Corps de l’article

En service depuis 1970, l’autoroute du Soleil (liaison Paris–Lyon–Marseille, A6-A7) est le théâtre de la rencontre entre deux univers : au fil de l’itinéraire, les marques d’un paysage septentrional s’effacent peu à peu devant les appels du Midi méditerranéen, qui campent un horizon d’attente stimulant pour beaucoup d’usagers, qu’ils soient français ou européens[1]. Le long de l’axe Saône–Rhône où « tout est transition[2] », la lumière du jour (heure, conditions météorologiques) est l’arbitre décisif qui commande l’immersion dans une atmosphère nouvelle ou, dans le sens des « retours », l’impression de retrouver les marques d’un paysage du quotidien. Mais, pour 20 à 25 pour cent des vacanciers de l’été, l’autoroute du Soleil sera celle de la nuit. Pour ces « noctambules d’un soir[3] », la sensation stimulante d’un « ailleurs » sera reportée au lendemain, la nuit étant souvent synonyme d’anti-paysage. Dans ce monde tubulaire, normé par le langage minimal des infrastructures, la relation au paysage semble minimaliste, réduite aux réflexes utilitaires de la conduite. Pourtant, les rencontres de ces vacanciers en partance et les multiples archipels lumineux qui ponctuent le trajet indiquent que le vécu autoroutier ne peut se réduire à un trou noir. La démarche retenue vise à rechercher un fil conducteur, ou, à défaut, des clés de lecture permettant de donner un (ou des) sens à ces 450 kilomètres de route, à la fois connus et hors du quotidien pour beaucoup de vacanciers.

I. Quand le Midi s’éclipse sur l’autoroute : autre rythme, autre transition

A. Rencontres nocturnes

« C’est une curieuse migration nocturne : un défilé de lucioles de part et d’autre de l’autoroute A6. Ces noctambules peuvent se moquer d’un bison peut-être pas si futé que cela : on leur avait promis un samedi noir. Pour l’instant, seule la nuit est sombre… et ça roule », observe le présentateur du journal télévisé à l’occasion du grand chassé-croisé de l’été 1999. Lorsque le flot de carrosseries métalliques se mue en serpent de feux, cette « autoroute des vacances[4] », où Michel Fugain pressentait la rencontre entre Midi et brouillard, a presque perdu sa charge d’évocation. Elle ne sera que le tube reliant deux îles dans l’archipel de leur espace de vie, un domicile et un lieu de vacances aux ambiances fort différentes. Sur 300 personnes interrogées au petit matin sur les grandes aires de service de l’autoroute A7 (à Saint-Rambert-d’Albon, à 50 kilomètres au sud de Lyon, ainsi qu’à Montélimar et à Lançon, à 40 kilomètres au nord de Marseille), seules 28 avouent porter un intérêt assez constant au paysage. Les autres, l’écrasante majorité, jugent la question saugrenue et affirment que « de toute façon, la nuit, on ne voit rien, à plus forte raison sur l’autoroute[5] ». Lorsqu’une famille s’apprête à faire la longue route des vacances, la relation esthétique au paysage s’efface devant les arguments utilitaires et pratiques.

Recueillir les perceptions des usagers de l’autoroute fut un exercice délicat, en particulier la nuit venue. Dans chaque sens, il n’a pas été possible de recueillir plus de 500 témoignages[6] : la nuit, et a fortiori les aires de stationnement d’autoroute, forment des environnements anxiogènes. Approcher des voyageurs nocturnes souvent méfiants, fatigués (surtout après le seuil des quatre heures du matin) n’était possible qu’au moyen d’enquêtes semi-guidées[7] très précises. Le voyageur ayant roulé une nuit entière n’est pas forcément disposé à réfléchir longuement et risque de refuser un questionnaire trop complexe. Ne choisit-il pas la nuit pour éviter les « bouchons » du samedi et épargner aux enfants chaleur et excitation ? Pour les passagers endormis, l’immersion dans l’atmosphère méditerranéenne aura lieu le lendemain (voir la figure 1) : la discontinuité spatiale du sommeil opposera sans transition les lieux de départ et d’arrivée. Afin d’éviter des réponses trop disparates, seuls les conducteurs sur la plus grande partie du trajet ont été interrogés : ceux-ci ont vu défiler les séquences paysagères les plus continues, tandis que les phases de sommeil des passagers génèrent une perception plus lacunaire. Le conducteur adepte du trajet nocturne a d’ailleurs un profil assez récurrent : dans 85 pour cent des cas, il s’agit d’un homme (les enquêtes ont prouvé que les femmes prennent généralement le volant en début de soirée et/ou au petit matin), père de famille, rarement âgé de plus de cinquante ans.

Fig. 1

Dans la voiture fermée par verrouillage centralisé, la courte sieste durera jusqu’au petit matin, devant un hôtel bien éclairé, entre platanes, lavande et cyprès. Aire de Lançon-de-Provence, 40 kilomètres au nord de Marseille, août 2009, 4 h 45.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

L’analyse des réponses (voir figures 2 et 3) indique tout d’abord à quel point la nuit produit de curieuses inversions dans la perception de l’espace traversé, comme si la transition entre nord et Midi s’effaçait devant la succession des ambiances urbaines et rurales, qui n’était qu’une trame sous-jacente pendant la journée[8] (voir la figure 4).

Fig. 2

Questionnaire soumis aux automobilistes arrêtés sur l’aire de Lançon-de-Provence, sens nord-sud, août 2011.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Fig. 3

Les transitions paysagères de nuit. Témoignages recueillis sur l’aire de Lançon, sens nord-sud, août 2011.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

B. La transition nord–Midi passe au second plan

Souvent associée à des paysages très éclairés, Lyon est assez peu citée comme porte d’entrée dans le Midi, alors que le jour, 35 pour cent des automobilistes notent un changement décisif au sud de cette agglomération. Lorsqu’elle est évoquée, elle l’est surtout au titre d’une étape paysagère singulière (on rencontre des usines chimiques, par exemple [voir la figure 5], ainsi que le tunnel sous Fourvière, sans lien évident avec la transition vers le Midi méditerranéen), à mi-parcours, comme un repère géographique élémentaire, facilement mobilisable par tous, point médian sur l’axe Saône–Rhône.

Fig. 4

La nuit venue, les contrastes entre nuit noire et archipels lumineux servent de fil conducteur au parcours. Au sud de la Bourgogne, voici Mâcon et ses tentacules urbains, juillet 2009, 23 heures.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Fig. 5

La nuit apporte une dimension hors du commun à une spécialité lyonnaise bien connue des usagers de l’autoroute : la chimie fine. L’entreprise Arkéma à Pierre-Bénite, juillet 2009, 2 h 20.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Même la nuit, le paysage n’est jamais absent du vécu autoroutier. Montélimar et Lançon figurent en tête parmi les lieux où l’on prend conscience d’être dans le Midi (plus de la moitié des réponses, voir la figure 2). La pause prend une importance bien plus forte que le jour dans la perception des phénomènes de transition. Pour tous les occupants du véhicule, l’arrêt est l’occasion d’une véritable reterritorialisation de l’individu : en sortant d’une automobile qui coupe les liens avec le milieu local (en raison de la climatisation, de la radio, de la vitesse), le voyageur renoue avec l’espace qui l’environne. L’aire devient le lieu d’une expérience sensorielle totale. L’atmosphère créée par les aires de l’autoroute joue alors un rôle capital dans la perception des transitions (voir la figure 1). Les haltes de l’A6 et de l’A7 doivent immerger l’usager dans un cadre nouveau, par la détente et le dépaysement, répètent les guides des sociétés d’autoroutes. Pour la première fois depuis plusieurs heures de conduite, les quelques pas accomplis sur une aire interpellent les sens. Les paroles des vacanciers en chemin développent d’ailleurs abondamment le champ sémantique de la sensation, bien plus que pendant la journée (« ça sent les vacances », « on respire les odeurs, on voit les pins », « ça sent déjà la mer »). Les voyageurs de la nuit sont globalement plus attentifs au cadre végétal et olfactif que leurs homologues diurnes. Ce sont eux qui rappellent avec insistance que le climat de vacances sur les aires doit beaucoup aux pins et à la lavande, dont les odeurs semblent s’épancher davantage la nuit tombée[9]. Or, les pauses se succèdent toutes les deux à trois heures, et le rapport à l’espace est tributaire de ce rythme. Le passage en vallée du Rhône fait ressortir cet enchaînement discontinu de temps forts : situées « après » le verrou symbolique de Lyon, les aires de Saint-Rambert, Montélimar et Lançon tranchent suffisamment avec les haltes bourguignonnes et s’imposent en tant que portes du Midi. L’automobiliste y découvre une atmosphère nouvelle distillée par gradients au fil du trajet (cyprès et cèdres à Saint-Rambert d’Albon, chênes verts à Montélimar, pins d’Alep à Lançon). L’évocation récurrente de ces arrêts s’explique aussi par la fréquentation croissante des aires de service situées plus au sud : lorsque le trajet arrive dans sa phase finale, la fatigue cumulée invite à des haltes plus fréquentes, moins espacées (café à Montélimar, puis sieste dans la voiture à Lançon), mais qui surviennent dans une zone où les transitions végétales et climatiques se jouent avec plus de netteté[10]. À partir de la Drôme, des étapes rapprochées sont aussi l’occasion d’une lecture plus fine des gradients thermiques et végétaux.

La référence à la température extérieure (affichée par le véhicule) est une autre donnée originale, moins évoquée pendant la journée. À partir de Lyon, l’îlot de chaleur urbain dégagé par l’agglomération ressort particulièrement dans une vallée où des phénomènes d’inversion thermique sont fréquents[11]. Peu remarquée le jour, la signalisation occupe également une place de choix dans le paysage nocturne : lorsque les lignes du paysage ne sont plus que des ombres confuses, les panneaux restent les principaux points d’ancrage géographiques, permettant de contextualiser le paysage traversé. À partir de Lyon, le rappel constant de la direction de Marseille projette le voyageur vers les territoires du rêve et de l’attente, ceux de la Méditerranée. L’apparition de Nice sur les panneaux de l’A7 avant la bifurcation d’Orange va dans le même sens (voir les figures 6 et 7) : la relation à l’espace traversé devient alors très secondaire et s’efface devant l’approche du lieu de vacances.

Fig. 6

Écully, banlieue nord de Lyon. « Quand Marseille commence à apparaître sur les panneaux, on se dit qu’on est vraiment en vacances, car on est plus près du Midi que de Paris » (témoignage d’un automobiliste anonyme), août 2003, 2 heures.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Fig. 7

Bifurcation d’Orange : Nice n’est encore qu’un nom sur un panneau. Demain, ce sera la promesse d’un dépaysement tant attendu au bord de « la grande bleue », août 2003, 4 h 45.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

C. Pleins phares sur les villes et les réseaux

La nuit opère comme une radiographie des densités de peuplement. Au premier abord, le rendu d’ensemble tend à conforter la sensation générale de terres fortement humanisées, qui émettent un fort rayonnement lumineux.

Les « vides » correspondent aux sections intermédiaires, peu éclairées, qui voient décroître l’influence des villes moyennes et des métropoles (espaces ruraux intermédiaires, entre Chalon-sur-Saône-Sud et dans le nord de la Drôme, puis de Valence à Montélimar). En accord avec le ressenti de nombreux automobilistes, une région lyonnaise bornée sur les cartes entre Mâcon et Roussillon se démarque nettement des paysages précédents par la continuité des périmètres éclairés, donnant aux « artères vitales » des réseaux régionaux une matérialité que le jour rendait moins évidente. La première image de « l’appel lyonnais » est la densification des points lumineux le long des routes nationales, que les multiples lieux-dits, agglomérations et zones d’activité révèlent par leurs chapelets de lumière intermittents. Si la circulation nocturne sur le réseau local est celle des heures creuses, l’éclairage public permet d’entrevoir l’intensité de la vie diurne, croissante à mesure que l’on s’approche de la métropole. La nécessité de rendre lisible l’espace social trahit, ou plutôt exprime en une trame simple, les principales dynamiques d’occupation de l’espace (habitations, activités industrielles et tertiaires, noeud de circulation). Bien qu’il n’apparaisse que par fenêtres discontinues, l’axe de la route nationale 6 (RN6) greffe des môles de lumière de plus en plus rapprochés entre Mâcon et Villefranche, et cette ambiance se répète sur la RN7 entre Vienne et Roussillon. « La nuit semble convenir à tout ce qui est flou et indéterminé. Les couleurs disparaissent, et on distingue mal les formes et les reliefs », reconnaît Luc Gwiazdzinski[12]. Mais, paradoxalement, ce lissage topographique rend plus évident le phénomène de rurbanisation d’un site de piémont (monts du Beaujolais [voir la figure 8], par exemple, ou la communauté de communes du Pilat rhodanien), en l’isolant de toute autre information visuelle, qui, de jour, tend à saturer le paysage de références.

Fig. 8

Radiographie du dynamisme des Monts du Beaujolais près de Belleville : archipels lumineux sur la RN6, villages au pied des collines, couronnés par la chapelle du Mont Brouilly, juillet 2011, 3 heures.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Bien plus que pendant la journée, la répétition de ces bourgeonnements lumineux greffés sur les routes nationales 6 et 7 prête aux approches lyonnaises le caractère d’une « ville tentaculaire » sans précédent. La dimension uniformisante d’un éclairage public très présent entre Villefranche et Roussillon conforte le sentiment de Georges Perec au sujet de la ville : « tout est ville, aspire à la ville, est avalé par la ville, la fin de l’une inaugure le début d’une autre[13] ». En effet, Villefranche, Vienne, Péage-de-Roussillon et leurs espaces intermédiaires sont traités de la même façon par l’éclairage qui tisse des liens organiques entre ces villes, que le zonage de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)[14] définit comme cités-satellites, englobées dans une aire urbaine lyonnaise géante. Il en est de même des espaces ruraux interstitiels comme le Beaujolais ou le plateau rhodanien au sud de Vienne, qui sont l’illustration — un peu déstabilisante pour le géographe — de la formule d’André Gide : « Les campagnes commencent où finissent les villes […]. Mais précisément, elles n’en finissent pas, les villes[15] ». 

Par-delà les dimensions exceptionnelles du système urbain lyonnais, la trame lumineuse nocturne suit des motifs paysagers récurrents, prenant appui sur le cloisonnement du sillon en bassins successifs. Le jour, la transition entre le nord et le Midi se déclinait avec force à travers l’alternance des paysages de plaines et de collines, séparés par des panoramas de grand angle ouvrant sur un nouveau bassin. La nuit, ce dispositif permet d’appréhender le modèle du centre urbain local au coeur de sa plaine (voir les figures 9 et 10), décliné dans le Val de Saône (vues plongeantes sur Chalon, Tournus, Villefranche) et surtout la moyenne vallée du Rhône (vues sur Vienne, la conurbation Roussillon-Saint-Rambert-d’Albon, Tain, Valence, Pierrelatte). Les versants qui encadrent le bassin sont soulignés par l’alignement plus ou moins continu des villages illuminés, développés à partir des sources[16], puis des possibilités offertes par la géologie et l’ensoleillement (côte de Beaune, Mâconnais, Beaujolais [voir la figure 8], Monts d’Or, collines du Bas-Dauphiné, versants ardéchois). Parfois, la radiographie nocturne est cependant trompeuse, en particulier lorsqu’elle obéit à une géographie énergétique « utilitaire ». Ainsi, l’habitat dispersé (mas, fermes) s’accommode mal des servitudes de l’éclairage public, car celui-ci se justifie difficilement sur des chemins peu fréquentés (encore moins de nuit !) desservant des habitations éparses. Densité de peuplement et de systèmes d’éclairage n’iraient donc pas toujours de pair. Ainsi la plaine de Loriol est-elle en grande partie plongée dans l’obscurité; dans celle de Montélimar, seuls les hameaux ou les croisements des routes départementales reçoivent un éclairage. La configuration est analogue dans le Val de Durance entre Avignon et Salon, mais la faible densité de peuplement ne peut être invoquée. Le bâti y suit une trame rurale très atomisée (mas nés avec l’agriculture intensive, résidences secondaires), peu propice à une desserte intégrale par la lumière. La densité de la végétation achève de perturber la lecture des amas lumineux (haies séparant les parcelles, ripisylves, arbres plantés le long de l’A7). En affichant une trame paysagère simplifiée, la nuit nourrit aussi des illusions, plaçant dans la même catégorie un espace rural en stagnation (section Chalon–Mâcon) et des campagnes périurbaines parmi les plus attractives de France (le Val de Durance, par exemple, ou les Alpilles).

Fig. 9

Brève communion avec le Rhône : les quais illuminés du doublon Tain-l’Hermitage – Tournon matérialisent l’axe historique du fleuve et ses fondations urbaines, sises au pied des collines, 23 h 35.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Fig. 10

Les bassins de l’axe Saône-Rhône : une géographie et un paysage bouleversés par la nuit, février 2010.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

II. « Si le jour nous sommes éclairés, la nuit nous éclairons[17] »

Depuis les deux dernières décennies du 20e siècle, la nuit est devenue une composante forte du marketing territorial, et, dans ce domaine, les grandes villes ont souvent été pionnières. En effaçant les contingences du relief, la nuit est comme la toile vierge du peintre, elle offre un champ d’opportunités propice à l’écriture d’une mise en scène, inspirée de la vie diurne ou radicalement nouvelle. Le « by night » est vendeur, en particulier dans les grandes métropoles ou les villes à fort cachet patrimonial. Mais l’autoroute, univers de la vitesse, ennemie de la contemplation posée, a souvent pris ses distances avec les coeurs d’agglomérations ou même les villages.

A. Échappées nocturnes sur le patrimoine

Au fil de l’axe Saône–Rhône, le rapport entre l’espace et la lumière nocturne est déjà une histoire ancienne. L’évènement annuel de la fête des Lumières à Lyon le 8 décembre est célébré depuis 1852. À partir du début des années 1990, les illuminations patrimoniales se sont toutefois multipliées et ont fini par gagner bon nombre d’espaces ruraux proches de l’autoroute. Sans doute s’agit-il d’une tendance à laquelle l’autoroute est assez étrangère, car beaucoup de villages choisissent d’éclairer leur église sans tenir compte du flux de véhicules qui s’écoule à quelques centaines de mètres. Par-delà une forte fréquence des éclairages patrimoniaux distillée dans le paysage autoroutier, quelques temps morts subsistent et sont liés soit à la faible profondeur du champ visuel (Val de Durance), soit à une visibilité peu marquée des centres-bourgs (Drôme des collines, entre Chanas et Tain, voir la figure 11, la carte de gauche). D’après les relevés effectués entre 22 heures et 1 heure du matin, 60 pour cent des édifices mis en lumière appartiennent aux espaces ruraux. Si les villages sont attachés à valoriser leur patrimoine (l’église principale, dans 80 pour cent des cas), la tendance la plus répandue consiste à révéler le corps principal du clocher par un éclairage ambré en contre-plongée. Néanmoins, la lumière, focalisée sur la pierre, gagne plus difficilement la partie sommitale (la flèche ou le campanile du clocher ne sont pas toujours valorisés par un éclairage à la base de l’édifice, voir la figure 12), alors que celle-ci était une indication précieuse de distinction régionale pendant la journée. Ce mode d’éclairage contribue, certes, à révéler le patrimoine, en faisant du paysage nocturne une géographie de l’objet (Luc Bureau[18]). Mais, au lieu de dévoiler l’édifice dans sa singularité, il le banalise. La seconde moitié des années 2000 voit cependant la multiplication des programmes d’illumination personnalisés, visant à faciliter la lecture architecturale du bâtiment (éclairage intérieur des voussures par une lumière rougeoyante, comme à Belleville, illumination vive et intégrale de St-Pierre-de-Sénos à Bollène, soulignant la simplicité romane [voir la figure 12]) ou à le recomposer sous un angle inhabituel (éclairage bleuté du campanile de Courthézon, contrastes de couleurs pour le clocher de Montagny-lès-Beaune, à peine remarqué le jour, très voyant de nuit). Ces options originales n’esquissent pas encore de différenciations spatiales très nettes, dans la mesure où elles reflètent des choix communaux propres n’ayant pas fait l’objet d’une directive à l’échelle d’un bassin de vie. Un principe est toutefois bien sensible : l’éclairage est plus élaboré dans les petites villes, qui détiennent souvent des moyens financiers plus importants pour mettre en oeuvre un « plan lumière » (Belleville, Bollène) ou les communes rurales bénéficiant d’une source importante de revenus (zones d’activité[19] à Montagny-lès-Beaune, Dardilly et Orgon). Cette géographie fondée sur l’originalité inégale de l’éclairage nocturne demeure néanmoins assez aléatoire et non quantifiable, car l’appréciation des illuminations reste un critère qualitatif « non camembérisable[20] ». Fait révélateur, le « silence des documents d’urbanisme[21] » est sans appel. Ni l’autoroute ni le bassin patrimonial (par exemple, la Bourgogne romane) ne sont encore des leviers assez puissants pour faire émerger des plans lumière à cette échelle.

Fig. 11

Patrimoine et rythmes nocturnes sur l’Autoroute du Soleil, mai 2010.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Fig. 12

Patrimoine religieux de nuit : ressemblances et distinctions, juillet/août 2009-2012.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

À la tombée de la nuit, les informations visuelles touristiques se condensent et relèvent du ponctuel, du lieu en tant que « plus petite unité spatiale possible[22] ». L’illumination des églises est si généralisée qu’elle a fini par devenir une pratique attendue, presque banale. En revanche, l’éclairage d’une forteresse, d’une curiosité géologique ou d’un village perché redessine, à l’aube du troisième millénaire, les occasions de faire parler le paysage nocturne. La mise en lumière des vestiges médiévaux arrimés aux versants s’impose en vallée du Rhône et en Provence, avec une visibilité bien plus évidente que le jour. Fondus dans les coteaux pierreux et secs pendant la journée, ruines et nids d’aigles prêtent une lisibilité nouvelle à l’ancienne frontière que matérialisait autrefois le Rhône entre « empire » et « royaume » (voir les figures 13 et 14). Puis, à l’entrée en Provence, les illuminations fuient la plaine et s’accrochent aux falaises, donnant corps à l’archétype de l’habitat provençal perché (La Garde-Adhémar, Mornas, Orgon). Sans doute s’agit-il de l’un des paramètres les plus décisifs pour apprécier l’immersion dans l’univers méditerranéen la nuit venue (voir les résultats d’enquêtes présentés à la figure 2).

Fig. 13

Bienvenue en « civilisation du rocher ». Nids d’aigles, forteresses devenues inoffensives dans leur parure de nuit. Soyons (Ardèche), août 2013, 23 heures.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Fig. 14

La forteresse de Mornas (Vaucluse) 11e siècle, août 2013, 23 heures.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

La fréquence d’éclairage des monuments dans les espaces ruraux parcourus par l’autoroute est assez élevée, sans être exceptionnelle. Elle garantit une certaine continuité paysagère avec les villes, qui rassemblent la plus forte concentration de lieux illuminés. Les moyens financiers plus élevés d’une communauté d’agglomération, ainsi que le nombre et la richesse des sites à enjeu mémoriel l’expliquent aisément. Sur l’itinéraire de l’autoroute du Soleil, l’initiative des plans lumière visant à offrir un aperçu cohérent de l’histoire urbaine est d’ailleurs venue de Lyon et de Marseille, avant de gagner les villes moyennes (Avignon, Valence, Chalon), puis les petites villes à fort cachet touristique (Beaune, Vienne). Une première distinction de taille est liée à la distance par rapport au centre. La visibilité de ce dernier est un paramètre d’appréciation fondamental, car c’est en son périmètre que se concentrent les héritages les plus forts de la mémoire urbaine. La nuit fait ressortir avec encore plus d’éclat l’opposition entre les villes du Val de Saône et celles du couloir rhodanien. Dans l’entonnoir de la vallée du Rhône, les traversées de Lyon, Vienne et Valence sont des étapes encore plus singulières de nuit que de jour. Entre 22 heures et minuit, la scène autoroutière se métamorphose en un raccourci des histoires urbaines, mais des histoires qui seraient racontées à double sens : le patrimoine le plus récent se donne à voir en premier lors de l’entrée en ville (l’église du faubourg de Vaise et le tunnel sous Fourvière à Lyon), avant une percée sur le noyau urbain (le théâtre et la cathédrale de Vienne, et la cathédrale Saint-Apollinaire à Valence), puis la séquence se referme sur les monuments contemporains (l’église Sainte-Blandine et le pont de la Mulatière dans le quartier Perrache, à Lyon). Les courbes de l’autoroute, imposées par le trajet en agglomération, sont exploitées pour ménager surprise et variété visuelle. Comme s’il feuilletait les pages d’un livre d’images, l’automobiliste entrevoit la ville en une succession de tableaux, partageant la sensation d’un décor de théâtre animé, chère à Frédéric Mistral (voir la figure 15). La vitesse réduite n’est qu’une invitation supplémentaire à la contemplation. Si la métaphore convient parfaitement à ces trois villes du Rhône moyen, l’autoroute n’est partie intégrante du plan lumière qu’à Lyon et Valence : depuis la décennie 2000, les illuminations gagnent désormais des éléments urbains inhabituels, comme les soutènements en béton (pont de la RN7 à Valence) ou les infrastructures autoroutières symboliques (entrée nord du tunnel sous Fourvière). L’autoroute urbaine n’a pas dicté le choix des 267 sites éclairés dans l’agglomération lyonnaise : la basilique Notre-Dame de Fourvière et la tour métallique n’ont pas attendu son passage pour s’embraser aux grandes occasions[23]. Mais l’itinéraire est ensuite devenu un canal de visibilité privilégié qui constitue une des vitrines de la ville. Bien qu’hésitante sur le devenir de l’A7 le long du Rhône, la grande opération d’aménagement du confluent en 2014 a prévu un éclairage renouvelé le long de l’autoroute, qui offre les meilleures vues sur le Musée des confluences (Lyon). À la différence d’autres cités rhodaniennes, la ville médiévale (dont le quartier Saint-Jean est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO) reste néanmoins invisible, dissimulée par les courbes de la Saône. Bien que l’autoroute borde l’hypercentre lyonnais, la séquence patrimoniale est principalement centrée sur la période contemporaine (19e et 20e siècles). Plus modestes par leur offre touristique, moins célèbres, Vienne et Valence offrent un aperçu beaucoup plus complet de leur histoire urbaine. Le centre ancien, plus petit, peut être appréhendé dans sa quasi-totalité par un regard rapide, tandis que le site de la vallée, en entonnoir (défilé de Vienne) ou en terrasse (Valence), apporte le surplomb (Vienne, voir la figure 15) ou la contre-plongée (Valence) nécessaires pour dégager une perspective. À Valence, c’est par l’autoroute Lyon–Marseille que les vacanciers ont appris, à l’été 1995, à (re)découvrir la cathédrale Saint-Apollinaire de Valence, précédée des églises plus anciennes de Bourg-lès-Valence et Saint-Jean. Les corniches font la part belle aux ruines médiévales (Crussol face à Valence, la Bâtie à Vienne). Cinquante kilomètres séparent les deux villes, mais leurs approches restent les saisies urbaines les plus intimes de tout le tronçon.

Fig. 15

Vienne la nuit… Parcours religieux à toute vitesse, août 2011, 0 h 45.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Si les « écorchés urbains » rhodaniens permettent une saisie intime des portraits du territoire, la vision des villes du Val de Saône raconte des histoires bien plus pauvres : de Chalon à Villefranche, le faible dénivelé, le passage de l’infrastructure à distance du coeur urbain ne permettent de lire la ville que dans ses lisières banales (périmètre périurbain, zones d’activité), Tournus et son abbaye Saint-Philibert faisant figure d’exceptions.

B. Quand les activités se mettent en scène

Dérobés au gré des courbes autoroutières, ces éphémères rendez-vous patrimoniaux proposent à l’usager une carte de visite des villes traversées, sur le mode de l’invitation (Lyon, Valence), de la suggestion (Vienne, Bollène, Mornas, Orgon) ou du hasard. Mais lorsque l’édifice-phare ne s’impose pas durablement dans la perspective frontale, ou face à des sites trop nombreux à commenter, la signalétique autoroutière se tait pour laisser place aux éclairages (Lyon, Vienne, Valence : aucune invitation à observer le paysage).

Beaucoup plus spontanée, souvent éclectique et foisonnante, la personnalité des espaces abordés s’exprime à intervalles réguliers lors de la traversée des zones d’activité, qui dessinent depuis quelques décennies un axe de plus en plus continu aux abords de l’autoroute et des routes nationales de l’axe Saône–Rhône. Sur l’ensemble du tronçon, l’éclairage le plus personnalisé vient des zones industrielles. La nuit devient l’occasion de leur réinventer une identité : il suffit d’un éclairage novateur pour que la façade devienne un espace d’expression inédit, une signature de la société locale (l’entreprise, mais aussi l’identité régionale). D’autre part, beaucoup d’établissements installés dans ces périmètres fonctionnant 24 heures sur 24 (logistique, conditionnement, agro-alimentaire), l’extinction totale est rare.

Durant la journée, l’effet de vitrine le plus recherché s’exprimait à Beaune, vignoble de renommée mondiale. Si l’appréciation du degré de mise en scène reste un phénomène perceptif difficile à quantifier, aucune autre zone d’activité ne réunissait un nombre aussi élevé de bâtiments allongés face à l’autoroute, alliant vitres teintées, métal et pierre. La métaphore viticole s’invite sur les façades et les abords extérieurs. Il n’est donc pas étonnant que la nuit soit elle aussi un champ d’expression du prestige lié au vignoble beaunois. Le concept de mur-écran prend ici tout son sens, et sa répétition sur quelques kilomètres transforme les abords de Beaune en une sorte de pièce de théâtre centrée sur le vignoble. L’éclairage des façades est tamisé, ambré, évoquant l’atmosphère feutrée des grandes caves (par exemple, celui que l’on retrouve sur l’édifice de Kriter Brut de Brut, construit en 1980, [voir la figure 16], ou encore sur celui de Veuve Ambal, datant de 2005), ou, plus simplement, par ses tons mordorés, prête aux activités viticoles leurs lettres de noblesse. Comme s’il s’agissait en partie de compenser la frustration liée à l’absence de vision du centre historique, la mise en scène de l’identité viticole beaunoise emploie les grands moyens. Cet éclairage feutré et mesuré qui enveloppe les bâtiments d’une silhouette nouvelle n’a pas d’équivalent en dehors de Beaune. La répétition des longues façades d’entrepôts viticoles illuminés a de quoi marquer durablement l’automobiliste la nuit. L’entonnoir autoroutier est déjà un moment unique à lui seul; véritable corridor de prestige dissocié du reste de l’organe urbain, le rideau de lumière centré sur le vignoble et la logistique ne peuvent qu’accentuer la singularité de l’étape beaunoise. Moins célèbres sur le plan international, les vignobles du Mâconnais et du Beaujolais ne comportent aucun site illuminé au bord de l’autoroute. Néanmoins, un degré de mise en scène rivalisant avec les façades beaunoises se répète par touches isolées et tend à singulariser la section Beaune–Lyon (Chalon sud, Mâcon nord et sud). Mais, cette fois, les activités mises en lumière sont beaucoup plus hétéroclites et dispersées au fil de l’A6. Les initiatives les plus significatives appartiennent au domaine des transports. Ponctuelles, ces tentatives de publicisation nocturnes sont un phénomène récent, qui semble illustrer la vitalité nouvelle de la fonction de stockage en Bourgogne périmétropolitaine (voir la figure 17).

Fig. 16

La fontaine de l’entrepôt Kriter à Beaune, porte depuis 1980 la métaphore viticole au bord des chaussées. Le site a fait connaître la marque à toute une génération de vacanciers, juillet 2010, 22 heures 45.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Fig. 17

La logistique, un motif visuel de plus en plus récurrent aux abords des échangeurs bourguignons : Sevrey, au sud de Chalon-sur-Saône, juillet 2012, 23 heures.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

En revanche, la vallée du Rhône, davantage équipée en zones d’activité massives solidaires de l’autoroute, ne déploie pas de ressources lumineuses aussi originales, comme si la nuit confortait la sensation d’un axe rhodanien déjà ancien et saturé, dont la promotion ne serait plus à faire. Il suffit de parcourir la section Valence–Montélimar pour s’apercevoir que les établissements de taille assez modeste se contentent d’éclairer leur enseigne au projecteur, sans chercher à instaurer une atmosphère particulière. Le recentrage récent de la fonction logistique à proximité de Lyon ne s’est pas encore traduit par un rayonnement nouveau des façades en direction de l’A7. La « rente de localisation » lyonnaise se passerait donc d’une mise en valeur par le paysage nocturne, alors que les sites installés dans l’espace bourguignon intermédiaire doivent scénariser leur attractivité récente. Un site isolé retient peut-être davantage l’attention en permettant aux illuminations de se déployer sans concurrence, alors que les zones d’activité urbaines essaient de lutter contre la pollution et la saturation lumineuses. Ainsi, l’émergence des activités logistiques dans les campagnes tend à bouleverser la lecture des espaces dynamiques. Le jour, les villes et leurs zones massives retiennent l’attention, mais de nuit, l’implantation récente de la logistique dans les espaces ruraux esquisse des pôles lumineux plus marquants qu’à l’approche de certaines villes. Au sud de Chalon, l’éclairage déployé par les activités récentes liées au transport et au conditionnement dans la commune de Sevrey est bien plus intense que celui des zones comprises dans le périmètre de la ville (voir la figure 17). Quel que soit le degré d’originalité de l’éclairage, les territoires de la logistique gagnent une visibilité qu’ils n’avaient pas le jour, lorsqu’ils étaient noyés dans les nombreuses informations visuelles de l’environnement proche. La conséquence est aussi la sensation croissante d’un paysage déterritorialisé, comme amputé de ses références identitaires locales. Le flux l’aurait emporté sur l’espace singulier. À l’image de l’hôtellerie, il est difficile de lire dans ces visions d’entrepôts illuminés autre chose que la répétition d’enseignes standardisées (notamment celles de la compagnie Alloin[24], de Beaune à Valence), ou sans rapport évident avec les spécialisations économiques locales (pensons à Président, ou à Veau Tendriade dans la plaine céréalière et arboricole de Loriol-sur-Drôme). L’exception notable revient peut-être au site Gerflor installé à Saint-Paul-Trois-Châteaux, où l’affichage continu de la température et de l’heure peut rappeler à l’automobiliste la douceur des nuits d’été aux marges de la Provence.

Les zones d’activité lyonnaises sont à la jonction des deux ambiances (certaines façades peintes rappellent les « murs lumineux » du Val de Saône, alors que le secteur tertiaire courant et les industries mécaniques rejoignent l’éclairage plus banal de la vallée du Rhône), mais la chimie fait de Lyon un moment paysager singulier, hors du commun sur tout le tronçon. Les structures métalliques qui se sont élevées au tournant des années 1960-1970 sont devenues un symbole d’une activité d’excellence de la métropole rhônalpine. La nuit venue, leur éclairage a fait émerger un univers visuel original, à la fois saisissant et peut-être inquiétant, en tout cas hors du commun. À Pierre-Bénite, les treillages de l’usine chimique Arkéma comptent parmi les plus hautes constructions visibles au contact de l’autoroute. Pour la première fois, l’inéluctable sensation d’horizontalité liée à la vitesse, au champ de vision et à l’agencement des bâtiments (volumes allongés) est mise à mal. Par définition, la verticalité du paysage est une composante forte de l’atmosphère métropolitaine. Cependant, l’épisode lyonnais brouille l’association hâtive entre verticalité et centralité, dans la mesure où cette vision surgit en banlieue et doit ses volumes élevés à l’industrie de pointe, et non au secteur tertiaire. La raffinerie de Feyzin est la pièce maîtresse de ce gigantesque complexe lumineux, mais le scénario se répète à 50 kilomètres plus au sud, avec les usines chimiques de Péage-de-Roussillon. En d’autres termes, la nuit fait de la chimie le marqueur visuel le plus évident de la proximité lyonnaise, dans la mesure où ces implantations rhodaniennes restent un témoignage intact d’une activité territorialisée sur un bassin régional.

C. L’autoroute circadienne et ses rythmes temporels

« L’autoroute doit être continue comme le réseau sanguin[25] », observe le président Georges Pompidou en 1970. À l’image des fonctions vitales, l’autoroute ne dort jamais. « Danger somnolence : faites le plein de vigilance », répètent les panneaux à message variable aux heures creuses de la nuit. Pourtant, à l’image des différents acteurs du temps nocturne, l’éclairage obéit à deux rythmes temporels.

Des monuments aux zones d’activité, le paysage autoroutier n’a jamais compté autant d’objets illuminés en son champ de vision. Paradoxalement, leur mise en scène est toutefois de plus en plus fugace, recomposée au gré des heures de la nuit, rappelant le caractère temporel de la vision autoroutière nocturne. Économies d’énergie obligent, les sites éclairés en continu deviennent de moins en moins nombreux à la fin des années 2000. Les recommandations du Grenelle de l’environnement en 2010 ont aussi affecté les territoires traversés par l’autoroute, et produisent de curieuses distorsions perceptives.

Alors que la multiplication des éclairages patrimoniaux esquissait un axe visuel de plus en plus cohérent au fil des décennies (églises, châteaux, ponts), la plupart des grandes villes éteignent leurs illuminations passé minuit (Lyon, Vienne, Valence). Leur portrait intime livrait pourtant aux automobilistes un aperçu des grands traits de leur histoire. Presque frustrant, sec en informations, leur paysage se réduit donc à la grammaire élémentaire de l’éclairage public. Contre toute attente, ce sont les communes rurales dépourvues d’Agenda 21[26] qui éclairent parfois leurs monuments en continu, et retiennent un court instant l’attention du noctambule de l’autoroute (par exemple, le clocher à campanile de Piolenc, près d’Orange). La figure 11 permet de mesurer à quel point l’intérêt prêté au paysage autoroutier nocturne par les voyageurs dépend de l’heure à laquelle ils traversent la région : dans le sens nord-sud, l’essentiel du trafic estival nocturne atteint la section Beaune–Lyon entre 22 heures et minuit, et bénéficie encore de l’éclairage des monuments (l’église de la Bourgogne romane et celle du Beaujolais), tandis que les territoires au sud de Lyon, abordés après minuit, seront plongés dans une nuit patrimoniale. Dans le sens des « retours », le début de soirée sera l’occasion de porter un regard privilégié sur les villages perchés et les églises de la Provence et de la vallée du Rhône (Orgon, Mornas, La Garde-Adhémar, Soyons), tandis que la nuit bourguignonne ne livrera presque rien de ses richesses patrimoniales.

Au fil de la nuit, les informations délivrées par le paysage nocturne se rétractent donc considérablement, au point de se cristalliser sur les fonctions essentielles de la vie économique et sociale. Ainsi, depuis les années 2000, la plupart des zones commerciales visibles de l’autoroute passent presque inaperçues après minuit (Chalon, Villefranche, Lyon, Valence, Avignon) : les surfaces de vente éteignent leurs enseignes, suivies des lieux de restauration rapide, seules les stations-service et les chaînes d’hôtels signalant alors la continuité de la vie nocturne et annonçant les entrées des villes. Calquée sur les rythmes biologiques des sociétés locales, l’illumination des espaces du secteur tertiaire marchand est éphémère, et ne s’adresse que très indirectement aux usagers en transit sur une autoroute à péage. En revanche, la logistique, qui compose un motif visuel répété à l’approche des échangeurs (y compris ruraux, comme la bretelle d’accès Chalon sud de l’autoroute A6 ou ceux de Montélimar), arbore un éclairage continu, en raison de l’activité intense des plates-formes pendant la nuit (les livraisons ayant lieu durant la journée). Quant aux industries, seuls les sites de prestige très sensibles à leur image de marque maintiennent leur éclairage élaboré toute la nuit (par exemple, l’unité Kriter Brut de Brut à Beaune). Sans but esthétique ou publicitaire, l’illumination est aussi le fait d’unités en activité nocturne constante, devant être signalées dans l’espace aérien (chimie lyonnaise). Passé minuit, l’expérience autoroutière nocturne s’appauvrit donc en références paysagères. Le voyageur entre alors dans le coeur de la nuit, phase où les informations sur l’environnement traversé sont les plus limitées. C’est d’ailleurs à partir de cette tranche horaire que les radios autoroutières (107,7 FM) diffusent leurs titres musicaux les plus toniques (musique électronique, disco…), émaillés de « flashs infos » tous les quarts d’heure, car la lutte contre l’hypovigilance devient la priorité au-delà de minuit.

De moins en moins nombreux au cours de la nuit, ces espaces lumineux continus rejoignent la catégorie de ceux, fonctionnels, de l’autoroute, entretenant parfois, à distance, l’illusion rassurante d’une forme urbaine[27] : gares de péage des échangeurs répétées tous les 20-30 kilomètres, alternant avec la succession des aires de service tous les 40 kilomètres environ. Plus que jamais, l’éclairage autoroutier nocturne est une géographie du lieu, du ponctuel. Si les lampadaires et les stations imposent une standardisation répétée, presque rassurante, la nuit libère aussi un champ d’expression de la personnalité des territoires. Ainsi, les passerelles, émergeant après des kilomètres parcourus dans le noir, arborent une parure identitaire réinventée par l’éclairage (par exemple, les toitures des hospices de Beaune redessinées par éclairage ambré depuis 1987 [voir la figure 18]).

Fig. 18

Les Hospices de l’Autoroute : tuiles vernissées imitant les célèbres toits de Beaune. Aire de Merceuil, juillet 2013, 23 heures.

© Vincent Marchal

-> Voir la liste des figures

Pour une majorité de vacanciers, circuler de nuit sur « l’autoroute des vacances » reste donc un acte dicté par des enjeux pratiques, liés au confort d’un voyage familial sans chaleur, ni agitation, ni ralentissements, bien éloigné de la contemplation paysagère. À première vue, tout se passe comme si l’obscurité constituait un filtre opaque nuisant à la perception des territoires. Pourtant, la nuit autoroutière est aussi un médium singulier : à la différence de la lumière diurne qui irradie tout un espace, la nuit libère un espace d’expression inédit pour les sociétés. Réduite à sa plus simple expression par l’éclairage public, la lumière signale d’abord les espaces de vie. Élaborée, presque graphique, esthétique, elle peut devenir un outil de communication, un canal de visibilité pour le patrimoine et les entreprises locales. Mais, pour ces dernières, articuler des initiatives lumineuses souvent disparates au sein des zones et entre celles-ci représentera sans doute un défi majeur étant donné cet espace paysager filiforme parcouru en quelques heures.