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Les Cloches de Bâle (1934), premier opus du cycle du Monde réel d’Aragon, est classé dans le genre du roman à thèse. Cet étiquetage préjuge d’une stratégie discursive et contextuelle univoque : ici, véhiculer l’idéologie du Parti communiste en France au moyen d’une esthétique de propagande, le réalisme socialiste ; le roman à thèse tendrait ainsi à réduire au minimum l’activité de l’herméneute, ce qui expliquerait pourquoi il demeure encore peu étudié aujourd’hui. Plusieurs travaux récents remettent en question cette idée reçue qui a longtemps paralysé l’analyse du volet dit « communiste » de l’oeuvre d’Aragon. Concernant Les Cloches de Bâle en particulier, citons les travaux de Corinne Grenouillet et de Suzanne Ravis. La première donne un aperçu synthétique des différentes formes de polyphonie à l’oeuvre dans le roman et fait de cette caractéristique la condition d’un roman à thèse réussi dans la mesure où elle le rend lisible par ceux qui ne partagent pas les idéaux politiques de l’auteur. La seconde tempère l’interprétation univoque du roman, en montrant que l’idéologie anarchiste y occupe également une vaste tribune.

Cette réflexion, globale chez Grenouillet et à dominante sociologique chez Ravis, peut être étayée par une analyse détaillée d’un mécanisme dialogique et polyphonique à l’oeuvre dans le roman : le collage. Le texte d’origine, l’annonce d’un meeting parue dans le journal L’Anarchie, est transposé dans Les Cloches de Bâle, sous la forme d’un discours direct attribué au directeur de ce même journal, Albert Libertad, dans une représentation fictionnelle du meeting dont il est question dans l’annonce. Ce passage nous intéresse particulièrement parce qu’il met en confrontation deux types de discours d’action collective (cf. infra) : le récit d’Aragon, que l’on peut considérer comme un discours constituant de l’idéologie/esthétique communiste, et l’annonce, qui correspond à un discours de mobilisation anarcho-individualiste. Ce collage nous intéresse en outre par sa dimension dialogique et polyphonique, dans la mesure où la mise en récit applique au discours collé de nouveaux cadres énonciatifs et interactionnels, ainsi que de nouvelles significations et visées pragmatiques. Plutôt que de tenter de dégager une seule interprétation supposée conforme à l’intention de l’auteur – ce qui dans le cas d’Aragon semble une entreprise vaine, tant sa personnalité et son écriture se meuvent dans de perpétuelles contradictions –, il nous paraît intéressant de nous focaliser sur la manière dont ce dispositif permet de générer des interprétations fluctuantes et contradictoires à propos de la posture (Meizoz) personnelle et idéologico-politique de l’écrivain articulée à celle des différents actants politiques représentés dans la fiction. En retour, ce texte constitue un corpus de choix pour mettre à l’épreuve les outils développés par la linguistique textuelle et l’analyse du discours dans l’étude du dialogisme et de la polyphonie romanesque.

Catherine, le personnage principal de cette partie du roman, assiste au meeting et focalise le discours de Libertad :

[…] Catherine ne pouvait détacher ses yeux de lui. Il parla.

« Depuis plusieurs semaines, quelques empanachés, disait-il, discutent afin de savoir qui aura le droit, des financiers français ou des capitalistes allemands, de voler les Marocains. Il paraît que si ces bonhommes pour une cause quelconque – maux de dents ou d’estomac, déboires amoureux, etc., – ont des idées maussades, les honnêtes gens de France et de Navarre massacreront les honnêtes gens de Prusse et de Bavière, et réciproquement. Pour nous, au moment où les gouvernements parlent de complications nouvelles, nous tenons à déclarer bien haut que nous ne marchons pas. Quant à ceux qui se contentent de mots ronflants, patrie, honneur, drapeau, pour se faire tuer ou tuer les autres, qu’ils aillent à la boucherie ! Sur la terre débarrassée de ces résignés nous hâterons l’avènement de la société anarchiste où les hommes seront unis par leur amour pour la vie. »

Aragon 1972 [1934] : 197-198[1]

Le passage entre guillemets est une reproduction mot pour mot d’une partie du texte qui figure dans l’encadré suivant :

Fig. 1

« À la population », paru le 22 février 1906 dans L’Anarchie

-> Voir la liste des figures

Les éléments du récit (ici : Albert Libertad, le journal L’Anarchie, le contenu du discours et le meeting) existent dans l’univers référentiel perceptible à l’auteur et au lecteur. Plusieurs indications du récit servent à attester cette correspondance :

La petite localité où elle était tombée était toute bouleversée par la campagne électorale de 1906

CB : 194

Elle alla à un petit meeting qui se tint à la salle du Commerce, rue du Faubourg-du-Temple ; c’était au lendemain de l’arrestation des vingt-six signataires d’une affiche anti-militariste : Aux conscrits

CB : 196

En fait, elle ne vit guère là, après des orateurs dont le nom ne lui disait rien, – Henri Lagné, Victor Dimitel, Jean Goldsky, – elle ne vit guère là qu’un seul homme, le directeur de L’Anarchie, Albert Libertad.

CB : 197

Cet ancrage dans la réalité – au principe de l’esthétique du réalisme socialiste qu’Aragon développe dans l’ensemble du Monde réel – confère au récit fictionnel la légitimité de se poser comme un acte politique, ayant pour ambition d’agir sur l’univers référentiel.[2] On peut imaginer que c’est notamment pour cette raison qu’Aragon utilisera fréquemment la technique du collage dans la suite de son oeuvre.[3]

1. L’Anarchie, un discours d’action collective

L’annonce du meeting contenue dans l’encadré du journal L’Anarchie appartient au genre du discours d’action collective (Orkibi). En raison de sa valeur pragmatique d’appel et d’organisation, elle correspond plus particulièrement à la sous-catégorie du « discours de mobilisation », en opposition à celle du « discours constituant de l’action collective » (Maingueneau et Cossutta), lequel correspond plutôt aux textes de fondation d’un mouvement (c’est-à-dire les programmes politiques). D’après Orkibi (2015), le discours de l’action collective fait usage d’une rhétorique à deux versants : polémique et collective.

Le conflit est suscité dans une représentation polarisée du monde : les pronoms « nous » et « eux » y sont généralement utilisés de manière à mettre en évidence l’antagonisme entre le groupe de l’action collective et ses adversaires. Ces derniers sont fréquemment discrédités dans leur personnalité et dans leur position, le ton employé pouvant être agressif, violent et combatif, impliquant en tout cas un important investissement émotionnel du locuteur. Ce type de discours ne vise généralement pas à convaincre au moyen d’arguments rationnels et bien construits, mais plutôt à convertir ; il partage cette caractéristique avec le discours polémique décrit par Plantin. L’ensemble de ces marqueurs, énumérés par Orkibi (2015), figure dans l’extrait que nous analysons. L’antagonisme entre les pronoms « nous » et « eux » apparaît, mais il est toutefois précédé d’une autre opposition : la dichotomie oppresseurs/opprimés (ou dominant/dominé) qui, lorsqu’elle est déterminée socio-économiquement, est au fondement de tout discours reconnaissant le principe de lutte sociale, que ce discours soit, en l’occurrence, anarchiste, syndicaliste, communiste ou socialiste. Le passage au « nous », victimes du même oppresseur, tend à lier le locuteur du discours et les opprimés (peuples marocain, allemand et français) dans une communauté d’intérêts : s’opposer aux spéculateurs de la guerre, sauver sa vie et celle des autres en désertant. L’attitude adoptée par le locuteur par rapport à son récepteur est on ne peut plus catégorique : soit ce dernier se conforme au comportement prescrit, auquel cas il a le droit de se considérer comme inclus dans le « nous » de l’action collective, soit il décide de s’engager dans la guerre et sa mort est alors souhaitée : « Qu’ils aillent à la boucherie ! » D’autres figures du discours ont ici pour fonction de susciter des émotions vives, en particulier l’indignation : le parallélisme des désignations des peuples allemands et français voués à se massacrer l’un l’autre, ou encore les constructions antithétiques comme l’utilisation d’un motif trivial « maux de dents ou d’estomac, déboires amoureux, etc. » pour justifier une décision politique lourde de conséquences.

L’usage du pronom « nous », qui fonde la dimension collective du discours, invite à s’interroger sur la nature du locuteur. Étant donné que le texte initial n’est pas signé, il est implicitement convenu que le journal qui s’en fait le médiateur et qui organise l’événement annoncé doit être considéré comme le locuteur, plus précisément un locuteur « collectif ». Le « nous » du discours a pour référent empirique les signataires du journal L’Anarchie, mais il renvoie également à une entité d’ordre institutionnel, plus large et plus abstraite. Pour Maingueneau (2004 : 119), le locuteur collectif d’un discours militant est constitué de trois niveaux : les locuteurs empiriques (ici, chaque signataire pris individuellement), « l’acteur collectif », qui correspond à l’organisation de ces locuteurs en un moment et en un lieu donné (ici, le journal L’Anarchie), et enfin « l’hyperénonciateur » qui, en tant qu’« entité transcendante », « fonde les divers PDV[4] exprimés par cet acteur ». Pour identifier ce dernier, il convient de s’intéresser à la ligne idéologique de L’Anarchie, pour déterminer quels sont les dénominateurs communs des différents PDV qui la fondent ainsi que les rapports qu’elle entretient, via ces lieux communs, avec des formations discursives plus vastes, par exemple avec l’ensemble des mouvements d’action sociale. Or, ce groupe apparaît au terme de différentes scissions qu’ont connues les milieux anarchistes depuis la Première Internationale jusqu’au syndicalisme. Ils se revendiquent comme les derniers « vrais » anarchistes, non contaminés par le système parlementaire et par l’organisation syndicale qui gagne du terrain au début du siècle, adoptant une attitude de rejet total à l’encontre de ceux qui ne suivent pas leurs préceptes :

Parmi ces individus, quelques-uns sont prêts à user envers nous de bons rapports avec réciprocité de notre part – ce sont les anarchistes – , les autres contribuent au fonctionnement de la société qui nous opprime. Ils approuvent par leur participation aux lois, en votant, en se syndiquant, en obéissant en toute circonstance – ce sont nos ennemis. Qu’ils soient ouvriers ou patrons cela m’indiffère. Je considère qu’ils remplissent également une fonction nuisible à mon développement intégral. Notre propagande s’adresse aux uns comme aux autres.

Lorulot, L’Anarchie 27, 12 octobre 1905 ; repris dans Maitron : 276-277

Le journal paraît de 1905 à 1914 et compte quatre rédacteurs principaux : Libertad, Mauricius, Lorulot et Armand, que Grandidier nomme « les vestales de l’Idée anarchiste », « les gardiens farouches d’un dogme intangible » (Le Libertaire, 5-12 novembre 1899 ; repris dans Maitron : 278). L’idéologie anarchiste individualiste antisyndicaliste qu’ils soutiennent est résumée en trois points par Maitron (276-278) : 1. la libération du peuple dépasse les intérêts d’une classe, elle doit être celle de l’humanité tout entière, 2. la valorisation de la libre association et du travail par camaraderie pour atteindre un but commun et 3. le rejet du syndicalisme conçu comme une adaptation à l’organisation capitaliste.

Cette radicalité et cet isolement du journal, qui définit son idéologie en opposition à toute forme d’organisation et par le rejet des autres groupes d’action sociale, rend difficile l’extension des contours de l’hyperénonciateur. Pour correspondre à l’image du lecteur-type de L’Anarchie, susceptible de s’inclure dans le « nous », il ne suffit pas d’être anarchiste au sens global du terme, il faut appartenir à cette branche de l’antisyndicalisme et nier la lutte des classes. Force est de constater toutefois que, dans l’annonce que nous étudions, la scission n’apparaît pas de manière aussi radicale que dans l’article de Lorulot. Il n’y est en effet question ni du syndicalisme, ni de la non-distinction entre classes sociales ; on pourrait même dire que l’axe oppresseur/opprimé qui est exploité au début avec la caricature des sujets capitalistes tend à activer un sentiment d’indignation dirigé dans une logique de lutte des classes. Si par la suite l’axe « nous »/« eux » articulé à l’axe vie/mort met en place la notion de choix individuel, ce dispositif ne se prononce pas sur la division de la société en classes. Le discours visant ici la mobilisation, on peut imaginer que, malgré la radicalité affichée du mouvement, l’annonce passe sous silence deux points litigieux de sa doctrine pour se concentrer sur un troisième : le dissensus provoqué par la question de la mobilisation. Cette fluctuation des PDV et éthos collectifs mobilisés d’un énoncé à l’autre du journal pose problème dans l’identification d’un hyperénonciateur stable. Il semble que les contours de ce dernier varient suivant l’extension du public visé, le compromis visant probablement ici à élargir le plus possible l’audience du meeting contradictoire.[5]

2. L’Anarchie mise en récit

L’annonce de L’Anarchie mise en récit change de locuteur et de cadre d’interaction. La première substitution est synecdochique, le locuteur collectif du journal est remplacé par un locuteur individué, le directeur de ce même journal ; la deuxième est plutôt d’ordre métonymique : le discours est prononcé lors du meeting qu’il servait originellement à annoncer. Mais ce n’est pas tout. Le discours collé dans le récit se voit appliquer les caractéristiques génériques de l’écriture romanesque : un statut fictionnel, l’articulation à la trame du récit, aux multiples PDV enchâssés qui le construisent (principalement ceux des personnages et du narrateur) ainsi qu’à l’image d’auteur et à la posture que ce dernier occupe dans l’espace public (littéraire, politique, social).

2.1. Le changement de locuteur

Le discours mis en récit émane toujours de la même action collective. De ce fait, bien qu’il soit représenté en chair et en os, le locuteur, Libertad, reste un locuteur collectif qui s’exprime par l’entremise du « nous ». L’acteur social et l’hyperénonciateur de ce locuteur collectif restent les mêmes. Toutefois, le choix de substituer au locuteur empirique collectif un locuteur représenté à travers un personnage du récit est significatif. En tant que directeur du journal, Libertad fait, en quelque sorte, figure de leader du mouvement. Ce mode de déclamation du discours par une figure d’autorité entre en contraste avec la représentation des discours syndicalistes dans le roman. Ces derniers prennent la forme d’interaction entre militants dans un processus collectif de raisonnement (CB : 282-283).[6] Le changement de locuteur pourrait donc contenir en creux une dénonciation du paradoxe de ce journal qui, tout en militant contre l’autoritarisme, fonctionne néanmoins sur un mode hiérarchique et prescrit à ses adhérents une attitude unique à suivre face à la mobilisation.

Placer ce discours sous la responsabilité d’un personnage spécifique a en outre pour effet de l’articuler dans le roman : (a) aux autres PDV exprimés par ce même personnage au sein du roman, (b) aux descriptions de ce personnage qui émanent de Catherine, du narrateur, ou des deux.

2.1.1. Le PDV de Libertad, au-delà des énoncés contradictoires

En reprenant et en mettant bout à bout tous les PDV exprimés par Libertad dans le roman, on ne peut que constater la mise en évidence de contradictions, en particulier concernant la question de la division de la société en classes.

L’axe oppresseur/opprimé est activé dans trois énoncés de Libertad. Le premier opère sur un mode classiquement marxiste avec la désignation « l’oppresseur de tous les jours, en tous les pays » (CB : 196) contre les hommes en général. Les deux suivants tendent à modifier l’axe originel, l’un en jugeant non pas l’oppresseur mais l’opprimé qui, par obéissance, est capable de nuire à ses pairs – « Voilà le crime, le crime ouvrier le plus grave » (CB : 204) –, l’autre par une autodésignation de Libertad comme étant l’oppresseur de ceux qui ne veulent pas oeuvrer à la Révolution, cette dernière étant définie comme « un acte d’autorité de quelques-uns contre quelques-uns » (CB : 203). Dans deux autres énoncés de Libertad, la division de la société selon l’axe « exploités »/« exploiteurs » est jugée « absurde » et est remplacée par la distinction entre « ceux qui travaillent à la déconstruction du mécanisme social » et « ceux qui travaillent à sa construction » (CB : 202) ou par la dichotomie « homme productif »/« homme improductif » (CB : 205).

Il est néanmoins possible de reconstruire la logique de Libertad à partir de tous ces discours directs (inspirés des articles du directeur de L’Anarchie dans l’univers référentiel). Dans la représentation que Libertad donne du monde, il y a bien des oppresseurs et des opprimés, des riches bourgeois et des petits travailleurs. Cependant, la véritable scission ne se situe pas entre les classes sociales, mais entre l’homme productif, qui oeuvre aux biens communs de première nécessité, et l’homme improductif, qui se livre des tâches qui n’ont pas d’utilité concrète parce qu’elles n’aboutissent pas à la production d’un bien commun nécessaire. Ce point de vue conduit Libertad à diriger son animosité en particulier contre les ouvriers jugés inutiles, comme le remarque le narrateur : « Ainsi toute la force, la rage de Libertad, égalant le bourgeois et l’ouvrier, se tournait en réalité contre celui-ci. Il lui en voulait avec une violence imprécatoire de ne pas faire immédiatement la révolution » (CB : 205).

Les PDV de Libertad sont à chaque fois articulés aux PDV de Catherine et du narrateur. Lorsque Catherine marque son accord avec Libertad, le narrateur explicite la raison de cet accord, qui n’est pas politique mais personnelle. Ainsi, elle assimile « l’oppresseur de tous les jours » aux « maris » et voit dans la négation des classes une possibilité de se sentir incluse du « bon côté » dans la lutte sociale. Il y a donc en creux une dénonciation implicite des mauvaises raisons pour lesquelles il est possible de tomber d’accord avec un PDV aussi radical que celui de Libertad. Catherine et le narrateur manifestent conjointement leur désaccord avec les attaques excessives formulées par Libertad à l’égard des ouvriers inutiles ou qui obéissent à des ordres nocifs pour les leurs.

Le principe de non-distinction entre classes sociales – que l’annonce passait sous silence de manière à étendre le co-énonciateur du « nous » et ainsi mobiliser le plus de monde possible – est ici développé et articulé de diverses manières à l’axe oppresseurs/opprimés. Le discours de Libertad, qui entre résonnance avec les autres PDV défendus par lui dans le récit, voit son hyperénonciateur se restreindre (autant que si l’on tenait compte, pour l’annonce, de l’interdiscours de cette dernière). À mesure que le « nous » exclut des co-énonciateurs potentiels, le camp de « ceux » qui peuvent mourir grandit. Ce dernier englobe non seulement ceux qui s’engageraient dans l’armée, mais également l’ensemble des hommes jugés improductifs, auquel appartient en l’occurrence Catherine.

La mise en récit tend donc à restreindre l’extension de l’hyperénonciateur du discours collé, dans la mesure où les autres PDV de Libertad exprimés à l’intérieur de ce même récit viennent préciser les points litigieux qu’il dissimule. Dans le cas de l’annonce, l’hyperénonciateur est également restreint si l’on tient compte des autres articles du journal, mais la pluralité des locuteurs empiriques rend plus lâches et moins déterminants les liens établis entre les PDV des différents énoncés. Par la mise en récit, le discours collé entre également en corrélation avec la description de Libertad.

2.1.2. La description de Libertad

Cette description physique de Libertad, qui précède directement le passage collé, est assumée simultanément par Catherine et le narrateur, dont les PDV se superposent :

En fait, elle [Catherine] ne vit guère là, après des orateurs dont le nom ne lui disait rien, – Henri Lagné, Victor Dimitel, Jean Goldsky, – elle ne vit guère là qu’un seul homme, le directeur de L’Anarchie, Albert Libertad.

C’était un homme grand, à la tête comme une broussaille, avec toute sa barbe et des cheveux bruns retombant en arrière plus bas que le col. Si ses épaules lui remontaient un peu, sans doute cela tenait-il à ce qu’il ne marchait qu’avec deux béquilles. Avec son front immense et bombé, dégarni par une calvitie commençante, cet homme qui exerçait un grand attrait sur les femmes, par son regard et sa voix chantante de Bordelais, était un infirme. Vers le bas, son corps mourait. Cette volonté, cette rage, se terminait par deux jambes molles qui ne pouvaient soutenir Libertad. Toute sa force était dans ses bras habitués à porter le corps. Cet être qui ne touchait pas la terre avait une fureur pathétique. Catherine ne pouvait détacher de lui ses yeux. Il parla.

CB : 197

Cette description fictionnelle surinvestit l’infirmité réelle de Libertad en le décrivant caricaturalement comme divisé en deux axes. La construction rhétorique du passage mime cette division. Ainsi les caractéristiques plutôt mélioratives sont contrebalancées, en fin de phrase, par des caractéristiques plutôt péjoratives. Le trait de grandeur est directement suivi d’une comparaison qui associe la tête de Libertad à une broussaille. L’image d’une carrure, que l’on pourrait associer aux « épaules montantes », est contrecarrée par la mention des béquilles. Son potentiel de séduction décrit dans une longue relative ne fait que retarder l’arrivée du verbe principal et de son attribut : « était un infirme ». La construction rythmique et sémantique des phrases qui constituent cette description miment en quelque sorte cette division du corps de Libertad. La petite phrase « Vers le bas son corps mourait » revient une nouvelle fois sur l’infirmité en usant d’une préposition incongrue. On peut interpréter ce « vers » de deux manières : soit il indique une approximation (« quelque part vers le bas son corps mourait ») qui traduirait un sentiment d’étrangeté, soit il indique plus vraisemblablement une direction ou un côté du corps (« vers le bas » versus « vers le haut »), donnant une image de l’homme divisé en deux pôles : l’un qui vit et l’autre qui meurt. Ce motif de la division du personnage en deux pôles est repris dans les trois phrases suivantes. La première s’ouvre sur l’énumération de groupes nominaux qui commencent tous deux par le démonstratif « cette », « cette volonté, cette rage », le ton emphatique de cette construction de phrase mime l’énergie de Libertad. Le narrateur se montre donc gagné par l’émotion du personnage focalisé et entend vraisemblablement la faire partager au lecteur, mais le verbe « se terminer par » énonce de manière performative la fin de cet acharnement, dictée par le corps mourant : « deux jambes molles ». La mollesse des jambes est posée comme l’inverse de la rage de l’esprit du personnage. La dernière phrase emprunte radicalement le topique de la déshumanisation par la dénomination « cet être ». Une construction identique aux précédentes met en opposition la relative adjective qui désigne le côté bas, avec une pointe de surnaturel, « qui ne touchait pas la terre », qui renforce le côté étrange du personnage, et la suite de la principale, qui désigne le côté haut : la « fureur pathétique ».

Cette description de Libertad est construite de manière à caricaturer indirectement le discours collé en lui superposant l’éthos corporel du personnage. Tout d’abord, la phrase-slogan qui apparaît en gras dans l’annonce, « Nous ne marchons pas », se charge, lors de sa transposition dans la bouche de Libertad, d’une de mention ironique évidente. Or, le slogan, tel que le définit Maingueneau, est non seulement destiné à être répété d’un lieu à l’autre et scandé par l’ensemble des militants, mais « implique en outre un éthos approprié : en l’occurrence un éthos qui marque l’engagement de toute la personne » (2004 : 119) dans un « nous » opposé à un « eux ». En suivant cette idée, le changement de locuteur suggèrerait que les militants, en faisant leur ce slogan, s’identifient non seulement à l’idéologie du leader, mais également à son éthos corporel, à son infirmité… En outre, la division en axes motive toute la construction du discours comme nous l’avons vu plus haut, en particulier avec les pronoms « nous » versus « eux » articulés à l’axe vie/mort. Le parallélisme instauré entre les morts désignés par Libertad dans son discours et la mort de la moitié du corps du personnage contient peut-être une dénonciation implicite du caractère autodestructeur de l’homme et du mouvement qu’il incarne. Comme nous l’avons vu dans les autres énoncés de Libertad, c’est à l’égard des ouvriers (jugés inutiles ou de mèche avec les exploitants) que le directeur de L’Anarchie est le plus virulent. Mais on est en droit de se demander quels sont les critères qui fondent le jugement d’utilité. Pour Libertad, l’ouvrier producteur est celui qui « nourrit » « habille » et « loge » ; l’employé de métro est de ce fait jugé inutile. Mais où situer le métier de Libertad dans l’échelle conçue par ce dernier ? N’est-il pas lui-même voué à s’autodésginer comme inutile et passible de mort ? Au-delà de l’homme, nous avons vu en quoi le mouvement anarchiste lui-même était voué à se scléroser et probablement à s’autodétruire si, comme l’anarchisme antisyndicaliste, il refusait de se livrer à toute instance organisationnelle et médiatrice. C’est vraisemblablement cet écueil de l’anarchie qui est représenté à travers le personnage caricatural de Libertad.

Cette interprétation peut très facilement être mise en corrélation avec l’image d’auteur. Une étude biographique superficielle permettrait de dire qu’en 1934, Aragon cherche à rompre avec son passé surréaliste et anarchiste pour s’engager dans le communisme ; que ce premier roman est celui par lequel il fonde l’esthétique du réalisme socialiste ; et que donc, en toute logique, cette représentation caricaturale de Libertad – et à travers lui de l’anarchie – est une manière d’entamer ce divorce. Cette explication est sans doute valide, mais il faut la tempérer. Libertad occupe une large tribune dans le roman ; ses propos, bien que véhéments, bénéficient parfois de leur verve et deviennent presque persuasifs. Le lecteur peut être amené à oublier la valeur de mention des discours directs et se sentir interpellé par leur valeur de diction, en particulier si des similitudes apparaissent entre la situation de communication de l’annonce et celle de la réception effective du récit Les Cloches de Bâle. En l’occurrence, la peur d’une guerre mondiale imminente est à l’esprit de tout lecteur vivant en période de crise, qu’il s’agisse du lecteur de l’annonce (1906), de celui contemporain de la parution du roman (1934) ou du lecteur actuel (2016).[7] Que cette peur soit fondée ou non, elle est en tout cas attisée par une grande partie des médias.

Derrière l’apparente distanciation du PDV de Libertad, il est possible de déceler un rapprochement, voire une identification entre ce dernier et l’image d’auteur (Amossy ; Maingueneau 2009). La mise en récit du discours collé implique la mise en rapport de ce dernier avec l’ensemble de l’oeuvre d’Aragon. Toute une série de rapprochements sont alors possibles, lesquels démultiplient les possibles interprétatifs, tant et si bien qu’il nous est impossible d’en donner ici un aperçu. Nous nous contenterons d’évoquer la correspondance, la plus évidente à nos yeux, qui s’établit entre la représentation de Libertad et un passage de la préface (1964) de Libertinage (1924), où Aragon décrit deux personnages représentant les anarchistes Clément Grindor et Jules Bonnot :

Ce dédoublement du héros, donnant naissance à l’anti-héros, cette incarnation de la contradiction intérieure de l’homme, aboutissait à former un personnage lyrique, comme d’un feuilleton supérieur : c'était Fantômas dépassé, l’au-delà de la morale, des morales, l’anarchie poussée à la négation de soi-même (perdre ce que nous chérissons). J’avais décidé d’atteindre une fois le monstrueux.

1964 : 28

Ce n’est sans doute pas un hasard si ces héros anarchistes mis en scène par Aragon sont pourvus des mêmes caractéristiques déformantes : le dédoublement et l’autodestruction. On retrouve également ces traits dans la thématique de l’homme double qu’Aragon exploite et décrit notamment dans Les beaux Quartiers et La Mise à mort (1965). La fureur idéologique de Libertad, qui, à force de se retrancher des courants anarchistes divergents, finit par s’amputer d’une partie de lui-même, n’est peut-être pas à mettre totalement à distance des sentiments qui animent l’auteur. Voici d’ailleurs les mots qu’emploie Aragon, en 1925, au moment de sa rupture avec le surréalisme : « À ce moment de ma vie où TOUT se décide […][,] [v]ous seule auriez peut-être alors pesé tout ce que j’abandonne, ce que je fais de moi, ce que je tue de moi […] » (Aragon 1994 : 175-176, nous soulignons).

Libertad et Aragon peuvent également être rapprochés par le fait qu’ils sont tous deux des porte-paroles politiques sans en avoir tout à fait la légitimité, Libertad parce que l’anarchisme n’est pas un parti, Aragon parce qu’il est écrivain. Choisi pour déclamer un discours qui originellement est celui d’un collectif, Libertad se retrouve finalement attaché à ce discours au point que la rhétorique de ce dernier ne fasse qu’un avec son propre corps. On peut considérer ce dispositif comme une mise en abyme de la parole militante que prend en charge Aragon à travers l’écriture de ce roman : les préceptes idéologiques qui fondent l’esthétique du réalisme socialiste n’émanent pas de sa seule personne, mais du Parti communiste. La réalisation de cette esthétique à travers la création romanesque mêle toutefois ces préceptes à tout ce qu’Aragon a de plus personnel, tant et si bien que la politique, l’oeuvre et l’homme semblent ne plus faire qu’un. Tout comme Libertad, Aragon s’expose au risque d’être considéré comme un directeur de conscience qui s’appuie sur un collectif pour asseoir sa propre personnalité et ses propres idées.

Nous avons passé en revue différentes valeurs de diction et de mention décelables dans l’attribution du passage collé au locuteur Libertad. Toutefois, l’interprétation se complexifie lorsque l’on étudie la représentation de la manière dont Catherine perçoit le meeting et le discours de Libertad.

3. Catherine, un récepteur singulier

Catherine est représentée comme un récepteur que l’on pourrait qualifier d’esthétique : elle ne tient pas compte du contenu et de la visée politique de meeting et en particulier du discours de Libertad. Ses perceptions sont prédiquées par des verbes à la voix négative – « elle ne retint que le pathétique et la bigarrure des gens » (CB : 197), « elle ne vit guère là que […] » (cf. description de Libertad) – lesquels impliquent un jugement du narrateur sur le caractère restrictif de cette perception. Le narrateur indique ce qu’elle ne voit, ne conçoit et ne connaît pas : la mixité sociale du public du meeting (« mi-ouvrier mi-intellectuel » (CB : 196-197)) et les noms des orateurs. Dans cette restriction, c’est l’absence de conscience sociale et de connaissances politiques qui est en particulier visée. La focalisation de Catherine sur les cheveux des militants – « [l]es longs cheveux de jeunes hommes, qu’elle trouva beaux et mal tenus, l’intéressèrent », « toute sa barbe [celle de Libertad] et des cheveux bruns retombant en arrière plus bas que le col » – est manifestement représentée dans le but que soit émis sur elle un jugement de superficialité. Alors que pour elle le contenu du discours de Libertad n’importe pas (« [l]es mots n’étaient rien »), le narrateur reproduit néanmoins ce discours en toutes lettres (au moyen du collage). Ce faisant, il rétablit la dimension politique du discours qu’il juge de ce fait susceptible d’intéresser le destinataire, par opposition à Catherine qui l’ignore volontairement.

Tout comme pour la valeur de mention du PDV de Libertad, on pourrait se contenter de ce premier constat de distanciation. Cette lecture mène à juger Catherine comme le contre-exemple de la bonne réception qu’il convient d’avoir d’un discours politique. On peut aussi considérer que le PDV de Catherine n’est pas totalement mis à distance par le narrateur : sa dimension esthétique motive la description de Libertad, laquelle permet le déploiement d’une rhétorique élaborée. Les stimuli visuels éveillent chez Catherine des émotions liées à son parcours personnel (le mot « pathétique » revient deux fois, dans la description de Libertad et dans celle de l’auditoire). Ils l’amènent à conférer à ce qu’elle voit un surplus de sens. Catherine tente ainsi de déceler les fondements psychanalytiques de l’esthétique pathétique du discours de Libertad : « Elle se demandait comment il passait ses journées, où il dormait, de quoi il avait pu avoir l’air enfant » (CB : 198). En somme, elle confère elle aussi une valeur de mention au discours, qui n’est finalement pas si éloignée de celle que nous avons attribuée au narrateur.

Nous serions bien en peine de déduire de ce collage et du dispositif du récit dans lequel il prend place une interprétation univoque. Ce que plusieurs facteurs – la technique du collage, la représentation d’une réception déviante, les multiples possibles interprétatifs liés au dialogisme et à la polyphonie de la mise en récit – laissent cependant entrevoir, c’est la thématique de l’imprévisibilité de la réception d’un discours, l’impossibilité de savoir ce que l’avenir en fera, thématique qu’Aragon décrit notamment dans la préface (1965) des Beaux Quartiers. Cette imprévisibilité semble tenir tout autant à la perte des informations contextuelles qu’au double statut esthétique et politique de roman. Alors que Catherine produit une lecture purement esthétique du discours politique, le lecteur imprévisible d’Aragon pourrait produire une lecture soit purement esthétique, soit purement politique. Tout se passe comme si Aragon savait à l’avance quel serait le destin de son livre : mal reçu par le mouvement communiste à cause de la barrière esthétique, il est également évité par les critiques littéraires à cause de sa dimension politique.