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Le déversement de la plateforme extracôtière de British Petroleum (BP), Deepwater Horizon, survenu en 2010 dans le golfe du Mexique, a causé des dommages à l’environnement marin dont les effets pourraient se faire sentir durant des décennies[1]. Cet évènement a également mis en lumière les dangers accompagnant l’exploitation des hydrocarbures sous-marins ou extracôtiers. Or, la province de Québec désire que soit exploré le potentiel de ses ressources extracôtières se trouvant dans le sous-sol du golfe du Saint-Laurent. Cet intérêt est né avec la découverte du gisement Old Harry qui se situe dans le golfe, à la frontière séparant le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador, à 80 kilomètres des Îles-de-la-Madeleine.

Après en être venu à un accord de principe avec le gouvernement fédéral sur le partage des redevances et la gestion des ressources, le gouvernement québécois a déposé le projet de loi no 49 concernant la Loi assurant la mise en oeuvre de l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec sur la gestion conjointe des hydrocarbures dans le golfe du Saint-Laurent[2] le 11 juin 2015. Puis, le 18 juin 2015, le gouvernement fédéral a déposé un projet de loi miroir, soit le projet de loi no C-74 : Loi portant sur la mise en oeuvre de l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec sur la gestion conjointe des hydrocarbures dans le golfe du Saint-Laurent et modifiant d’autres lois en conséquence[3]. Comme leur titre l’indique, ces deux projets ont pour objet d’encadrer l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures potentiellement présents dans le golfe du Saint-Laurent.

Ces projets instaurent également un régime de responsabilité civile en cas de déversement d’hydrocarbures, qui prévoit la compensation des parties lésées. À l’instar des autres activités gazières projetées dans la vallée du Saint-Laurent, l’exploration pétrolière du golfe du Saint-Laurent suscite l’opposition et la crainte dans la population[4]. Ces inquiétudes sont notamment basées sur les risques environnementaux qui accompagnent l’exploitation des hydrocarbures marins. La question qui se pose est alors la suivante : si un déversement devait survenir dans le golfe, les provinces avoisinantes et la population qui les habite seraient-elles protégées par le régime législatif suggéré ?

Étant au stade de projet, ce régime n’a évidemment jamais été appliqué ni critiqué par la doctrine. Toutefois, il a été fortement inspiré par les lois miroirs en vigueur à Terre-Neuve-et-Labrador depuis 1988 : la Loi de mise en oeuvre de l’Accord atlantique Canada — Terre-Neuve-et-Labrador (LAACTN)[5], fédérale, et la Canada — Newfoundland and Labrador Atlantic Accord Implementation Newfoundland and Labrador Act[6], provinciale. L’exploitation des hydrocarbures sous-marins a lieu depuis déjà près de 20 ans au large des côtes de Terre-Neuve-et-Labrador. Par exemple, le gisement pétrolier extracôtier Hibernia, situé à environ 315 km de St-John’s de Terre-Neuve-et-Labrador, a été le second à entrer en production au Canada[7]. Si la LAACTN a fait parler d’elle par la doctrine après son adoption au début des années 1990 et 2000[8], ses dispositions relatives à la responsabilité civile pour déversement n’ont jamais été appliquées et ont, par conséquent, peu suscité la verve des auteurs dans le domaine[9].

Plus récemment, en 2013, les auteurs William Amos et Ian Miron se sont penchés sur tous les régimes de responsabilité civile applicables aux déversements d’hydrocarbures des plateformes extracôtières dans les eaux canadiennes de compétence fédérale — dont la Loi sur les opérations pétrolières au Canada[10] et la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques[11] — dans un article intitulé « Protecting Taxpayers and the Environment Through Reform of Canada’s Offshore Liability Regime[12] ». Ils y présentent les éléments principaux des différents régimes de responsabilité civile et en soulèvent les faiblesses, pour en venir à la conclusion qu’une réforme législative est nécessaire en vue de faire supporter davantage par les parties exploitantes le coût des dommages par pollution en cas de déversement.

Le présent article exposera les éléments principaux du régime de responsabilité civile pour déversement instauré plus particulièrement par le projet de loi no 49 en parallèle avec ceux de la LAACTN, et ce, dans le but d’en faire ressortir les forces et les faiblesses quant à l’indemnisation des victimes des dommages susceptibles d’être causés dans un contexte québécois. Comme nous l’avons mentionné, les régimes du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador sont tous deux adoptés par des lois miroirs fédérales et provinciales. Les deux lois de chaque province contiennent d’ailleurs les dispositions relatives à la responsabilité pour pollution. Nous comparerons ainsi le projet de loi provincial québécois — le projet de loi no 49 — avec la loi fédérale terre-neuvienne — la LAACTN — au lieu de la loi provinciale terre-neuvienne, cette dernière n’étant pas traduite en français. Ses dispositions sur la responsabilité civile, objet de notre article, sont cependant en tous points semblables à celles de la version anglaise de la LAACTN, à l’exception des numéros d’articles et de quelques différences minimes de rédaction qui ne changent rien au sens du texte[13]. Nous étudierons donc la version française de la LAACTN pour faciliter la comparaison avec le projet de loi no 49. Ce dernier est rédigé de façon très distincte de son équivalent fédéral pour le Québec, le projet de loi no C-74, dont les dispositions sur la responsabilité civile ressemblent davantage à la LAACTN et à la loi provinciale de Terre-Neuve-et-Labrador. Puisque nous nous intéressons à la spécificité du régime de responsabilité dans un contexte québécois, nous nous pencherons sur sa rédaction québécoise, qui incorpore davantage le vocabulaire du droit civil de la responsabilité ; les lois fédérales, quant à elles, emploient un vocabulaire qui se comprend mieux dans un système de common law.

Nous mènerons notre analyse à la lumière de l’expérience vécue sur le plan international en vertu du Protocole modifiant la Convention internationale sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures[14], qui encadrent la pollution par les hydrocarbures transportés par navire. La Convention de 1992 sur la responsabilité civile a été appliquée à de nombreuses reprises depuis l’adoption de sa première version au courant des années 70 et elle comporte plusieurs distinctions par rapport au régime canadien de responsabilité, malgré la similitude de la problématique qu’elle réglemente. Elle constitue par le fait même un élément de comparaison intéressant pour mesurer l’impact de la rédaction du régime de responsabilité en pratique. Elle contribuera donc à l’analyse des forces et des faiblesses du projet de loi no 49 et nous permettra de conclure qu’une convention internationale serait également une solution intéressante pour encadrer l’exploitation des hydrocarbures sous-marins, comme elle le fait pour leur transport par voie maritime.

Dans la première partie de notre article, nous retracerons l’historique des démarches des gouvernements provincial et fédéral en vue d’encadrer l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures extracôtiers présents dans le golfe du Saint-Laurent au Québec. Dans la deuxième partie, nous aborderons la nécessité de mettre en place des régimes de responsabilité civile pour les activités dangereuses et nous présenterons la Convention de 1992 sur la responsabilité civile. La troisième partie nous permettra de faire état des caractéristiques des régimes de responsabilité instaurés par le projet de loi no 49, la LAACTN et la Convention de 1992 sur la responsabilité civile dans le but d’exposer les avantages et les difficultés qu’ils comportent quant à l’indemnisation des victimes des dommages par pollution. Nous exposerons, dans la quatrième et dernière partie, les dommages susceptibles d’indemnisation et leurs limites. Notre analyse fera donc ressortir les forces et les faiblesses du projet de loi no 49, considérant, notamment, le principe du pollueur-payeur.

Ce principe est particulièrement intéressant en matière de responsabilité civile environnementale. Un tel régime de responsabilité a pour objectif de protéger l’environnement et d’assurer une compensation adéquate aux personnes qui subissent les dommages par pollution. La compensation par la partie responsable de la pollution fait en sorte qu’elle supporte les dommages causés, en application du principe du pollueur-payeur[15]. La Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement de 1992 le définit ainsi à son principe 16 : « Les autorités nationales devraient s’efforcer de promouvoir l’internalisation des coûts de protection de l’environnement et l’utilisation d’instruments économiques, en vertu du principe selon lequel c’est le pollueur qui doit, en principe, assumer le coût de la pollution, dans le souci de l’intérêt public et sans fausser le jeu du commerce international et de l’investissement[16]. »

Comme le traduit cette définition, l’objet du principe du pollueur-payeur est de faire supporter le coût des mesures préventives et réparatrices liées à la pollution par la personne responsable (le pollueur), afin que ces coûts soient répercutés sur celui des produits. Cependant, l’objectif consiste principalement à créer un incitatif pour que le pollueur réduise la pollution[17].

En matière d’activités dangereuses, comme l’exploitation et le transport d’hydrocarbures, le principe du pollueur-payeur présente un intérêt particulier puisqu’il constitue un incitatif direct pour les exploitants à éviter la pollution. Son application peut ultimement contribuer à protéger l’environnement et assurer une compensation appropriée. C’est pourquoi il sera considéré dans l’analyse des différents éléments des régimes de responsabilité, et ce, malgré sa valeur juridique mitigée en droit canadien[18].

Le principe du pollueur-payeur est d’ailleurs reconnu explicitement par le projet de loi no 49 à son article 3 (5o). Cependant, se reflète-t-il concrètement dans les dispositions relatives à la responsabilité civile de ce projet de loi ? Notre analyse nous permettra de conclure qu’il pourrait l’être davantage, non seulement dans la rédaction des dispositions du régime, mais également dans la décision d’exploiter ou non les ressources marines. Enfin, nous parviendrons à la conclusion que le projet de loi no 49 comprend des faiblesses tant sur les mécanismes de mise en oeuvre de la responsabilité civile, que sur les dommages indemnisables, ce qui compromet la compensation suffisante des victimes pour les dommages et la protection de l’environnement en cas de déversement majeur d’hydrocarbures.

1 Pétrole dans le golfe du Saint-Laurent : sa découverte, son exploration et ses risques

Il nous apparaît nécessaire de situer le contexte factuel dans lequel s’inscrit la présente étude pour mettre en évidence les conséquences juridiques d’un potentiel déversement majeur. Le gouvernement du Québec a déposé le projet de loi no 49 le 11 juin 2015, mais cet intérêt pour les hydrocarbures du golfe du Saint-Laurent n’est pas nouveau.

Les deux prochaines sections présenteront donc, d’une part, l’historique des négociations relatives à la gestion et à l’exploration des ressources et, d’autre part, les risques qui accompagnent cette exploitation.

1.1 Gestion commune des ressources

Le gouvernement québécois a négocié avec le gouvernement fédéral durant 12 ans pour enfin parvenir à une entente en 2011 sur la cogestion de ces ressources et le partage des redevances[19]. En vertu de cette entente — l’Accord atlantique Canada-Québec —, la province retirerait l’équivalent de 100 p. 100 des redevances provenant de l’exploitation et le gouvernement fédéral devait adopter une loi encadrant l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures extracôtiers dans la province de Québec[20]. Aucune plateforme extracôtière n’avait été exploitée à ce jour au Québec, car aucune loi n’y régissait alors cette exploitation, contrairement à Terre-Neuve-et-Labrador et à la Nouvelle-Écosse[21]. Cette entente a donné lieu aux projets de loi no 49 et no C-74.

Ces négociations entre les deux paliers de gouvernement ont été entamées en raison de la découverte durant les années 70 d’un gisement potentiel d’hydrocarbures : Old Harry. Ce dernier est situé à la frontière entre les provinces de Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador, à 80 kilomètres des Îles-de-la-Madeleine[22]. Selon les estimations, Old Harry contiendrait jusqu’à 2 milliards de barils de pétrole brut et plusieurs billions de pieds cubes de gaz naturel[23], ce qui n’est toutefois pas confirmé. L’étude intitulée Géologie et potentiel en hydrocarbures des bassins sédimentaires du sud du Québec, réalisée dans le cadre de l’évaluation environnementale stratégique sur les hydrocarbures, estime plutôt le potentiel du gisement à 100 millions de barils de pétrole[24].

Puisque le gisement est situé sur la frontière qui les sépare, Québec et Terre-Neuve-et-Labrador ont toutes deux compétence sur une portion du gisement et sont en désaccord sur la délimitation territoriale à respecter pour l’exploitation[25]. Le projet de loi no 49 prévoit d’ailleurs une procédure de règlement des différends qui s’appliquerait notamment si le désaccord entre les provinces subsistait quant à l’emplacement de la limite de la zone qui les sépare[26].

Au moment de la rédaction de cet article, le gisement n’a pas encore été exploré ni exploité. La compagnie pétrolière Corridor Resources inc. avait toutefois déposé une demande d’approbation auprès de l’Office Canada-Terre-Neuve-et-Labrador des hydrocarbures extracôtiers afin de procéder à un forage d’exploration avant la fin de 2014[27]. Le forage projeté ne devait contenir qu’un seul puits et devait durer 50 jours. Toutefois, il n’a pas eu lieu, notamment parce que l’étude d’impact environnemental et la modélisation relatives aux déversements d’hydrocarbures soumis par Corridor Resources le 20 décembre 2011 n’ont pas été jugées suffisantes par le Secrétariat canadien de consultation scientifique de Pêches et Océans Canada[28].

Corridor Resources a pu déposer sa demande à Terre-Neuve-et-Labrador puisque la loi qui encadre l’exploration des hydrocarbures sous-marins, soit la LAACTN, y est déjà en vigueur. En 1985, le gouvernement fédéral et celui de Terre-Neuve-et-Labrador en sont venus à une entente analogue à celle qui est intervenue avec le Québec[29]. Par cet accord, le gouvernement fédéral a délégué une partie importante de ses pouvoirs relatifs à la gestion et à l’exploitation des ressources extracôtières au gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador de même qu’à l’Office[30]. La Nouvelle-Écosse est ensuite parvenue au même type d’entente avec le gouvernement fédéral un an plus tard[31]. Tant pour Terre-Neuve-et-Labrador que pour la Nouvelle-Écosse, les parties ont convenu que cet accord devait être mis en place par des lois miroirs fédérale et provinciale[32], puisque le golfe du Saint-Laurent est une zone fédérale et que le gouvernement provincial n’a pas de compétence législative sur cette zone. Sa compétence législative relative aux ressources naturelles se limite aux ressources qui se trouvent sur son territoire et ses eaux intérieures[33].

En ce qui concerne les ressources du plateau continental, la Cour suprême du Canada a décidé dans le Renvoi relatif au plateau continental de Terre-Neuve[34] que cette compétence appartient au gouvernement fédéral en vertu de son pouvoir résiduel en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement. De plus, la Cour suprême y mentionne, à titre d’obiter dictum, que les neuf autres provinces — y compris le Québec — ne pourraient revendiquer de droits sur le plateau continental[35]. C’est ce qui explique l’adoption de lois miroirs pour mettre en place les accords atlantiques Canada-Québec, Canada-Terre-Neuve et Canada-Nouvelle-Écosse. Le Parlement fédéral n’aurait pas pu déléguer l’adoption de la loi encadrant cette exploitation à la province. Il peut valablement déléguer des pouvoirs administratifs au ministre de la province de même qu’à un organe administratif comme l’Office[36]. La délégation d’un pouvoir législatif d’un parlement à l’autre est toutefois interdite[37]. Quant au projet de loi no 49, il n’établit pas la création d’un tel office pour le Québec, et ce, en raison de son aspect temporaire.

En effet, l’accord signé entre le Canada et le Québec prévoit une mise en oeuvre en deux phases distinctes. Ainsi, le projet de loi no 49 met en place un mécanisme transitoire de gestion conjointe des ressources pétrolières et gazières extracôtières, qui concerne surtout l’exploration des ressources pétrolières du golfe du Saint-Laurent jusqu’à une déclaration éventuelle de découverte exploitable. Alors, un autre projet de loi devrait être adopté pour, notamment, établir un office commun et indépendant, à l’image de l’Office Canada-Terre-Neuve-et-Labrador[38].

Plus particulièrement, le projet de loi no 49 compte au-delà de 482 articles et dépasse une centaine de pages. Il régit tout ce qui a trait à l’exploration ou à l’exploitation des hydrocarbures dans la limite québécoise du golfe du Saint-Laurent. Il encadre notamment les éléments suivants :

  • la procédure de règlement des différends entre Québec et une autre province relativement aux limites de leur zone du golfe du Saint-Laurent ;

  • la procédure d’octroi des licences et des permis d’exploration, de production et d’exploitation et la déclaration de toute découverte exploitable ;

  • la perception des redevances ;

  • les normes de sécurité et d’utilisation des agents de traitement ;

  • la réglementation des rejets d’hydrocarbures et de débris, dont les règles de responsabilité civile et d’indemnisation des victimes des dommages par pollution ;

  • les accords de production ;

  • les sanctions pénales et les sanctions administratives pécuniaires relatives au non-respect de la loi proposée[39].

En outre, le projet de loi no 49 prévoit des amendements à certaines lois, en vue d’assurer leur harmonisation avec la loi qu’il propose dont la Loi sur les mines[40] et la Loi sur les impôts[41].

Pour l’heure, le projet de loi no 49 remet plutôt la cogestion transitoire des ressources entre les mains d’entités fédérale et provinciale déjà existantes, respectivement la Régie de l’énergie et l’Office national de l’énergie (ONE)[42]. La constitutionnalité de la loi québécoise, telle qu’elle est suggérée par le projet de loi no 49, se révèle cependant précaire. La fragilité constitutionnelle de ce régime pourrait d’ailleurs toucher les parties qui subissent des dommages par pollution, puisqu’elle emporte le risque d’un débat sur la validité des décisions de l’office à être créé, par exemple, ou sur le forum compétent pour entendre un litige.

En effet, le régime étant adopté par deux lois, l’une fédérale et l’autre provinciale, un débat pourrait avoir lieu quant à savoir qui, de la Cour fédérale[43] ou de la Cour supérieure[44] de la province, pourrait entendre un litige en cas de déversement. Ce débat entraînerait nécessairement des frais extrajudiciaires supplémentaires pour les parties, ce qui aurait pour effet d’alourdir le fardeau des personnes qui subissent la pollution. Nous n’étudierons pas davantage les conséquences de la construction constitutionnelle du régime encadrant l’exploitation des hydrocarbures du golfe du Saint-Laurent, faute d’espace. Il est toutefois à retenir que cette construction n’est pas des plus simples.

1.2 Risques potentiels pour le golfe

Malgré l’intérêt des gouvernements pour l’exploitation des hydrocarbures du golfe du Saint-Laurent, l’éventualité d’un forage d’exploration n’est pas sans inquiéter les résidents des régions qui l’entourent, notamment des Îles-de-la-Madeleine[45]. La possibilité d’évènements accidentels les inquiète plus particulièrement. Nous nous intéressons ici à ce type d’évènement et non à la pollution causée au moment des activités de forage, par l’utilisation de certains produits chimiques par exemple. À noter que les déversements accidentels à l’étude se distinguent également des déversements d’hydrocarbures transportés par navire. Au Canada, la législation qui s’y applique est d’ailleurs distincte[46]. Bien que la législation canadienne encadrant les déversements d’hydrocarbures des navires ne fasse pas l’objet de notre étude, nous nous pencherons cependant sur la législation internationale concernant cette pollution, pour les raisons exposées ci-dessous.

Les évènements accidentels qui nous intéressent sont donc les déversements ou les rejets majeurs qui proviendraient d’une plateforme de forage extracôtière, qu’ils soient causés par une collision, un bris ou une explosion. L’explosion de la plateforme Deepwater Horizon survenue le 20 avril 2010 dans le golfe du Mexique aux États-Unis en est un exemple. Elle a d’ailleurs attiré l’attention du public sur les dangers liés à ce type d’exploitation, outre qu’elle a permis de démontrer le caractère inapproprié des régimes de prévention, d’intervention[47] et de responsabilité[48] en vigueur aux États-Unis.

Les conditions d’exploitation d’un puits dans le golfe du Mexique et dans le golfe du Saint-Laurent ne sont évidemment pas les mêmes. Le puits de la plateforme Deepwater Horizon se situait à 5 486 mètres (18 000 pieds) de profondeur[49], alors que celui prévu par Corridor Resources aurait été à 460 mètres[50], dans des eaux plus froides. En outre, le golfe du St-Laurent est sept fois plus petit que le golfe du Mexique[51], et il s’agit d’un milieu fermé et peu profond, ce qui pourrait amplifier l’impact de l’exploration et de l’exploitation d’une plateforme pétrolière dans ses eaux[52]. Les deux projets seraient donc différents, mais le risque demeure présent.

À compter de 2009, le gouvernement québécois a procédé à plusieurs évaluations environnementales stratégiques « afin d’encadrer adéquatement la conduite future des activités d’exploration et d’exploitation d’hydrocarbures en milieu marin[53] ». Il a ainsi mené une évaluation environnementale stratégique (EES2) qui concernait le bassin de la baie des Chaleurs, le bassin d’Anticosti et le bassin de la Madeleine. Les consultations publiques se sont déroulées du 3 octobre 2011 au 16 janvier 2012[54]. La population de ces régions, y compris les communautés autochtones, a alors été consultée au cours de séances publiques de partage d’informations, de même que les organismes régionaux. L’évaluation portait sur de nombreux sujets, dont les aires sensibles du golfe du Saint-Laurent, l’impact environnemental des levées sismiques et des forages exploratoires, ainsi que les incidences économiques de l’exploitation. Le bilan de cette évaluation fait notamment état des préoccupations de la population eu égard à la possibilité d’évènements accidentels :

Les impacts liés à un déversement accidentel ont occupé une part considérable des commentaires émis par les participants à la consultation. Il a notamment été mentionné que les impacts d’un déversement en eaux très froides et en présence de glaces doivent être documentés, que les effets pourraient varier d’une saison à l’autre en raison des changements dans la direction des courants et qu’un déversement pourrait pénétrer profondément dans l’estuaire.

[…]

Il y a unanimité sur le caractère catastrophique que constituerait un déversement d’hydrocarbures à la fois sur les ressources marines et sur les communautés, et ce, sur de très longues périodes. Conséquemment, tous sont d’avis que des attentions très particulières doivent être apportées sur toutes les évaluations des effets potentiels d’accident dans un milieu aussi sensible. Pour certains, il faudrait tout au moins, advenant la levée du moratoire, que les activités liées aux hydrocarbures soient interdites dans toutes les zones de pêche. De plus, les participants sont quasi unanimes à manifester leur inquiétude quant au manque de ressources financières, humaines et juridiques, pour un contrôle adéquat des activités d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures, compte tenu des risques potentiels[55].

Le pourcentage de risques qu’un déversement d’envergure se produise est, à l’heure actuelle, une donnée difficilement accessible. Cependant, durant les 40 dernières années, 12 déversements majeurs (de 8 000 à 500 000 tonnes d’hydrocarbures) de plateformes extracôtières ont été rapportés partout au monde[56]. Le risque de déversement n’est donc pas inexistant. Or, les Îles-de-la-Madeleine sont renommées pour leurs paysages et leurs plages hors du commun. Les principales activités économiques y sont d’ailleurs la pêche et le tourisme, toutes deux dépendantes du golfe du Saint-Laurent et sensibles aux changements environnementaux[57]. L’écosystème du golfe, quant à lui, est reconnu pour abriter plusieurs espèces et faire vivre les industries de la pêche et de l’aquaculture[58]. Le gisement serait situé au centre du parcours migratoire de la baleine bleue[59]. Un déversement de pétrole dans le golfe du Saint-Laurent serait donc une catastrophe pour la subsistance des Madelinots et certainement un évènement néfaste pour les villes côtières du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador qui pourraient être touchées.

Il est difficile de prévoir totalement les répercussions d’un déversement, car cela dépend de l’endroit où il survient et nécessite des connaissances approfondies sur l’écosystème de l’étendue d’eau avant le déversement[60]. Or, l’écosystème du golfe du Saint-Laurent est encore méconnu des scientifiques à certains endroits. L’océanographe Daniel Bourgault et une équipe de chercheurs de l’Université du Québec à Rimouski ont procédé à une simulation numérique d’un déversement d’Old Harry. Selon cette étude, un déversement de 100 jours risquerait de toucher toute la partie est du golfe, dont les Îles-de-la-Madeleine[61]. Cette étude souligne toutefois le manque de données scientifiques sur l’écosystème du golfe[62].

En effet, il est nécessaire de connaître en détail la faune et la flore présente dans le golfe du Saint-Laurent pour prévoir l’impact d’un déversement. En juin 2015, le professeur Daniel Bourgault et une équipe d’océanographes ont entrepris une mission en mer afin d’étudier les courants dans le golfe dans le but de prévoir la manière dont l’eau se disperse et de mesurer les répercussions d’un déversement[63]. Ils ont également amassé des données et échantillons qui permettront de connaître davantage le fond marin et l’écosystème du secteur Old Harry[64]. Au moment de la rédaction de notre article, les résultats de cette étude n’étaient pas encore diffusés. Quant à la modélisation de déversement soumise par Corridor Resources en décembre 2011, elle n’a pas été jugée suffisante par le Secrétariat canadien de consultation scientifique de Pêches et Océans Canada[65], comme nous l’avons mentionné plus haut.

Malgré ce manque d’information, il est indéniable qu’un tel déversement dans le golfe du Saint-Laurent aurait un impact négatif sur l’environnement marin[66]. La question de savoir si le régime de responsabilité statutaire à être adopté est efficace se pose dès lors avec intérêt. Il convient donc de se pencher d’abord sur les fondements de la nécessité d’un tel régime et, ensuite, sur les mécanismes de responsabilité civile mis en place.

2 Responsabilité civile pour déversement d’hydrocarbures : perspective internationale sur un problème transfrontière

L’exploitation des hydrocarbures extracôtiers dans le golfe du Saint-Laurent est une activité qui risquerait d’emporter des conséquences désastreuses au-delà des frontières canadiennes, également appelées dommages transfrontières. Le droit international s’est déjà penché sur la question des activités susceptibles de causer de tels dommages entre États voisins. Seront donc présentées dans la section 1.1, les motifs qui sous-tendent l’adoption de régimes de responsabilité particuliers pour ce type d’activités puis, dans la section 1.2, la Convention de 1992 sur la responsabilité civile qui en est un exemple.

2.1 Nécessité d’un régime en matière d’activités dangereuses

L’exploitation des hydrocarbures extracôtiers s’avère avant tout une affaire canadienne. Toutefois, la réalité d’un déversement d’hydrocarbures serait tout autre. En effet, la trajectoire des hydrocarbures déversés ne respecterait pas le tracé des frontières. Les dommages ainsi causés seraient donc non seulement multiples, mais ils auraient de plus le potentiel d’affecter des personnes de différents États. Pour pallier les risques possibles, il est primordial que des régimes de responsabilité civile soient élaborés pour les activités polluantes, en plus des mesures de prévention, de surcroît si elles sont considérées comme « dangereuses ». La professeure Hélène Trudeau explique bien l’importance de règles de responsabilité civile efficaces dans une politique environnementale :

D’une part, aussi sévère et perfectionné soit-il, un régime préventif ne pourra jamais enrayer totalement les cas de pollution accidentelle. Une pollution résiduelle que l’on estimait tolérable au départ pourra être la cause de dommages qui devront être réparés. D’autre part, l’instauration d’un régime de responsabilité adéquat raffermit les mesures préventives : l’incitation à adopter des méthodes de production moins polluantes sera en effet d’autant plus grande que les pollueurs sauront qu’ils devront assumer la réparation des dommages causés à l’environnement[67].

Comme le souligne Hélène Trudeau, les règles de prévention des accidents se révèlent parfois insuffisantes. Le transport d’hydrocarbures par voie maritime a ainsi occasionné des accidents qui ont causé des dommages importants sur les côtes de nombreux pays. C’est pourquoi la Convention de 1969 sur la responsabilité civile mise à jour en 1992 a été élaborée.

Comme elle l’a fait pour la pollution provenant du transport d’hydrocarbures par navire, la communauté internationale a tenté à plusieurs reprises d’adopter une convention internationale afin de prévoir les mesures de réparation en cas de pollution provenant de l’exploitation extracôtière, mais elle n’est jamais parvenue à un consensus. Ainsi, neuf États européens ont participé aux négociations de la Convention on Civil Liability for Oil Pollution Damage Resulting from Exploration for and Exploitation of Seabed Mineral Resources[68] à Londres en 1976, mais cette dernière n’a jamais été ratifiée. Puis le Comité maritime international (CMI), à la demande de l’Organisation maritime internationale (OMI), a élaboré le Rio Draft en 1977, mais ce projet n’a pas été étudié par l’OMI jusqu’à ce qu’elle en demande la mise en jour en 1994. Le Sydney Draft[69] a résulté de cette mise à jour. En 2001, l’Association canadienne de droit maritime a préparé le Draft Offshore Units Convention (aussi appelé Canadian Draft) dans le contexte des travaux du groupe de travail sur l’exploitation extracôtière du CMI dont il fait partie[70]. Aucun de ces projets de convention n’a mené à un consensus, de sorte que l’OMI étudie toujours cette question[71].

C’est d’ailleurs en marge du processus de négociation de la Convention de Londres de 1977 que les compagnies d’exploitation d’hydrocarbures sous-marins membres de l’Offshore Pollution Liability Association (OPOL) ont négocié l’accord qui met en place un régime de responsabilité à titre de mesure transitoire[72]. La Convention de Londres n’ayant pas été ratifiée, cet accord de l’OPOL s’applique encore aujourd’hui pour encadrer la pollution causée par l’exploitation réalisée au large des côtes du Royaume-Uni.

Pourtant, bien que les plateformes d’exploitation soient situées sur le plateau continental d’un seul État, on ne peut exclure qu’un déversement d’hydrocarbures puisse polluer au-delà de ses frontières. Par exemple, l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon a causé une fuite qui a duré 87 jours[73], déversant quelque 3,2 millions de barils de pétrole brut dans le golfe du Mexique[74]. Le pétrole aurait ainsi contaminé plus de 1 000 kilomètres du littoral des côtes du golfe et plus de 145 000 kilomètres carrés2 de ses eaux[75]. Ce type d’accident peut donc polluer sur plusieurs centaines de kilomètres, à l’instar de la pollution causée par le transport des hydrocarbures. Ainsi, les plateformes extracôtières situées dans les eaux canadiennes pourraient polluer les côtes américaines ou même françaises (Saint-Pierre-et-Miquelon). Elles sont néanmoins encadrées par des lois nationales. L’étude des dispositions sur la responsabilité doit donc être réalisée en considérant le caractère fondamentalement transfrontière de la pollution.

2.2 Régime international pour pollution d’hydrocarbures transportés par voie navigable : l’exemple de la Convention de 1992 sur les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures

Si l’exploitation des hydrocarbures extracôtiers peut être la source d’importances marées noires, il en va de même du transport de ces hydrocarbures par navire. Pensons, par exemple, au naufrage de l’Exxon Valdez près des côtes de l’Alaska en 1989[76]. C’est pourquoi l’OMI s’est penchée sur la question au cours des années 60 et 70 pour trouver une solution à ce problème de pollution, dont la source et la trajectoire sont constamment en mouvement. Le régime international de responsabilité civile qui en a résulté offre un élément de comparaison intéressant aux fins d’analyse du régime de responsabilité pour déversement d’hydrocarbures de plateformes extracôtières proposé par le projet de loi no 49.

D’une part, ce régime régime vise un problème de pollution analogue à celui que nous étudions et, d’autre part, il est mis en place par un outil international négocié entre plusieurs États et appliqué depuis plusieurs décennies, la Convention étant entrée en vigueur depuis la fin des années 70. Ce régime a donc été appliqué et testé plus d’une fois, notamment lors des sinistres de l’Erika, survenu en 1999 près des côtes de la Bretagne en France, et du Prestige, survenu en 2002 près de l’Espagne[77]. Les Fonds internationaux d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures de 1971 et de 1992, dont il sera question plus bas, ont ainsi connu 149 sinistres d’envergure diverse jusqu’à ce jour[78]. Le régime a d’ailleurs évolué depuis son adoption et après la survenance de différents accidents. Il comporte aussi plusieurs distinctions par rapport au régime canadien qui permettent d’en retirer des enseignements. En outre, faut-il préciser que les navires sont souvent impliqués dans les activités d’exploitation des hydrocarbures extracôtiers, en plus de leur transport ; les régimes qui couvrent les navires et les plateformes comportent même des zones de chevauchement — pensons simplement à la qualification de certaines plateformes mobiles à titre de navires. Ces éléments rendent encore plus pertinente l’étude de cette convention à titre comparatif et même complémentaire.

D’autres pays comme la Norvège ou les États-Unis ont adopté des lois nationales pour encadrer l’exploitation des ressources pétrolières extracôtières et la responsabilité civile en cas de déversement. Toutefois, ces lois offrent un élément de comparaison moins intéressant pour étudier le régime canadien, notamment en raison des disparités entre les systèmes juridiques. Par exemple, aux États-Unis, certains États ont mis en place des régimes de responsabilité statutaires qui s’appliquent en parallèle du régime fédéral ; le régime général de tort de la common law peut également être invoqué et le choix du régime législatif peut appartenir aux justiciables[79]. L’étude des dispositions applicables en matière de responsabilité pour déversement aurait donc nécessité l’étude des trois régimes.

Pour ce qui est de la Norvège, les hydrocarbures de la mer du Nord y sont exploités depuis les années 70 et il s’agit d’une exploitation en eau froide, aux conditions plus proches de celles qui existent dans le golfe du Saint-Laurent. Son expertise en matière de normes de sécurité, d’exploitation durable et de prévention des accidents est reconnue[80], ce qui est moins vrai de son régime de responsabilité. Après l’explosion des plateformes Ekofisk Bravo en 1977 et Alexander L. Kielland en 1980, qui a causé 123 morts et le déversement de milliers de barils de pétrole[81], aucun déversement majeur provenant d’une plateforme extracôtière n’est survenu au large des côtes de la Norvège. Les normes de sécurité ont d’ailleurs été resserrées à la suite de ces accidents. Son régime de responsabilité a donc été très peu mis à l’épreuve. Le même commentaire s’applique au Royaume-Uni, qui a également compétence sur une partie des gisements de la mer du Nord.

Enfin, nous verrons plus loin qu’un accord international serait également nécessaire en vue d’encadrer la responsabilité pour déversement d’hydrocarbures provenant de plateformes extracôtières. L’étude des mécanismes mis en place par la Convention de 1992 sur la responsabilité civile nous apparaissait donc d’autant plus appropriée. Nous nous concentrerons ici sur cette dernière, qui dispose d’un historique plus étoffé en matière de responsabilité, tout en faisant référence de manière ponctuelle aux autres régimes nationaux.

Le régime est instauré par les conventions suivantes :

  • la Convention internationale sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (1969)[82] ;

  • la Convention internationale portant création d’un Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures[83] ;

  • la Convention de 1992 sur la responsabilité civile[84] et le Protocole de 1992 modifiant la Convention internationale portant création du Fonds d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures[85], qui ont remplacé les deux précédentes ;

  • le Protocole de 2003 portant création d’un Fonds complémentaire, qui a augmenté les sommes du Fonds de 1992[86].

Comme le laisse voir le titre de chacune de ces conventions, la première, remplacée en 1992, a instauré un régime de responsabilité sans faute du propriétaire des navires pour les marées noires causées par le transport d’hydrocarbures et lui impose une assurance obligatoire, en plus d’autres exigences financières[87]. La Convention de 1992 sur la responsabilité civile, qui lui a succédé, a élargi la portée de cette convention aux déversements dans la zone économique exclusive et a augmenté la limite de responsabilité. Cette dernière a été augmentée de nouveau par amendement en 2000[88].

La seconde convention, aussi remplacée en 1992, a instauré un fonds complémentaire obligatoire alimenté par les compagnies importatrices de pétrole pour indemniser les victimes de la pollution causée par des hydrocarbures[89]. La Convention de 1992 portant création du Fonds a ainsi augmenté les sommes mises à la disposition des victimes de déversements. Puis, un autre fonds complémentaire a été instauré, par le Protocole de 2003 portant création d’un fonds complémentaire, en vue d’augmenter l’indemnisation des victimes des dommages. On désigne ces différents fonds d’indemnisation (1971, 1992 et 2003) par l’acronyme « FIPOL » : Fonds internationaux d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures[90].

De nombreux États sont membres d’un fonds ou de l’autre, mais ils ne sont pas tous membres des trois fonds[91]. Au total, 114 États sont parties à la Convention de 1992 portant création du Fonds, alors que 31 sont également membre du Protocole de 2003 portant création d’un Fonds complémentaire[92]. Chaque État signataire de la Convention a adopté les lois nécessaires afin que le régime soit applicable dans son droit interne. Au Canada, par exemple, il a été mis en oeuvre par la Loi sur la responsabilité en matière maritime[93]. Le Canada a également mis en place la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution causée par les navires en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada[94] pour compléter le régime des conventions de 1992. Enfin, l’OMI a adopté plusieurs autres conventions connexes, qui s’appliquent notamment aux navires transportant des hydrocarbures de soute[95] ou aux mesures de prévention[96] et de restauration[97]. Toutefois, nous ne pourrons faire état de l’ensemble de ces mécanismes ici.

Le régime de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile comporte des ressemblances, mais aussi des différences par rapport au régime proposé par le projet de loi no 49 et celui de Terre-Neuve-et-Labrador. Elles seront soulignées tout au long de l’analyse de ces régimes, dans les sections ci-dessous. Cette comparaison permettra de faire ressortir les aspects positifs et négatifs du projet de loi no 49 quant à l’indemnisation des victimes des dommages et à la protection de l’environnement en cas de déversement.

3 Mise en oeuvre des régimes de responsabilité civile applicables au Québec et à Terre-Neuve-et-Labrador : un pollueur-payeur qui a des limites

Nous présenterons ici les caractéristiques des régimes instaurés par le projet de loi no 49 et la LAACTN en comparaison avec celles de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile. L’objectif est d’exposer les forces et les faiblesses de ces régimes relativement au principe du pollueur-payeur et, ultimement, à l’indemnisation des victimes. Pour y parvenir, les éléments suivants seront étudiés : la responsabilité sans faute (3.1), les plafonds d’indemnisation et les preuves de capacité financière (3.2) et les fonds d’indemnisation (3.3).

3.1 Responsabilité sans faute

Bien qu’elles soient rédigées différemment, les dispositions sur la responsabilité civile pour déversement du projet de loi no 49 prévoient, à l’instar de la LAACTN[98], deux types de responsabilité. Tout d’abord, ce projet dispose que « les personnes qui sont responsables par leur faute des déversements, dégagements, écoulements ou rejets ou qui sont tenues par la loi de réparer le préjudice causé par la faute de leurs préposés qui sont responsables de ces déversements, dégagements, écoulements ou rejets sont tenues solidairement […] des pertes ou dommages[99] ». Son article 310 prévoit donc une voie de recours traditionnelle pour permettre aux personnes qui subissent des dommages par pollution de réclamer des dommages-intérêts en démontrant la faute de la personne responsable. Le fardeau de prouver la faute, dans de telles circonstances, peut toutefois se révéler difficile puisque plusieurs personnes, contractants et sous-contractants, participent à l’exploitation d’une plateforme. De plus, il s’agit d’une exploitation très technique qui nécessiterait sans doute une preuve par expertise pour déterminer la cause exacte du déversement.

Afin d’alléger le fardeau des victimes, le projet de loi no 49 dispose que « la personne tenue d’obtenir l’autorisation d’activité pour les activités qui ont provoqué les déversements, dégagements, écoulements ou rejets est responsable, en l’absence de preuve de faute, jusqu’à concurrence de un milliard de dollars des pertes[100] » indemnisables, prévus par le même article. Ainsi, le législateur prévoit la responsabilité sans faute — ou objective — du titulaire d’un permis d’exploitation (« exploitant »). Par cette canalisation de la responsabilité, il relève également les éventuels demandeurs du fait de prouver l’identité du responsable. Le titulaire d’un permis est donc tenu d’indemniser les victimes dès qu’elles démontrent le lien de causalité entre le rejet d’hydrocarbures et les dommages subis. De plus, aucun moyen de défense n’est prévu. Ainsi, les victimes ont le fardeau de prouver qu’un déversement, ou un rejet d’hydrocarbures[101], provenant de l’exploration ou de l’exploitation d’une plateforme est survenu dans la zone sous-marine[102], ce qui leur a causé des dommages. On trouve le même recours de responsabilité sans faute dans la LAACTN[103]. Dans les deux cas, le titulaire d’un permis peut entreprendre un recours en responsabilité contre le véritable fautif[104].

En ce qui concerne la pollution par hydrocarbures provenant des navires, la Convention de 1992 sur la responsabilité civile prévoit également un recours de responsabilité sans faute[105]. Selon ce régime, le propriétaire est essentiellement tenu de verser une indemnité « dès que la victime peut démontrer le lien de cause à effet entre l’accident et le dommage[106] ». Toutefois, contrairement à ce que prévoient les dispositions du projet de loi no 49 et de la LAACTN, le propriétaire du navire peut invoquer certaines exceptions afin de se dégager de sa responsabilité, même s’il s’agit de responsabilité sans faute[107]. Il s’agit donc d’un régime de responsabilité stricte et non de responsabilité absolue, comme c’est le cas des deux autres régimes étudiés[108]. Le propriétaire pourra notamment invoquer (et prouver) que le dommage par pollution résulte d’un acte de guerre, d’un phénomène naturel ou irrésistible, de l’acte d’un tiers qui a agi avec l’intention de causer un dommage ou encore de la négligence d’un gouvernement dans l’entretien d’aides à la navigation[109].

Par ailleurs, en vertu de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile, le propriétaire qui ne s’estime pas responsable pourra entreprendre des recours en responsabilité contre les tiers qu’il considère comme fautifs[110]. En outre, si un évènement met en cause plusieurs navires et qu’un dommage par pollution survient, les propriétaires des navires seront solidairement responsables de tous les dommages, si ces derniers ne sont pas raisonnablement divisibles[111].

En somme, le projet de loi no 49, la LAACTN et la Convention de 1992 sur la responsabilité civile font tous trois reposer la responsabilité sans faute de la pollution sur l’exploitant, soit le titulaire d’un permis d’exploitation, la personne en autorité sur la substance nocive ou le propriétaire du navire. La responsabilité sans faute de l’exploitant et la canalisation favorisent une indemnisation plus grande des victimes en facilitant leur recours. Ces deux mécanismes ont pour effet de faire supporter les dommages par l’exploitant qui bénéficie directement des avantages lucratifs liés à l’exploitation des hydrocarbures marins ; par l’entremise de son recours récursoire, c’est à lui de prouver qui a commis une faute s’il ne s’estime pas responsable et il est susceptible d’avoir davantage de moyens pour supporter les frais judiciaires associés à cette procédure. Cela permet aussi de respecter le principe du pollueur-payeur, tenant pour acquis que les personnes qui subissent la pollution ont les moyens de faire valoir leurs droits. Cette possibilité de recours récursoire vers la ou les personnes fautives permet ultimement de transférer le coût de la pollution au réel pollueur.

Néanmoins, les exploitants de plateformes ou de navires qui s’exposent à une responsabilité sans faute ne peuvent être condamnés à verser une compensation illimitée. Les régimes de responsabilité imposent en effet des limites à l’indemnisation pouvant être octroyée. Elles sont exposées dans la section ci-dessous.

3.2 Plafonds d’indemnisation et capacité financière

Comme nous l’avons vu, la responsabilité sans faute mise en place par le projet de loi no 49 et les autres régimes allègent le fardeau de preuve des victimes en désignant le défendeur et en retirant l’exigence de prouver une faute. Pour contrebalancer le fait que le titulaire d’un permis peut être condamné sans avoir commis de faute, le législateur impose généralement, dans ces types de régimes, des limites aux dommages-intérêts auxquels le défendeur pourra être condamné ; elles sont aussi appelées « plafond d’indemnisation » en droit civil[112]. Fixer une limite aux sommes qui peuvent être réclamées en vertu du régime de responsabilité sans faute permet de réconcilier l’intérêt financier des personnes qui subissent une perte et celui des exploitants, qui ne se voient pas exposés à un risque illimité en cas d’accident, sans nécessairement avoir commis une faute.

Par conséquent, le projet de loi no 49 prévoit que le titulaire d’un permis pour exercer les activités qui ont causé le déversement « est responsable, en l’absence de preuve de faute, jusqu’à concurrence de un milliard de dollars des pertes, dommages et frais[113] ». Ainsi, toutes les réclamations faites en vertu du régime de responsabilité sans faute ne pourront représenter, ensemble, plus de un milliard de dollars. Ce plafond d’indemnisation constitue une amélioration en comparaison du régime de la LAACTN, dont la limite était auparavant fixée à 30 millions de dollars[114]. Le gouvernement fédéral a déposé un projet de loi en 2014 qui a pour effet d’augmenter cette limite à un milliard de dollars[115]. Cet amendement est entré en vigueur le 26 février 2016[116]. Cette limite n’avait jamais été modifiée depuis l’adoption de la loi en 1988, que ce soit pour tenir compte de l’inflation ou des connaissances acquises à la suite de l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon[117].

Le projet de loi no 49 introduit cependant une nuance importante sur le plan de l’indemnisation qui ne se trouve pas dans la LAACTN. Il est possible, pour les ministres fédéral et provincial chargés de la gestion des ressources naturelles, d’« approuver un montant inférieur à la limite de responsabilité de un milliard de dollars […] à l’égard de toute personne qui demande une autorisation d’activité ou de tout titulaire d’une telle autorisation[118] », sur recommandation de la Régie et de l’ONE. Le plafond d’indemnisation pourrait donc être inférieur à un milliard de dollars pour certains projets de forage. Lorsque tel est le cas, la capacité financière exigée, dont il sera question plus bas, est réduite au nouveau montant de la limite de responsabilité[119]. Bien que cette décision nécessite le concours de plusieurs acteurs — la Régie, l’ONE et les ministres —, il n’en demeure pas moins que certains projets peuvent être assujettis à un plafond d’indemnisation inférieur à un milliard de dollars. Comment ce pouvoir des ministres se justifie-t-il ? Et sur quels éléments cette décision se fonde-t-elle ? Sur l’envergure des projets ? L’endroit où ils ont lieu ? Pourtant, peu importe l’envergure ou l’emplacement du projet, le risque d’accident emporte des conséquences importantes. Comment alors justifier la possibilité d’abaissement du seuil de responsabilité civile pour pollution ?

La Convention de 1992 sur la responsabilité civile, quant à elle, prévoit également un plafond d’indemnisation. Celui-ci varie en fonction de la jauge du navire et est exprimé en unités de compte, qui font référence aux droits de tirage spéciaux (DTS[120]), pour être ensuite converties selon la monnaie nationale en cause[121]. Nous n’en exposerons pas tous les tenants et les aboutissants ici, mais retenons que ce plafond peut atteindre 89 770 000 DTS ou 139 millions de dollars américains pour une jauge de plus de 140 000 unités[122]. Cette limite est toutefois augmentée à plus de un milliard de dollars américains par l’entremise de fonds complémentaires, ce que nous verrons plus en détail à la section 3.3.

Afin que les régimes ne soient pas illusoires, ils comportent généralement des dispositions qui exigent des exploitants qu’ils prouvent leur capacité de payer, généralement jusqu’à concurrence du plafond d’indemnisation. Ce mécanisme garantit la disponibilité des sommes si un déversement devait survenir. Le projet de loi no 49 requiert ainsi que l’exploitant fournisse la preuve qu’il « dispose des ressources financières nécessaires pour payer la limite de responsabilité de un milliard de dollars[123] ». Il commande aussi le dépôt d’une preuve de solvabilité supplémentaire « sous toute forme jugée acceptable par la Régie et l’Office, notamment une lettre de crédit, garantie ou cautionnement[124] ». La preuve fournie doit être d’un montant de « 100 millions de dollars ou tout autre montant supérieur que fixent la Régie et l’Office, s’ils l’estiment nécessaire[125] » pour les opérations de forage, d’exploitation ou de production d’hydrocarbures. La preuve de solvabilité doit être valide durant toute la durée des activités et jusqu’à un an après les dernières activités de forage[126]. Enfin, s’il y a déversement, la Régie et l’ONE peuvent exiger qu’un « montant […] soit pris sur les fonds rendus disponibles aux termes de la lettre de crédit, de la garantie, du cautionnement ou toute autre preuve de solvabilité[127] » pour les dommages par pollution causés pouvant être réclamés, et ce, qu’il y ait eu poursuite ou non. Les sommes remises seraient à déduire du montant alloué à titre de compensation aux termes d’un jugement, bien entendu[128]. Mais que représente cette somme de 100 millions ?

Quant aux règles en vigueur à Terre-Neuve-et-Labrador, la LAACTN exige pour le moment que chaque exploitant fournisse une preuve de solvabilité de 30 millions de dollars (équivalent au plafond d’indemnisation) à laquelle l’Office a un accès direct[129]. Celui-ci peut également réclamer une preuve de solvabilité pour des sommes supplémentaires allant jusqu’à 250 millions de dollars, sous forme d’assurance par exemple[130].

Les amendements proposés par le projet de loi no C-22 en vue de modifier la loi de Terre-Neuve-et-Labrador ont incorporé les mêmes modalités de preuve de solvabilité que le projet de loi no 49 pour Québec. Ainsi, les exploitants de Terre-Neuve-et-Labrador devront également prouver qu’ils détiennent les sommes équivalant au plafond d’indemnisation, en plus d’une preuve de solvabilité supplémentaire de 100 millions de dollars. Le projet de loi no C-22 a toutefois introduit un changement supplémentaire : les exploitants auront le choix, à Terre-Neuve-et-Labrador, de fournir la preuve supplémentaire de 100 millions de dollars — ou tout autre montant supérieur jugé nécessaire par l’Office — pour les activités de forage et d’exploitation ou encore de démontrer qu’ils participent à un fonds commun mis en place par l’industrie pétrolière et gazière à hauteur de 250 millions de dollars[131]. Le choix est laissé à l’exploitant lorsqu’il fait sa demande de permis. L’Office peut également exiger d’avoir accès à ces sommes à l’égard de créances liées à des dommages par pollution.

La Convention de 1992 sur la responsabilité civile requiert elle aussi une preuve de solvabilité financière. Elle exige du « propriétaire d’un navire immatriculé dans un État contractant et transportant plus de 2 000 tonnes d’hydrocarbures en vrac en tant que cargaison[132] » qu’il souscrive à une assurance ou obtienne une autre garantie financière telle qu’un cautionnement bancaire qui équivaudrait au montant de la limite de responsabilité lui correspondant. Les navires qui transportent 2 000 tonnes et moins d’hydrocarbures ne sont pas tenus de fournir une preuve de solvabilité, ce qui pourrait faire en sorte qu’aucune compensation ne soit octroyée si un déversement survenait et que le propriétaire du navire n’avait pas la capacité de payer. L’exigence d’une preuve à hauteur de la limite de responsabilité se révèle toutefois plus respectueuse de l’objectif compensatoire d’un tel régime. Une preuve en deçà de cette limite pourrait faire en sorte que l’exploitant ou le propriétaire du navire ne puisse indemniser toutes les victimes des dommages. Le projet de loi no 49 devrait donc s’en inspirer.

L’indemnisation prévue par un régime de responsabilité civile pour pollution « doit refléter la totalité des coûts sociaux causés par la pollution[133] » afin de respecter le principe du pollueur-payeur. Le forage en mer est accompagné de risques considérables[134] qui sont susceptibles d’être importants et d’avoir des répercussions graves sur l’environnement de même que sur l’économie. Le plafond d’indemnisation s’appliquant au régime de responsabilité sans faute devrait donc refléter le pire scénario de déversement pour assurer une indemnisation complète qui tiendrait compte des dommages sociaux et environnementaux potentiels[135]. Or, le plafond de un milliard suggéré par le projet de loi no 49 — et, de surcroît, celui de 30 millions toujours en vigueur à Terre-Neuve-et-Labrador — ne semble pas correspondre à l’ampleur des risques qui accompagnent le forage en mer.

Lors des débats parlementaires au sujet des projets de loi à l’étude, le gouvernement n’a jamais expliqué comment se justifiait cette limite de un milliard de dollars, malgré les nombreuses questions posées à ce sujet. Le ministre des Ressources naturelles a mentionné que « [l]a limite de 1 milliard de dollars établira un équilibre entre, d’une part, la protection des contribuables, et, d’autre part, le fait de tenir les sociétés responsables en cas d’accident[136] ». Toutefois, à aucun moment le gouvernement n’a expliqué la manière dont il en était venu à privilégier ce chiffre de un milliard.

Un plafond de un milliard de dollars serait pourtant susceptible de faire payer une grande partie des pertes par les contribuables canadiens si un déversement majeur survenait, et cela, pour deux raisons. D’une part, le projet de loi no 49 accorde la préséance au recouvrement des dommages civils (« pertes ou dommages réels »), ce qui relègue au deuxième rang le recouvrement des frais liés aux mesures d’intervention, de nettoyage et de restauration engagés par la Régie, l’ONE, les gouvernements fédéral ou provincial ou toute autre personne. Quant aux sommes liées aux pertes de valeur de non-usage rattachées aux ressources publiques dont il sera question à la section 4.3, elles arrivent au dernier rang dans l’ordre des créances[137]. Il serait donc fort probable que le gouvernement ne puisse recouvrer aucune des sommes concernant les frais de nettoyage et les pertes de valeur de non-usage des ressources publiques par l’entremise de la responsabilité sans faute et que la facture soit assumée par les contribuables[138].

Afin d’obtenir une indemnisation complète des victimes de ces dommages, le gouvernement aurait alors le fardeau de prouver la faute, ce qui nécessiterait plus de temps et de frais extrajudiciaires, ultimement payés par les contribuables canadiens par l’intermédiaire des impôts fédéraux. D’autre part, les citoyens non indemnisés pourraient rechercher une aide gouvernementale pour obtenir une indemnisation, ce qui serait également payé par l’ensemble des Canadiens. Comme Hélène Trudeau, nous sommes d’avis que le régime de responsabilité civile pour pollution devrait permettre de recouvrer l’ensemble des coûts sociaux causés par la pollution. Cela serait également conforme au principe du pollueur-payeur tel que l’a défini le professeur Jamie Benidickson :

The « polluter-pays » principle emphasizes the responsibility of those who engage in environmentally harmful conduct (either as producers or consumers) for the costs associated with their activity. They should not be directly subsidized by public expenditures, nor should they enjoy indirect advantages from damaging the environment in ways that are not attributed back to them but are instead borne by others[139].

Conformément à cette définition, ce risque devrait être assumé par les exploitants dont les activités sont très lucratives. La responsabilité sans faute qui est prévue respecte ce principe, puisqu’elle facilite la compensation des dommages par l’exploitant qui, ultimement, peut se retourner vers le responsable. Toutefois, un plafond d’indemnisation qui ne reflète pas l’ampleur des dommages pouvant être causés contrecarre la mise en oeuvre du principe du pollueur-payeur, en laissant plusieurs personnes non indemnisées et en reportant ces frais sur les épaules des autorités publiques. La limite de responsabilité proposée par le projet de loi no 49 ne semble pas refléter l’envergure des dommages qui peuvent être occasionnés par l’exploitation d’une plateforme extracôtière. Ainsi, l’exploitant ne paierait pas l’ensemble des dommages dans le régime de responsabilité tel qu’il est proposé.

Le récent déversement de la plateforme Deepwater Horizon a coûté 42 milliards de dollars américains à BP en dommages-intérêts civils (17,5 milliards payés ou réservés aux personnes et aux petites entreprises), en amendes ainsi qu’en frais d’intervention et de nettoyage (14 milliards) et le procès n’est pas encore terminé au moment d’écrire ces lignes[140]. Aux États-Unis, la limite de responsabilité applicable aux recours en responsabilité sans faute en vertu de l’Oil Pollution Act est de 75 millions de dollars américains[141]. BP a renoncé à l’application de cette limite en raison de pressions politiques, ce qui a ensuite été entériné par la Cour de district[142]. Cependant, si cette limite de dommages de 75 millions de dollars américains avait été appliquée, les citoyens américains auraient dû assumer une énorme portion de leurs pertes. Bien que le golfe du Mexique présente des caractéristiques physiques différentes du golfe du Saint-Laurent, les 40 milliards de dollars payés par BP soulèvent le doute quant à la suffisance du milliard suggéré par le projet de loi no 49.

Comme pour les autres régimes de responsabilité étudiés, le but du plafond d’indemnisation de l’Oil Pollution Act est de faire payer la plus grande part des frais de prévention et d’intervention au titulaire d’un permis, en évitant de causer sa ruine[143]. Or, après avoir payé des milliards de dollars en dommages-intérêts, amendes et mesures de nettoyage, BP est encore en mesure de poursuivre ses activités. La justification de ce plafond et le montant de ce dernier sont donc à revoir, tant aux États-Unis qu’au Canada. D’ailleurs, conformément à la Convention de 1992 sur la responsabilité civile et à celle qui porte création d’un fonds, ces limites ont été revues à la hausse à plusieurs reprises pour tenir compte de l’évolution du transport d’hydrocarbures et de certains accidents survenus, dont le naufrage de l’Erika en 1999. Le régime qui serait en vigueur dans le golfe du Saint-Laurent devrait donc tenir compte de l’expérience vécue, comme l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon.

L’une des solutions pour éviter la sous-indemnisation serait de retirer la limite de responsabilité sans faute, comme cela a été réalisé en Norvège. Au lieu d’imposer une limite aux dommages pouvant être compensés, la loi norvégienne inclut certaines exceptions relatives à la force majeure que l’exploitant pourrait soulever[144]. Si cette solution était retenue, il faudrait, bien entendu, que les exigences relatives à la preuve de solvabilité de la compagnie exploitante soient augmentées pour s’assurer de sa capacité de payer.

L’un des arguments à l’encontre de cette mesure est que l’absence de limite risquerait de freiner cette exploitation dans les eaux canadiennes. Or, l’industrie canadienne comprend surtout des compagnies de moyenne envergure, de même que des compagnies de pétrole d’envergure internationale, capables de courir ce risque[145]. De plus, la Cour suprême indique, dans l’arrêt R. c. Sault Ste-Marie, que la prévention de la pollution des cours d’eau est une question d’intérêt public considérable pour laquelle la responsabilité absolue est justifiable[146]. Dans la mesure où les parties exploitantes ont la capacité de prendre des risques, pourquoi ne pas retirer le plafond ? Vu la nature très lucrative de l’exploitation[147], cela serait-il vraiment dissuasif ? La question apparaît légitime.

De surcroît, le fait de retirer le plafond ne créerait pas d’injustice à l’égard des exploitants qui feraient face désormais à une possible condamnation pour des dommages illimités sans preuve de faute, car ils auraient toujours la possibilité d’entreprendre un recours récursoire. Ainsi, ils pourraient se retourner contre les personnes fautives pour leur réclamer les sommes déboursées à titre d’indemnisation. Cependant, même si cette limite de responsabilité était retirée du régime de responsabilité sans faute, il n’est pas garanti que l’exploitant aurait la capacité de verser toutes les sommes nécessaires. C’est pourquoi un mécanisme d’indemnisation complémentaire, tel un fonds d’indemnisation, représente une avenue intéressante.

3.3 Fonds d’indemnisation

Le projet de loi no 49 ne prévoit pas la création d’un fonds d’indemnisation pour les victimes des dommages causés par la pollution, comme cela est le cas dans d’autres régimes de responsabilité en matière de pollution. L’objectif d’un tel fonds est d’intervenir là où les règles de responsabilité civile se sont révélées insuffisantes ou inefficaces. Il constitue donc un mécanisme subsidiaire d’indemnisation[148] : le fonds complète le régime, pour assurer que l’ensemble des victimes des dommages soit indemnisé. Il sera utile, notamment, quand le plafond d’indemnisation des victimes des dommages instauré par le régime de responsabilité civile sans faute sera atteint.

Un tel fonds est généralement alimenté par une taxe imposée aux personnes qui poursuivent des activités dangereuses ou encore qui importent la substance toxique ou polluante, comme c’est le cas en vertu de la Convention de 1992 portant création du Fonds. L’instauration d’un fonds alimenté par les personnes qui poursuivent l’activité d’exploitation respecte le principe du pollueur-payeur, puisqu’il fait « reposer le risque imputable à certaines activités sur le milieu industriel qui le crée[149] ».

En vertu du régime de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile, un demandeur qui n’obtient pas une réparation équitable ou suffisante peut aussi poursuivre le Fonds de 1992 conformément à la Convention de 1992 portant création du Fonds[150]. En effet, les montants des limites de responsabilité sans faute auxquels les propriétaires des navires sont assujettis ne peuvent toujours suffire à indemniser l’ensemble des victimes des dommages causés par une marée noire, et c’est pourquoi le Fonds international de 1971 puis celui de 1992 ont été créés[151]. Le Fonds de 1992, ayant remplacé celui de 1971, constitue une autre source d’indemnités pour les personnes qui subissent les effets d’un déversement[152].

Le Fonds de 1992 peut donc être poursuivi de concert avec le propriétaire du navire lorsque les dommages dépassent la limite de responsabilité ou la capacité financière de ce dernier, ou encore lorsque la Convention de 1992 sur la responsabilité civile ne prévoit aucune responsabilité pour les dommages en question, mais que les dommages par pollution ont bel et bien été causés par un ou plusieurs navires[153]. Cela pourra être le cas lorsque le propriétaire sera en mesure de soulever valablement l’une des exceptions en matière de responsabilité prévues dans cette Convention[154].

Les sommes que le Fonds de 1992 peut verser à titre d’indemnités sont toutefois limitées. Le montant maximal payable par ce fonds pour un évènement est de 203 millions de DTS, soit 314,3 millions de dollars américains[155], y compris la somme déjà versée par le propriétaire[156]. Ces limites ont été augmentées par le Protocole de 2003 portant création d’un Fonds complémentaire[157], ratifié par le Canada. Le Fonds complémentaire ainsi créé sert à indemniser toute personne qui a subi un dommage par pollution et qui n’a pas obtenu une réparation intégrale en vertu de la Convention de 1992 portant création du Fonds[158]. Elle hausse le nombre d’unités totales à être versées à titre d’indemnisation des victimes pour un évènement de pollution à 750 millions de DTS, soit 1,161 milliard de dollars américains, et ce, « y compris les montants dus au titre de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile et [de] la Convention de 1992 portant création du Fonds, à savoir 203 millions de DTS (US $ 285,6 millions)[159] ».

Les sommes d’argent disponibles dans le Fonds de 1992 sont le produit des contributions annuelles des personnes importatrices d’hydrocarbures de chacun des États contractants. Les personnes ayant reçu des quantités totales d’hydrocarbures supérieures à 150 000 tonnes d’hydrocarbures transportés par voie maritime par l’entremise des installations portuaires d’un État contractant doivent verser une contribution selon les conditions définies dans la Convention de 1992 portant création du fonds[160]. Le montant de la contribution est déterminé chaque année en tenant compte du budget du Fonds (pour son administration et les possibles versements à effectuer) et de la quantité d’hydrocarbures importés par chacun[161]. Quant au Fonds complémentaire de 2003, les contributions annuelles sont également versées par les personnes importatrices de chaque État contractant[162].

Malheureusement, ce type de fonds est absent du projet de loi no 49 et de la LAACTN, bien que les dommages causés puissent être de grande envergure. De plus, la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution causée par les navires, mise en place au Canada pour compléter le régime de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile et des FIPOL en matière de pollution d’hydrocarbures provenant de navires, ne s’appliquerait pas au déversement d’hydrocarbures d’une plateforme extracôtière[163]. Or, ce mécanisme permettrait d’assurer une plus grande indemnisation des victimes de la pollution et d’alléger le fardeau potentiellement imposé aux Canadiens par l’intermédiaire des impôts en cas de dommage, en appliquant le principe du pollueur-payeur. Une solution de rechange à la création d’un fonds serait d’instaurer une assurance mutuelle obligatoire comme celle qui existe pour l’exploitation au large des côtes de la Grande-Bretagne, en vertu de l’Offshore Pollution Liability Agreement[164]. Une telle assurance pourrait être utilisée en vue de compléter les sommes rendues disponibles pour couvrir le plafond de responsabilité absolue[165]. Selon William Amos et Ian Miron, le modèle assurantiel comporte le risque que les petits exploitants ne soient pas incités à adopter des comportements sécuritaires, car, en cas d’accidents, ils seront soutenus par les primes supérieures des plus gros exploitants[166].

Cependant, même si toutes les sommes nécessaires étaient accessibles pour indemniser les victimes des dommages causés par un déversement, le régime ferait en sorte que les victimes de certains dommages ne seraient pas indemnisées.

4 Dommages indemnisables… et non indemnisables : l’environnement au dernier rang

La pollution par hydrocarbures peut causer plusieurs types de dommages : des dommages corporels (par exemple aux travailleurs de la plateforme qui seraient blessés), des dommages à la propriété privée (par exemple à des personnes qui possèdent des terrains côtiers), des pertes de profits pour les activités liées au golfe du Saint-Laurent (dont le tourisme ou la pêche), des dommages écologiques (faune, flore, etc.), des frais de nettoyage, des dommages aux installations portuaires, etc.

Ainsi, les régimes de responsabilité à l’étude prévoient l’indemnisation des dommages subis par les victimes, mais emploient des définitions parfois différentes de ces derniers. Ces différences textuelles peuvent avoir un impact sur l’indemnisation des victimes et des dommages environnementaux. Nous présenterons donc dans cette section, les dommages susceptibles d’indemnisation et leurs limites, soit les pertes ou dommages réels (4.1), les frais de nettoyage ou de restauration (4.2), les préjudices environnementaux (4.3) et leurs limites géographiques (4.4).

4.1 Pertes ou dommages « réels »

Le projet de loi no 49 prévoit que les « pertes ou dommages réels subis par un tiers à la suite des déversements, dégagements, écoulements ou rejets ou des mesures prises à leur égard[167] » peuvent être indemnisables par la ou les personnes responsables. L’expression anglaise employée dans le projet de loi miroir no C-74, « actual loss or damage », se réfère à la notion de common law actual damages définie comme suit par le Barron’s Canadian Law Dictionary : « Losses that can readily be proven to have been sustained, and for which the injured party should be compensated as a matter of right[168]. » Bien qu’il soit difficile de transposer cette notion en droit civil, il est légitime de penser que l’expression « perte ou dommages réels » concerne la notion de dommages directs et que le terme « réel » n’est pas employé ici pour désigner une perte « [q]ui a pour objet un bien ou un droit sur un bien[169] », comme on l’entend en droit civil. Cette catégorie de dommages englobe donc non seulement les dommages à la propriété[170], mais également les pertes de revenus subis par des personnes privées[171]. De plus, « la perte de possibilités de chasse, de pêche ou de cueillette[172] » serait indemnisable pour les peuples autochtones.

La question se pose toutefois de savoir si des dommages psychologiques ou corporels entreraient dans cette catégorie de dommages. On peut supposer que oui s’ils étaient considérés comme une conséquence directe du déversement, mais le tout mériterait d’être clarifié pour éviter d’éventuels débats. Quant aux dommages subis par le titulaire d’une licence de pêche commerciale, par exemple des pertes de profits, ils ne sont pas couverts par ce régime, puisqu’ils devraient plutôt être recouvrés en vertu de la Loi sur les pêches[173]. Par ailleurs, les victimes des mêmes catégories de dommages peuvent être indemnisées en vertu de la LAACTN[174]. Le projet de loi no C-22 a d’ailleurs clarifié la situation des pêcheurs commerciaux de Terre-Neuve-et-Labrador qui doivent désormais obligatoirement entreprendre leur recours pour pertes de profits en vertu de la Loi sur les pêches[175].

Les mêmes catégories de dommages peuvent également être réclamées en vertu de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile pour la pollution causée par le déversement d’un navire. En effet, les dommages à la propriété ainsi que les pertes de revenus et de profits engendrées par la pollution sont également couverts[176]. Enfin, il a été décidé que les dommages pour blessures physiques et psychologiques, telles que le stress, l’anxiété ou la dépression, seraient couverts par le régime, ce qui demeure incertain selon les termes de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile[177].

4.2 Frais de nettoyage et de restauration

Quant aux frais de nettoyage et de restauration engagés à la suite d’un déversement, ils peuvent être réclamés par l’ONE, la Régie, les gouvernements fédéral ou provincial ou encore « toute autre personne ». Le projet de loi no 49 précise cependant que ce sont les frais « raisonnablement engagés […] pour la prise de mesures à l’égard des déversements, dégagements, écoulements ou rejets[178] » qui peuvent être remboursés, définition analogue à celle de la LAACTN.

Des frais de nettoyage constitueraient vraisemblablement des frais « raisonnablement engagés ». Toutefois, qu’en est-il des frais de restauration de l’écosystème en place après le déversement ? Est-ce une « mesure prise à l’égard du rejet » ou des frais « raisonnablement engagés » ? L’équivalent de cette disposition dans la version anglaise de la LAACTN contient la même ambiguïté, puisqu’elle fait référence aux « costs and expenses reasonably incurred[179] ». À cet égard, A. William Moreira mentionne ce qui suit : « The only apparent limitation on recoverability of such costs and expenses is that same be “reasonably incurred”, which it is hoped would include the requirement to be reasonable in amount[180]. » Ainsi, selon lui, l’exigence de « raisonnabilité » se rattache au montant des frais réclamés. William Amos et Ian Miron, quant à eux, soulignent le caractère ambigu de l’équivalent de cette disposition dans la loi canadienne — la Loi sur les opérations pétrolières au Canada[181], applicable, notamment, en Colombie-Britannique — et déplorent le fait qu’aucun critère ne permet de déterminer ou de mesurer ce qui serait considéré comme « raisonnable[182] ».

Puisque la portée à donner à cette disposition est tributaire d’une interprétation judiciaire, elle pourrait tout aussi bien être très limitée et englober seulement les mesures de nettoyage en vue de réduire l’impact direct du déversement ou encore être très large et inclure tous les frais de remise en état, y compris la restauration complète de l’écosystème[183]. Quant à la Convention de 1992 sur la responsabilité civile, elle comprend également les « coûts des mesures raisonnables de remise en état[184] ». Notre intention n’est pas de suggérer une interprétation plus qu’une autre, mais plutôt de souligner que l’ambiguïté de la disposition pourrait faire l’objet de débats, ce qui serait défavorable aux victimes en cas d’accident.

L’analyse des dommages indemnisables permet donc de constater que les pertes de profits, les dommages à la propriété de même que les mesures de nettoyage et d’intervention peuvent être remboursés tant en vertu du projet de loi no 49 et de la LAACTN que de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile. La raison en est simple : ces derniers peuvent être quantifiés à l’aide d’une valeur monétaire. Quant aux dommages corporels et psychologiques, cela est moins certain et reste à être clarifié. Cependant, qu’en est-il des dommages aux « biens » qui n’appartiennent à personne, aux poissons et à l’écosystème par exemple ?

4.3 Préjudices environnementaux

Le projet de loi no 49 dispose que les personnes responsables des rejets ou des déversements sont également responsables « de la perte de la valeur de non-usage liée aux ressources publiques touchées par les déversements, dégagements, écoulements ou rejets ou des mesures prises à leur égard[185] ». On peut penser que « cette perte de valeur de non-usage liée aux ressources publiques » fait notamment référence aux dommages causés à l’environnement. D’abord, bien que la désignation de ces dommages — préjudices écologiques purs[186] ou préjudices environnementaux[187] — fasse toujours l’objet de débats, nous employons ici l’expression « préjudices environnementaux » pour désigner « toutes […] atteintes portées à l’environnement qui causent un préjudice distinct des préjudices subis par des personnes[188] ».

Ensuite, l’expression « perte de la valeur de non-usage liée aux ressources publiques » n’est pas définie dans le projet de loi no 49. La LAACTN, de son côté, ne peut fournir davantage d’indices à ce sujet, puisque ce type de dommages n’était pas auparavant couvert par le régime. Le projet de loi no C-22 l’a d’ailleurs modifiée afin que les dommages aux ressources publiques puissent également être réclamés en vertu de cette loi[189]. Or, ni l’un ni l’autre des projets de loi ne définit ce type de perte. Ils n’incluent pas plus de précisions quant à l’évaluation de ces dommages et à leur compensation.

Néanmoins, l’expression loss of non-use value of public resources (« perte de la valeur de non-usage liée aux ressources publiques ») fait référence à une méthode économique d’évaluation des préjudices environnementaux, utilisée pour l’une des premières fois afin d’évaluer ce type de dommages lors du déversement du navire Exxon Valdez près des côtes de l’Alaska[190]. Le professeur Jamie Benidickson explique ainsi ce type d’évaluation des préjudices environnementaux :

One approximation of the value of a damaged natural resource centres on the cost of replacing it or of restoring it to its original condition. Another suggested methodology known as the contingent-valuation approach involves the use of questionnaires and survey techniques in an attempt to determine the monetary value people would place on non-marketable items such as threatened species, free-running streams, and clear skies. Among the reservations expressed about an approach based on hypothetical transactions, serious controversy has arisen about whether seller’s hypothetical prices are more reliable measures than buyer’s willingness to pay, for respondents differ in their valuations depending on whether they are gaining something or giving it up[191].

Cette méthode favorise la protection de l’environnement et la compensation de dommages, en ce qu’elle va plus loin que la méthode traditionnelle d’évaluation des préjudices environnementaux, qui les évalue comme équivalents aux coûts de restauration. Elle permet ainsi d’ajouter une compensation pour la perte de valeur des composantes de l’environnement. Elle a cependant le défaut de ne pas considérer la « valeur intrinsèque » de l’environnement, ne tenant compte de sa valeur qu’en fonction de son utilité pour les personnes. Il semble cependant qu’elle comprenne certaines difficultés d’application qui ne seront pas traitées ici par manque d’espace[192]. Par ailleurs, cette méthode est peu ou pas appliquée au Québec actuellement, ce qui pourrait amener des difficultés supplémentaires. Il est donc difficile de prévoir dans quelle mesure les victimes des dommages à l’environnement et à l’écosystème seraient indemnisées en vertu des régimes de Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador. Une chose est certaine : le recouvrement des créances liées aux pertes et aux dommages réels ou aux mesures prises par le gouvernement prend rang avant le recouvrement des créances liées à la perte de valeur de non-usage, si le tout devait dépasser les montants du plafond d’indemnisation de un milliard de dollars[193].

La comparaison entre le projet de loi no 49 et la Convention de 1992 sur la responsabilité civile quant à l’indemnisation des victimes des préjudices environnementaux s’avère intéressante, puisque celle-ci les traite de façon différente et plus limitée. La Convention de 1969 a été l’une des premières à inclure l’« altération à l’environnement » dans sa définition des dommages indemnisables ; mais jusqu’où s’étend la compensation des dommages dans la Convention de 1992 sur la responsabilité civile ? Telle est sa définition :

6. « Dommage par pollution » signifie :

a) le préjudice ou le dommage causé à l’extérieur du navire par une contamination survenue à la suite d’une fuite ou d’un rejet d’hydrocarbures du navire, où que cette fuite ou ce rejet se produise, étant entendu que les indemnités versées au titre de l’altération de l’environnement autres que le manque à gagner dû à cette altération seront limitées au coût des mesures raisonnables de remise en état qui ont été effectivement prises ou qui le seront ;

b) le coût des mesures de sauvegarde et les autres préjudices ou dommages causés par ces mesures[194].

Comme on peut le lire au paragraphe a) de la définition, les dommages octroyés pour l’« altération de l’environnement » sont limités au « coût des mesures raisonnables de remise en état ». Ainsi, la Convention de 1992 sur la responsabilité civile n’instaure pas de mécanisme pour évaluer les dommages causés aux éléments de l’écosystème qui n’ont pas de valeur marchande, mais se rattache plutôt à un élément qui se calcule concrètement : les coûts de restauration[195]. Cette convention a d’ailleurs été rédigée de la sorte dans le but d’éliminer la compensation des préjudices environnementaux « purs[196] ». Seuls les préjudices se rattachant à une perte économique que l’on peut évaluer mathématiquement seront indemnisés[197]. Il est toutefois discutable que les FIPOL refusent d’indemniser les victimes de tels dommages en raison de difficultés d’évaluation, alors que les préjudices environnementaux sont faciles à conceptualiser[198]. Ainsi, malgré les termes à première vue équivoques de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile, celle-ci n’assure pas l’indemnisation des victimes des préjudices environnementaux « intrinsèques ».

À cet égard, le régime américain de l’Oil Pollution Act, qui s’applique tant à la pollution des plateformes extracôtières qu’à celle des navires, est intéressant en ce qu’il permet effectivement une indemnisation plus large des victimes des préjudices environnementaux. D’abord, il définit les dommages couverts par le régime comme englobant plusieurs éléments, dont les ressources naturelles :

(d) Measure of damages

(1) In general

The measure of natural resource damages under section 2702 (b) (2) (A) of this title is —

(A) the cost of restoring, rehabilitating, replacing, or acquiring the equivalent of, the damaged natural resources ;

(B) the diminution in value of those natural resources pending restoration ; plus

(C) the reasonable cost of assessing those damages[199].

Or, les ressources naturelles sont définies largement par le Oil Pollution Act : « (20) “natural resources” includes land, fish, wildlife, biota, air, water, ground water, drinking water supplies, and other such resources belonging to, managed by, held in trust by, appertaining to, or otherwise controlled by the United States (including the resources of the exclusive economic zone), any State or local government or Indian tribe, or any foreign government[200]. »

L’indemnisation des victimes des préjudices environnementaux en vertu de l’Oil Pollution Act est donc plus grande que celle qui est préconisée par la Convention de 1992 sur la responsabilité civile qui couvre uniquement les « coûts raisonnables » de restauration de l’environnement. De plus, cette loi va plus loin que la Convention de 1992, puisqu’elle considère des méthodes de compensation autres que l’octroi d’une somme monétaire. En vertu de la Convention de 1992, s’il était jugé préférable pour l’écosystème d’opter pour la restauration naturelle, c’est-à-dire de laisser l’environnement se restaurer par lui-même, parce que les autres techniques se révèlent trop intrusives et risqueraient de mettre en péril l’écosystème, aucuns frais raisonnables ne seraient engagés pour la restauration. Cela signifie que le public ne recevrait aucune somme pour les dommages causés à l’environnement selon les dispositions de cette convention.

Au contraire, la définition préconisée par l’Oil Pollution Act permet davantage de flexibilité dans le choix du mode de compensation[201]. Par exemple, si les scientifiques optent pour la restauration naturelle, cette loi permet d’octroyer une compensation monétaire ou encore d’entreprendre des projets au-delà du site de l’accident[202]. Ainsi, après le déversement d’hydrocarbures du navire Athos I dans les eaux de la rivière Delaware dans l’État du New Jersey en 2004, les administrateurs (trustees) du régime ont privilégié la restauration naturelle[203]. À titre de compensation, les administrateurs ont donc suggéré 13 projets à entreprendre par la partie responsable dans la zone immédiate de même qu’aux alentours du déversement, dont l’amélioration et la restauration de milieux humides le long de la rivière[204]. Les citoyens résidant aux environs de la rivière Delaware ont donc reçu une compensation pour les préjudices environnementaux, bien que la zone directe de l’accident se soit restaurée naturellement.

Les FIPOL, quant à eux, n’ont jamais accepté les demandes de compensation présentées par les États lorsqu’il s’agissait de préjudices environnementaux autres que les coûts de restauration. La Cour d’appel italienne a cependant déjà octroyé des dommages-intérêts sur la base de l’équité pour les préjudices environnementaux causés par la pollution par hydrocarbures en vertu de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile dans l’affaire General Nation Maritime Transport Co. c. The Patmos Shipping Co., le Patmos étant un pétrolier grec entré en collision avec un navire espagnol[205]. Cependant, les montants en jeu ne dépassaient pas le plafond de responsabilité du propriétaire du navire et les FIPOL n’étaient donc pas impliqués : ils n’ont ainsi pas pu contester cette décision[206]. Quant au projet de loi no 49, il est difficile de se prononcer sur la question des modes de compensation puisqu’il mentionne que les personnes responsables des rejets sont tenues aux « pertes, dommages et frais[207] ». Il n’est dès lors pas certain qu’il soit possible d’obtenir une compensation autre qu’une somme monétaire, par exemple à l’aide de mesures de remise en état ou de revitalisation de certains écosystèmes, dans la rédaction actuelle des dispositions. La Convention de 1992 sur la responsabilité civile, le projet de loi no 49 et la LAACTN gagneraient à intégrer les méthodes d’évaluation des dommages et les modes d’indemnisation des victimes des préjudices environnementaux pour plus de clarté et de prévisibilité ainsi que pour une application uniforme[208]. D’ailleurs, les régimes de responsabilité norvégien et britannique n’offrent pas davantage d’éclairage sur la possibilité d’indemniser les victimes des préjudices environnementaux, sans toutefois les exclure[209].

Pourtant, l’indemnisation claire des victimes des préjudices environnementaux permet de remettre les parties dans l’état où elles étaient avant la survenance des dommages et elle redonnerait son sens au critère de restitutio in integrum et, surtout, au principe du pollueur-payeur. Le projet de loi no 49, en considérant l’indemnisation d’une victime pour la « perte de valeur de non-usage » comme un chef de dommages différent de celui des coûts de restauration favorise la compensation des dommages, et ce, davantage que la LAACTN en vigueur avant les modifications apportées par le projet de loi no C-22. Il serait toutefois bénéfique pour les personnes subissant la pollution par hydrocarbures dans le golfe du Saint-Laurent que le régime de responsabilité du projet de loi no 49 indique les modes de compensation de ces dommages (monétaires ou autres), ce qui en faciliterait la réclamation. Cela permettrait également d’opter pour les mesures d’intervention et de restauration appropriées, sans compromettre les mesures compensatoires. Puisque le projet de loi no 49 le place à la toute fin dans l’ordre des créances, la compensation de ces dommages risquerait néanmoins d’être compromise, surtout pour un évènement dont les dommages causés dépasseraient le seuil de responsabilité de un milliard de dollars. L’application du principe du pollueur-payeur ne serait alors que partielle, les responsables de la pollution n’ayant pas à payer les coûts des dommages causés aux composantes de l’écosystème.

4.4 Limites géographiques

En plus des dommages qui peuvent être causés au golfe du Saint-Laurent de même qu’aux provinces avoisinantes et à leurs résidents, un déversement pourrait occasionner des dommages qui dépasseraient les frontières canadiennes, soit des dommages transfrontières. Le projet de loi 49 et la LAACTN ne prévoient pas ces conséquences puisque la compétence législative du Canada ne va pas au-delà de sa zone économique exclusive dont les limites se situent à 200 milles marins à compter de la limite extérieure de la mer territoriale[210]. En comparaison, son plateau continental, lieu de l’exploration ou de l’exploitation des ressources, s’étend « a) soit jusqu’au rebord externe de la marge continentale — la limite la plus éloignée que permet le droit international étant à retenir — […] b) soit jusqu’à 200 milles marins à compter de la ligne de base de la mer territoriale, là où ce rebord se trouve à une distance inférieure[211] ». À certains endroits, la limite du plateau est déterminée par règlement lorsque sa limite extérieure, en application des critères a) et b) ci-dessus risquerait d’empiéter sur un espace maritime assujetti aux droits souverains d’un autre État[212]. Ces régimes comportent donc des limites géographiques, au même titre que les compétences législatives.

Bien que l’on ne puisse critiquer le projet de loi no 49 quant au fait d’omettre l’indemnisation des victimes des dommages transfrontières pour lesquels le Canada n’a pas de compétence législative, cette limite appelle deux observations. D’abord, elle témoigne de la nécessité d’un instrument international ou régional pour prévoir ce type de dommages. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la communauté internationale a effectué quelques tentatives en vue d’adopter un tel régime qui ont échoué. Par conséquent, aucun régime ni aucun accord ne sont prévus pour les dommages transfrontières qui pourraient être causés par le déversement d’une installation extracôtière.

Ensuite, cette limite géographique soulève la question de savoir comment les victimes de ces dommages seraient indemnisées vu l’absence de convention internationale les encadrant. Plusieurs scénarios seraient possibles en cas de déversement. Les victimes étrangères de pollution par hydrocarbures pourraient s’en remettre au droit international privé pour faire valoir une réclamation en vertu de la loi québécoise ou de la LAACTN. Selon les règles québécoises, les Américains ou les Français (Saint-Pierre-et-Miquelon) subissant de la pollution pourraient sans doute invoquer les dispositions de la loi québécoise — celle du lieu de survenance de la faute — devant un tribunal québécois[213]. Par ailleurs, les règles générales du droit international public à ce sujet prévoient qu’un État peut en poursuivre un autre en vertu du manquement à son obligation de prévention.

En effet, le droit international interdit explicitement à un État de permettre que des activités qui se déroulent sur son territoire polluent le territoire (l’eau ou l’air) d’un État voisin. Ce principe a été reconnu en 1941 dans l’affaire Trail smelter case (United States, Canada), en ces termes : « no State has the right to use or permit the use of its territory in such a manner as to cause injury by fumes in or to the territory of another or the properties or persons therein, when the case is of serious consequence and the injury is established by clear and convincing evidence[214]. »

C’est ainsi que le Canada a été tenu responsable de la pollution causée par la fonderie et a dû prendre en charge les mesures d’intervention mises en place pour arrêter l’émission de polluants[215]. Cette obligation d’éviter de polluer au-delà de ses frontières a ensuite été reprise dans plusieurs conventions internationales. Notamment, la Commission du droit international (CDI)[216] de l’Organisation des Nations Unies (ONU) a élaboré le Projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières[217] en 2001, codifiant ainsi le droit international coutumier sur l’obligation de prévention des États[218].

Les États-Unis ou la France pourraient donc rechercher directement une indemnisation auprès du Canada au nom de leurs citoyens en invoquant son obligation de prévention. Ils pourraient également invoquer le Projet de principes sur la répartition des pertes en cas de dommages transfrontières découlant d’activités dangereuses[219], également élaboré par la CDI en 2006. Pour le moment, ces principes ont été entérinés par l’Assemblée générale de l’ONU, mais n’ont pas été ratifiés par les États. Ils ne constituent donc pas des obligations liant les États, mais plutôt des recommandations qui pourraient orienter leur conduite en cas de dommages transfrontières[220].

Il n’en demeure pas moins que la responsabilité de l’État en la matière s’articule de façon complexe et nécessite une analyse méticuleuse du contenu de son obligation de prévention et des mesures prises effectivement par ce dernier, ce qui ne faciliterait pas ce recours entre États. Dans ce scénario, le Canada — et donc les contribuables canadiens — devrait supporter cette part de dommages.

L’ambiguïté quant à l’indemnisation des victimes des dommages transfrontières n’est pas souhaitable et pourrait faire en sorte qu’une victime de ce type de dommages soit peu ou pas indemnisée par l’exploitant si un accident survenait. De plus, cette ambiguïté compromet l’application du principe du pollueur-payeur, puisqu’il est incertain qu’un jugement soit obtenu contre l’exploitant. Il serait donc souhaitable qu’un accord intervienne à ce sujet[221]. La Convention de 1992 sur la responsabilité civile constitue un exemple d’accord international signé entre les États pour prévoir l’indemnisation de victimes de dommages transfrontières. Bien que les plateformes soient fixées aux fonds marins d’un État et ne voyagent pas, par définition, comme un navire, la pollution que l’exploitation des ressources d’hydrocarbures sous-marines peut causer est de même nature. De surcroît, les déversements potentiels peuvent être de plus grande envergure puisque la quantité d’hydrocarbures susceptible d’être déversée n’est pas limitée par la jauge du navire. Ces conséquences mériteraient donc d’être envisagées.

D’autres solutions sont également envisageables. Par exemple, une approche internationale, mais régionale, pourrait aussi présenter des avantages intéressants pour la gestion de la pollution des plateformes extracôtières et de leur exploitation[222]. L’accord de l’OPOL, qui s’applique actuellement aux exploitants du Royaume-Uni et d’autres de la mer du Nord, est un exemple d’accord régional. Il prévoit d’ailleurs que tous les pays qui subissent des dommages par pollution causés par une plateforme extracôtière exploitée par un membre de l’OPOL peuvent obtenir une indemnisation en vertu de cet accord[223]. Cet accord contient de plus une clause compromissoire pour que les litiges qui le concernent soient entendus en arbitrage et il désigne le lieu et la loi applicable, soit le droit anglais[224]. Ainsi, une entente entre le Canada, les États-Unis et la France pourrait s’avérer un compromis pour réglementer l’exploitation des hydrocarbures sur la côte atlantique et compléter le régime de responsabilité civile proposé par le projet de loi no 49. Il n’en demeure pas moins que la question doit être analysée sur le plan international[225].

Enfin, la compétence législative du Canada ne s’étend pas, évidemment, à la haute mer, s’agissant d’une zone internationale sur laquelle aucun État n’a de droit souverain. Les dommages qui y seraient causés ne peuvent pas être couverts par le projet de loi no 49 ni par la LAACTN. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, quant à elle, permet aux États côtiers d’intenter une action à l’encontre des navires visitant leur port volontairement et ayant déversé des hydrocarbures dans la haute mer[226]. Toutefois, elle n’autorise pas la compensation monétaire des dommages par pollution puisque aucun pays n’a de droit patrimonial ou territorial sur cette zone[227]. Cet autre élément milite en faveur de l’adoption d’une convention internationale, pour réglementer la compensation de ces dommages[228].

De la même façon que le régime canadien, la Convention de 1992 sur la responsabilité civile s’applique à la pollution par hydrocarbures en provenance des navires, si la pollution atteint la zone économique exclusive ou la mer territoriale de l’État[229]. Pour ce qui est des dommages en haute mer, aucune compensation ne peut être octroyée pour les préjudices environnementaux qui y seraient causés.

Ainsi, la question de la pollution marine par hydrocarbures dans la haute mer, patrimoine commun de l’humanité, mériterait d’être envisagée dans un document spécifique. Pour le moment, peu d’éléments dissuasifs préviennent la pollution en haute mer, hormis le pouvoir des États côtiers d’intenter une action. Cependant, ce pouvoir est encore peu utilisé[230]. Or, mettre en place un système de compensation des dommages causés à la haute mer permettrait d’appliquer le principe du pollueur-payeur, même dans les zones non étatiques.

Conclusion

L’exploitation des hydrocarbures extracôtiers a des répercussions importantes sur l’économie et l’emploi, mais elle est aussi accompagnée d’un risque de déversement d’envergure, comme cela a été le cas de la plateforme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique. Les conséquences de ces déversements sur l’écosystème ne sont pas encore toutes connues des scientifiques, mais elles peuvent durer des décennies. L’exploitation du gisement Old Harry comporterait aussi ce risque. Or, un déversement dans le golfe du Saint-Laurent aurait un impact très négatif sur l’environnement et l’économie des provinces côtières et des Îles-de-la-Madeleine, axée sur le tourisme et la pêche.

Certes, la meilleure solution pour l’environnement serait d’éviter l’exploitation, mais il convient de considérer la manière dont le régime de responsabilité civile relatif à cette pollution proposé par le projet de loi no 49 pourrait être amélioré en vue d’assurer une meilleure indemnisation des victimes des dommages potentiels, une répartition plus équitable des risques entre les acteurs qui seraient impliqués et une meilleure protection de l’environnement. L’étude en parallèle de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, régissant la pollution des navires sur le plan international, permet une comparaison intéressante et fournit des avenues différentes que pourrait emprunter une réforme législative.

À l’heure actuelle, le régime du projet de loi no 49 et celui qui est en place à Terre-Neuve-et-Labrador — la LAACTN — font supporter un fardeau très lourd aux victimes tant canadiennes que transfrontières en cas de déversement en raison de faiblesses qui touchent tant les mécanismes de mise en oeuvre de la responsabilité civile que la définition des dommages indemnisables. Ils ne respectent donc pas totalement le principe du pollueur-payeur. À cet égard, nous parvenons à la même conclusion que les auteurs William Amos et Ian Miron dans leur article « Protecting Taxpayers and the Environment Through Reform of Canada’s Offshore Liability Regime » à propos de la Loi sur les opérations pétrolières applicable notamment en Colombie-Britannique et de la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques. À notre avis, plusieurs éléments compromettent l’application de ce principe.

Premièrement, bien qu’un recours en responsabilité sans faute facilite le recours des victimes, de même que la canalisation de la responsabilité opérée vers le titulaire du permis d’exploitation en vertu du projet de loi no 49 et de la LAACTN, le plafond d’indemnisation imposé ne reflète pas l’ampleur des dommages susceptibles d’être causés. Le déversement de la plateforme Deepwater Horizon le démontre, BP ayant dû payer des frais s’élevant à 42 milliards de dollars américains[231]. En comparaison, le plafond de un milliard de dollars suggéré par le projet de loi no 49 n’apparaît pas suffisant, d’autant plus que le gouvernement n’a pas expliqué les motifs ayant mené à ce montant. Or, le régime de responsabilité pour la pollution des navires, qui prévoit lui aussi un régime de responsabilité sans faute canalisant cette dernière vers le propriétaire du navire, prévoit également des fonds d’indemnisation, les FIPOL, alimentés par les pays importateurs de pétrole. Bien que des exigences de solvabilité financière et d’assurances soient requises en vertu du projet de loi no 49 à hauteur de 100 millions de dollars, en sus de la preuve pour démontrer la disponibilité des ressources financières équivalant au plafond de un milliard, il n’est pas certain que ces sommes suffisent. De plus, ni le projet de loi no 49 ni la LAACTN ne prévoient de fonds d’indemnisation complémentaire. Or, ceux-ci pourraient assurer une meilleure indemnisation des victimes, tout en étant alimentés par l’industrie qui bénéficie des profits importants découlant de l’exploitation des hydrocarbures.

Deuxièmement, les dommages pouvant être indemnisés en vertu du projet de loi no 49 sont limités à plusieurs égards. Le projet de loi no 49 favorise l’indemnisation des victimes des préjudices environnementaux dans le cas des « perte[s] de valeur de non-usage liée[s] aux ressources publiques », en plus des coûts de restauration de l’environnement, ce qui est plus généreux que le régime de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile. Cette dernière suggère une définition large des dommages qui, en fin de compte, n’englobe que les préjudices environnementaux qui sont quantifiables en termes de valeur marchande, soit les frais d’intervention et de nettoyage. L’ordre des créances indemnisables en vertu du projet de loi no 49 place toutefois l’indemnisation des « pertes de valeur de non-usage des ressources publiques » à la fin des créances indemnisables en cas de déversement. La compensation des préjudices environnementaux pourrait donc être compromise, et ce, surtout si les dommages causés dépassaient le seuil de responsabilité de un milliard de dollars. Le principe du pollueur-payeur ne serait alors pas mis en oeuvre. Par ailleurs, il est incertain que les préjudices environnementaux transfrontières pourraient être indemnisés. Enfin, la question de l’évaluation des préjudices et de l’indemnisation des victimes des dommages à l’environnement pose problème peu importe le régime, puisqu’il est difficile de déterminer la réparation appropriée pour des composantes de l’écosystème qui n’ont pas de valeur économique. Cependant, cela est-il suffisant pour ne pas les indemniser ?

Troisièmement, l’absence de convention internationale régissant l’exploitation des plateformes pétrolières extracôtières ne facilite pas l’indemnisation de victimes subissant des dommages transfrontières, soit ceux qui surviennent au-delà des frontières du Canada. La responsabilité de l’exploitant, prévue pour les dommages survenant au Canada, ne peut effectivement l’être pour les dommages transfrontières, vu l’absence de compétence législative du Canada au-delà de sa zone économique exclusive. Aucune convention n’impose de voie de recours spécifique pour les victimes, alors que celles-ci peuvent entreprendre un recours s’il s’agit de pollution d’un navire en vertu de la Convention de 1992 sur la responsabilité civile. Les États visés et les victimes étrangères n’ont donc pas de base légale directe pour faire reconnaître la responsabilité de l’exploitant et devront s’en remettre aux règles générales du droit international public et privé. Une convention internationale aurait notamment l’avantage de déterminer à l’avance l’autorité ayant compétence pour entendre des litiges et d’éviter les frais coûteux d’un débat au sujet du forum conveniens aux personnes subissant des dommages par pollution. Au surplus, elle permettrait de réglementer les dommages causés à la haute mer, tout comme l’exploitation des plateformes extracôtières si elle avait lieu en zone internationale[232]. Pour l’heure, les règles générales de droit international public pour dommages transfrontières prévoient plutôt la responsabilité de l’État d’où provient la pollution, en l’espèce, le Canada. Les Canadiens devraient donc supporter cette part de dommages.

Ainsi, plusieurs éléments du projet de loi no 49 pourraient être complétés, voire améliorés ; ils devraient être considérés par le législateur avant son adoption. Ultimement, peut-être ces éléments devraient-ils être pris en considération dans la décision d’exploiter les ressources sous-marines de cet écosystème unique qu’est le golfe du Saint-Laurent ?