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« Questo diavolo di invenzione della macchina che parla[1] »

En juillet 1929, Luigi Pirandello écrit à Berlin, où il réside d’août 1928 à juin 1930, un court texte intitulé « Contro il film parlato [sic][2] » portant, comme quelques autres articles et lettres du dramaturge, sur les rapports entre le théâtre et les nouveaux genres de spectacle qui le parasitent : le cinématographe parlant et la radio. Dans ce texte, Pirandello identifie « due maniere grazie alle quali un artista può fare che la sua vita interna, e cioè i suoi pensieri, i suoi sentimenti, risultino intelliggibili per gli uomini[3] » (Pirandello, 1991a [1929] : 125) : les « mots » (parole) et les « figures » (figure). Les mots, « quelle che per virtù del senso et dell’udito riproducono nell’uditore la impressione di chi parla[4] » (Pirandello, 1991a [1929] : 125), sont le propre du drame. Les figures, en revanche, « quelle che attraverso il senso della vista conferiscono allo spettatore la visione degli avvenimenti che muovono l’artista[5] » (Pirandello, 1991a [1929] : 125), se prêteraient idéalement au cinématographe, si celui-ci n’essayait pas de se tourner vers les paroles, élément qui lui est exogène[6]. Le clivage entre drame et cinéma est esquissé d’un trait rapide : le propre du drame, ce sont les mots qu’on entend, alors que le propre du cinéma, dont les éléments de composition sont « le mouvement, les lumières et les tons » (« il movimento, la luce e i toni », Gim, 1934 : 6), ce sont les figures qu’on voit. Écoute et vision sont identifiées comme les deux formes privilégiées d’attention sensorielle au théâtre et au cinéma.

« Qui parle? » devient la question rhétorique qui à la fois légitime l’intégrité de la scène théâtrale et dénonce la machinerie cinématographique. Parallèlement, elle formule le problème acousmatique de l’absence obsédante de source sonore identifiable et pose la question de la nature de l’écoute[7]. Plus encore, interrogeant la provenance de la voix, elle touche à un défaut d’identité : celle des acteurs de cinéma qui ne partagent plus le même espace que le son de leur voix (leur corps est à l’écran et leur voix est dans la salle) et celle des animateurs de la radio dont l’attitude corporelle est cachée à l’auditeur qui ne reçoit que la voix. Qui parle : le comédien, le personnage ou les voix désincarnées? L’éternelle question pirandellienne de la personnalité inconsistante de l’homme, de ses incohérences identitaires, du masque décomposé, de la vie entravée du personnage, de sa liberté impossible, est contenue tout entière dans cette mise en cause du rapport entre voix et écoute, peu traitée par les études pirandelliennes. Elle montre pourtant une facette originale et moderne de la pensée du dramaturge.

On est en 1929, soit à peine deux ans après l’apparition des films parlants perçus alors comme une menace. De tels propos rejoignent la réticence de nombreux cinéastes et critiques de cinéma de l’époque : René Clair, Béla Balázs et Fernand Léger n’acceptaient pas que les acteurs ouvrent la bouche à l’écran; David Wark Griffith ou encore Jean Epstein ont accueilli les débuts du parlant avec la crainte que le dialogue ne compromette le rôle central de l’image et ne finisse par dénaturer le cinéma, le faisant basculer vers le « théâtre en conserve[8] » ou, pire, vers la narration littéraire[9].

La position de Pirandello, tiraillé entre fascination et crainte, est à la fois essentialiste et moderne lorsqu’il condamne l’union fautive entre cinéma et littérature au profit d’une union possible entre cinéma et musique – le seul « langage des apparences » capable d’accompagner de façon cohérente le caractère spectral des images cinématographiques (Rizzini, 1991 [1929] : 119). En 1927, au moment où, grâce au brevet du Vitaphone, la Warner Brothers commence la production de films parlants, Pirandello se laisse émerveiller par la possibilité d’un rendu parfait de la voix : « Pare che il film parlante sia veramente un prodigio : sono riusciti ad ottenere alla perfezione la voce umana, vicina, lontana, timbrata in tutti i modi[10] » (Pirandello, 1994 [1927] : 117), écrit-il à Marta Abba. Mais lorsqu’en 1929 il voit pour la première fois les films parlants à Londres, il les qualifie d’un orrore (horreur) et projette même de faire un film parlant contre les films parlants : l’histoire d’un homme qui a donné sa voix à la machine qui s’en est emparée. La voix est devenue mécanique et non plus humaine, comme si « il diavolo fosse entrato in lei : e con spirito diabolico commenta l’azione muta del film, arresta gli attori nelle loro azioni[11] » (Pirandello, 2008 [1929] : 174). Le projet ne verra pas le jour. Pourtant, ce scénario librement inspiré de Faust – la voix humaine détachable du corps, vendue à la machine et exerçant son pouvoir maléfique sur la vie des personnages – montre bien l’impact empirique et métaphysique que Pirandello accorde au sonore. Dans la même perspective, ses critiques du cinéma parlant, toutes fondées sur des raisons acoustiques et auditives, opposent les voix animées incorporées (théâtre) et le silence spectral de l’image (cinéma)[12] (Pirandello : 1991b [1929] : 120-125). Elles se laissent résumer en trois points : 1) la voix appartient à un corps vivant qui l’émet; or, au corps vivant le phonofilm substitue l’image de ce corps; 2) par définition, les images ne parlent pas et si elles parlent, la voix forme un contraste irrémédiable avec leur qualité d’ombres; 3) dans les films, on voit les images bouger dans les lieux que le film représente, alors que les voix retentissent dans la salle où le film est projeté. Il s’ensuit « un effet déplaisant d’irréalité » (« un effetto [...] sgradevolissimo d’irrealtà », Pirandello : 1991b [1929] : 122). La voix ne sort pas de la bouche des personnages mais vient grotesquement des machines. La dimension du conflit, on le voit bien, réside précisément dans le rendu sonore du réel : tout comme le théâtre radiophonique, le cinéma parlant casse l’effet de réel et reste une copie mécanique du théâtre, ou plutôt du rêve pirandellien d’un théâtre originaire.

La nature avant tout visuelle du cinéma semble incontestable et la critique pirandellienne de l’image cinématographique est tout à fait pertinente. Mais bien plus rare, originale et problématique s’avère sa mise en évidence des paroles et de l’écoute au théâtre. Que ce soit à des fins rhétoriques, pour mieux exemplifier l’opposition cinéma-théâtre, ou bien parce qu’il s’agit des propos d’un écrivain attaché à la nature littéraire du drame, ranger le drame prioritairement du côté de la voix et de l’écoute immédiates, au détriment du visuel, semble relever à proprement parler d’un aveuglement. Cependant, cette distinction sensorielle permet de comprendre que, contrairement à ce qui est souvent admis, la véritable cible de Pirandello n’est pas le cinéma parlant en lui-même (ni la radio comme telle), mais l’abîme que cinéma et radio creusent entre la voix et l’écoute, entre l’acteur et le public.

Dans le parangon pirandellien cinéma / radio / théâtre, il s’agit bien d’une interrogation sur la source sonore qui se situe dans la droite ligne d’une métaphysique de la présence audible, d’une compréhension millénaire de la voix humaine comme véhicule de la pensée et donc de la présence vivante, en chair et en os, du sujet[13]. Le problème du dramaturge est que la radio et le cinéma cassent, par l’entremise de la machine, une supposée unité originaire du corps, de la voix et de l’écoute fondatrice de l’expérience théâtrale.

Mais outre cette lignée de la présence, les paroles de Pirandello résonnent dans une atmosphère de « résistance médiatique » (Larrue, 2010) visant à préserver le règne du théâtre de l’invasion des nouvelles technologies et formes d’art qui menacent de se l’approprier. Les technologies d’enregistrement, de reproduction et d’amplification de la voix, ainsi que les pratiques de l’écoute – du téléphone à la psychanalyse –, connaissent à l’époque un essor fulgurant bien au-delà du seul domaine cinématographique. L’invention du téléphone, du phonographe, du microphone, suivie par la diffusion des pièces de théâtre à distance par téléphone (le théâtrophone) à la fin du XIXe siècle, puis l’apparition de la radio, du théâtre radiophonique (Hörspiel) et du cinéma parlant au début du XXe siècle provoquent en quelques décennies un saut irréversible qui va modeler le paysage sonore tant quotidien qu’artistique. Cette révolution auditive est vécue par Pirandello comme une menace pour le théâtre et, en particulier, pour son identité sonore et vocale.

Une telle conception puriste du théâtre primitif, fondée sur l’idée d’unité phénoménologique du corps humain vivant dans l’harmonie entre la voix et la chair, dans une intégrité non encore fragmentée par la technologie, est certainement problématique à défendre du point de vue historique. Il suffit de penser à l’opposition millénaire entre corps et esprit, qui contrarie l’idée d’une unité de l’homme bien avant le gros péché de la technologie. Tout aussi problématique est l’affirmation du face-à-face direct voix-écoute au théâtre, sans nul doute idéalisé par le dramaturge qui en fait la qualité originaire de l’art dramatique, alors que l’histoire du théâtre européen, au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, est une histoire de combats permanents contre les nombreux facteurs qui perturbent la bonne audition des voix et des sons de la scène[14].

N’oublions cependant pas que Pirandello n’a pas pu vivre la grande transformation de la sonorisation au théâtre, entraînée par les débuts de l’usage du microphone sur scène à la fin des années 1930 en vue d’une amplification du son en direct[15]. Néanmoins, ses observations sur le son, la voix et l’écoute au théâtre, bien que critiquables sur certains points, montrent une réflexion suivie et des préoccupations modernes liées non seulement aux dernières évolutions technologiques, mais reprenant aussi une distinction que la langue allemande fait entre Schauspiel et Hörspiel, entre théâtre pour la vue et théâtre pour l’oreille[16], distinction qui pointe déjà ce morcellement sensoriel de l’expérience théâtrale.

La radio : réduction pour microphone et pur divertissement

L’Allemagne est, avec l’Angleterre, le pays pionnier de la radiodiffusion en Europe[17]. Le succès considérable de la radio, média exclusivement sonore dont l’invention longue est concrétisée en 1895 par l’Italien Guglielmo Marconi, constitue pour Pirandello une menace qu’on ne prend pas la peine d’étudier : il faut « éradiquer le mal à la racine » (« curare il male alla sua radice », Gim, 1934 : 6). Le mal en question relève tant de l’ampleur du phénomène radiophonique, relayé par de nombreux pionniers et amateurs passionnés, de son pouvoir de constituer des masses d’auditeurs et de les manipuler que de la dénaturation du théâtre par l’outil radiophonique[18].

En réponse aux besoins d’un auditoire constamment grandissant et avide de nouveaux divertissements, et dans une atmosphère de rude concurrence avec les salles de concert, de spectacle et de cinéma, se développe d’abord la lecture sur les ondes de textes et de livres, surtout d’histoires pour enfants qui deviennent vite une institution, des « baby-sitters sonores » (Maltin, 2000 : 13) contribuant à améliorer la vie des familles. Il ne reste plus qu’un pas à franchir pour arriver au théâtre radiophonique, en passant d’abord par la diffusion de spectacles, ensuite par la simple lecture de pièces de théâtre à la radio et, pour finir, par le développement d’un nouveau genre d’écriture dramatique dont les premières manifestations, accompagnées de bruitages et d’effets sonores, sont diffusées entre 1922 et 1925[19].

L’engouement pour ce nouveau terrain d’expression est impressionnant. Pendant le séjour allemand de Pirandello, Bertolt Brecht et Walter Benjamin se mettent à écrire régulièrement des Hörspiele. Pirandello ne franchit jamais ce pas dans sa pratique d’écrivain[20]. Rétif à cette forme hybride, il voit dans les Hörspiele une atteinte physique au corps théâtral, jusqu’à son ossature, son armatura schelettica :

E la radio che dovrebbe essere apportatrice di arte in ogni casa si vale appunto di questo scheletro per divertire i sui ascoltatori e magari, con la pretesa di renderlo più seducente mediante l’« adattamento per microfono », lo defrauda di qualche vertebra, gli supprime una tibia[21]

Gim, 1934 : 6

La métaphore biologique rend bien le choc de l’humain et de la machine. Comme le cinéma, la radio vit en parasite du théâtre, y puisant tous ses éléments, le démembrant non pour créer un autre corps autonome et bien vivant, mais pour en faire un pantin estropié, privé de vie et de réalité, pour le transformer en vulgaire divertissement servant des propos manipulateurs.

Le diagnostic mortifère du dispositif radiophonique s’appuie sur deux causes : ridurre per il microfono (la réduction pour le microphone) et la vocation à divertire (le pur divertissement). La « réduction », l’adaptation pour les besoins de la machine, mutile les pièces écrites pour le théâtre en les privant de leur complexité multisensorielle, de la corporéité de la réalisation scénique; elle les rend littéralement petites, dénuées de la grandeur théâtrale, et elle anesthésie la réflexion. Au lieu d’être fasciné par l’attrait et le pouvoir étrange de la voix que la radio isole et met en évidence, au lieu de se montrer sensible à ces « choses [qui] parlent avec leur voix qui est bruit, évocation d’une puissance jusqu’alors inconnue et non employée, qui attaque en nous, au-delà de la perception, des régions sensibilisées de l’inconscient » (Schaeffer, 1989 : 25), Pirandello ne voit dans cette présence sonore des êtres et objets sans corps, sans regard et sans image, qu’une partie violemment arrachée à son tout. À la même époque, Bertolt Brecht, critique pourtant sévère de « la monotonie grise des menus quotidiens de musique familiale et des cours de langues » (Brecht, 1970 [1927-1932] : 130) offerts par la radio, glorifie la force imaginative du son et « le triomphe colossal » de ces étonnantes « productions sonores » qui semblent venir « de l’éther » (Brecht, 1970 [1927-1932] : 127) : « Si la vision est exclue, cela ne signifie pas que l’on ne voit rien, mais qu’au contraire, précisément, l’on voit une infinité de choses, “tant qu’on en veut” » (Brecht, 1970 [1927-1932] : 132). Dans sa « Théorie de la radio », Brecht épingle pourtant le manque d’expérimentation dans la production des pièces radiophoniques et dénonce le fait qu’« [o]n a eu tout à coup la possibilité de tout dire à tout le monde », ce qui pourrait être autant une chance didactique qu’un danger car, poursuit Brecht, « en réalité on n’avait rien à lui dire » (Brecht, 1970 [1927-1932] : 136)[22]. Le danger du seul divertissement, médiocre et bon marché, que proposait « ce magasin acoustique [où] on pouvait apprendre en anglais à élever des poulets aux accents du Choeur des Pèlerins, et la leçon ne coûtait pas plus cher que l’eau de robinet », dont l’unique fonction était d’« embellir la vie publique » (Brecht, 1970 [1927-1932] : 136), suscite chez Brecht une critique bien plus poussée que chez Pirandello. Leurs constats sont pourtant similaires : dès sa naissance, la radio, avec son pouvoir inégalé de s’introduire dans la maison de chacun, d’atteindre l’univers privé des auditeurs, « a pratiquement imité toutes les institutions existantes ayant quelque rapport avec la diffusion de ce qui se dit ou se chante » (Brecht, 1970 [1927-1932] : 136). Mais l’accusation brechtienne est teintée d’ironie décapante. Elle est aussi accompagnée d’un objectif politique et social : la radio devrait viser à « transformer les informations données par les gouvernants en réponses aux questions des gouvernés » (Brecht, 1970 [1927-1932] : 138).

Si Pirandello voit dans le divertissement une superficialité, une production sans vie, une manipulation qui se joue de l’attention d’un public incité à abandonner la réflexion, toutes ces accusations touchent au territoire de prédilection de la radio et pointent une concurrence idéologique, politique et économique entre gens de théâtre et pionniers et enthousiastes de la radio. À ses débuts, la radio a pu s’appuyer sur le manque de normes et de règles précises, ce qui a occasionné la conception de nouveaux types d’émissions, certains inchangés jusqu’à nos jours : actualités, émissions de sport, reportages politiques, jeux questionnaires, cours de langue, soap operas[23] et sitcoms. Mais la radio a aussi puisé librement dans l’héritage théâtral des vaudevilles et des variétés (Hand et Traynor, 2011 : 13).

La maîtrise des dialogues dramatiques, de la diction et du jeu vocal par les comédiens constituait alors un véritable atout pour le nouveau média qui les sollicitait de plus en plus. En contrepartie, la transmission en direct de soirées théâtrales était à l’origine d’une telle baisse des ventes de billets de théâtre que, entre 1923 et 1925 en Grande-Bretagne, ces diffusions de spectacles furent arrêtées et les comédiens se retrouvèrent interdits de passer à la radio (Briggs, 1965 : 77). Aussi, la lente et coûteuse transformation des salles de théâtre ne permettait pas aux gens de théâtre d’utiliser toutes les évolutions technologiques du temps, d’accueillir et de toucher un public grandissant ou de satisfaire « aux exigences des foules d’aujourd’hui » (« alle esigenze delle folle di oggi », Gim, 1934 : 6).

La critique des usages de la voix humaine au théâtre, à la radio et au cinéma permet à Pirandello non seulement d’exemplifier l’irréductibilité esthétique de ces formes d’expression condamnant la copie d’une forme par l’autre, mais aussi de dénoncer la misère culturelle et sensible dans laquelle la machine de divertissement et de propagande plonge les masses. Ses arguments vocaux contre le cinéma parlant et la radio ont déjà été évoqués, mais la portée de sa réflexion sur l’impact du son et de l’écoute acquiert toute sa force lorsqu’il se prononce au sujet du cinéma muet (terme désignant précisément un cinéma sans voix, mais pas nécessairement silencieux).

Dans son célèbre essai « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Walter Benjamin accorde une place considérable à Pirandello. Les propos du roman On tourne (écrit en 1916 et publié à nouveau en 1925 sous le titre Les cahiers de Serafino Gubbio, opérateur) alimentent ici le parallèle que Benjamin dresse entre l’acteur de cinéma et le gouvernant, entre la vedette et le dictateur, modelés tous les deux par le marché et qui, avec l’évolution des techniques d’enregistrement de la voix et de l’image, arrivent à atteindre et à dominer les masses. Mais Benjamin reconnaît avant tout en Pirandello l’un des premiers observateurs à attirer l’attention sur le défi principal que le cinéma lance aux acteurs habitués au théâtre : celui de devoir se présenter non pas au public, mais à une machine qui les transforme en ombres, qui rend leur corps « presque subtilisé, supprimé, privé de sa réalité, de sa vie, de sa voix, du bruit qu’il produit en se remuant, pour devenir une image muette qui tremble un instant sur l’écran et disparaît en silence […]. La petite machine jouera devant le public avec leurs ombres et eux ils doivent se contenter de jouer devant elle » (Benjamin, 1939 : 291). Le problème, circonscrit de façon limpide dans cette citation, est celui du corps réel, vivant et parlant réduit à une image en défaut de réalité, spectre mourant, ombre tremblante vouée à disparaître dans le silence; de la voix coupée de celui qui parle; de la destruction du lien vivant entre acteurs et public.

Le roman On tourne date de l’époque du cinéma muet. Les cibles sont donc les rouages du dispositif technique même, mais on ne souligne jamais assez un autre aspect éminemment moderne : l’attention manifeste du dramaturge – même lorsqu’il parle du muet – pour la voix, pour le bruit des corps en mouvement, pour ces sons, indices infaillibles de vie à l’opposé du silence spectral. On voit bien que, dès 1916, les paroles et les bruits corporels sont déjà reconnus par Pirandello comme constitutifs de la réalité théâtrale. Dans tous ses écrits, la dialectique sons ⁄ silences et les méfaits de la copie sont au centre du conflit qui oppose théâtre, radio et cinéma. Classer, en connaissance de cause, le cinéma du côté du seul visuel – tout comme ranger le drame du côté des paroles audibles, du côté de la littérature parlée – semble alors moins paradoxal bien que, depuis, le cinéma ait su s’approprier le dialogue parlé tout en devenant un pionnier technologique en matière de traitement du son et bien que le drame, dans nombre de ses déclinaisons contemporaines, se détourne volontiers des paroles et de la narration au profit d’un travail résolument visuel.

L’affirmation franche, sinon radicale, de la qualité singulière du son au théâtre n’est pas juste une question de parangon, de positionnement critique par rapport aux nouvelles technologies et formes de spectacle. Elle exprime une vision multisensorielle de la nature du théâtre et de l’expérience du public, et fonde jusqu’à l’action et l’écriture dramaturgique de Pirandello. Cette vision se retrouve notamment au coeur de son opus magnum théâtral.

La voix du théâtre : la dramaturgie sonore dans Les géants de la montagne

Lors du même séjour berlinois, pendant lequel il rédige « Le drame et le cinéma parlé [sic] », Pirandello entame la longue écriture des Géants de la montagne (1928-1936). Resté inachevé, ce mythe de l’art[24], dernier écrit de la main de Pirandello auquel il travaille jusqu’à la veille de sa mort, clôt deux cycles dans sa production dramaturgique : le cycle théâtre dans le théâtre et le cycle des trois « mythes », constitué, entre autres, du mythe religieux Lazare (1929) et du mythe social La nouvelle colonie (1928). Le dénominateur commun de ces trois pièces, c’est qu’elles creusent la question des origines, des formes primitives d’organisation de la vie et de leur survie, des forces telluriques et viscérales qui régissent tant nos vies individuelles que nos formes collectives de vie, la religion comme l’art[25].

Le mythe des Géants de la montagne, figuré par le conflit bruyant entre un théâtre poétique originaire et l’invasion de la culture du pur divertissement, acquiert tout son sens lorsqu’on le lit dans le contexte de la douloureuse expérience que fait Pirandello de l’affrontement entre théâtre, cinéma et radio, affrontement que le dramaturge explicite par une valorisation forte et originale du son au théâtre. Les géants de la montagne est une pièce devenue un classique du théâtre italien, une pièce très « écrite », bien que restée inachevée. Or, la précision étonnante de sa dramaturgie sonore demeure à ce jour inexplorée, au profit d’une mise en lumière des qualités littéraires ou d’un rabattement aussi fréquent que limité du théâtral sur le visuel. Bien qu’étymologiquement juste, la dominance du paradigme optique au théâtre mérite d’être revue et réintégrée dans tout le complexe sensoriel et corporel qui constitue l’expérience théâtrale – dont le sonore et l’écoute font partie intégrante –, comme l’affirme Pirandello tant dans ses écrits que dans ses pièces et ses romans. Le texte des Géants de la montagne présente un travail sur le registre sonore tellement construit qu’il est possible de faire remonter l’intégralité de l’histoire uniquement par les sons. Toute la pièce se joue entre deux rencontres tonitruantes (au sens littéral du mot); dans ces deux conflits de forces, l’enjeu est la vie du théâtre dans le monde contemporain.

La première rencontre explosive est celle entre deux attitudes artistiques et deux expériences esthétiques diamétralement opposées. La pièce débute chez les Guignards, ces merveilleux outsiders volontairement isolés du monde dans une villa (la Guigne) décrépite, située sur une île au pied d’une montagne, une villa située hors du temps, une villa où on voit et on entend. Pour ces êtres candides ivres d’infini, la vie « è una continua sborniatura celeste[26] » (Pirandello, 2007 [1936] : 878), l’art est rêve, pure expérience poétique, force originaire et primitive, jeu libre de toute entrave ou exigence matérielle. Guidés par le magicien Cotrone, ils vivent de « tutto l’infinito ch’è negli uomini[27] » (Pirandello, 2007 [1936] : 874), « privi di tutto ma con tutto il tempo per noi[28] » (Pirandello, 2007 [1936] : 878). Êtres diaphanes et malléables, ils peuvent davantage être perçus et compris comme voix que vus en tant que corps : « Nessuno di noi è nel corpo che l’altro ci vede; ma nell’anima che parla chi sa da dove[29] » (Pirandello, 2007 [1936] : 884). Et voilà que, au tout début, une troupe de théâtre, aussi appauvrie et démunie que les Guignards, mais constituée d’acteurs professionnels conventionnels, débarque dans cet endroit mystérieux avec la tourmentée comédienne Ilse Paulsen en tête qui cherche à donner voix à la pièce La fable de l’enfant échangé[30]. La réaction vive des Guignards plonge cette rencontre imprévue dans un chaos assourdissant.

La deuxième rencontre tonitruante, à la fin du deuxième et dernier acte rédigé par Pirandello, mène à la perte d’Ilse. C’est la rencontre avec les géants : des montagnards endurcis par l’affrontement quotidien des forces de la nature, constructeurs à grande échelle qui tracent des routes et élèvent des bâtiments, étrangers à la poésie et avides de divertissements. La référence au projet fasciste de Mussolini et à l’avenir de l’Italie, mais aussi au théâtre et à sa déchéance, est tout à fait explicite. Le spectacle de la troupe des comédiens devant les géants, au cours de leurs noces, est la deuxième rencontre tonitruante – et mortelle – qui clôt la pièce.

Dès la première didascalie, nous retrouvons une description performative des sons; il y a une douce petite musique céleste, venue de nulle part, qui anime et désigne l’intérieur de la villa des Guignards :

Al levarsi della tela è quasi sera. Dall’interno della villa si ode, accompagnato da strani strumenti, un canto balzante, che ora scoppia in strilli imprevisti e or s’abbandona in scivoli rischiosi, finché non si lascia attrarre quasi in un vortice, da cui tutt’a un tratto si strappa mettendosi a fuggire come un cavallo ombrato. Questo canto deve dar l’impressione che si stia superando un pericolo[31]

Pirandello, 2007 [1936] : 846

Le chant a un caractère démiurgique. Il annonce la présence humaine au départ invisible et fait figure de personnage qui éclate en cris, qui fléchit et qui a son caractère propre. On l’entend d’abord dans l’obscurité, avant que les yeux ne s’habituent au noir et que la façade de la villa ne s’illumine. Il révèle l’architecture invisible, le coeur du bâtiment. Ce chant fait sentir et prévoir l’histoire inquiétante. De même, les toutes premières paroles, dont la réplique de Milordino fait partie – « Oh! Oh! Gente a noi! Gente a noi! Subito, lampi, scrosci e la lingua verde, la lingua verde sul tetto![32] » (Pirandello, 2007 [1936] : 847) –, produisent littéralement un tumulte. Tout comme le chant, les paroles sont performatives, elles se réalisent aussitôt prononcées : dire le tonnerre équivaut à faire gronder le tonnerre[33]. Les effets spéciaux, artifices et bricoles éminemment théâtraux par lesquels les Guignards veulent faire peur et tenir au loin les intrus – la troupe de théâtre qui se manifeste pour troubler leur isolement – font entendre des bruits mimétiques et artificiels, disent la magie et montrent la machinerie du théâtre. Deux motifs sonores se croisent : le chant, musique pure à l’origine inconnue qui anime la villa enchantée, et les effets sonores des Guignards (cris, exclamations, fracas, autrement dit des sons produits par des hommes) qui font peur. Les sons sont des gestes qui précèdent l’histoire (mythos) et priment sur le discours. Au début, lorsque la troupe arrive dans la villa, la comtesse Ilse gît, étendue sur un chariot de foin. Elle se dessine d’abord à l’horizon comme une apparition :

Si odono a questo punto dall’interno le voci dell’Attor Giovane, di Sacerdote e di Lumachi che spingono il carretto di fieno su cui giace la Contessa : – Su, forza! Forza! – Siamo arrivati! – Piano, oh, piano! Non spingete troppo! Si voltano tutti a guardare. Il carretto appare[34]

Pirandello, 2007 [1936] : 853

Le chariot apparaît littéralement poussé par les voix. Ilse est amenée sur scène, pâle, déjà presque morte. À peine relevée, la comtesse entonne Lafable de l’enfant échangé : se volete ascoltare (si vous voulez entendre). À la différence du verbe « udire » qui introduit les voix poussant la charrette, le verbe italien « ascoltare », qui se rapproche du verbe français « ausculter », met l’accent sur l’aspect physique de l’écoute et sur l’attention auditive poussée jusqu’à la précision clinique. Le drame d’Ilse, qui a pourtant « une voix qui est enchantement » (Pirandello, 1985 [1936] : 1055; « una voce che incanta », Pirandello, 2007 [1936] : 873) est que, à l’exception des âmes perdues de la villa, personne ne veut écouter ni croire à sa fable. Son drame passe d’abord par l’audition, par l’écoute, avant d’arriver à l’entendement. On peut parler ici d’une véritable tragédie sonore de l’incrédulité. Lafable de l’enfant échangé est présente dans les Géants avant tout par son titre et par les premières lignes qu’Ilse ne cesse de réciter telle une comptine. C’est une fable entravée, une histoire constamment interrompue, qui ne parvient à livrer ni récit ni morale, qui de la comptine n’a ni l’entrain ni le rythme. Intercalée dans le mythe, elle est plainte et scansion, pur appel à l’écoute. Ilse veut l’offrir aux gens, donner voix et donc vie à la création qu’un poète éperdument amoureux d’elle lui a léguée juste avant de mourir. À chaque récitation, elle livre la fable sur scène non pas comme une actrice parmi d’autres acteurs ou face aux Guignards, mais s’adressant directement au public, avec un effet digne du théâtre épique[35].

La pièce commence dans la peur, qui a une dimension avant tout sonore : la peur fascinante de l’irrationnel (l’âme musicale de la villa) et la peur des bruits (cris, fracas). La peur enferme le texte dans une boucle constituée par le chaos bruyant du début ainsi que par les noces tonitruantes des géants, suivies du silence final, autrement dit par ce qu’on peut appeler les deux pôles, pathique et physique, du son : le bruit et le silence. Il n’y a pas de bruits d’objets dans le texte. Tous les sons sont soit musicaux (venus d’on ne sait où – musique, voix), soit corporels (chants, paroles, instruments animés qui se mettent à jouer par eux-mêmes, cris, pas, affalements, chutes). La réflexion dialectique sur la source invisible et la source visible des sons exprime le conflit mythique entre le théâtre total, primitif, originaire de la villa et le théâtre-métier de la troupe; entre un statut métaphysique des sons et leur statut physique. Cette dialectique donne aussi la mesure et la démesure de l’espace scénique (on ne peut que rêver les lieux des sources sonores invisibles).

L’écoute des sons dont l’origine est identifiable révèle non seulement « la matière de l’objet sonnant et la nature de l’événement qui le fait entendre », mais elle rend aussi « présente la chair des corps s’érigeant derrière tout discours » (Deshays, 2010 : 23). Les sons sont aussi rivés à leur lieu d’émission. Ils ponctuent l’espace en épinglant autant de lieux concrets. Au contraire, l’origine cachée des sons fait émerger des espaces imaginaires, des non-lieux, et la recherche même de l’origine de ces sons par les personnages et le public permet d’arpenter la scène, de mesurer, d’étendre sa spatialité. Ces non-lieux, radicalement différents des lieux de passage anonymes décrits par Marc Augé (1992), sont impossibles à arpenter. Ce sont des espaces métaphysiques, pures aspirations pour les personnages, à la fois cachés et révélés par les fantômes vocaux; des endroits qui possèdent à la fois l’éclat de l’attrait et la force intimidante qui tient à distance. Pour être identifié, le son doit être vu ou, quitte à provoquer un trouble, donner à voir, faire image. Cacher la source du son renvoie au trucage théâtral, à la magie du théâtre et à son côté monstrueux, parce que déroutant pour les sens. Ces voix qui « se forment dans l’air » (Pirandello, 1985 [1936] : 1057; « si formano nell’aria », Pirandello, 2007 [1936] : 875) et les vérités inventées de Cotrone que « la conscience refuse » (Pirandello, 1985 [1936] : 1063; « la coscienza rifiuta », Pirandello, 2007 [1936] : 883) et qu’il fait « sortir du secret des sens » (Pirandello, 1985 [1936] : 1063; « venir fuori dal segreto dei sensi », Pirandello, 2007 [1936] : 883) ne peuvent qu’être crues. Elles sont inexplicables, primitives. Elles viennent d’un endroit idéal. À l’opposé, les voix humaines peuvent tromper, fourvoyer les sens. Ainsi, dans le premier acte, Ilse renchérit auprès de Cromo : « Si, che lo sentisti; ti parve d’un altro, al bujo[36] » (Pirandello, 2007 [1936] : 858).

Le registre vocal est extrêmement varié : paroles seules, voix absorbées, voix lointaines, blanches, étrangement silencieuses, voix qui enchantent, criardes, expressives, brutales ou groupes de voix simultanés. De même, on observe une attention portée aux nuances sonores des répliques dans les indications qui, comme dans une partition, précisent la tonalité, accordent ou accompagnent les voix (des répliques prononcées en criant, avec une émotion profonde, avec étonnement; des répliques déclamées, saccadées, froides, tranchées, etc.). Le son des voix non seulement exprime mais répartit les personnages, les place sur scène, peut ajuster et régler la chorégraphie et les mouvements, voire dominer le contenu de ce qui est dit. Ainsi, non seulement le corps d’Ilse est souvent pris de soubresauts et de spasmes à la suite des fréquentes quintes de rire convulsif mais, après une « gifle sonnante[37] » sur la joue de Cromo au premier acte, il vacille et tombe par terre dans une convulsion violente de rires et de larmes. Surpris par ce geste brusque, tous se mettent à parler en même temps, quatre groupes se forment et donnent à entendre simultanément quatre conversations; toute une chorégraphie initiée par le son de la gifle entraîne la danse convulsive, les rires et les larmes, la formation des groupes et les paroles simultanées.

De même, une chorégraphie dialogique se forme lorsque, à la fin du premier acte, à la tombée de la nuit dans la villa enchantée, surgissent de nulle part les pantins qui se mettent à rire d’eux-mêmes. Les instruments de musique qui gisent à côté, devenus soudainement eux aussi des personnages à part entière, leur répondent : le trombone commente ironiquement avec de courts gargouillements alors que le tambour s’agite et crépite en signe d’approbation. Mis à part les instruments humanisés, les voix elles-mêmes se comportent en véritables personnages. Leur rôle est d’être médiatrices entre la musique céleste venue de nulle part et les voix humaines. Au deuxième acte apparaît une voix « come se si formasse in alto nell’aria una Voce – insulsa, d’eco, ma chiara – dirà : VOCE : Paese di mala fama, come ce n’è ancora purtroppo in quest’isola selvaggia. La Contessa e il Conte, stupiti, non sanno dove guardare[38] » (Pirandello, 2007 [1936] : 875). Chercher à voir la voix ouvre ici la quête de l’invisible. La transformation de l’écoute en vision et la dialectique visible / invisible modèlent, informent le temps et l’espace du théâtre. La villa métaphysique est, certes, située au pied d’une montagne mais elle est, en même temps, hors du temps et hors d’un lieu : c’est l’endroit exact des possibles, d’une rêverie à laquelle seul peut accéder le regard perdu.

Le meilleur exemple de la façon dont Pirandello crée ce lieu / non-lieu par les sons correspond peut-être au moment où Cromo recule, effrayé, cherchant un filet de son qu’il est sûr d’avoir entendu, mais dont il ne parvient plus à retrouver l’origine. Il s’agit d’une musique céleste qu’on peut entendre uniquement si l’on se place à un endroit précis, exact. Dès qu’on s’en approche trop près ou qu’on s’en éloigne, la musique cesse : « Si ode difatti, ma come in sordina, un blando soavissimo concerto. I tré, in fila, protesi, stanno ad ascoltare, in estasi e sgomenti[39] » (Pirandello, 2007 [1936] : 895). La musique exprime et provoque ici l’extase et la frayeur, elle place les personnages au coeur de la villa et au coeur de la vie. L’union entre architecture et musique transcende les seules proportions; elle produit des lieux concrets, intimes, essentiels, à l’image des endroits où tout se remet à sa place lorsqu’on s’y trouve.

La partie écrite par Pirandello – sa mort l’empêchant d’écrire le troisième et dernier acte – se termine dans le vacarme puissant de la chevauchée célébrant les noces des géants Uma de Dornio et Lopardo d’Arcifa, noyée dans des musiques tonitruantes et des cris presque sauvages. Les murs de la villa en tremblent. Selon le souhait de Pirandello, on ne devait pas voir les géants sur les tréteaux. Conformément à la volonté de l’auteur, ils ne peuvent être figurés, scéniquement, que par une menace sonore. Les entendant, Diamante s’exclame : « Io ho paura! Ho paura[40] » (Pirandello, 2007 [1936] : 910). C’est la dernière réplique écrite de la main de Pirandello alors qu’il laisse tous ses personnages là, à écouter, l’âme paralysée par la peur. Le problème auquel aboutit le texte est donc celui de l’écoute, d’une écoute entravée, crispée par la terreur, d’une âme-oreille terrifiée guettant avec une attention clinique le moindre son du danger imminent.

Cette étude de quelques écrits critiques et littéraires de Pirandello et de sa dernière pièce n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Son objectif est de montrer l’attention soutenue et précise que le dramaturge accorde au son, à l’écoute et à ce qu’il appelait les « nouveaux genres de spectacle ». À notre connaissance, malgré l’abondance des études consacrées à l’oeuvre de Pirandello, l’aspect central de la voix et du son n’a été traité, jusqu’à présent, que de façon secondaire et ponctuelle, en lien avec les propos de l’écrivain sur le cinéma. Tel est notamment le cas des auteurs Roberto Alonge (2009 [1972]), Franca Angelini (1990), Mireille Brangé (2014), Francesco Càllari (1991), Nina Da Vinci Nichols et Jana O’Keefe Bazzoni (1995), Manuela Gieri (1995), Maria Antonietta Grignani (1992) ainsi que Enzo Lauretta (1995; 2003). Même la brillante enquête de Paola Daniela Giovanelli (1994), qui aborde l’aspect performatif des paroles et des voix « choséifiées » et personnifiées, reste centrée sur les images saisissantes que le langage pirandellien compose et décompose sans cesse. Or, si on ferme les yeux pour écouter un temps les propos du grand dramaturge, on découvre une prise en compte moderne, conséquente et riche de la source sonore et de son identification par l’auditeur, des aspects – causal et figuratif – de l’écoute ainsi que du traitement mécanique de la voix qui peut avoir un succès puissant si on l’utilise à bon escient sans la mettre au service d’une imitation sans vie[41]. À travers le couple voix / écoute, Pirandello questionne la nature et l’histoire de l’art théâtral, mais aussi la singularité du cinématographe et de la radio : nouvelles formes médiatiques qui, dans leurs premières décennies d’existence, peinent à se détacher du théâtre et de la littérature. La présence structurée de la musique, des voix, des sons, des bruits et du silence dans sa dernière pièce, le pouvoir performatif et vivant des voix, des corps sonnants (animés ou inanimés), la perméabilité entre « entendre » et « voir » et l’appel récurrent à l’écoute constituent peut-être aussi une invitation à chacun des spectateurs, à une époque où l’attention auditive est de plus en plus sollicitée par tant de merveilles technologiques qui informent notre capacité à écouter et à entendre, à réfléchir sur la portée du son au théâtre, facette souvent négligée de notre expérience artistique extra-musicale.