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Durant l’entre-deux-guerres, le noctambule montréalais peut compter sur des lieux de danse et des orchestres de danse[1] toujours plus nombreux et variés. En présence de l’orchestre, les danseurs sont à la fois spectateurs et acteurs d’une performance artistique musicale. À distance de l’orchestre, les foyers montréalais voient la phonographie et la radiophonie entrer en force sous leurs toits et engendrer, dans un souffle de modernité, un nouveau rapport médiatique entre la musique de danse et le public. D’un contexte à l’autre, la source de la musique à danser reste la même, soit la performance musicale d’un orchestre de danse, tandis que le danseur se situe au pôle opposé de la réception. Entre les deux, les formes de médiation viennent définir les relations de « présence » entre l’orchestre et le danseur[2]. Autrement dit, le déplacement, la transformation et l’interaction des médias modifient la spatialité, la temporalité et la mise en scène des écoutes et des usages de la musique de danse.

Notre article vise à documenter l’intermédialité du point de vue des modes de diffusion de la musique produite par les orchestres de danse et à en sonder l’impact sur la vie nocturne montréalaise. Plusieurs travaux se sont penchés séparément sur les orchestres, sur la vie musicale montréalaise et sur les lieux de diffusion que sont les salles de danse, les disques et la radio[3]. Cependant, peu ont cherché à mettre en rapport les lieux de danse, l’industrie du disque et la programmation radiophonique de manière à relever l’intermédialité et l’interaction existant entre ces modes de diffusion de musiques à danser. Nous souhaitons contribuer à cette réflexion en nous intéressant à la proposition de loisirs nocturnes musicaux offerts par les commerces, les postes de radio et les studios d’enregistrement de disques montréalais durant l’entre-deux-guerres. Pour ce faire, quelques questions ont guidé notre recherche : à quelles formes de loisirs nocturnes les lieux de danse et les médias donnent-ils accès ? Comment les loisirs dansants s’imbriquent-ils dans la vie nocturne urbaine et domestique ? Comment les orchestres interagissent-ils avec ces modes de diffusion à la fois concurrents et complémentaires ?

Du point de vue méthodologique, ce travail teste de façon préliminaire la possibilité d’obtenir des résultats pour un objet de recherche donné à partir d’outils préalablement élaborés pour d’autres fins de recherche. Effectivement, notre étude s’effectue à partir du croisement de trois imposants corpus de recherche : un corpus d’orchestres connus pour avoir joué dans les commerces de danse montréalais durant l’entre-deux-guerres[4]; un corpus d’orchestres ayant enregistré des disques dans les studios montréalais[5]; et une base de données de la programmation radiophonique montréalaise annoncée dans la presse entre 1922 et 1939[6]. De cette base de données, nous n’avons retenu que la programmation nocturne et avons exclu les émissions américaines. Une telle démarche s’inscrit dans le cadre d’une réflexion amorcée au sein du groupe de recherche interdisciplinaire « Penser l’histoire de la vie culturelle » (PHVC) sur le potentiel heuristique du partage de données. L’objectif global de PHVC est de « préparer une histoire de la culture artistique au Québec (arts plastiques, cinéma, littérature, musique classique, musique populaire, théâtre) de la fin du 19e au milieu du 20e siècle, à partir d’un modèle intégrateur d’analyse, basé sur la théorie du champ et la sociologie des réseaux[7] ». Ultimement, notre analyse exhaustive des bases de données croisées incorporera cette histoire de la vie culturelle en examinant la circulation intermédiale entre l’offre musicale en salle de danse, la programmation radiophonique et la production discographique montréalaises.

Dans la perspective de partager les résultats de la première étape de notre chantier de recherche, cet article débute en présentant les conditions de l’offre de musique à danser. Nous poursuivons en expliquant comment les modes de diffusion commerciale et radiophonique imposent à l’auditeur-danseur une expérience nocturne à la fois différente et interreliée. Nous terminons en ajoutant l’enregistrement phonographique à notre étude de l’offre musicale et de l’expérience dansante. En s’articulant à l’offre commerciale et radiophonique, le disque vient contribuer au phénomène d’intermédialité en oeuvre dans la vie dansante nocturne de la ville de Montréal.

Lieux de diffusion au service de la danse et de ses orchestres

« Le gramophone, le piano automatique, le radio, ainsi que les orchestres de salles publiques facilitent à tout le monde la pratique fréquente et régulière de la danse[8]. » À elle seule, cette phrase synthétise le fait que les possibilités offertes pour danser ne cessent de se multiplier durant l’entre-deux-guerres, que ce soit dans les espaces commerciaux ou dans la sphère domestique. Le citadin disposé à sortir pour jouir de la nuit urbaine trouve dans le centre-ville de la jeune métropole une variété et un nombre grandissant de commerces de danse. Encore peu nombreux en 1914 (six pour toute la municipalité[9]), leur croissance est remarquable durant l’entre-deux-guerres avec un maximum de quarante-sept établissements repérés à Montréal en 1932[10]. Les restaurants dansants dominent le paysage jusqu’à la fin des années 1920, avant d’être supplantés par les cabarets qui offrent un spectacle de variétés en plus du repas, de l’orchestre et de la danse. Par ailleurs, les salles de danse se développent tranquillement avec une formule bien à elles : des pistes où danser au son d’un ou de plusieurs orchestres sans service de repas ou spectacle autre que l’orchestre lui-même[11].

Cela dit, au moment même où les salles de danse et les orchestres prennent possession du centre-ville, la pénétration des appareils phonographiques, de la musique enregistrée, des rouleaux perforés et de la radio dans les foyers montréalais connaît une progression fulgurante. À la maison, on peut toujours compter sur la famille, la parenté ou les amis pour fournir la musique d’une soirée dansante au son des violons[12], des accordéons et des pianos[13]. Ainsi peut-on lire : « la maîtresse de maison doit ajouter des soins ingénieux pour procurer à ses invités le plus de plaisir possible; elle doit rechercher les causeurs agréables, les bons musiciens ou chanteurs, avoir des tables de jeux et un piano pour une petite sauterie[14] ». Cependant, l’hôtesse peut dorénavant se tourner vers des solutions de rechange commerciales conçues spécifiquement pour la danse comme les « dance records », les émissions de « musique de danse » ou les nombreuses partitions de « musique à danser[15] » par lesquelles l’assemblée de danseurs pourra convoquer des orchestres de danse à la mode, dont certains se produisent dans les salles commerciales montréalaises.

Au début de la période étudiée, l’industrie du gramophone est déjà bien lancée et les appareils se vendent à des prix s’adaptant à des bourses plus ou moins extensibles. En 1920, un Victrola coûte entre 40 $ et 680 $[16] et un Graphonola entre 37 $ et 370 $[17]. À en croire les chiffres avancés en 1921, une écrasante majorité de foyers montréalais posséderaient un appareil phonographique et en moyenne trente disques, ce qui est certainement plus promotionnel que réaliste[18]. Quant à l’histoire de la radiophonie, elle est plus récente puisqu’elle débute à Montréal avec les expérimentations de Guglielmo Marconi lorsqu’il fonde XWA en 1915. Cette station, essentiellement anglophone, devient CFCF en 1922 et en octobre de la même année, une première station francophone voit le jour : CKAC, propriété du quotidien La Presse. Le succès de la radio est immédiat et les données en ce domaine plus fiables. En 1931, le pourcentage de ménages montréalais possédant un récepteur est de 40 pour cent et s’élève à 85 pour cent en 1941[19]. La gamme de prix se situe entre 80 $ et 374 $ selon le modèle[20], mais les amateurs de téléphonie sans fil et de radio pouvaient fabriquer eux-mêmes, à moindre coût, leur poste de réception[21]. Il semble que, pendant la crise économique, la vente de radios supplante celle de gramophones. Cela s’explique probablement par le fait qu’elles soient plus accessibles (on trouve des modèles à seulement 40 $ en 1937[22]), et qu’elles ne nécessitent pas d’autres dépenses que l’investissement initial. De plus, l’apparition du combiné radio-gramophone dès la fin des années 1920 indique que la radio n’est pas un substitut au gramophone, mais bien un complément déjà révélateur d’une intermédialité qui s’ajoute, selon nos observations, à l’offre des salles de danse. Si un tel contexte promet de multiples rapports médiatiques à la musique à danser pour l’auditeur-danseur, il nous semble d’abord nécessaire d’expliquer comment les commerces de danse et la radio proposent de le faire dans une temporalité nocturne comparable.

Rythmes et diffusion nocturne de la musique à danser

Bien que les thés dansants d’après-midi et de brèves programmations radiophoniques de jour illustrent une proposition diurne de la danse, la nécessité de se libérer des obligations du travail avant de pouvoir se divertir est telle que le soir et la nuit restent les périodes les plus propices au divertissement. Selon les grilles horaire de la radio et des publicités des lieux de danse, la vie commerciale fixe le début des activités dansantes nocturnes autour de 18 heures. Cela apparaît comme un juste milieu entre le début des nuits estivales plus tardives et le début des nuits hivernales plus précoces. Cela chevauche également l’heure du repas du soir. Ainsi, à partir de 18 heures ou 19 heures selon les commerces, il est possible de profiter du dîner dansant, par exemple à l’hôtel Corona[23] ou à l’hôtel Windsor[24]. La soirée se poursuit avec le souper dansant, donné à partir de 21 heures 30, voire 22 heures, offrant la possibilité de danser après une sortie au théâtre ou au cinéma. On peut alors danser jusqu’à la fermeture, officiellement fixée à minuit par les règlements montréalais depuis 1922[25]. Malgré cela, l’activité nocturne ne prend pas entièrement fin. Certains lieux, comme le Kerhulu et Odiau, ne se gênent pas pour annoncer leur fermeture à 2 heures du matin[26]. Il semble également que les établissements enregistrés en tant que club ne soient pas assujettis au même règlement que les commerces. Ceci explique peut-être pourquoi le Terminal Club (club de jazz) est réputé être un after-hours joint[27] qui accueille des membres jusqu’au petit matin. En 1924, le critique musical Gustave Comte n’hésite d’ailleurs pas à dénoncer « les endroits où l’on danse, […] où l’infernal jazz vous démolit le tympan […] où l’on jazze entre onze heures du soir et deux heures du matin [et qui] sont bien plus nombreux qu’on se l’imagine[28] ». Autrement dit, le danseur dispose d’une offre de danse commerciale nocturne ininterrompue de la tombée du soir jusqu’aux premiers rayons du soleil, dans des lieux propices à l’émancipation des obligations sociales.

L’horaire des activités dansantes nocturnes proposé par la radio mise sur des périodes comparables, mais beaucoup plus segmentées. Pour les années 1920, la programmation typique d’une soirée débute à 19 heures, avec des contes pour enfants ou de la « musique en dinant ». Elle enchaîne avec un concert de musique classique (parfois précédé ou suivi d’une « causerie ») et se termine avec de la musique de danse. Il est donc possible de faire son dîner dansant à la maison grâce aux émissions débutant entre 19 heures et 20 heures, pour une demi-heure ou une heure. Plus tard dans la soirée, les danseurs peuvent profiter des orchestres commençant à jouer entre 22 heures et 23 heures. On constate donc une certaine isochronie entre l’organisation de la soirée en milieu commercial et celle de la soirée radiophonique. Effectivement, les commerces du centre-ville proposent depuis plusieurs années déjà un dîner distinct du souper, plus tardif. Cette organisation du temps est directement héritée de pratiques festives plus anciennes, où une soirée prolongée imposait un souper, une collation et un réveillon selon les circonstances[29]. La programmation radiophonique semble à son tour adapter ce schéma à son format commercial. D’ailleurs, la radio a tout intérêt à faire correspondre son offre de musique de danse avec celle des commerces dans la mesure où elle compte, pour une partie de sa programmation, sur la retransmission en direct de la musique des orchestres captée dans les salles montréalaises, comme l’indiquent deux exemples de la programmation du samedi soir par CKAC.

Samedi, 27 septembre 1924 :

À 7.30 heures [19 h 30], l’orchestre de musique classique de l’hôtel Mont-Royal, sous la direction de Rex Battle, orchestre qui joue dans la grande salle à dîner du grand établissement de la rue Peel, donnera le programme [de concert].

À 10.30 [22 h 30], l’orchestre de musique si populaire de Jos.-C. Smith jouera à la salle de danse [Salle Dorée] si populaire de l’hôtel Mont-Royal et ses sélections seront transmises par le poste CKAC[30].

Samedi, 30 avril 1927 :

Ce soir, le poste CKAC irradiera la musique de cabaret de l’orchestre du Cosy Grill. Cette émission aura lieu de 7 h à 7 h 30. L’orchestre de ce populaire restaurant est dirigé par M. Arthur Vander Heague et se compose de musiciens bien connus et fort populaires.

Le poste CKAC irradiera la musique en dînant du trio de l’Hôtel Windsor dirigé par M. Raoul Duquette, violoncelliste […] directement de la salle à manger de l’hôtel.

Terminant la soirée, à 10 h 30, le programme de danse des « Red Jackets » d’Harold Leonard, dirigés par Teddy Mains, sera irradié directement du foyer de l’hôtel Windsor[31].

Il est important de mentionner qu’entre 1922 et 1929, toutes les radios montréalaises partagent la même longueur d’ondes (411 mètres), diffusant donc en alternance, et partageant la même grille horaire : CKAC (La Presse) émet les mardi, jeudi et samedi soirs, CFCF (Canadian Marconi Co.) les lundi et vendredi soirs, CHYC (Northern Electric Co.), les dimanche et mercredi soirs, tandis que CNRM (Le Canadian National) diffuse quelques programmes par semaine sur le temps d’antenne de l’une ou l’autre des stations précédentes[32]. Une fois le partage des ondes accompli en juin 1929, les quatre postes de radio présentent une programmation distincte, sans contrainte et en simultané. Un échantillonnage de seize éditions par an de la rubrique radio pour 1931-1932, 1934-1935 et 1937-1938[33] permet de constater que l’étendue de la programmation radiophonique pour chaque station montréalaise augmente[34] par une diffusion plus tôt en matinée (sauf le dimanche), tandis que les soirées sont comparables.

Les programmations publiées dans la presse écrite nous permettent d’identifier les moments où les « soirées » débutent et prennent fin. Le plus souvent à partir de 17 heures (CHLP, CRCM) ou 18 heures (CKAC, CFCF), les radios offrent plusieurs plages de musique de danse entrecoupées par d’autres contenus. Avant 22 heures, cette musique de danse se prolonge rarement au-delà de 15 ou 30 minutes. La dernière émission de la soirée se situe habituellement autour de 22 heures ou 23 heures 30, selon les jours de la semaine (voir figure 1) et constitue une période ininterrompue[35] de musique de danse, dont la durée reste cependant difficile à évaluer pour la plupart des stations, sauf CKAC. Effectivement, seule CKAC précise l’heure de la suspension de son service (1 heure du matin avant 1937). Dans les années 1930, les fins de soirées de semaine y offrent un peu plus d’une heure de musique à danser mais le samedi et le dimanche, c’est une période de deux heures. Sinon, en ce qui concerne la diffusion de musique de danse, la programmation du dimanche est globalement semblable à celle des autres jours de la semaine. En résumé, si la radio et les commerces de danse offrent de la musique à danser sur la base d’une organisation comparable à celle de la soirée, la radio ne donne qu’un accès segmenté à la musique à danser alors que les commerces offrent des prestations manifestement continues.

Fig. 1

Horaire le plus courant du début de la dernière émission selon les jours et les stations radiophoniques dans les années 1930 selon l’échantillonnage effectué.

* Après l’instauration de la radio d’état SRC/CBC en 1936

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Lieux de danse et circulation des orchestres

Entre 1922 et 1940, les commerces repérés accueillent les orchestres de danse selon des modalités différentes, lesquelles permettent au citadin d’accéder à une offre orchestrale importante[36] et d’entretenir des relations variées avec la proposition musicale : chaque soir, le danseur peut soit anticiper son plaisir habituel en retrouvant l’orchestre en résidence d’un commerce de danse, soit opter pour la découverte ou l’aventure que permet un orchestre de passage ou invité en exclusivité. Effectivement, certains orchestres sont spécifiquement attachés à un lieu durant quelques années (actuellement 38 cas sur 148), assez pour faire partie de la signature du commerce dans lequel ils opèrent. C’est particulièrement le cas d’orchestres d’hôtels avec restaurants dansants, comme l’orchestre de M. Delcellier repéré au Queen’s Hotel de 1922 à 1925 ou Andy Tipaldi & His [Ritz-Carlton] Melody Kings, du Ritz-Carlton, repéré de 1926 à 1928. Ces établissements et les orchestres, qui sont associés et interdépendants en termes de réputation, agissent donc comme des références constantes dans le paysage du loisir urbain nocturne.

Ce rôle de référence est également attribuable à des orchestres qui marquent la scène musicale montréalaise pendant plusieurs années, mais, cette fois, en obtenant des contrats dans plusieurs établissements montréalais (actuellement 29 cas sur 148). Dans ces cas, nous supposons que l’orchestre agit à lui seul comme une marque de commerce qui possède sa propre réputation, sur laquelle peuvent miser les établissements cherchant à attirer des clients. Ainsi, nos données[37] nous ont permis de constater que les Canadian Ambassadors de Myron Sutton ont joué dans onze salles montréalaises entre 1928 et 1941. On pourrait aussi citer Charles Kramer and His Orchestra qui joue Chez Maurice, au Cotton Grill et au Club Lido entre 1934 et 1937. Quant à Eddie Duchesne et son orchestre, on les retrouve à la salle de danse du Parc Belmont et au Palais d’Or, entre 1930 et 1934.

Entre les orchestres en résidence et ceux qui sillonnent la ville pendant plusieurs années, on pourrait croire à une vie nocturne dont l’offre est relativement stable. Or, nous avons repéré une foule d’orchestres jouant sur une base plus ponctuelle, ce qui augmente ainsi la diversité de l’offre. Ainsi, le Krausmann’s Lorraine Café accueille plusieurs orchestres entre 1933 et 1939, dont Jimmy King & His Orchestra pour une semaine en 1935, même s’il dispose à la même époque d’un orchestre maison : Wally Short & His Lorraine Orchestra. Cette stratégie permet manifestement de jouer sur deux tableaux : maintenir l’orchestre de référence habituellement apprécié et y ajouter un orchestre d’exception qui crée l’évènement. Le danseur est donc libre de profiter de l’une ou l’autre de ces stratégies en se déplaçant vers une salle de danse. Il peut aussi opter pour d’autres types d’offres en se tournant vers l’écoute radiophonique qui impose d’autres types de libertés et de contraintes.

Radio et commerces : entre partenariat et concurrence

Alors que le danseur peut choisir son lieu de danse en fonction de l’orchestre sur lequel il souhaite danser, le choix de l’auditeur-danseur radiophonique des années 1920 doit se limiter aux orchestres diffusés par les stations montréalaises (ou américaines). Étant donné que CFCF, CKAC, CNRM et CHYC partagent la même longueur d’onde, l’auditeur-danseur à distance du lieu d’exécution n’a aucune emprise sur la sélection des oeuvres, le choix de l’interprète et les périodes publicitaires[38]. Sa seule latitude est d’allumer la radio, de l’éteindre, ou d’anticiper ce qu’il pourra entendre grâce aux grilles horaire annoncées dans les journaux. Cette situation fait dire au critique musical Léo-Pol Morin « [qu’à] l’heure du déjeuner, du thé, du dîner ou pendant la soirée, des musiciens invisibles et indiscrets pénètrent dans notre intimité et nous imposent un style, une manière, un choix de musique[39] ».

Mais la nécessité d’une programmation prenant en considération les disponibilités et les goûts des auditeurs-danseurs façonne rapidement l’offre radiophonique. En février 1926, l’organisation de la page « La radio de La Presse » est reconfigurée, facilitant une lecture de la grille horaire thématique, selon le type de programme et l’heure de diffusion. Alors que le journal ne distinguait que sa programmation (CKAC) des autres stations locales et de la longue liste des postes américains[40], plusieurs nouvelles sections apparaissent, identifiées par des sous-titres en caractères gras. On regroupe notamment les « Émissions locales », les « Concerts », les « Postes silencieux » et la « Musique de danse », et on crée des repères temporels tels que « Aujourd’hui », « Demain », « Ce soir » et « Demain soir ». Manifestement, La Presse s’adapte à des modes de consommation radiophonique révélant déjà que certains auditeurs sélectionnaient leur temps d’écoute radiophonique selon leurs intérêts. Un lecteur inattentif pourrait cependant ne pas remarquer que la section « Musique de danse » ne regroupe pas toute l’offre disponible, mais seulement celle des postes américains. Conséquemment, la musique de danse « locale », diffusée depuis les stations ou retransmise en direct depuis une salle de danse, est mentionnée seulement dans la section de la programmation locale.

Dans les années 1930, le détail des émissions est inscrit dans la page quotidienne « Le Radio de La Presse », renommée « Radio » puis « À la radio ce soir et demain » de mars 1933 à octobre 1937, probablement pour prendre en compte l’heure à laquelle la majorité du lectorat obtient un exemplaire du journal. À ce moment-là, tel qu’il est évoqué plus haut, le partage des ondes intervenu en 1929 permet aux quatre stations de proposer une programmation nocturne différenciée de musique à danser, ce qui vient élargir les options offertes à l’auditeur-danseur.

La musique à danser reflète un rapport paradoxal entre radio et commerces de danse montréalais, les deux étant à la fois partenaires et concurrents. D’un côté, les radios se font l’écho de l’offre des salles de danse en irradiant régulièrement depuis un commerce de Montréal, devenu momentanément une sorte de studio radiophonique[41]. À titre d’exemple, la radio relaie en direct des prestations d’orchestres de danse depuis les hôtels Queen’s, Mont-Royal, Ritz-Carlton et Windsor, les cabarets le Jardin de danse, le Bagdad Café et le Montmartre, ou encore depuis les restaurants dansants Diana Sweets et Cozy Grill. De même, la radio peut inviter, indépendamment d’un commerce de danse, un orchestre à venir jouer dans son studio montréalais, comme on peut le déduire de cette annonce de CKAC :

Les fervents de la musique de danse apprendront avec plaisir le retour des « Melody Boys » qui, après avoir donné la saison d’été au Parc Dominion, jouent maintenant à l’Auditorium les mercredis, jeudis et dimanches en après-midi et en soirée [...]. Ils ont préparé, spécialement pour ce soir [mardi], un programme, qui ne manquera pas de plaire aux amateurs [annonce du programme][42].

D’un autre côté cependant, l’analyse préliminaire laisse supposer que de nombreux orchestres jouant dans les commerces de danse montréalais n’ont pas fait l’objet d’une diffusion sur les ondes radiophoniques. Une analyse exhaustive devra être menée pour comprendre toute l’ampleur et la signification de ce phénomène pressenti. Cela dit, on peut avancer certaines hypothèses explicatives qui restent à confirmer. Étant donné le temps, l’équipement et l’argent nécessaires à la production d’une émission à distance, il est possible que les commerces n’aient pas tous été dignes d’un investissement de la part des radiodiffuseurs[43]. D’un point de vue stratégique, certains établissements préféraient peut-être conserver l’exclusivité de leur tête d’affiche en misant sur les annonces publicitaires plutôt que sur la publicité formidable, mais à double tranchant, de la radiodiffusion en direct. Le commerce peut-il avoir intérêt à ne miser que sur les danseurs qui peuvent se déplacer ? En sachant que la musique retransmise en direct génère une écoute, non fixée et non reproductible, qui se rapproche de la formule en salle, avec ses risques et variantes non contrôlés, nous nous demandons à quel point la radio peut être perçue comme une concurrente par les commerces.

À la fin des années 1930, deux éléments viennent modifier les termes de l’analyse. D’une part, la programmation a tendance à préciser moins systématiquement le nom de l’orchestre et à seulement indiquer « musique de danse ». Dès lors, le lien avec les orchestres donnant des prestations dans les commerces montréalais est moins aisé. De plus, ce deuxième élément contribue peut-être à expliquer le premier : la diffusion radiophonique commence à recourir de plus en plus aux enregistrements sur disque. Cela déplace en partie l’intermédialité existant entre la radio et les commerces de danse vers une autre intermédialité, circulant cette fois entre la radio et le disque.

Expériences variées et relations intermédiales du gramophone

Au même titre que la radio et, pourtant, de façon tout à fait différente, le disque s’inscrit dans l’écologie de la diffusion de la musique de danse. Déjà dans les années 1920, les fabricants de gramophones et de disques considèrent cette musique comme un marché non négligeable et se font un devoir de mettre en avant, dans leur publicité, des couples en train de danser, des procédés techniques comme l’arrêt automatique permettant de danser jusqu’à la fin d’une pièce, et un large répertoire de « disques de danses à la vogue [sic] [44] » et de musiques à danser « les plus jazzées et les plus entraînantes[45] ». Alors que la radio peut transmettre une partie de l’ambiance des salles de danse par la diffusion en direct et occasionner des découvertes, le gramophone donne, quant à lui, le contrôle du lieu de danse, de la durée de l’écoute et de la sélection musicale à l’auditeur-danseur.

En 1922, un texte non signé du Passe-Temps décrit les bénéfices du disque en soulignant la possibilité de faire valoir ses « goûts personnels » puisqu’« avec le phonographe nous ne sommes jamais forcés d’écouter des morceaux sans mérite », notamment grâce au « vaste choix » de musique de danse[46]. De plus, le gramophone augmente l’adaptabilité du temps nocturne pour les auditeurs-danseurs, laissant à l’hôte l’entière liberté de la planification de sa soirée. Les fabricants de gramophones tirent profit de cette caractéristique et insistent sur l’intérêt du gramophone pour les activités nocturnes : « Vous êtes toujours heureux de recevoir vos invités pour quelques soirées que vous donniez, aussi bien que durant les longues soirées d’hiver[47]. » De même, une publicité pour le modèle Victrola représente des couples de danseurs dans l’ambiance chaleureuse d’un foyer où la fenêtre laisse entrevoir la nuit tombée (voir figure 2). Le gramophone propose donc une offre spécifique, à la fois concurrente et complémentaire, qu’illustrent si bien les appareils combinés, mais dont rendent également compte des pratiques qui révèlent des articulations entre les différentes sources de diffusions.

Fig. 2

Publicité pour le Victrola, Montreal Star, Montréal, The Montréal Star Company, 5 janvier 1920.

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Certains orchestres misent sur (ou subissent) une diffusion limitée à une forme de médiation, tandis que d’autres sont diffusés à la fois dans les salles de danse, à la radio et sur disque. Ainsi, certains lieux de danse n’hésitent pas à profiter de la popularité gagnée par un orchestre grâce au disque. Par exemple, l’hôtel Mont-Royal annonce en 1923 que la musique de la soirée sera fournie par « Joseph C. Smith et son orchestre. “L’homme que vous avez entendu dans le Phonographe[48]” ». De fait, l’orchestre est enregistré sur disque en 1917 pour Columbia, en 1919, 1923 et 1924 pour Berliner Gramophone. L’orchestre est également irradié par le poste radiophonique de CKAC situé à la Salle Dorée du même hôtel à 21 heures 30[49]. Les sources de diffusion se nourrissent ainsi mutuellement. Selon la même logique, les maisons de disques n’hésitent pas à tirer profit de diffusions radiophoniques antérieures. Une publicité de la maison Victor fait ainsi la promotion de l’Orchestre Eveready : « Vous les avez entendus au radio. Entendez maintenant les disques. [...] l’orchestre de concert canadien Eveready. Le même orchestre que vous avez entendu au radio et que vous avez peut-être vu à l’exposition de radio du mois d’octobre[50]. » À la fin des années 1930, le fait que le disque intègre peu à peu la programmation radiophonique vient accentuer encore cette intermédialité.

Conclusion

L’analyse préliminaire de la mise en commun des différentes bases de données disponibles pour notre étude a fait apparaître des croisements et des relations intermédiales qui mettent en mouvement les orchestres de danse, leur lieu de performance, de diffusion et leur public. En se concentrant sur l’offre nocturne de la danse, nous avons pu observer que le temps de loisir de la population doit être partagé entre les propriétaires de salles de danse, les gérants de maisons de disques et les fabricants de phonographes. Pour l’auditeur-danseur, cette concurrence, sinon cette cooccurrence, est plutôt synonyme d’offres complémentaires. Si, à eux seuls, les commerces de danse offrent toute une gamme d’expériences en présence des orchestres, le gramophone et la radio renvoient l’expérience dans la sphère domestique où la distance est peut-être compensée par une augmentation de l’offre musicale et une plus grande maîtrise du temps nocturne, des lieux et des contextes d’écoute.

Cette exploration nous a également permis de discerner les limites ou les obstacles que ces modes de diffusion imposent au danseur. Déjà, le commerce de danse exige le déplacement du danseur ainsi que le paiement du repas ou de frais d’entrée. La radio offre gratuitement et en abondance des sélections de musique de danse mais il faut attendre le coup de 22 heures avant de pouvoir en profiter plus d’une heure ou deux d’affilée. De son côté, le gramophone offre une certaine liberté quoiqu’elle soit proportionnelle au pouvoir d’achat de son propriétaire. Il peut ainsi être difficile de posséder un assez grand nombre de disques et de « succès du jour » pour assurer une variété musicale durant toute une soirée. De ces constats et du contexte urbain se dégagent une certaine complémentarité de l’offre de musique à danser et une intermédialité à travers laquelle les offres commerciale, radiophonique et discographique oscillent entre concurrence, exclusivité et collaboration.

Notre objectif était de dresser un premier portrait de l’offre dansante nocturne selon ses trois principaux modes de consommation. La prochaine étape de notre recherche visera à multiplier les croisements et à analyser plus en profondeur nos bases de données. Ainsi, il sera essentiel de savoir quelle était la proportion d’orchestres de danse accessible via plus d’une forme de diffusion afin de quantifier puis de saisir plus finement les termes de l’intermédialité. À partir de là, il sera possible de répondre à d’autres questions essentielles à notre meilleure compréhension de la vie culturelle montréalaise et de ses rapports avec les médias telles que : la radio et le disque privilégient-ils certains types d’orchestres et d’établissements montréalais ? Si oui, à partir de quels critères ? Les médias se font-ils l’écho de plusieurs cultures musicales nocturnes montréalaises ou sont-ils le relais d’une convergence culturelle ? Ou encore, quels étaient les compositeurs, les oeuvres et les styles de danses les plus souvent entendus, rencontrés ou dansés par le public, et comment ce répertoire s’est-il modifié au fil des ans et des modes ?