonctions d’un organe ne se justifie que si l’on doute de l’encadrement de son statut.

Conclusion

Loin de se limiter à un seul système juridique, le questionnement sur l’indépendance judiciaire, dans notre étude, n’a pas un fondement positiviste, mais conventionnel, prospectif, voire postmoderne. Il s’agit d’une question dynamique qui interroge l’avenir de l’indépendance judiciaire. Ce paradigme, tel qu’il est actuellement mis en oeuvre, rend-il compte d’une meilleure saisine de la corruption par le pouvoir judiciaire ? Osons prendre à notre compte, pour répondre à cette question, le constat d’un auteur suivant lequel « l’indépendance judiciaire a un sens différent selon le moment historique [voire le contexte] dans lequel [elle] s’inscrit[58] ».

En effet, le principe de l’indépendance judiciaire, tel qu’il est actuellement appliqué au Canada, tire sa source de l’Act of Settlement du 12 juin 1701. Cette loi, consécutive à une querelle de pouvoir entre le roi et le Parlement d’Angleterre[59], avait comme principale vocation l’autonomie de la magistrature. Ce qui justifie que les travaux doctrinaux et la jurisprudence, se faisant l’écho des articles 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867[60], s’articulent principalement autour de l’inamovibilité, de la sécurité financière des juges et de l’indépendance institutionnelle des tribunaux. Il est permis de dire, dans une logique dynamique, que la première finalité de l’indépendance judiciaire, au Canada, visait la protection du juge[61] et ne s’appliquait à la personne de l’inculpé que de façon incidente[62]. D’où la difficulté pour celui-ci de convoquer efficacement à son profit certaines garanties relatives à un procès équitable, telle l’indépendance du tribunal[63].

Ensuite, la deuxième finalité de l’indépendance judiciaire est venue combler la lacune ci-dessus identifiée. Elle trouve son fondement dans l’article 11 d) de la Charte canadienne des droits et libertés[64]. Ainsi, même si chacune des lois constitutionnelles de 1867 et de 1982 consacre le principe de l’indépendance judiciaire, la loi de 1982 vise la protection de l’accusé, alors que celle de 1867 est exclusive à la protection du juge[65].

Notre étude ne remet pas en cause les premières finalités de l’indépendance judiciaire ci-dessus évoquées. Elle s’interroge sur l’opportunité d’une troisième finalité. Autrement dit, cantonner l’indépendance judiciaire dans les seules personnes du juge (Loi constitutionnelle de 1867) et de l’inculpé (Loi constitutionnelle de 1982) — tout en refusant cet attribut à d’autres intervenants du système judiciaire (le procureur de la Couronne et le poursuivant privé), quelle que soit l’importance objective des gestes qu’ils posent[66] — rend-il compte de l’application actuelle (ou future) de ce principe ? La lutte contre la corruption n’invite-t-elle pas à un renouveau du paradigme de l’indépendance judiciaire ?