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Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) ont été créées afin de favoriser la gestion collective de l’innovation sociale. Elles permettent d’associer, autour d’un même projet, des acteurs multiples : salariés, bénévoles, usagers, collectivités publiques, entreprises, associations, particuliers, etc. Ce statut engendre une complexité et une ambiguïté dans sa gestion puisque les Scic se doivent d’intéresser un ensemble hétérogène de parties prenantes et de les impliquer dans leurs missions et leur fonctionnement (Pezzini, Zandonai, 2010 ; Manoury, Burrini, 2001). Dans ce contexte organisationnel, l’un des enjeux managériaux majeurs est d’éviter la fragmentation et la paralysie du fonctionnement des Scic et de développer des pratiques de gestion spécifiques, pour faire converger les buts des divers groupes organisationnels afin de faire vivre le projet collectif.

Cet article propose d’analyser comment deux Scic, appartenant à deux secteurs différents, ceux de la culture et du logement, s’organisent pour associer autour d’un même projet des acteurs multiples et hétérogènes et comment, dans les pratiques de gestion, la notion juridique de multisociétariat prend corps. Il s’appuie sur une étude de cas comparée réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche Picri en partenariat avec la Confédération générale des sociétés coopératives et participatives (CGScop). Plus précisément, quarante et un entretiens semi-directifs ont été menés avec les principales parties prenantes des deux Scic. Les résultats de l’analyse de contenu s’articulent autour de deux principales thématiques. D’une part, malgré les intérêts parfois divergents et les profils différenciés des parties prenantes, les Scic étudiées se structurent autour d’un projet alternatif visant l’intérêt collectif porté par un leader charismatique, ce qui peut entrer en contradiction avec la logique de co-construction de l’intérêt collectif sous-tendu par le multisociétariat. D’autre part, le multisociétariat s’observe essentiellement au niveau de la participation à la gestion « au quotidien » des deux entreprises. Si en théorie les membres peuvent exercer statutairement leur pouvoir au sein des assemblées générales (AG), leur participation à la prise de décision se joue ailleurs, en particulier dans les lieux informels d’arbitrage ou dans des formes d’« intrapreneuriat » (Bouchard, 2009). Ce manque de formalisation peut être source de difficultés dans le travail, voire vecteur de risques psycho-sociaux. Au final, cet article montre que, si le multisociétariat constitue un garde-fou juridique, sa capacité à structurer les pratiques de gestion apparaît relativement faible. Cela nous amène à renverser la proposition : n’est-ce pas la gestion qui est à l’épreuve du multisociétariat ?

De la méthodologie à la présentation des Scic étudiées

Cette recherche s’est appuyée sur une démarche partenariale de trois ans avec la CGScop qui a facilité l’accès aux terrains et incité à produire des analyses détaillées du fonctionnement de chaque Scic. L’étude étant en cours et dans sa deuxième année, nous présentons dans cet article les premiers résultats exploratoires, limités aux deux Scic que nous avons étudiées en premier. Nous présentons dans cette première partie la méthodologie suivie ainsi que les éléments principaux de présentation des deux Scic, afin de poser les éléments de contexte sur lesquels s’appuie notre analyse.

La méthode des cas

Pour réaliser notre étude, nous avons choisi de mobiliser la méthode des cas. Le choix de cette méthode se justifie lorsque le phénomène étudié est contemporain, que l’environnement dans lequel il se déroule revêt un caractère important et est fortement lié au phénomène lui-même (Yin, 2014). L’étude des Scic, statut relativement récent et encore peu exploré, et du multisociétariat, l’une des caractéristiques principales de ce type d’organisation, s’inscrit pleinement dans cette situation.

Notre volonté de ne pas commettre d’erreur d’évaluation concernant l’importance à accorder à une ou plusieurs variables de gestion permettant de mettre en oeuvre le multisociétariat nous a conduits à mobiliser deux cas, respectant le critère de réplication de Yin (2014). Nous avons ainsi cherché à limiter les effets de « l’illusion holiste » (Miles, Huberman, 2003) [1] en n’éliminant pas d’emblée les faits qui peuvent nous paraître d’importance moindre. Le regard distancié est opéré par la discussion théorique des phénomènes observés. Ce qui importe dans le cas de cette recherche est de faire émerger du terrain une variété de situations de management du multisociétariat couvrant le plus largement les problématiques de gestion des entreprises. Nous n’éliminons pas l’idée que nous pourrions, si nécessaire et ultérieurement dans notre processus de recherche, étudier d’autres Scic afin d’élargir le champ des organisations étudiées et de détailler les connaissances sur une variable de gestion du multisociétariat.

Nous avons focalisé notre attention sur deux Scic, retenues en fonction du caractère emblématique de leur secteur d’activité (culture et habitat) pour la CGScop et justifiant d’une durée de vie suffisamment longue pour pouvoir observer des pratiques de gestion ancrées et éprouvées. Nous avons cherché à mettre en évidence des résultats similaires entre les deux Scic, mais aussi des éléments de différenciation.

Sur la période allant de 2013 à 2015 nous avons conduit, au sein de ces deux Scic, 41 entretiens semi-directifs (24 pour la Scic 1 et 17 pour la Scic 2 ; voir tableau 1) et collecté des données secondaires (statuts, plaquettes, documents internes sur différents projets, comptes rendus de réunion, communiqués de presse, etc.). Les entretiens réalisés se sont appuyés sur des guides construits autour des grandes thématiques suivantes : profil et trajectoire de la personne interrogée ; dimension historique de la structure ; dimension stratégique (analyse stratégique, business model, modèle de développement) ; dimension gouvernance externe ; dimension organisationnelle (fonctionnement, outils de gestion, critères de performance). Ces thématiques reprennent les grands axes d’étude du contrat partenarial. Dans la mesure du possible, nous avons également réalisé des observations in situ afin de saisir les composantes informelles et tacites de la gestion de ces organisations (participation à des soirées organisées par la Scic 2, à un groupe de travail et un conseil d’administration de la Scic 1).

Nous avons ensuite réalisé notre analyse en deux temps suivant la démarche proposée par Eisenhardt (1989). Nous avons ainsi effectué une première analyse intra-cas afin de comprendre la constitution et le fonctionnement de chaque Scic. Nous avons présenté une monographie pour chaque cas, que nous avons envoyée à chaque contact dans nos organisations et dont nous avons discuté lors d’un comité de pilotage du projet partenarial. Puis nous avons procédé à une comparaison inter-cas afin de mettre en lumière les éléments convergents ou divergents entre les Scic. Ainsi, nous avons tout aussi bien pu montrer la logique du fonctionnement des Scic que l’existence d’éléments faisant varier ce fonctionnement. Les pratiques de gestion communes autour du multisociétariat ont été identifiées après un brainstorming collectif des équipes de chercheurs menant les deux terrains. Seules les pratiques considérées par consensus comme majeures et significatives pour chacun des deux cas sont présentées dans les résultats.

Tableau 1

Parties prenantes interrogées

Parties prenantes interrogées

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Présentation des deux Scic et de leurs structures de gouvernance

La Scic 1 a été créée en janvier 2003 par quatre associations afin de s’emparer d’un enjeu de société, l’habitat pour tous, et pour hybrider des compétences et des ressources autour de cet enjeu. Dans ses activités, la Scic 1 propose de mettre son savoir-faire de maîtrise d’ouvrage à destination d’associations ou de projets locaux issus de collectifs ne disposant pas de compétences ni d’agréments dans ce domaine. Elle développe également le portage de lots, qui consiste à acheter des logements à des propriétaires surendettés, des projets d’auto-écoconstruction ou encore d’habitat participatif. Elle co-construit par ailleurs un outil de financement du logement très social. Précurseur dans l’habitat participatif, très active dans les copropriétés dégradées, cette organisation s’adresse à des usagers particulièrement défavorisés : populations vivant dans des squats, Roms, femmes isolées, etc. Pour associer investisseurs solidaires privés, investisseurs institutionnels et collectivités territoriales à ses développements, elle s’est orientée vers un statut de Scic.

Formellement, dans ses statuts, la Scic 1 est composée de cinq catégories de sociétaires qui correspondent chacune à un collège de vote lors des assemblées générales, selon la pondération suivante :

  • collège des salariés (10 % des droits de vote) ;

  • collège des locataires et bénéficiaires (10 %) ;

  • collège des membres fondateurs et de droit (35 %) ;

  • collège des investisseurs solidaires (30 %) ;

  • collège des membres actifs et des collectivités territoriales (15 %).

Dans ses organes de gouvernance, la Scic 1 fait vivre le multisociétariat avec une assemblée générale qui élit les membres du conseil d’administration parmi les sociétaires relevant au moins de trois catégories différentes. Actuellement, le conseil d’administration compte dix membres : cinq issus de la catégorie des investisseurs solidaires, deux de celle des membres fondateurs et trois de celle des membres actifs.

En interne, les acteurs ont aussi des objectifs pluriels et parfois contradictoires. L’équipe salariée réunit des profils aux compétences très diversifiées (architecte, monteurs de projets immobiliers, assistante sociale, financier et comptable, secrétaire) qui s’occupent de la gestion opérationnelle et internalisent la double mission sociale et économique. Les grandes orientations stratégiques sont, elles, validées par des administrateurs bénévoles lors de conseils d’administration. Ces administrateurs reflètent des divergences d’intérêts liées au multisociétariat et forment deux groupes qui se confrontent : un groupe militant orienté vers la mission sociale, prêt à prendre des risques, et un groupe institutionnel, plus prudent, qui joue le rôle de garde-fou juridique et financier.

La Scic 2 est issue de la transformation, en 2003, d’une association dont l’objet principal, depuis sa création en 1994, est l’enseignement des musiques actuelles. L’association a été lancée par un collectif d’artistes passionnés de musiques actuelles et soutenue financièrement et logistiquement par un entrepreneur lié personnellement à certains membres de ce groupe. Au sein de ce projet se croisaient deux ambitions : la reconnaissance d’une pédagogie alternative des musiques actuelles et une approche de la professionnalisation des artistes. La décision de transformation en Scic a été la concrétisation du développement du projet collectif, pour permettre la diversification des activités sur ces deux thèmes. Ainsi, plusieurs activités ont été développées à la suite du passage en Scic. Nous en citons ici les principales : outre l’enseignement collectif de la musique pour les amateurs ou les professionnels (activité d’origine), le développement de formations pour soutenir l’insertion des professionnels, l’accompagnement des musiciens sur l’ensemble des maillons de la filière musicale (dont le management) et tout au long de la vie, la gérance d’un centre culturel centré sur l’accompagnement de groupes de musiciens.

Formellement, la Scic 2 comprend quatre catégories d’associés :

  • salariés, 24 associés ;

  • bénéficiaires, 13 associés ;

  • soutiens, 14 associés ;

  • partenaires, 8 associés.

Contrairement à la Scic 1, la Scic 2 n’a pas établi de définition de collèges de vote. La loi stipule en effet que les collèges de vote (voir tableau 2) sont une option pour pondérer les voix en AG. Dans ce cas, la répartition des voix est fonction du nombre d’associés par catégorie. L’AG élit les membres du conseil d’administration. Trois administrateurs le composent : un soutien historique de la Scic 2, le fondateur-entrepreneur et le directeur général salarié.

Le noyau dur portant le projet collectif est constitué en partie des acteurs historiques (entrepreneur charismatique, musiciens salariés ou externes à la Scic 2), mais s’est aussi enrichi de quelques salariés de la structure qui ont accompagné le développement des nouvelles activités. Cette minorité de salariés joue un rôle majeur dans le management stratégique de l’organisation, en participant à la direction et aux fonctions supports. Autour de ce noyau dur gravitent des salariés avec des degrés divers d’engagement dans la gouvernance de la Scic 2 – peu de collaborateurs sont sociétaires ou participent effectivement aux AG. Quatre logiques sont à l’oeuvre dans la Scic 2 : une logique artistique, une logique consultante, une logique pédagogique et une logique managériale-entrepreneuriale. Ces visions peuvent créer des tensions lors des choix de développement de nouveaux projets ou de leur réalisation. Les débats ne se déroulent pas au sein des instances de gouvernance, mais dans des espaces plus informels et en lien avec la mise en oeuvre opérationnelle des activités.

Le multisociétariat n’est donc pas constitutif de la gouvernance de l’organisation hormis en cas de crise et d’enjeu de survie de l’organisation sur son métier historique. Dans cette situation particulière, les acteurs se retrouvent pour défendre l’intérêt collectif partagé : une vision innovante de l’enseignement des musiques actuelles, dont ils ont le sentiment de s’être éloignés avec la diversification des activités. La passion commune de la musique et l’envie d’innover dans l’accompagnement des artistes guident les membres de la Scic 2 qui s’opposent alors à la logique consultante portée par le dirigeant charismatique.

Tableau 2

Organisation du multisociétariat dans les Scic observées

Organisation du multisociétariat dans les Scic observées
Source : adapté du guide « Entreprendre en Scic », Les-scic.coop/export/sites/default/fr/les-scic/_media/documents/Entreprendre_Scic.pdf

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Fédérer les acteurs autour d’un projet alternatif et collectif

Le statut de Scic permet d’associer autour d’un même projet des acteurs d’horizons différents puisque ces coopératives comptent obligatoirement parmi leurs sociétaires des salariés (ou, à défaut, les producteurs du bien ou du service vendu par la Scic), des bénéficiaires-usagers et une catégorie supplémentaire nommée « Autres ». Chaque Scic est libre de définir les catégories d’associés. Celles-ci peuvent concerner des collectivités, des entreprises, des bénévoles, des associations, des financeurs ou des particuliers. De fait, le multisociétariat est au coeur du modèle juridique constitutif des Scic (Margado, 2002 ; Sibille, 2012 ; Thomas, 2008).

La Scic réunit des acteurs multiples ayant chacun un lien différent avec l’organisation. Ces derniers travaillent théoriquement ensemble à la définition d’un intérêt collectif et d’objectifs partagés dès la constitution de l’organisation (Manoury, Burrini, 2001). Des finalités divergentes peuvent cependant émerger dans les différents groupes organisationnels, qui disposent d’un pouvoir distribué (Denis et al., 2007).

Projet collectif : définition par les acteurs eux-mêmes

Le multisociétariat peut permettre à ces coopératives de représenter la diversité des besoins présents sur le territoire et de créer une synergie entre les différentes parties prenantes de la Scic (Sibille, 2012 ; Huet, 2013 ; Margado, 2005). Pour mettre en place des projets d’innovation sociale, le multisociétariat se présente comme un moyen de mise en oeuvre d’un projet alternatif. Les différentes parties prenantes s’associent pour pallier les défaillances des organisations existantes et innover dans les pratiques.

La Scic 1 se positionne dans un système alternatif aux finalités claires de lutte contre le « mal logement » et le « mal vivre ensemble » pour les populations précaires et exclues du logement social « classique » (le « monde » HLM). La poursuite de cet objectif nécessite des financements lourds et hybrides, un soutien des institutions publiques, ainsi qu’une compréhension de la réalité des usagers qui peuvent être facilités par la participation de ces différents acteurs à la gouvernance et à la gestion de l’organisation. La Scic 2 entend développer et légitimer une conception alternative de l’enseignement de la musique basée sur la professionnalisation de l’artiste, grâce à la pratique collective de la musique et à la mise en situation des élèves. Dans les deux Scic, la définition des projets s’oppose aux conceptions des acteurs dominants de chaque secteur.

Par ailleurs, la logique subversive du projet cimente les relations en interne, mais peut freiner des partenariats avec d’autres acteurs institutionnels. Des coopérations réticentes (Bourgeois, 2000) peuvent alors s’installer et empêcher les Scic d’atteindre une taille critique qui les rendrait moins vulnérables économiquement. La coopération réticente est caractérisée par la méfiance, les organisations développant dans ce cas des solutions de manière autonome par rapport aux pouvoirs publics. La coopération instrumentale (op. cit.) se veut un niveau intermédiaire de collaboration. Dans une collaboration innovante (op. cit.), la relation est souvent expérimentale et place les partenaires dans un jeu « gagnant-gagnant » permettant à chacun d’atteindre ses objectifs en passant par l’autre (op.cit., p. 138).

Au regard de son caractère alternatif, la Scic 1 s’inscrit dans une coopération réticente (Bourgeois, 2001) avec les pouvoirs publics (Etat et collectivités territoriales), vécue par les partenaires sur un mode de méfiance. On note toutefois une forme de collaboration innovante naissante autour de projets d’habitat participatif dans lesquels la Scic 1 s’inscrit comme l’un des rares acteurs du secteur disposant de l’expérience et des multiples compétences nécessaires.

La Scic 2 a bénéficié de son ancrage territorial pour développer une collaboration innovante avec la collectivité autour de l’accompagnement des projets et des pratiques des groupes de musique amateurs. La logique gagnant-gagnant apparaît dans le fait que la Scic développe son activité d’accompagnement à la professionnalisation en accueillant des porteurs de projet en s’appuyant sur les ressources financières et d’infrastructure mises à disposition par la collectivité. De son côté, la collectivité s’appuie sur les compétences de la Scic 2 pour atteindre son objectif de réduction du taux de chômage sur son territoire et de démocratisation de l’accès à la culture.

La figure du leader charismatique comme incarnation du projet

Tant à la création que sur l’ensemble de l’histoire des deux Scic étudiées, la puissance de conviction et d’action de leaders charismatiques est importante. La figure centrale du dirigeant est peu contestée dans la Scic 1 et celui-ci reste la personne qui incarne le projet et porte la structure par ses réseaux et la puissance de son militantisme. Il impose un vocabulaire qui donne du sens aux projets et aux activités de la Scic : il préfère ainsi le terme d’« habitat » à celui de « logement », insistant sur la volonté de construire un « lieu de vie » investi par des locataires « usagers » et non plus par de simples clients.

Dans la Scic 2, le dirigeant impulse l’action et anime les débats internes. Les symboles et métaphores, qu’il mobilise pour donner corps aux valeurs de la Scic dans divers documents écrits, suscitent de manière paradoxale l’adhésion mais aussi le débat, amenant les associés à se positionner par rapport à ce système de valeurs pour défendre leurs projets. Par exemple, des salariés de la Scic 2 peuvent partager la vision du dirigeant pour promouvoir leurs idées et, dans le même temps, en prendre le contre-pied pour se démarquer et affirmer leur logique professionnelle.

La présence de ces figures dominantes et fédératrices peut entrer en contradiction avec la logique de co-construction de l’intérêt collectif par les différentes catégories d’associés. Elle pose également la question de la pérennité des entreprises et de leur projet au-delà de ces leaders. La Scic 1 n’a pas trouvé d’autres figures permettant d’incarner le projet alternatif, de le décliner dans des activités novatrices et de coordonner les parties prenantes. S’agissant de la Scic 2, dans un contexte stratégique en mouvement, la direction se restructure notamment en ouvrant la voie à un leadership plus rationnel que charismatique accepté par une majorité de collaborateurs.

Dans les deux cas observés, le multisociétariat ne propose pas d’alternative aux problématiques classiques de leadership dans les organisations. Par ailleurs, dans la gestion de l’organisation, deux types de participation, au pouvoir et à l’activité, freinent ou stimulent la coopération entre sociétaires (Manoury, Burrini, 2001).

Participation au pouvoir et participation à l’activité

Participation au pouvoir : la démocratie, un leurre ?

Tout d’abord, au sein de la Scic 1, le conseil d’administration est le lieu d’expression et de gestion des divergences d’intérêts liées au multisociétariat. Le groupe militant, orienté vers la mission sociale, est prêt à prendre des risques pour cette mission, alors que le groupe institutionnel est plus prudent et joue le rôle de garde-fou juridique et financier. Les membres du conseil d’administration forment deux coalitions qui défendent des intérêts contradictoires et qui doivent, durant les séances, s’accorder sur une décision. Au sein de la Scic 2, les assemblées générales sont avant tout des moments de consultation formelle ; elles ne sont pas régulières et ne constituent pas véritablement des lieux de décision et d’arbitrage. Des comités en groupe de travail restreint, qui sont organisés en fonction des priorités du moment, définies la plupart du temps par la direction, semblent remplir davantage cette fonction.

Faire vivre le multisociétariat à travers une démocratie participative au pouvoir pose néanmoins des problèmes opérationnels de gestion du temps et engendre de la complexité : le CA ou les comités spécifiques ne représentent pas toutes les catégories de sociétaires. Par exemple, sur la Scic 1, les sociétaires salariés, les usagers et les collectivités territoriales sont insuffisamment représentés dans les organes de gouvernance. Au sein de la Scic 2, les salariés n’adhèrent d’ailleurs pas tous à l’idée de participer à la gouvernance de leur structure. Certains pensent que c’est le rôle des dirigeants de prendre des décisions et, à cet égard, la participation à la gouvernance n’est pas toujours une attente. Cela se manifeste par exemple dans le fait que beaucoup de collaborateurs n’ont pas de parts ou donnent leur pouvoir lors des assemblées générales. Trois registres de sens associés à la démocratie participative sont repérés dans la Scic 2 : hors champ (le multisociétariat ne change rien, ne sert à rien), voix (prêt à donner son avis, mais pas de moyens suffisants pour le faire) et fidélité (on délègue le pouvoir aux dirigeants).

De plus, malgré les statuts et des dispositions juridiques disponibles pour équilibrer le pouvoir, il semble que le pouvoir soit centralisé entre les mains d’une catégorie de sociétaires ou de quelques personnalités (Lindsay, Hems, 2004 ; Varughese, Ostrom, 2001). Comme évoqué précédemment, les leaders charismatiques fédèrent mais fragilisent la structure, car la coopérative demeure fortement dépendante de leur personne. De plus, ils peuvent, dans certains cas, dominer le processus démocratique et offrir une gouvernance plus paternaliste que participative (Leroux, 2009). La Scic 2 connaît actuellement des problèmes internes, car un projet porté par le dirigeant s’avère très consommateur de ressources et les salariés n’y adhèrent plus, voire ont des craintes quant à l’avenir de l’organisation. De façon générale, lorsqu’un collaborateur souhaite développer un projet, il doit être capable de déployer une stratégie d’intéressement (Akrich et al., 2006) efficace afin d’obtenir le soutien et les ressources nécessaires. Un administrateur de la Scic 1 souligne la prédominance de la personnalité du dirigeant au sein du CA et évoque une « démocratie charismatique ». Il développe l’idée selon laquelle le leader de la Scic 1 impose une gouvernance morale orientée vers la mission sociale de l’entreprise, qui ne permet pas aux administrateurs de défendre la prudence et la protection de la coopérative et de son patrimoine. Finalement, il revient aux dirigeants des Scic eux-mêmes d’organiser en interne des contre-pouvoirs et des relais à leurs visions et à leurs actions.

L’intrapreneuriat comme vecteur de coordination et de risques psychosociaux

Dans les Scic observées, il semble important de relever une autre forme de participation que celle directement liée aux organes de gouvernance classiques. En effet, l’organisation des tâches de production dans les coopératives peut, en créant de la coordination et des lieux de discussion, susciter l’adhésion des salariés et des associés. Dans la Scic 1, entre l’assistante sociale et la salariée chargée de la gestion locative, un système d’ajustement informel se développe, chacune ayant besoin des informations de l’autre pour comprendre la situation des usagers. Ce travail transversal informel quotidien donne lieu à un point formalisé à régularité mensuelle : la commission de gestion locative, qui travaille sur les impayés et à laquelle assiste également le directeur administratif. Cette collaboration autorise l’exposition de divers points de vue et engendre une compréhension mutuelle des objectifs de chacun. Dans la Scic 2, des lieux physiques de concertation informelle (la cafétéria et les couloirs) et des lieux d’information (prise de rendez-vous possible avec les décideurs pour faire remonter les projets et les problèmes) permettent aussi la coordination. En outre, un consultant interne accompagne les salariés et veille à l’intégration de leurs projets dans le projet global de l’entreprise. L’organisation se considère comme une ruche dans laquelle chacun a un rôle à jouer en étant artisan de son travail quotidien. Cette indépendance motive les salariés et les implique.

En cela, la coopération des parties prenantes, au-delà de la participation à la gouvernance, se manifeste dans des formes d’intrapreneuriat (Bouchard, 2009) encouragées par les deux organisations. Ce fort engagement des salariés est lié à leur adhésion, voire à leur attachement au projet collectif. La Scic 2 se caractérise ainsi comme une organisation transversale basée sur un management par projet, car le développement de l’entreprise dépend de la capacité des cadres à créer, à proposer et à lancer de nouveaux projets, source d’innovation sociale et de financement. Ces cadres se comportent comme des intrapreneurs qui affrontent en permanence des situations difficiles, renforcent leur capacité à développer une culture de l’innovation et prennent des risques (Champagne, Carrier, 2004). Ceux qui souhaitent proposer une nouvelle activité sont en effet amenés à la lancer et, ainsi, à la tester sans l’appui de la Scic (sans qu’aucune ressource, la plupart du temps, ne soit mise à leur disposition). C’est seulement une fois la preuve apportée de la viabilité du projet que la Scic 2 soutiendra et intégrera l’activité. En outre, la Scic 2 est basée sur une forme de management participatif qui induit une circulation de l’information et des processus de prise de décision (notamment quant aux projets des cadres) totalement informels.

La « face obscure de l’intrapreneur » (Basso, 2005) émerge alors, induisant des risques psychosociaux de différentes natures. D’une part, nous avons pu repérer des risques liés à un surinvestissement des cadres, à une difficulté à dissocier ce qui est de l’ordre des besoins individuels de ce qui concerne les besoins collectifs, une confusion également entre sphère privée et sphère professionnelle (les collègues de la semaine étant pour certains les amis du week-end). D’autre part, nous notons des mécanismes d’isolement (Marc et al., 2011) des cadres ou salariés écartés du jeu intrapreneurial, soit parce qu’ils n’osent pas se lancer, soit parce qu’ils ne disposent pas des codes informels de l’organisation et qu’ils ne peuvent donc jouer d’aucun pouvoir pour porter un projet en interne.

Dans la Scic 1, si la mission sociale et le fait d’être engagé dans un projet collectif qui dépasse l’intérêt individuel suscitent la motivation, cette situation particulière mobilise l’affect des équipes et engendre des risques psychosociaux de surengagement. Les salariés dépassent leurs tâches et peuvent se mettre en danger psychologiquement en surinvestissant les relations avec les usagers. Pour répondre à cette problématique, l’une des réponses est de développer des fonctions support ou des espaces pour faire vivre le collectif, qui alimentera en ressources les actions des salariés – par exemple, un ingénieur en systèmes d’information qui facilitera, par des outils, la réalisation des projets collectifs, ou un comité de décision collectif pour valider les projets.

Conclusion

Comme le souligne Margado, « une assemblée générale “ fantôme ”, un conseil d’administration somnolent ne devraient pas pouvoir exister dans une Scic. La présence des trois catégories minimales d’associés étant une condition nécessaire à son existence, la Scic ne peut pas ne pas sans cesse susciter l’intérêt des salariés, des clients, etc. Si l’une des catégories minimales venait à disparaître, la Scic disparaîtrait » (2002, p. 26). Les deux cas étudiés mettent en évidence qu’un multisociétariat actif peut être un formidable vecteur d’innovations sociales du fait de la multiplicité des compétences et cultures professionnelles à l’oeuvre. Cela se traduit par deux effets principaux.

D’une part, « la complexité apparente du sociétariat a plutôt aidé les porteurs à affiner leur projet et régler leurs priorités » (Larpin, 2011, p. 12). Effectivement, dans les deux cas étudiés, le multisociétariat incite les acteurs aux logiques multiples à s’entendre sur ce qui fait l’essence de leur projet collectif et à mieux répondre à des besoins variés au sein d’un territoire ou d’une filière d’activité. Puis, au fil du développement du projet, il exerce un rôle de garde-fou en limitant l’appropriation du projet collectif par une catégorie de sociétaires en particulier.

D’autre part, la coopération entre une diversité d’acteurs dans un domaine (territoire géographique ou activité) donne une légitimité aux acteurs pour défendre des projets sortant des cadres et présentant un potentiel de transformation sociale. C’est parce qu’il y a une pluralité de voix et un montage des projets en réseaux que les institutions peuvent être bousculées et être tentées d’accepter de participer aux projets innovants. Là où le financement se fait par projet, il peut être intéressant d’impliquer les institutions dans une entreprise collective renforçant plus durablement l’engagement. Le multisociétariat est donc une voie pour favoriser l’implication des acteurs institutionnels dans le développement de projets risqués et les sortir ainsi de leur logique de prudence gestionnaire à l’égard de l’innovation sociale.

Le multisociétariat à l’épreuve de la gestion de ces deux Scic donne toutefois à voir un ensemble de risques et de limites. Ainsi, si un dirigeant charismatique peut insuffler une dynamique collective et fédérer les acteurs en initiant le projet commun et le mettre en oeuvre en créant des espaces de participation au pouvoir et de régulation de l’activité, sa place prépondérante peut, à terme, fragiliser l’organisation. Certes, ce problème est commun à toute entreprise, mais il sera amplifié dans les Scic en raison de la multiplicité des objectifs économiques et sociaux à atteindre pour des entreprises de petite taille et à faibles ressources, au regard des enjeux. Dès lors, afin de simplifier le quotidien et de limiter les tensions, les dirigeants peuvent être amenés à réduire les niveaux de participation pour pouvoir agir au quotidien. En outre, les sociétaires faisant face à un degré de complexité élevé peuvent avoir tendance à s’extraire du jeu démocratique face à des problématiques techniques et opérationnelles dont ils ne saisissent pas les effets sur le projet collectif. Pourtant, s’il se limite à des statuts mais fait défaut dans la mise en oeuvre, le multisociétariat devient le talon d’Achille de la Scic (Margado, 2005 ; Varughese, Ostrom, 2001).

Au coeur de la réflexion sur la gestion des Scic se pose ainsi la question de l’animation du multisociétariat dans la durée et de son corollaire, le renouvellement des dirigeants. Nous avons observé un balancier entre des moments de forte intensité démocratique (en début de projet, pour lancer la Scic), puis des temps où l’on observe une faible expression de la participation dans la phase de développement et de mise en oeuvre opérationnelle du projet (en raison d’un manque de disponibilité des salariés pour échanger avec les sociétaires et, réciproquement, d’un manque d’accessibilité et de disponibilité des sociétaires pour accompagner l’action quotidienne). Dans cette période, les AG peuvent devenir des lieux d’enregistrement de décisions plutôt que de débats. Elles retrouvent leur rôle démocratique en période de crise ou de changement dans les organisations, quand le projet doit être revisité et ajusté ou réaffirmé. Faire vivre le multisociétariat dans le quotidien nécessite d’en définir la structure organisationnelle. D’abord, définir la répartition des pouvoirs (qui prend les décisions ? sur quoi ? un groupe ou un individu ?), diviser les tâches entre les sociétaires (comment se répartit la participation des sociétaires ?), puis fixer les règles, les procédures, les informations pour assurer la coordination. Cela passe par des espaces formels d’échange du collectif sur des thèmes et questions précis, mais aussi par des dispositifs dédiés ou des espaces informels de discussion pour donner les capacités aux multiples sociétaires de participer aux prises de décision.

Le défi quotidien des Scic est d’organiser le multisociétariat : définir les mécanismes de pouvoir, de division du travail et de coordination, sources de durabilité du projet d’intérêt collectif et d’utilité sociale. Le défi de la recherche en gestion est de concevoir avec les acteurs des modèles et des dynamiques d’organisation favorisant la pérennité d’entreprises d’intérêt collectif et d’utilité sociale.