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Comment les personnages de Samuel Beckett font-ils face à un traumatisme dont ils n’arrivent pas à parler et qui se manifeste alors par le silence, comme s’il s’agissait d’une défaite apparente des mots? Ils se servent de leur corps en guise d’ancrage et de voix pour répondre à ce traumatisme. Dans les pièces de Beckett sur la mémoire telles que Not I, Krapp’s Last Tape, Rockaby, Footfalls, Ohio Impromptu et Embers[2], les personnages traumatisés s’efforcent continuellement, et mécaniquement, de remonter dans le passé et de le remodeler. Il est surprenant que ces pièces ne fassent pas l’objet d’études critiques sur l’écriture du traumatisme dans la littérature moderne. Des articles de Jonathan Boulter, tels que « Does Mourning Require a Subject?[3] », et celui consacré par Russell Smith à la pièce Endgame[4] sont les seuls textes critiques suggérant l’intérêt du recours au concept du traumatisme dans l’analyse des oeuvres de Beckett. Les critiques ont du mal à relier ses pièces minimalistes à la théorie du traumatisme du fait que les catégories du moi, de la mémoire et du passé, sur lesquelles est fondé le concept du traumatisme, semblent être devenues méconnaissables. Toutefois, comme Cathy Caruth l’observe, il est rare de pouvoir localiser et saisir la source concrète d’un traumatisme. Caruth conçoit le traumatisme comme une expérience vécue a posteriori et pense que « the event is not assimilated or experienced fully at the time, but only belatedly, in its repeated possession of the one who experiences it[5] » (Caruth, 1995 : 4). Bien que la source concrète du traumatisme principal – tel qu’un traumatisme lié à la guerre, un viol ou une agression – ne se trouve parfois qu’à l’extérieur de la scène, ce qui en rend difficile l’accès, elle hante les personnages à distance et parle à travers leur corps. Les pièces de Beckett mettent en scène l’état traumatique plutôt que l’événement traumatisant lui-même. Bien que Beckett ait refusé de parler du contexte matériel et social de son oeuvre, on ne peut exclure de la théorie du traumatisme ses portraits presque obsessionnels de personnages malades, handicapés ou mentalement déficients, qui présentent des symptômes psychologiques et physiques post-traumatiques.

Dans la pièce Krapp’s Last Tape, en particulier, on se demande ce qu’il advient de la voix principale du traumatisme, réduite au silence, si on l’enregistre sur bande. Le son du silence traumatique y est littéralement enregistré quand l’appareil « est en train d’enregistrer le silence » (Beckett, 2002 : 27). Et c’est dans ce silence que nous « entendons » les échos et contre-mélodies post-traumatiques du corps de Krapp – réverbération somatique et technologiquement médiatisée correspondant à ce que Mladen Dolar appelle « objet voix ». D’après Dolar, « [à] l’exception des deux usages les plus répandus de la voix – la voix comme support du sens et la voix comme source d’admiration esthétique –[,] il existe un troisième niveau : un objet voix qui ne disparaît pas en fumée en transmettant le sens […], mais qui fonctionne comme un point aveugle » (Dolar, 2012 : 9). Je dirais que le traumatisme de Krapp vient de ce point aveugle. La bande renvoie des échos à travers les silences et le corps, en se manifestant sous la forme d’un objet voix. Plus précisément, l’objet voix émanant du magnétophone remplit la fonction thérapeutique et curative d’un intervenant qui regarde fixement et en silence son patient traumatisé, l’amenant à reconstituer viscéralement son traumatisme et à engager un débat. Pour Krapp, le traumatisme vient essentiellement d’une confrontation avec la mort – confrontation qui doit rester en dehors du domaine de la compréhension. Cependant, les objets voix enregistrés de Krapp, tels que son rire, sa toux, ses bruits de pas et ses silences, sont des avatars d’une contre-mélodie post-traumatique servant d’ancrage réconfortant. Grâce à la technologie de l’enregistrement, la distance créée par la voix sur bande rend son traumatisme plus proche, approchable, mais, paradoxalement, aussi plus distant à cause de l’aliénation et de la confrontation avec la mort.

La pièce a retenu l’attention de nombreux critiques. James Knowlson et Carla Locatelli, par exemple, font surtout un parallèle entre la biographie de Beckett et l’histoire de Krapp. Bien que les critiques ne lisent généralement pas Krapp’s Last Tape dans le contexte de la théorie du traumatisme, Ruby Cohn affirme que cette pièce a été reconnue comme étant la première memory play (pièce sur la mémoire) de Beckett (Cohn, 1975 : 194), le terme de memory play convenant parfaitement ici. L’intrigue est centrée uniquement sur des souvenirs et elle peut se résumer en quelques mots : « Sois de nouveau, sois de nouveau. (Pause.) Toute cette vieille misère » (Beckett, 2002 : 31). Le jour de ses soixante-neuf ans, Krapp décide d’enregistrer sur un magnétophone les événements qu’il a vécus l’année précédente. Ce retour annuel sur son passé est devenu un rituel pour lui. En résumé, la pièce présente les tentatives faites par Krapp pour enregistrer les événements vécus dans l’année ainsi que son désir d’écouter une bande plus ancienne – la cinquième de la troisième boîte – enregistrée alors qu’il était un jeune homme de trente-neuf ans. Il arrête, fait avancer ou rembobine fréquemment la bande de manière à effacer et à réécrire ses souvenirs. Comme indiqué plus haut, à la fin de la pièce, Krapp et les spectateurs écoutent l’enregistrement d’un silence qui fait suite à une dernière remarque poignante : « Peut-être que mes meilleures années sont passées. Quand il y avait encore une chance de bonheur. Mais je n’en voudrais plus. Plus maintenant que j’ai ce feu en moi. Non, je n’en voudrais plus » (Beckett, 2002 : 33).

À mon avis, grâce à la technologie de l’enregistrement, la distance acoustique créée par la captation sonore rend le traumatisme de Krapp plus proche et, ce qui est assez surprenant, moins accessible à cause de l’aliénation et de la confrontation avec la mort. En d’autres termes, sa voix enregistrée met Krapp face à sa propre mort. Elle intensifie son vécu en lui faisant revivre le passé et le rend encore plus sensible à la fuite du temps, tout en lui permettant de s’emparer mentalement de ses souvenirs et de les revivre. De plus, l’insistance mise à enregistrer le traumatisme et à le rendre permanent peut être vue comme un geste soulignant l’importance de la remémoration. Mais Krapp en reste maître jusqu’à un certain point en interrompant les parties trop désagréables ou celles qui méritent d’être commentées. Certes, on peut voir dans le rembobinage de la bande une vaine tentative d’ancrer et de réintégrer dans son vieux moi l’histoire de l’« autre » traumatisme enregistré afin de pouvoir tourner la page et d’accepter sa condition de mortel, mais les arrêts ou interruptions lui permettent aussi de modifier et de déstabiliser ses souvenirs en répondant à la bande. Le traumatisme n’est plus un « autre », fixe et intouchable, mais un outil qu’il peut manipuler et avec lequel il peut engager un dialogue. Le fait d’installer ce dialogue avec la voix enregistrée, qui lui parle de son traumatisme, engendre une nouvelle agentivité.

Si l’enregistrement du passé de Krapp, malgré l’absence de détails, évoque à coup sûr plusieurs événements traumatisants possibles (par exemple la perte et la mort de quelques êtres chers), ce sont surtout ses symptômes post-traumatiques et sa façon obsessionnelle et compulsive de revivre le passé et de s’y cramponner qui font penser à d’anciens traumatismes. Le fait qu’il soit dur d’oreille et parle d’une « voix fêlée très particulière » (Beckett, 2002 : 8), étrange et aliénée, permet de supposer que certains de ses traumatismes ont un lien avec le son. De plus, il revient continuellement à des comportements traumatiques : il blesse son corps en abusant de l’alcool et, plus étrange encore, de bananes, ce qui lui donne des troubles intestinaux. Comme je l’ai indiqué plus haut, Cathy Caruth définit le traumatisme comme un processus vécu après l’événement et dont l’origine est impossible à percevoir clairement par le sujet traumatisé. D’après Caruth, « for those who undergo trauma, it is not only the moment of the event, but of the passing out of it that is traumatic; that survival itself, in other words, can be a crisis[6] » (Caruth, 1995 : 9; souligné dans le texte). Selon elle, « [t]he historical power of the trauma is not just that the experience is repeated after its forgetting, but that it is only in and through its inherent forgetting that it is first experienced at all[7] » (Caruth, 1995 : 6).

Bien que la source principale du traumatisme de Krapp soit impossible à identifier clairement, on peut l’associer à ses diverses rencontres avec la mort. Il est confronté à la perte de sa mère, à celle de son père et au traumatisme provoqué par plusieurs relations amoureuses « fantomatiques ». Ces pertes lui rappellent sa propre mort et enclenchent un cycle de traumatismes secondaires, qui se manifestent par des déplacements et des dénis. Il lui est impossible d’obéir à cette simple commande : « Restes-en là » (Beckett, 2002 : 30). Il tente, par exemple, de « gérer » la perte traumatisante de sa mère en réorientant son attention vers des signifiants qu’il peut saisir et imprégner de sens, tels qu’une « balle noire » (Beckett, 2002 : 12) ou le terme archaïque de « viduité » (Beckett, 2002 : 19). Plutôt que de faire face à la perte immense et écrasante de sa mère, il prend ses distances par rapport à celle-ci et il se concentre de manière obsessionnelle sur la matière et la physicalité dans une vaine tentative de bloquer l’écoulement sans fin du temps et de saisir « ses instants à elle, ses instants à moi » (Beckett, 2002 : 22). De plus, en décrivant « la maison du canal où [sa] maman s’éteignait » (Beckett, 2002 : 19), il essaie, semble-t-il, de la rendre « morte-vivante » et immortelle en « [ramenant] la bande en arrière » (Beckett, 2002 : 24). Aussi longtemps qu’il entend la voix enregistrée de sa mère raconter des moments passés, elle ne meurt pas tout à fait. Il procède presque de la même façon avec son « Adieu à l’a… (il tourne la page)… mour » (Beckett, 2002 : 13), sans doute parce que la perte de son amour peut aussi être considérée comme une confrontation avec la mort. La perte d’une amie de coeur semble avoir déclenché un cycle traumatique de retours obsessionnels de l’instant érotique suivant : « mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre » (Beckett, 2002 : 24). Je vois dans ce souvenir une confrontation avec la mort et le déterminisme. En rejouant encore et encore ce passage sur sa bande, Krapp tente de faire valoir son libre arbitre en remportant une victoire sur la passivité de l’instant où il a été « déplacé ». C’est lui, maintenant, qui remue le souvenir par le truchement de sa voix enregistrée. Il est maintenant en mesure de faire le ménage dans ses souvenirs enregistrés en les remaniant à son gré.

Le magnétophone sert de machine à remonter le temps en ramenant Krapp aux divers traumatismes de sa vie. Comme l’a dit Beckett à l’acteur Rick Clutchey, Krapp a un « quelque chose de gelé » (« something frozen », Beckett, cité dans Cronin, 1997 : 484-485). Plutôt que de vivre dans le moment présent, Krapp est tourné vers les traumatismes passés enregistrés sur les bandes. Dans le même ordre d’idées, Eric P. Levy fait observer que « Krapp is not here and now; he is only there and then[8] » (Levy, 2002 : 61). Or, le fait que la pièce se joue « d’ici quelque temps » (Beckett, 2002 : 7) révèle l’intemporalité de son traumatisme, laissant supposer que c’est un cycle sans fin. De façon nihiliste, Krapp revient sans arrêt à ses comportements destructeurs, comme le montrent les diverses bandes. Il se trouve pris dans un dédale traumatique de répétitions, hanté encore et encore par ses vieilles habitudes, malgré ses oublis. Grâce aux bandes, il oscille entre remémoration et amnésie, lutte et acceptation.

La surdité de Krapp souligne combien il est urgent d’être attentif à son traumatisme. Puisqu’il est « dur d’oreille » (Beckett, 2002 : 8) et doit constamment tendre l’oreille, il est obligé, tout comme les spectateurs, de se mettre réellement à l’écoute, mais on peut également se demander s’il entend vraiment tout ce qui concerne son traumatisme sur la bande. Bien que les mots « jamais entendu pareil silence » (Beckett, 2002 : 32) reviennent sans arrêt, je note que Krapp n’est pas entièrement sourd. Le fait d’entendre seulement certaines parties de l’enregistrement concernant son traumatisme est d’une grande importance et peut même l’aider à y faire face parce qu’il le transforme en un écho traumatique moins écrasant. Krapp entend les parties qu’il est capable de gérer et de traiter. Sa surdité partielle lui permet de se distancier de son traumatisme en excluant les parties plus difficiles et en les réduisant au silence. Il les rend ainsi plus maîtrisables et transforme la sévérité du choc original en une réverbération traumatique moins agressive, en un faible écho.

Toutefois, Krapp refuse tout simplement de lâcher les parties restées silencieuses en lui parce qu’il est « dur d’oreille ». Certaines performances, comme celles de John Hurt et de Patrick Magee, représentent Krapp en train de serrer le magnétophone dans ses bras, ce que l’on peut considérer comme une tentative de récupération des parties de son traumatisme qu’il n’entend plus. Il se lie physiquement à l’appareil parce qu’il ne peut plus le faire acoustiquement. On peut voir là un geste visant à retrouver tous les détails de ce traumatisme, perdus du fait même de l’enregistrement. Ce sentiment de ne former qu’une seule et même entité avec le traumatisme enregistré semble avoir été voulu par Beckett. Comme le fait observer Paul Lawley, Beckett a lui-même demandé à l’acteur Pierre Chabert « to become as much as possible one body with the machine[9] » (Lawley, 1994 : 93). En s’unissant au « corps » du magnétophone, Krapp ne fait plus qu’un avec son traumatisme. Ce dernier ne s’attache plus à son « moi » comme à un récit étranger. Krapp fait littéralement sien ce récit et il l’affirme par la partialité et la fragmentation de l’enregistrement.

J’estime ainsi qu’en enregistrant le récit de son traumatisme, Krapp accomplit un acte qui a trois conséquences. Tout d’abord, ce traumatisme ne lui appartient plus puisque les bandes en font un artefact culturel pouvant être partagé. De plus, il sait que les bandes ne mourront pas avec lui, ce qui entraîne le risque d’une exposition et d’une contamination secondaires. Il peut, cependant, se distancier de son traumatisme et, paradoxalement, y accéder en passant par le domaine sécurisé de l’enregistrement. Il est ainsi en mesure de faire avancer la bande, de la rembobiner ou de sauter complètement les parties les plus désagréables. Selon Caruth, « the traumatized […] carry an impossible history within them, or they become themselves the symptom of a history that they cannot entirely possess[10] » (Caruth, 1995 : 5). Comme Krapp ne peut entrer directement dans son impossible histoire, il doit l’enregistrer sur une bande. D’après Jeanette R. Malkin,

memory in a box means memory localized, thrillingly present within a concrete, material form. No longer elusive or diffuse, memory seems self-contained, redeemable… The comic ironies wrested by Beckett from Krapp’s difficulty in locating the exact memory he seeks (his need to fast forward and rewind), only underscore the dualism of rememberer and memory, where memory is imaged as an objectified « other » which cannot be completely controlled[11]

Malkin, 1997 : 26

En effet, même si Krapp venait à bout de son passé, il semble que celui-ci, et plus précisément son amour perdu enregistré sur bande, n’en aurait pas fini avec lui. La bande devient un objet de ce traumatisme qui le hante encore et encore.

Le meilleur moyen de faire ressortir l’interaction entre la voix enregistrée de Krapp et la voix réelle qu’il perçoit en tant que personne à moitié sourde consiste à faire appel à la notion d’objet voix de Mladen Dolar et Slavoj Žižek. Selon Dolar, l’objet voix n’est pas attaché à un sujet, mais il émerge d’un lieu d’altérité, d’éloignement et d’aliénation. Dolar lui donne aussi le nom de voix acousmatique. Cette voix est « décorporifiée », non attachée à un sujet, et elle retentit comme si elle venait d’ailleurs. Žižek décrit l’aliénation engendrée par l’objet voix comme « l’ajout d’une bande-son à un film muet » (Salecl et Žižek, 1996 : 92). Selon Dolar, « “[a]cousmatic” describes the noise which we hear without seeing what is causing it… The voice whose source cannot be seen, because it cannot be located, seems to emanate from anywhere, everywhere; it gains omnipotence[12] » (Dolar, 2012 : 61-62).

À peu près comme pour le traumatisme, qui n’est pas un événement mais une situation construite rétroactivement (Žižek, 1989 : 56), l’objet voix ne peut être défini que par ses effets secondaires et, plus précisément, dans la pièce, par le son de la voix-écho répétitive de Krapp sur la bande, qui fait résonner le traumatisme primaire en plus d’en parler. En effet, selon Dolar, comme il y a un « décalage spécifique : le décalage entre la perception et la compréhension » (« time-lag between perception and understanding… the “objet voix” is always understood nachträglich, subsequently, retroactively », Žižek, 1989 : 136; souligné dans le texte). L’objet voix devient une contre-mélodie traumatisante que Krapp tente de rejeter, mais qu’il finit par accepter.

L’effet aliénant de l’enregistrement sur bande fait que l’histoire racontée semble, pour la personne qui l’écoute, celle de quelqu’un d’autre, sauf que cette personne se rend compte rétroactivement qu’il s’agit bien de son propre traumatisme. Dans les diverses productions de la pièce, on a obtenu cet effet aliénant de l’objet voix en accentuant fortement la différence entre les voix de jeunesse enregistrées sur bande et la voix vieillissante sur scène, et aussi grâce à la distance tangible prise par Krapp par rapport à ces voix, qu’il méprise. Selon Ulrika Maude, « through the voice on tape, in other words, Krapp grows a phantom body[13] » (Maude, 2009 : 19). Krapp a, en effet, un corps fantomatique, un corps acoustique, qui oscille entre le moi et le « non-moi ». Bien que les voix enregistrées retentissent en Krapp comme un écho traumatisant lui rappelant son passé, elles dégagent, lorsqu’on les réunit toutes les trois, une contre-mélodie d’agentivité et d’unicité. Par exemple, en entendant Krapp dans la soixantaine écouter parler Krapp dans la trentaine, lequel raconte qu’il écoute un enregistrement fait dans la vingtaine, les spectateurs ont un éclair de compréhension. Il semble que le traumatisme doive être fragmenté en trois voix différentes afin d’être reconstitué en un tout par le public à l’écoute, qui arrive finalement à le comprendre grâce à cette fragmentation sonique. On perçoit une contre-mélodie analogue quand Krapp, au début de la pièce, rit sur scène au moment même où il rit dans l’enregistrement alors qu’il était jeune, après avoir prononcé les mots sarcastiques suivants : « Difficile de croire que j’aie jamais été ce petit crétin. Cette voix! Jésus! Et ces aspirations! (Bref rire auquel Krapp se joint.) Et ces résolutions. (Bref rire auquel Krapp se joint.) Boire moins, notamment (Bref rire de Krapp seul) » (Beckett, 2002 : 17). Ce qui est frappant, c’est qu’un sentiment d’unicité se dégage de la contre-mélodie de sons corporels plutôt que de mots partagés. Cette unicité découle du fait que Krapp, reconnaissant l’ironie qui se trouve dans ses résolutions initiales (dont il s’éloigne), se résigne et accepte son passé. Son rire n’évoque, toutefois, pas seulement l’unicité, mais aussi l’aliénation et la distance par rapport à son ancien moi. En fait, Krapp oscille entre les deux. Seul le Krapp d’aujourd’hui rit à la fin, ce qui permet de penser que cette unicité harmonieuse est passagère.

Comme le révéleront les productions que je m’apprête à décrire, Krapp choisit de parler de certaines parties du traumatisme en recourant principalement à un objet voix fait de sons corporels, tels que des grommellements et des rires saccadés et sarcastiques, plus qu’à des mots. Le sens se dégage de ses attitudes contrastées à l’égard de son passé : la lutte par opposition à l’acceptation. La performance de Patrick Magee, mise en scène par Donald McWhinnie, date de 1972 et a été diffusée par la BBC en 1990 (Beckett, 2010d). La voix cassée anormalement haute de Magee correspondait très bien aux exigences de Beckett, qui voulait une voix cassée avec une intonation particulière. La voix enregistrée, qui devait être « forte, un peu solennelle » (Beckett, 2002 : 13), se distingue parfaitement de la voix réelle, correspondant à un âge plus mûr. Elle transmet un sentiment d’aliénation et d’objectivation – c’est un bon exemple de la notion d’objet voix acousmatique de Dolar. Selon lui, « the voice is part neither of language nor of the body[14] » (Dolar, 2006 : 73) et, en effet, l’objet voix qu’on entend sur la bande paraît désincarné, comme s’il s’agissait de la voix d’un zombie. Elle n’appartient donc pas uniquement au domaine acoustique, mais aussi, comme je le soutiens, à celui des processus traumatiques inconscients de Krapp. À travers l’objet voix de la bande et la voix réelle, aliénée, de Krapp sur scène, les mondes réel et théorique se fondent en un discours sur les répercussions plus vastes du traumatisme, parce que celui-ci, en tant que confrontation avec la mort, dépasse le registre de la compréhension. Tandis que la voix réelle semble quelque peu stressée et précipitée, la voix morte, « théorique », sur bande paraît émerger d’un tout autre corps, un corps sans vie. Malgré son caractère zombiesque, elle est plus calme, plus confiante et assurée. Quand les deux voix sont juxtaposées et explosent ensemble en un rire saccadé, le traumatisme s’exprime de façon très corporelle. Le heurt entre le rire normal de la bande et le rire étrange d’un Krapp dur d’oreille situe les effets perturbants du traumatisme sur un plan très physique. Magee privilégie ainsi les sons corporels tels que les grommellements par lesquels il arrive à entrer en conversation avec le traumatisme qu’est la perte racontée sur la bande. De plus, le fait de chanter joyeusement et répétitivement le mot « bobine » dans une tonalité aiguë révèle qu’il y a de l’espoir aussi bien au royaume du son que dans l’enregistrement du traumatisme. Le son du mot « Bobine (Pause.) Bobiiine! (Sourire heureux.) » (Beckett, 2002 : 11), séparé de son signifié, donne une idée immédiate et viscérale du monde de Krapp. Au lieu de l’interpréter comme un écho traumatique creux, j’y vois une contre-mélodie d’agentivité débordant du monde linguistique, ce que laisse entendre le « sourire heureux », réponse que le langage ne peut donner. À la fin de la production, c’est d’ailleurs un long silence enregistré qui a le dernier mot.

À propos de quatre mises en scène et de quatre interprétations

La performance de John Hurt[15], mise en scène par Atom Egoyan dans le contexte du projet « Beckett on Film », est également centrée sur des bruits corporels, mais elle est moins viscérale. Bien qu’il se dégage de ce jeu très lent une atmosphère sombre convenant aux effets perturbants d’un traumatisme et bien qu’elle oblige les spectateurs à écouter longuement le silence, cette performance ne crée pas de sentiment d’agentivité. On ne voit vraiment pas où trouver un signe d’espoir. Pourtant, Hurt chantonne le mot « spool » (« bobine ») à peu près comme Magee, mais son ton n’exprime ni bonheur ni espoir. Sa voix cassée et maladive n’est pas juxtaposée à une voix plus gaie enregistrée sur bande, cette dernière étant extrêmement monotone. On a l’impression que Krapp est né traumatisé et qu’il mourra traumatisé. Il paraît incapable de surmonter le cycle du traumatisme en lui opposant son langage corporel.

La performance d’Harold Pinter est encore plus sombre[16]. La production du Royal Court Theatre, mise en scène par Ian Rickson, est également axée sur l’incapacité de rompre le cycle du traumatisme. Le fait que Pinter ait joué son rôle dans un fauteuil roulant rend l’idée de traumatisme étonnamment réelle et souligne la condition mortelle du personnage. La mise en scène de cette incapacité physique détourne l’attention du monde acoustique et fait oublier que la source principale du traumatisme de Krapp est sa déficience auditive. Bien que le passé soit présenté comme accablant dans cette performance et que le traumatisme y soit omniprésent, le son calme et monotone de la voix de Pinter, combiné aux longues pauses de réflexion, dégage une impression de paix et d’affirmation de soi. Žižek montre clairement que l’objet voix « belong[s] not on the side of the looking / seeing subject but on the side of what the subject sees or hears[17] » (Salecl et Žižek, 1996 : 90). Ce que le sujet entend, c’est le son de pauses prolongées juxtaposé à l’écho d’une voix sombre et apaisante. L’agentivité semble ainsi se trouver dans les pauses et dans l’écho créé par la voix enregistrée, sombre et apaisante, d’Harold Pinter.

La performance de Rick Clutchey[18], mise en scène par Walter D. Asmus, se fonde moins sur la voix elle-même que sur d’autres bruits corporels pour faire ressentir le traumatisme. La pièce commence par un silence de six minutes et demie. Les bruits de pas pesamment amplifiés du début de la performance forment un bruit de fond régulier. Dans l’ensemble, la performance est analogue à celle de Magee en ce sens que l’agentivité se dégage des sons corporels ainsi que du son du mot « spool », dont émanent des sentiments d’entrain et de joie. Le traumatisme est plus nettement ressenti dans la différence entre les deux éclats de rire. De plus, dans cette performance, il y a une distinction très nette entre la voix réelle et la voix enregistrée. Selon Dolar, encore une fois, la voix enregistrée de Krapp est

une voix dont l’origine ne peut être identifiée et que l’on ne peut pas situer. C’est une voix en quête d’une origine, en quête d’un corps, mais lorsqu’elle trouve son corps, il s’avère que ça ne colle pas, la voix n’adhère pas au corps, c’est une excroissance qui n’est pas à la taille du corps

Dolar, 2012 : 77

Dans cette performance, la voix assurée de Krapp n’est tout simplement pas en concordance avec la voix réelle, ce que l’acteur met en évidence en écartant la bande et en la jetant violemment par terre : « La voix, séparée de son corps, évoque la voix de la mort » (Dolar, 2012 : 81). En d’autres termes, à travers cette voix enregistrée, Krapp fait face à sa propre mort. Cette idée est rendue encore plus prégnante par la mise en scène en général, qui laisse entendre que la bande enregistrée par Krapp pourrait bien être la toute dernière.

De chacune de ces quatre performances de la pièce Krapp’s Last Tape émerge un troisième objet voix acousmatique d’une extrême importance : l’enregistrement accidentel du silence au milieu de la pièce avant que Krapp « se rende compte qu’il est en train d’enregistrer le silence » (Beckett, 2002 : 27) et l’enregistrement volontaire du silence à la fin de la pièce quand « la bande continue à se dérouler en silence » (Beckett, 2002 : 33). Dans les deux cas, une contre-mélodie de silence traumatique se trouve enregistrée et rejouée sur un magnétophone à la différence près qu’au milieu de la pièce, Krapp ne revendique pas encore le potentiel de guérison inhérent à l’enregistrement du silence, celui-ci étant simplement accidentel. Bien qu’il répète à plusieurs reprises les mots « jamais entendu pareil silence » (Beckett, 2002 : 24), il s’en tient obstinément au langage pour tenter de représenter son passé traumatique. Il essaie, mais sans y parvenir, d’enregistrer les mots « tout était là, toute cette vieille charogne de planète » (Beckett, 2002 : 28) jusqu’à ce qu’il « rêvasse. Se rend[e] compte. Débranche l’appareil » (Beckett, 2002 : 28). Il est frappant de constater que, à ce moment-là, on arrive à enregistrer le silence mais non le langage, ce qui souligne la supériorité du silence pour représenter le traumatisme. Selon Dolar, par ailleurs, la voix aliénante, impersonnelle, ou produite mécaniquement (les répondeurs téléphoniques, les voix d’ordinateur et ainsi de suite), présente une sorte d’inquiétante étrangeté, comme la voix de la créature Olympia dans L’homme au sable de Ernst Theodor Amadeus Hoffman (Dolar, 2012 : 31).

Bien qu’il y ait une possibilité de guérison, les sons enregistrés à travers lesquels résonne le silence créent un sentiment intense d’aliénation du fait que personne ne pourra jamais les appréhender et les percevoir entièrement comme appartenant au personnage traumatisé de Krapp. En fait, le silence enregistré correspond à un silence partagé, à un traumatisme partagé – l’enregistrement du silence est aussi le son du public « contaminé ».

Dans l’ensemble, les quatre performances témoignent du fait que la compréhension et l’agentivité résident dans l’opposition entre le refus du traumatisme et son acceptation. Les sons des grommellements et du rire saccadé pourraient avoir une signification plus large lorsqu’ils produisent une contre-mélodie corporelle exprimant le refus d’oublier le traumatisme, mais aussi de se laisser emporter par son cycle sans fin. Tandis que le côté sombre de la performance de John Hurt ne laisse aucune place à un sentiment d’agentivité et de guérison, l’interprétation riche en émotions de Magee s’adresse à la conscience des spectateurs, parce qu’elle met en scène l’idée de souffrance de façon très viscérale. Malgré l’extrême détresse traumatique et la souffrance manifestées dans cette performance, la forte charge émotionnelle laisse supposer que la résignation et l’apathie n’y ont pas leur place. De plus, le geste très révélateur de serrer physiquement le magnétophone peut être vu comme un refus de céder à la tentation de réduire le traumatisme au silence et de l’occulter. Ainsi, les mots « jamais entendu pareil silence » que Krapp répète peuvent également être compris comme une sorte de critique et même comme un appel au public. Les spectateurs doivent prêter une oreille attentive aux parties du traumatisme restées silencieuses pour Krapp, mais qui ne doivent être oubliées en aucun cas en raison de l’importance de la remémoration. Plus que les autres, la performance de Rick Clutchey exprime des contre-mélodies, des objets voix et un sentiment de refus de la souffrance, et ce, au moyen du rire violent du vieux Krapp sur scène. La violence inhérente à ce rire fait ressentir les effets physiques du traumatisme de façon très efficace. En effet, ce rire de poitrine – mi-toux, mi-sifflement – rappelle le bruit que ferait une personne qui vomit et s’étouffe. Ce rire est si intense et si violent qu’il « parle » aux spectateurs. Alors que le rire, dans sa version enregistrée, est quelque peu passif et monotone, il résonne sur scène avec la violence de l’appel matinal de quelqu’un qui refuse de rire du traumatisme. Il évoque les effets perturbants et réels de tout traumatisme : maladie, aliénation et confrontation avec la mort.

C’est ainsi que la pièce questionne ce qu’il advient d’un traumatisme si on l’enregistre sur une bande. Gagne-t-il ou perd-il en signification et, plus important encore, comment le sujet traumatisé vient-il à bout d’un tel enregistrement? L’objet voix enregistré agit à la fois comme un traitement par la parole et comme un thérapeute regardant son patient en silence. Il engendre une sorte de réverbération du traumatisme susceptible d’être rejetée. Bien que l’objet voix, produit au moyen de l’enregistrement, renforce le traumatisme lié à la mort, Krapp est capable d’y répondre de loin. En prenant ses distances comme le ferait un observateur, il écoute le magnétophone lui raconter l’histoire traumatique d’un « autre ».