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La fin du xixe siècle voit émerger les premières « maisons sociales » afin de lutter contre la misère sanitaire et sociale des quartiers populaires. En proposant la neutralité politique et la « compréhension entre les classes », les centres sociaux, marqués par le catholicisme social, se développent après la Seconde Guerre mondiale, stimulés par l’expansion de la ville, les politiques d’équipements des années 60 et l’accroissement du nombre de professionnels, assistantes sociales puis animateurs (Dessertine et al., 2004 ; Durand, 2006).

Aujourd’hui, le centre social se situe du côté de l’animation socioculturelle [1] et de l’éducation populaire [2]. C’est un équipement urbain et « polyvalent », où les « habitants » du voisinage (des enfants aux personnes âgées) s’initient à un sport, à la cuisine, à l’informatique, etc., et prennent part aux diverses prestations proposées par des travailleurs sociaux et des bénévoles : garde d’enfants, accompagnement scolaire, alphabétisation, etc.

L’activité des centres sociaux est encadrée de multiples façons par les pouvoirs publics, le monde associatif et un syndicat employeur. En 2014, il existait plus de 2 000 centres sociaux agréés par les caisses d’allocations familiales (CAF). En contrepartie du soutien financier qu’elles apportent (« prestations de service »), les CAF participent à l’orientation des missions des centres sociaux. A travers l’agrément du projet, elles confirment la finalité sociale des activités proposées (Céroux, Crépin, 2013). Par ailleurs, près de 1 200 centres adhèrent à la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France (FCSF) [3] et 1 111 centres associatifs au Snaecso [4], syndicat employeur issu de la Fédération des centres sociaux, ou à Uniformation, organisme paritaire collecteur agréé pour le financement de la formation professionnelle [5].

Les centres sociaux ont le souci de manifester l’unité de leur projet en direction des « habitants » [6], occultant ainsi les différences et les différends qui les traversent. Mon propos sur les relations professionnelles (conflits, négociations) au sein d’un centre social associatif parisien pourra donc sembler dissonant. Il s’appuie sur quelques observations (en particulier une « réunion conseil d’administration-salariés ») ainsi que sur des entretiens répétés (réalisés entre mars et juillet 2014) avec la présidente, la vice-présidente, le directeur et les coordinateurs de secteur. Les salariés du centre ne sont pas membres d’une organisation syndicale, il n’y a pas d’institutions représentatives du personnel et les employeurs n’ont pas de contact avec leur représentant (le syndicat employeur). Comment s’organisent alors, dans ce secteur de l’économie sociale et solidaire (Hély et al., 2015), les relations professionnelles, en l’absence de représentants officiels ?

Une association de quartier aux prises avec les politiques publiques

Les associations entretiennent des relations contrastées avec les pouvoirs publics. Le centre social étudié se situe dans une logique d’application des politiques publiques, avec des salariés aux commandes (Nicourd, 2009).

Un centre social au coeur d’un quartier bigarré

Le centre social se situe dans un arrondissement très mixte socialement. Relativement populaire en comparaison avec le reste de Paris, celui-ci se caractérise cependant par une forte représentation de catégories moyennes et supérieures : 27 % de cadres et professions intellectuelles supérieures et une proportion identique de professions intermédiaires et d’employés. Le taux de chômage de l’arrondissement est plus élevé que la moyenne parisienne, tout comme la proportion d’étrangers (un quart de la population). Le centre est donc implanté danπs un quartier bigarré, un trait renforcé par l’implantation de nombreux lieux de transit, notamment deux gares.

En matière de modalité de gestion des centres sociaux, Paris est à l’image de la France plus que de l’Ile-de-France. La capitale comptait ainsi, en 2013, 35 centres sociaux (situés dans les quartiers populaires de l’Est parisien) : 29 associatifs (dont 26 adhèrent à la Fédération des centres sociaux) et 6 gérés directement par la CAF (Fédération des centres sociaux, 2014). Environ 80 % des centres parisiens sont donc associatifs, une proportion proche de la situation nationale (68 %), mais éloignée du pourcentage de l’Ile-de-France (39 %), où les centres sociaux sont en majorité municipaux (Système d’échanges national des centres sociaux, 2013). Par ailleurs, parmi les adhérents de la fédération nationale, huit centres sociaux sur dix sont associatifs. La forme organisationnelle de référence des centres sociaux est donc l’association [7]. Du point de vue du statut de l’employeur, ce cas parisien est donc plus représentatif de la France que de l’Ile-de-France.

L’association qui nous intéresse a été créée en 2000. Ses locaux actuels, qui datent de 2009, sont très chaleureux et appartiennent à la ville de Paris. Le budget de fonctionnement du centre était, en 2014, de 410 000 euros [8], dont deux tiers de masse salariale. Environ deux cents familles sont adhérentes au centre (les quatre cents usagers composent un public plutôt féminin et sans emploi), parmi lesquelles figurent environ cinquante bénévoles (dont les dix administrateurs), principalement pour les ateliers sociolinguistiques, l’accompagnement scolaire et le secteur « Familles ». Le centre social propose des ateliers de français et un accueil petite enfance, de l’accompagnement scolaire, des actions en direction des jeunes, du théâtre, de la danse, etc. Il accueille également plusieurs associations qui utilisent les locaux : un orchestre, un club d’échecs, un cours de gymnastique, etc.

En termes de « permanents » le centre social étudié, avec sept salarié(e)s, en compte un peu moins que le centre social « médian », qui compte environ neuf équivalents temps plein (Branche professionnelle des acteurs du lien social et familial, 2012, p. 9). Cinq personnes sont en CDI, dont trois sont, selon le directeur, « sécurisés par le socle agrément centre social » : le directeur, la coordinatrice famille et le coordinateur enfance jeunesse. Les deux autres personnes en CDI (ateliers sociolinguistiques [ASL [9]] et secteur adultes [10]) occupent des « emplois tremplins » financés pour partie sur cinq ans (région Ile-de-France), mais « amenés à partir » : « Tu dois faire un turn-over, c’est un parcours de formation, un parcours personnel » [11]. Par ailleurs, deux personnes sont en CDD à temps complet, dont une à l’accueil, en « adulte relais » (CDD de trois ans financé par l’Etat) et l’autre en animation enfance famille (CDD d’un an).

Il y a donc trois emplois aidés sur sept postes (un « adulte relais » et deux « emplois tremplins »). Les divers niveaux de formation des professionnels reflètent assez bien la morphologie de l’animation : deux sans diplôme, trois brevets professionnels de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport (BPJEPS, niveau bac), deux Masters. Il faut ajouter à ces sept « permanents » huit intervenants ponctuels, à temps partiel, salariés (trois CDD de douze heures par semaine [12]) ou prestataires (deux comptables, une psychologue, un intervenant théâtre, une personne chargée du ménage). Le centre social paye donc le travail de quinze personnes, complété par les interventions ponctuelles de « partenaires » (assistantes sociales, Pôle Emploi, etc.) et de cinquante bénévoles.

Financements précaires, emplois précaires

L’emploi dans l’animation est majoritairement précaire et le centre social étudié illustre bien cette tendance générale (Lebon, 2009), qui touche aussi, mais dans une moindre mesure, les cadres. A l’échelle de l’ensemble des centres sociaux associatifs, environ la moitié des salariés ne sont pas en CDI et les prévisions de recrutement pour 2014 visaient des contrats temporaires, dont 54 % de contrats d’engagement éducatif (Branche professionnelle des acteurs du lien social et familial, 2014 ; Lebon, Simonet, 2012). Cette précarité concerne également les directeurs et, plus encore, les directrices. Avec trois emplois relativement stables sur sept, le centre social étudié se situe donc bien dans la moyenne des centres sociaux.

Seuls les deux tiers environ des sources de financement du centre social sont relativement stables (28 % de la CAF et 38 % de la mairie de Paris), pour trois ans. Le reste, « incertain », il faut aller le « chercher » : « emplois tremplins », « adultes relais », contrats d’avenir, projets politiques de la ville et toutes sortes de « petits projets, un vrai bordel » (le directeur). Début 2014, le directeur a appris que le budget du centre serait amputé de 50 000 euros, une « contrainte économique qui [leur] est tombée sur la tête » : sortie de la politique de la ville [13], fin des financements de l’Europe et de Vinci [14] sur des projets, etc. [15]. On comprend aisément, dans ces conditions, que sa fonction soit d’abord celle du « pilotage financier », au détriment de la relation avec ses collègues et de son implication dans les projets. La première « responsabilité » du centre social consiste alors à entreprendre un « lobbying politique » qu’il a déjà engagé avec le bureau et le collectif associatif de l’arrondissement [16].

La structure conventionnelle, qui contribue à encadrer les carrières, est relativement peu contraignante pour les employeurs (« critères classants »). Les diplômes obtenus et le niveau de formation ne garantissent pas, par exemple, d’accéder à une catégorie d’emploi. En 2004, une nouvelle grille des salaires a favorisé, par la « pesée des emplois », un système plus hiérarchisé et plus individualisé des rémunérations : la rémunération individuelle supplémentaire (RIS ; Roelens, 2004).

Mais pour bien comprendre les conditions d’emploi précaires du secteur, il faut prendre la mesure de son imbrication avec les politiques de l’emploi et de la formation qui recourent aux emplois aidés, aux stagiaires et aux dévouements plus ou moins encadrés (bénévolat, service civique, contrat d’engagement éducatif, etc.). L’usage des emplois tremplins illustre bien la précarité du secteur, puisque ce sont des CDI financés pendant une durée déterminée : « A la signature, tu expliques que c’est un parcours de trois ans ou cinq ans et qu’en dernière année on se forme et après on s’en va », explique le directeur. Pour les pouvoirs publics, pour le directeur et, dans une certaine mesure, pour les salariés concernés, ces statuts instables ne sont pas envisagés négativement, car ils apportent expérience et mobilité personnelle et professionnelle, des caractéristiques recherchées dans le milieu de l’animation et de l’éducation populaire [17].

« Le temps de passage au centre, c’est trois quatre ans » (la vice-présidente en entretien). Du fait de ce « turn-over normal », de cette dynamique de l’emploi, seuls deux salariés sur sept seront encore en poste en janvier 2015. Il y a donc une forte mobilité professionnelle des salariés et une grande stabilité du conseil d’administration. Le collectif de salariés ne semble cependant pas mobilisé sur la question des conditions de leur départ du centre social. Par exemple, la coordinatrice familles, 35 ans (bac théâtre non obtenu, Bafa en 2004, BPJEPS passé à 28 ans, DESJEPS interrompu en 2015), issue d’un milieu populaire [18], travaille au centre social depuis 2009 : animatrice enfance et parentalité, puis coordinatrice enfance jeunesse, elle a occupé un emploi tremplin jusqu’en juillet 2013. Par ailleurs comédienne, cette salariée, la plus ancienne de l’association, était, au moment de l’entretien, coordinatrice famille et petite enfance (poste financé à 40 % par la CAF). Sur le départ, elle s’est renseignée sur la « rupture conventionnelle » lors d’un entretien avec le coordinateur enfance jeunesse (Bafa, BAFD, BPJEPS). Elle n’envisageait toutefois pas un licenciement économique, car il « faut penser à l’association » [19], le contrat (moral) d’association l’emportant sur le contrat de travail.

Cependant, les salariés du centre social ne constituent pas une catégorie homogène : il faut a minima distinguer les salariés précaires du directeur, qui doit « gérer » la fin de leurs contrats et qui, en lien avec le bureau de l’association, s’informe notamment auprès d’un cabinet conseil, d’un avocat et du syndicat employeur. Alors que les recrutements sont gérés collectivement, les conditions de départ des uns et des autres sont négociées au cas par cas et de façon anticipée, afin que « ça mûrisse dans la tête des uns et des autres », avec des « points d’étape », comme l’indique le directeur.

Le temps de travail des salariés est important et élastique. Plus d’une heure de la réunion observée a été consacrée à l’objectivation et à l’explication, par les salariés, de leur travail selon trois modalités : le temps de travail par domaine d’activité (on en compte onze), le recours à une force de travail gratuite ou précaire (bénévoles, stagiaires, CDD), les modalités de financement de leur poste. Ces « permanents 35 heures » travaillent en moyenne 51 heures par semaine, ce qui, semble-t-il, ne pose de problème ni au conseil d’administration ni aux salariés. Le directeur m’expliquera plus tard, en aparté : « C’est parce qu’il y a du militantisme, il y a de la conviction et de l’engagement, c’est-à-dire que ce n’est pas contraint. Si le coordinateur jeunesse il reste un peu plus, s’il va au collège, etc., c’est parce qu’il est passionné et qu’il a envie de creuser, creuser, creuser ». Ce discours « militant » se situe en lisière de la réalité économique dans la mesure où les agents n’acceptent pas une définition strictement économique de leur action et de leur fonction. Le monde de l’animation et de l’éducation populaire, comme ceux des entreprises religieuses et des univers domestiques, reposent en effet sur une économie de l’offrande, du bénévolat, du sacrifice.

Cette économie du flou est en fait paradoxale, car elle est fondée sur une dénégation de l’économie qui est au principe de la double conscience des agents (Bourdieu, 1994, p. 177-213) : qu’ils soient bénévoles ou salariés, tous sont sommés d’être « militants ». Il existe donc un décalage nécessaire entre la vérité objective (refoulée mais pas ignorée, ce dont témoigne la réalisation du tableau des heures) et la vérité vécue des pratiques. On observe donc une zone de recoupement entre les bénévoles qui exercent des activités au sein du centre social et les salariés qui donnent du temps à l’association en plus de leurs heures rémunérées. Les salariés ont conclu la présentation en estimant à 3 255 le nombre d’heures supplémentaires travaillées par an (en plus des 4 200 heures d’atelier réalisées par les 40 bénévoles du centre). Au conseil d’administration, la présidente semble plus ou moins découvrir ce nombre important d’heures travaillées, sans toutefois y accorder une grande importance puisqu’elle estime que les salariés pourront les récupérer, tout en regrettant que le centre soit parfois fermé.

Des relations professionnelles dominées par les salariés

Le « dialogue social » dans l’association correspond à une configuration où les attentes des salariés s’expriment par la voix du directeur, qui participe notamment au CA (Hély et al., 2015). L’influence des salariés sur les orientations stratégiques de l’association est néanmoins limitée par un très fort turn-over du personnel.

Les limites de la fonction d’employeur

Les bureaux des conseils d’administration se caractérisent par une forte présence d’hommes, de catégories moyennes et supérieures (en particulier des enseignants) et de retraités. Le centre social étudié n’échappe pas à cette tendance générale, mais compte aussi une présence importante de femmes. Cela n’a cependant rien d’exceptionnel, puisque l’on sait que les femmes sont très présentes dans l’action sociale, caritative et humanitaire [20]. Trois femmes occupent en effet les positions centrales du bureau (présidente, vice-présidente et trésorière), avec un homme secrétaire. Avec deux professeurs, un formateur (Greta) et une éditrice chef d’entreprise (dont le mari est ingénieur), le bureau, composé de retraités, est ancré dans le monde de l’Education nationale et de la culture. Au cours de la réunion observée, la présidente a évoqué à deux reprises « le séminaire avec la Sorbonne » auquel elle a assisté.

La présidente (professeur de français, bénévole depuis 2003 ; mari architecte) exerce cette fonction depuis six ans « parce que personne ne voulait l’être ». Elue en même temps que la vice-présidente, elle « a connu trois directeurs ». Selon elle, la réunion de concertation à laquelle j’ai assisté avait pour objet, avant la rentrée de septembre, l’orientation du projet associatif par le conseil d’administration : « Nous, on pense qu’on est mis devant le fait accompli d’un projet mis en route par l’équipe salariée et où on peut plus rien dire.» Le bureau semble dans l’incertitude de pouvoir se faire entendre. La présidente m’explique ainsi qu’« on ne sait jamais bien qu’elle est notre fonction », il est difficile de savoir « jusqu’où on peut aller » [21]. On a en effet l’impression que le conseil d’administration, inconsidéré, regrette de ne pas pouvoir légitimement diriger l’association.

La crise économique que traverse le centre social invite à l’explicitation de ses finalités et de son activité. Du point de vue du conseil d’administration, « tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut revenir à notre coeur de métier, c’est-à-dire l’apprentissage du français, l’aide aux devoirs, l’accompagnement scolaire, l’accompagnement des parents et de leurs enfants, la garde des bébés, l’accompagnement des jeunes, c’est-à-dire toutes les actions qui favorisent l’insertion et l’autonomie sociale et professionnelle ». Il faudrait ajouter à ce socle, plutôt misérabiliste, « la sensibilisation aux actions vertes : c’est une deuxième priorité tout aussi importante. Jusqu’à présent, les salariés ont toujours eu du mal à s’investir, et je le dis de façon gentille, dans l’éducation et la préservation de l’environnement, parce que toutes les fois que j’ai demandé de trier et tout ça, c’était trop compliqué, donc ça nous gêne tous terriblement » (la présidente).

Les orientations de la présidente ne semblent pas cependant bien entendues. La proposition d’engager des « actions vertes » laisse les salariés pour le moins dubitatifs. De même, en deuxième partie de réunion, alors qu’était évoqué le « pot de départ » : « A propos de ce qu’on boit, je crois qu’il va falloir l’écrire en gros, l’autre jour quand il y a eu le séminaire avec tous ces gens de la Sorbonne, ils sont arrivés avec des bouteilles de vin, on leur a dit qu’on ne buvait pas de vin chez nous, la dame m’a incendié en me disant qu’on était tellement formels que c’était insupportable, j’ai essayé de lui expliquer que c’était pédagogique, que ça avait valeur d’exemple, elle n’a pas voulu comprendre, mais elle a ramené ses bouteilles quand même… » Au centre social, le repas, puis le pot seront arrosés de champagne et de vin.

La question du contrôle du temps de travail, notamment, échappe aussi à la présidente. A « une certaine époque », celle-ci « signait les heures chaque mois, avait comme ça une idée et pouvait toujours leur dire “Attention, vous devez prendre des RTT” ; là le directeur leur fait confiance, donc j’ai aucune vue sur les heures supplémentaires ». Selon la présidente, ces heures supplémentaires sont douteuses : « J’en suis vraiment pas convaincue, pour nous, tous les membres du CA. Ou ils goupillent mal leur histoire ou, nous, on est bénévoles, on vient au centre, moi je les vois souvent en train de papoter et de pas travailler, j’exagère parce que dans n’importe quel bureau il y a des pauses, mais je tombe toujours dans les pauses apparemment, et je ne suis pas la seule. » Concernant cette comptabilité des heures supplémentaires présentée lors de la réunion, la présidente insiste, en entretien : « Le ressenti des membres du CA, en sortant, c’est qu’ils gonflent beaucoup leurs heures, c’est pas bien que nous on pense ça ; donc on s’est revus hier avec le directeur, ça s’est moyennement passé, mais c’est souvent le cas car il pense, quand on fait des réflexions, il pense qu’on le remet en question, lui, ce qui est faux. C’est un peu ça la problématique en fait, c’est dès que le CA parle, on nous demande toujours de donner notre avis, on nous demande de parler, on nous demande de décider et lorsque nous mettons notre grain de sel, on nous dit “Vous nous remettez en question, vous ne comprenez pas ce qu’on fait”, et ça c’est très difficile.»

Le discours même de la présidente est ambivalent : « Ils font bien leur boulot, on a une bonne équipe, ils s’entendent bien entre eux », mais elle les soupçonne d’oisiveté et regrette de ne pas pouvoir exercer pleinement sa fonction dirigeante, quand elle évoque par exemple un ancien membre du CA qui voulait choisir jusqu’à la couleur de la peinture des murs du centre social. « On ne veut pas de conflits ouverts, du coup c'est plus nous qui cédons », estime la présidente.

Le directeur : « Nous on n’exécute pas, on discute »

Agé de 33 ans, le directeur, dont c’est le premier poste de direction, est issu des classes moyennes [22]. Titulaire d’un DESS Ingénierie, gestion d’équipements socioculturels et politique de la ville, il gagne 2 700 euros nets par mois (entrée à 2 300 euros). « Toujours sur le terrain » (bénévole en banlieue parisienne depuis l’âge de 20 ans), il a auparavant travaillé dans des centres sociaux (dont un an comme adjoint de direction), pour des associations de prévention et des mairies (en tant que coordinateur). Depuis son arrivée début 2009, il a mis en place des mesures dont il tire une certaine fierté, en particulier les titres restaurant, les augmentations annuelles (lors des entretiens annuels d’évaluation) et les primes afin d’encourager et de stabiliser les salariés – par exemple, les trois coordinateurs, entrés dans l’association à 1 400 euros net par mois, en gagnent à présent 1 800. Entouré de femmes (ses collègues et celles du bureau), il se considère comme un « salarié employeur » et assure en grande partie la fonction employeur : « J’ai la fonction employeur dans les faits. » S’il a « appris sur le tas » l’exercice de cette fonction, il s’appuie aussi sur l’expertise du syndicat employeur (« un endroit où tu as plein de ressources ») et d’un cabinet comptable qui gère les paies, les congés, les soldes de tout compte et « conseille sur tout ce qui est convention collective, législation du travail, arrêt maladie, médecine du travail, visite médicale. J’appelle et, dans la seconde, j’ai l’explication, avec la loi qui va avec, etc. ». Ces intermédiaires jouent donc un rôle important et méconnu, car ils exercent pour partie la fonction d’employeur et contribuent à en assurer l’apprentissage par le biais de conseils et d’expertises.

Le directeur offre une vision relativement euphémisée de ses employeurs puisqu’il les considère avant tout comme des « habitants » : ce sont des « habitants du quartier », des amateurs qui « apprennent, qui font des gaffes ». « Employeur bénévole, ça a ses limites : les administrateurs ne maîtrisent pas la fonction employeur, ils ne connaissent pas le droit du travail, la convention collective, ils ne connaissent pas le système de congés, ils peuvent donner juste des avis ou des validations de ce que je leur propose. » Le modèle, rarement réalisé (« basculement qui n’est pas un réflexe spontané »), qui sous-tend cette perception de l’employeur est celui de « l’adhérent usager » qui devient « bénévole d’activité » puis « bénévole administrateur ». Selon le directeur, le conseil d’administration ne détient donc pas l’expertise légitime de la fonction employeur, il n’a pas cette « compétence » pourtant revendiquée par la présidente.

Le directeur « aide à la décision » et va même sans doute au-delà quand il estime que le conseil d’administration est seulement dans « un rôle de veille sur la bonne application de la fonction employeur ». Cet état du rapport de force est confirmé par la présidente, qui regrette de ne pas « savoir », de ne pas être davantage « au fait des choses » et de dépendre beaucoup de lui : « On n’est presque que conseil, souvent. » Le directeur assiste aux réunions du conseil d’administration, qu’il prépare avec la présidente, et fait chaque mois un « point employeur ». Le conseil d’administration suit ainsi les propositions du directeur : « Nous, on dit oui à tout, moi je dis non à rien, sauf si on n’a pas l’argent » (vice-présidente).

La division du travail de recrutement, par exemple, laisse la part belle aux salariés : « Ils nous font confiance.» Le conseil d’administration ne participe véritablement qu’au recrutement des bénévoles et du directeur. La présidente, « conviée », participe parfois au recrutement des cadres (coordinateurs) présélectionnés par les salariés de l’association qui, au quotidien, effectuent la plupart des recrutements, c’est-à-dire les « petits recrutements ». Par exemple, la coordinatrice famille recrute la psychologue et l’auxiliaire petite enfance (temps partiels), les bénévoles et les stagiaires, avec l’aval du directeur. Sans remettre en cause la relation de subordination entre salariés et employeurs, la monographie du centre social montre comment l’autorité d’un employeur associatif doit composer avec l’expertise d’un espace professionnel incarnée par le directeur.

Comment le directeur tient-il son rôle pivot ? Comment met-il en oeuvre un « management participatif » qui encadre les salariés et le conseil d’administration ? Ni les salariés ni le conseil d’administration ne doivent le « court-circuiter », c’est un « garde-fou », la « règle d’or ». Le conseil d’administration lui « délègue à 100 % la gestion des ressources humaines et les relations avec les salariés ». Il tente donc d’avoir le monopole du lien de subordination avec les salariés, assurant ainsi un rôle de « médiateur » et de « tampon ». Selon la coordinatrice famille, « le directeur fait vraiment le lien entre les salariés et le bureau. Et nous on n’a pas finalement de rapports plus que ça [avec le CA]. On se croise, ils viennent souvent, de toute façon ils sont bénévoles, employeurs bénévoles ». De même, selon la vice-présidente, « normalement, nous, nous n’intervenons pas auprès des salariés, c’est-à-dire on ne dit jamais à un salarié “Tu devrais faire ça, tu es arrivé en retard”. On parle au directeur ».

Le rôle central du directeur a cependant ses limites. Selon la coordinatrice familles, « les relations au quotidien, ça passe énormément par le directeur (qualifié de « génial », NDLR), mais qui est tout seul ». En cas de besoin, elle a alors l’impression d’interrompre le cours normal des choses (il faut « courir après » le directeur, le « déranger ») sans toujours obtenir satisfaction : « On a quand même eu les titres restaurant il n’y a pas longtemps, voilà, parce qu’on n’avait pas ça. La mutuelle par contre elle passe pas, ce qui est bien dommage.» Du fait de cette économie des relations interpersonnelles, faire valoir ses droits de salarié apparaît comme une faveur concédée et à l’issue parfois incertaine.

Le directeur est dans une position ambivalente. Il dispose d’une marge d’autonomie importante dans l’exercice de la fonction employeur et il est ainsi dépositaire d’un mandat sur de nombreuses décisions : recrutements, licenciements, etc. Néanmoins, la logique associative et la philosophie des centres sociaux l’invitent à prendre en compte la parole des « habitants », y compris dans ses dimensions patronales. S’il considère par exemple les « deux ruptures conventionnelles » signées comme non conflictuelles, il regrette cependant que le conseil d’administration ne prenne pas assez ses responsabilités : « J’ai fait quatre soldes de tout compte, je vais programmer trois sorties de CDI, mais la responsabilité juridique c’est eux, après les trous dans le budget. Attention, il y a à penser le projet et le chamboulement de l’équipe… » Cette insatisfaction se nourrit du clivage vertical, qui oppose les salariés aux membres du conseil d’administration, et de l’insuffisante communauté de représentations et de valeurs qui en découle.

Dans le centre social parisien étudié, le directeur assume donc largement la fonction employeur, ce qui n’est pas, bien sûr, une règle systématique. On peut supposer que dans certaines configurations, du fait notamment du profil des membres du conseil d’administration, ce dernier joue davantage son rôle d’employeur (Cortesero, 2013, p. 72).

Mobilisés au-delà des rapports de classes et de générations

En juillet 2014, la réunion entre le conseil d’administration et les salariés a eu pour but de faire le point sur la situation du centre social [23]. Elle a été préparée les deux jours précédents par l’équipe de salariés. En début de réunion, la présidente me fait remarquer qu’ici « on embrasse les salariés ». Cette remarque résume bien l’ambiance relativement décontractée du centre social, où les salariés comme les administrateurs embrassent la cause du centre social, ce qui permet d’adoucir les relations. Les uns comme les autres sont des « entrepreneurs de morale » ordinaires à qui les fonctions bénévoles ou salariées confèrent des possibilités d’intervention sociale. Ainsi, l’accueil et le soutien des « sans-papiers » a fait l’unanimité. Même en situation de crise, l’emploi n’est pas l’objectif principal du centre social, qui continue à répondre à des besoins collectifs. On se mobilise « pour le quartier » bien plus que pour la sauvegarde des emplois et l’amélioration des conditions de travail. La coordinatrice famille m’avait indiqué cette direction dès le premier entretien : « Nous, en tant qu’équipe, on va aller faire des manifestations (notamment devant l’Hôtel de Ville au moment des élections municipales [[24]], NDLR), mais pour la cause du centre social, pour les valeurs qu’on défend, pas pour des problèmes salariés.»

L’ordre du jour de la réunion était d’ailleurs présenté sur un mode humoristique, sous forme de menu (« Entrée, plat de résistance, trou normand et farandole des desserts »), ce qui a permis d’atténuer les tensions. De même, tout le monde se réjouira, par des applaudissements, de l’interruption de la réunion par trois jeunes d’origine africaine venus signaler qu’ils avaient obtenu leur « bac pro » : « C’est formidable, c’est incroyablement émouvant » (la présidente). Cette croyance dans les vertus du centre social repose sur le socle des valeurs du travail social : humanistes, démocratiques et fondées sur le droit. La mobilisation est « partagée » pour faire reconnaître l’activité du centre social par les pouvoirs publics, dont l’association n’est, dans une certaine mesure, qu’un faux nez, même si le conseil d’administration ne comporte aucun membre de droit.

Après la réunion, le déjeuner organisé par les salariés a fait office, dans la bonne humeur, de « pot de départ » (saumon, plateau de fruits de mer, etc.) pour trois personnes dont les contrats ne seront pas renouvelés à la rentrée. Les membres du bureau de l’association n’arriveront qu’en fin de repas. Le chargé d’accueil, qui disposait d’un statut d’« adulte relais », remercie alors très chaleureusement et individuellement les salariés de l’association pour tout ce que cette « expérience » lui a apporté. Il termine systématiquement ses remerciements personnels par un « Je t’aime » et regrette de ne pas continuer l’aventure avec le centre social, ce que déplore également la présidente. Je pense, un court instant, qu’il est curieux de célébrer une forme de licenciement, mais je suis sans doute le seul à penser « domination », puisque la situation apparaît alors à tous comme une fatalité, contrebalancée par l’acceptation de la norme des expériences formatrices : potentialités d’apprentissage, possibilités de développement personnel et professionnel, etc. Néanmoins, alors que le chargé d’accueil évoque vaguement ses possibilités de rebondir, une des animatrices dit, en plaisantant, qu’elle en a assez de « rebondir » et qu’à un moment ce ne serait pas mal de « se poser ». De même, la coordinatrice familles, en cours de formation et qui doit en principe partir en fin d’année, évoque en aparté l’angoisse de ne pas savoir où elle va « atterrir ». Les plaisanteries entre salariés vont bon train sur ce « dernier repas » payé par l’Europe ou Vinci, financeurs du centre social.

Des rapports sociaux en tension

Au-delà des questions d’emploi, une analyse en termes de rapports sociaux semble pertinente. En effet, les professionnels, jeunes et relativement précaires, relèvent des classes moyennes, tandis que le conseil d’administration, plutôt âgé, est issu des classes supérieures [25]. La coordonnatrice familles, après avoir caractérisé, en entretien, le quartier de « bobo et populaire », décrit ainsi le conseil d’administration : ce sont « des personnes en retraite qui ont bien vécu, qui sont… des habitants, hein ! C’est très riche de les avoir, mais c’est dommage qu’on n’ait pas plus d’habitants représentatifs vraiment de ceux qui viennent aussi dans les lieux et pas que le côté… sachant », puisque le public du centre social est plutôt populaire et issu de l’immigration. Le directeur fait aussi une allusion à cette question en évoquant « un décalage ». Selon lui, les salariés se demandent « pour qui on bosse » et souhaiteraient que l’association impulse des orientations plus politiques. Les salariés « n’arrivent pas à cerner l’identité de cet employeur qui est lointain car issu d’une classe sociale supérieure ».

Du côté du conseil d’administration, on a bien conscience d’être perçu comme des « bourgeoises oisives », mais on insiste sur le travail fourni et sur l’ancrage local : « Ce qui est très dommage, c’est que tous les salariés vivent en banlieue ; nous, les administrateurs, nous habitons le quartier, donc nous voyons les adhérents dans le quartier, nous connaissons les commerçants, les problèmes ; pas eux, ils n’ont pas l’appréciation du quartier » (vice-présidente).

Dans cet espace, peut-être typiquement parisien puisque la ville est socialement clivée (bourgeoise, de gauche, avec des « pauvres » issus de l’immigration), le directeur se situe « sur la même longueur d’onde » que les salariés et les partenaires du centre social. En 2010 a éclaté un conflit avec le conseil d’administration, qui demandait aux salariés de commencer les activités du centre dès septembre, en même temps que l’école – « Un délire, une lubie, une espèce de soif de pouvoir », estime le directeur, puisque la logique professionnelle du centre social consiste précisément à prendre ce temps pour accueillir et inscrire les familles. « Avertissement, recommandé avec accusé de réception pour tout le monde, pour le directeur et ses collègues. Ils sont montés sur leurs grands chevaux, “Ecoutez, nous, c’est un désir qu’on a depuis deux ans, à chaque fois c’est en débat, on nous dit que c’est nul, maintenant on en a marre, maintenant on le fait” […]. Moi j’ai reçu un recommandé avec “Vous êtes sommé d’exécuter la décision du conseil d’administration” et ensuite l’équipe pareil. »

La coordinatrice familles évoque également cet épisode, qui lui semble ubuesque : « On ne peut pas nous faire passer quelque chose comme ça, en force, sans avoir été concertés, sans… fin juin, alors que tout le monde s’en va en vacances, alors que nous, tout juillet, on est en animation, et puis en septembre on nous demande d’être encore en animation, on peut pas travailler, enfin on peut pas, et on a réussi à avoir gain de cause. » Finalement, les salariés sortent vainqueurs de ce rapport de force [26] en argumentant en faveur du quartier et de la logique « centre social » et en informant de la situation la CAF, la ville de Paris et la Fédération des centres sociaux.

Les rapports sociaux ne sont pas absents non plus du moment de « rencontre » que le directeur qualifiera, en privé, de « dialogue de sourds » et de « grand écart ». La configuration même de l’espace de la réunion en est une illustration, puisque les principaux administrateurs occupent une des longueurs de la table rectangulaire, au sein du « café quartier ». Examinons deux manifestations [27] de ce rapport de classes au sein du centre social, autour de la place du bénévolat et de la relation au savoir et au pouvoir.

Enjeux de gouvernance entre le CA et les salariés

Pour le centre social, « le bénévolat est une opportunité formidable pour créer du lien social et des actions collectives, participer à la vie de son quartier, acquérir des compétences et des savoirs expérientiels, se responsabiliser, gagner en autonomie, se former et développer d’autres rapports aux hommes et à la cité [28]». A plusieurs reprises, des membres du conseil d’administration envisagent, pour redresser la situation, de recourir à des bénévoles, en « recrutant » notamment un « chargé de développement économique ». En milieu de réunion, le remplacement du chargé d’accueil, qui était en « adulte relais », est abordé sous cet angle. Alors que les salariés expliquent sa polyvalence et louent sa forte implication dans l’animation du centre, la présidente signale qu’« il a dit qu’il ferait du bénévolat », ce à quoi répond immédiatement le coordinateur enfance jeunesse : « Oui, mais on lui a dit non. » Un peu plus tard dans la réunion, « parce que [le bénévolat] est une fonction essentielle du centre social », la présidente souhaite « réfléchir aussi à l’augmentation du nombre de bénévoles, des bénévoles qui remplaceraient des salariés ». Le même coordinateur réplique : « Mais augmentation de bénévoles veut dire augmentation du temps salarié à passer à les mobiliser » ; la présidente : « Si on arrive à faire un équilibre de quelque chose.»

Ces échanges illustrent bien une différence d’appréciation sur les usages possibles du bénévolat. Alors que le conseil d’administration envisage son développement comme une solution possible aux difficultés rencontrées, les salariés rappellent leur travail d’encadrement des bénévoles et souhaitent réserver les postes à temps complet à des salariés, surtout sur des « compétences pointues » (le directeur).

En d’autres termes, on peut dire que les salariés veulent préserver leur (marché du) travail et la reconnaissance de leur professionnalisme, pour ne pas être remplacés, à terme, par des bénévoles. Les bénévoles de l’ASL exercent en effet déjà sur le « territoire » professionnel des formateurs, et ceux de l’accompagnement à la scolarité, sur celui des animateurs. D’ailleurs, le recrutement pour un « poste bénévole » se fait de manière classique, comme pour un salarié. La « phase test », par exemple, rappelle la période d’essai ; la « formalisation de l’engagement », simili du contrat de travail, doit comprendre un bilan, envisager une adaptation, une réorientation ou un « arrêt total ». Elle se traduit également par la signature d’une charte, l’adhésion à l’association (20 euros) et l’engagement pour un an [29].

En termes de gouvernance, les salariés se situent plus dans une logique de capacitation (Cortesero, 2013), populiste, alors que le conseil d’administration est surtout misérabiliste et assimilationniste : les migrants doivent intérioriser les normes et les valeurs communes afin de trouver leur place. Selon la présidente, « quelqu’un qui ne sait pas lire et écrire va être très malheureux dans un CA. Les salariés disent non. Ils disent “On peut parler, le bureau fait les choses en écrit et, dans les CA, c’est de la “discussion” ». Elle mentionne ensuite toute une série de problèmes (manque d’assiduité, absence de confidentialité des débats, défense d’intérêts particuliers [30] qui s’expliquent « quand la culture est un peu différente ». Elle rappelle enfin sa connaissance de la population et son appartenance territoriale : « Les salariés ont l’impression que le CA n’est pas représentatif des adhérents, ce qui est faux parce que nous sommes des habitants du quartier.» Le périmètre de la « participation des habitants », qui est généralement, de fait, très restreint, est donc ici limité par un droit d’entrée qui contribue à l’ethnicisation des rapports sociaux.

En revanche, selon la coordinatrice familles par exemple, les membres du conseil d’administration ne sont pas « en phase avec la réalité du quartier » et pourraient faire preuve d’une plus grande ouverture : « Faites confiance aux gens, tout simplement.» De même, le directeur estime que les « prérequis » à l’entrée du conseil d’administration ne sont pas nécessaires, car ils conduisent à la « cooptation », à la « sélection », à la « reproduction », alors que « chacun a un talent ». Quand le conseil d’administration déplore le manque d’intérêt des habitants pour la participation, les salariés dénoncent un « cens caché » qui restreint l’accès aux instances de décision, ignore le savoir d’usage des citoyens et nie l’impératif démocratique des centres sociaux. Alors que la professionnalisation d’un centre social peut éloigner les salariés des formes de sociabilité locales populaires (Siblot, 2006, p. 291-302), les employés du centre social étudié, du fait d’une connivence de classe avec les catégories populaires d’un quartier qu’ils n’habitent pas, souhaitent les reconnaître et les valoriser.

La distinction entre conseil d’administration et équipe salariée est doublée d’une opposition entre gauche de gouvernement et gauche de la gauche. Après les élections municipales de 2014 et la sortie de l’arrondissement du périmètre de la politique de la ville, la présidente perçoit « des envies de radicalité, de faire grève », notamment du côté du collectif associatif de l’arrondissement. Ce « style Sud Rail » ne correspond ni à son « opinion ni à celle du CA ». La vice-présidente et la trésorière sont en effet adhérentes au Parti socialiste et le secrétaire au Parti communiste. Quant à la présidente, elle a fait partie du comité de soutien du maire socialiste de l’arrondissement, car « ils sont bien pour nous, ils travaillent bien avec nous ». Côté salariés, une coordinatrice estime que « c’est une mairie de droite ». Néanmoins, l’engagement des salariés se situe à distance des partis politiques et se présente comme un militantisme « associatif » et « citoyen ».

Conclusion

Dans le centre social parisien étudié, les employeurs comme les salariés sont mobilisés « pour le quartier ». Les salariés sont ainsi attachés à la cause de leur employeur. Dans le cadre de ressources économiques et humaines insuffisantes, on peut considérer qu’il s’agit là d’une forme de domination, qui se traduit notamment par du travail gratuit. Tous considèrent cependant que c’est l’Etat plus que l’employeur associatif qui est responsable de la menace qui pèse sur les emplois. Salariés et employeurs du centre social ont donc en commun d’être les « petites mains » d’un état social ordinaire qui s’oppose à tous ceux qui conçoivent et relaient le discours dominant de l’Etat.

Les salariés détiennent aussi, du fait de leur formation, de leur métier et de leur implication sur le terrain, l’expertise professionnelle de cette cause sociale, ce qui leur permet, collectivement et par la médiation du directeur, de contribuer à l’orientation, au contenu et finalement à l’autonomie de leur travail. Attachés à l’association comme « école de la démocratie », ils dénoncent l’absence de participation au CA d’une partie de la population. Ils remettent ainsi en cause le fait que ce soit « toujours les mêmes aux manettes » et que ces derniers refusent de « mélanger les torchons et les serviettes » (directeur). Ce centre social n’est donc pas le lieu d’une totale « évaporation du politique » (Eliasoph, 2010), d’une part parce que le souci du bien commun s’exprime publiquement, d’autre part parce que les inégalités sociales sont comprises comme le résultat d’identités de classe et de leur capacité différentielle à agir collectivement. Cette approche en termes de rapports sociaux ne s’exprime toutefois pleinement qu’à l’occasion d’une conversation privée, en coulisse, c’est-à-dire lors des entretiens qui m’ont été accordés. Tout le monde est en effet confronté à une conception étroite de l’engagement citoyen, conception selon laquelle les citoyens doivent « s’impliquer dans la résolution des problèmes locaux par un travail concret » (Eliasoph, p. 224). Et même les salariés, pourtant plus revendicatifs, n’envisagent pas la politisation des classes populaires sous l’angle partisan, contraints sans doute par leur engagement professionnel.

Comme l’indique le directeur, « tant que ça se passe bien, ça va ». Cet équilibre est fragile, car il est traversé par deux principes de légitimité de l’action collective, deux conceptions de l’action politique et du capital d’autochtonie, qui se situent au-delà même des relations entre les salariés et leur employeur : est-ce que le centre social doit être orienté par les délibérations de son conseil d’administration (bourgeois) ou bien doit-il représenter, sous l’égide des salariés, la population parisienne dans sa diversité (populaire) ?