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I – Introduction

Durant plusieurs décennies, j’ai travaillé en étroite collaboration avec feu Hayward Alker, des États-Unis, ainsi qu’avec le Japonais Takashi Inoguchi et les Pakistanais Ijaz Gilani et Tahir Amin à un projet d’étude critique de ce domaine de recherche que sont les Relations internationales[1]. Nous avions pour objectif d’élaborer une approche de l’étude des Relations internationales qui soit véritablement mondiale – par là, nous entendions une approche qui pût entrer en résonance avec le vécu des hommes et des femmes vivant dans les différentes strates des différentes parties du monde ou, du moins, leur être compréhensible ou non étrangère. Les différences de points de vue, d’orientations politiques et de fondements épistémologiques vont de pair, en général, avec les différences de relations et de localisations, et notre approche s’est développée dans une tentative de mettre en perspective ces différences ainsi que les continuités et les changements dans les efforts pour théoriser ces pratiques souvent contradictoires d’ordonnancement du monde.

Il est impossible de parvenir à dépouiller totalement notre sujet de tout esprit de clocher, et l’on doit être bien conscient du fait que notre projet n’était en aucun cas immunisé contre une perspective particulière ou un point de vue distinct. Nous sommes aussi au fait que nos expériences sociales et personnelles divergentes ont forcément teinté certains aspects importants de notre approche. Il n’en demeure pas moins que nous avons constamment prôné l’élargissement du champ des Relations internationales et affirmé l’importance d’examiner notre sujet sous des angles multiples. Il est important de suivre une approche véritablement globale, parce que notre sujet – les Relations internationales – est fondamentalement un domaine contesté (Biersteker 1999).

Malgré des tentatives théoriques d’imposer à ce champ un « récit-maître » réductionniste – qu’il s’agisse de la logique du néoréalisme inhérente à la discipline, de l’institutionnalisme libéral ou d’une variété d’autres « ismes », depuis le marxisme jusqu’au poststructuralisme en passant par le féminisme ou le constructivisme –, l’ordre international n’est pas un phénomène marqué par l’unité, soumis aux interprétations ou aux compréhensions réductionnistes ou unitaires. Nous vivons plutôt dans un univers d’ordres mondiaux multiples, qui coexistent et s’interpénètrent, ou dans des constructions alternatives d’ordonnancement du monde.

Il ne s’agit pas exclusivement d’un phénomène nouveau, novateur ou contemporain. Nous avons entamé nos travaux sur les dialectiques des ordres mondiaux au cours de la guerre froide, en un temps où l’on pouvait raisonnablement distinguer au moins quatre ordres mondiaux rivalisant les uns avec les autres – depuis l’ordre capitaliste de l’équilibre des pouvoirs de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord jusqu’à l’ordre socialiste industriel représenté par l’ancienne Union soviétique, en passant par l’ordre du socialisme agraire autosuffisant de la Chine et les formes d’un ordre bureaucratique et corporatiste autoritaire en Amérique latine et en Europe méridionale (Alker 1981). Aujourd’hui, nous vivons toujours dans un monde de conceptions conflictuelles de l’ordre mondial – depuis les conceptions américaine et européenne de l’internationalisme libéral jusqu’aux versions russe et chinoise du corporatisme autoritaire, toutes coïncidant avec les proclamations d’un nouveau califat islamiste motivé par l’idée d’un transnationalisme islamiste radical.

Comment pouvons-nous comprendre ou appréhender au mieux le monde qui se compose de ces conceptions différentes, qui s’interpénètrent, mais qui, en partie, sont sans commune mesure ? Nous avons plaidé pour une approche dialectique ouverte qui soit capable de prendre en compte une multitude de conceptions de l’ordre du monde, concurrentes, se chevauchant ou s’interpénétrant, et qui puisse faire une place aux perspectives différentes sur le plan des unités, des niveaux, des ontologies, des orientations disciplinaires et des épistémologies relevant des différentes façons d’aborder les investigations. Mais comment élaborer une approche de la compréhension de l’ordre et du désordre du monde qui soit aussi en adéquation avec une volonté d’être réellement mondiale ? Comment pouvons-nous surmonter les différentes difficultés inhérentes à notre pensée et à notre orientation, parmi lesquelles 1) les oeillères disciplinaires, 2) la tendance à regarder le monde du point de vue des chauvinismes unitaires nationaux et 3) la restriction que l’on s’impose souvent à soi-même, à savoir limiter nos analyses aux débats entre chercheurs, débats qui souvent sont en décalage avec les expériences soit des décideurs politiques, soit du grand public mondial ? Et comment créer des espaces institutionnels pour l’enseignement et la formation qui concordent avec ces objectifs ?

C’est là qu’interviennent la pédagogie, la structure des programmes universitaires et la conception des programmes d’études de second et troisième cycles en Relations internationales. La pédagogie – ce que nous choisissons d’enseigner, la façon dont nous l’enseignons et les environnements institutionnels au sein desquels nous produisons et reproduisons notre objet – est essentielle pour parvenir à une approche véritablement globale des relations internationales. Reste qu’il est paradoxal qu’en dépit de l’appellation de notre domaine partagé – les Relations internationales – le fait de transcender les nations et les autres chauvinismes est une entreprise difficile. Construire un espace discursif réellement mondial représente un véritable défi. Il est important d’explorer les différentes difficultés en matière de pédagogie et d’interroger les espaces institutionnels au sein desquels se pratique l’enseignement des Relations internationales.

Le point de vue à partir duquel je réfléchis aux Relations internationales en tant que champ d’études est particulier. Il convient donc que je mette en contexte mes quatre décennies et plus de pratique de l’enseignement des Relations internationales et d’administration de programmes en Relations internationales, avant de proposer quelques réflexions générales tirées de mon expérience. Mon premier contact avec les Relations internationales remonte à mes premières années d’études à l’Université de Chicago, où l’un de mes premiers cours fut celui de politique internationale donné par Hans Morgenthau. J’ai poursuivi mes études au MIT, où j’ai étudié la théorie des relations internationales sous la tutelle de Hayward Alker, et ai assisté aux séminaires de son mentor, Karl Deutsch, qui enseignait alors à Harvard. J’ai commencé à enseigner à Yale, où je travaillais, et je discutais parfois des limites de ce champ avec Bruce Russett. J’ai acquis à Yale, où je dirigeais le programme des Relations internationales, une excellente expérience de l’administration, tout comme à l’University of Southern California (où j’ai fondé le Centre des études internationales de son École des Relations internationales) ainsi qu’à Brown (où j’ai dirigé l’Institut Watson des études internationales pendant plus de douze ans). Je continue à effectuer des recherches, à enseigner et à administrer des programmes de recherche et de rayonnement universitaire au Département des sciences politiques et Relations internationales de l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. J’ai bénéficié d’une situation et de conditions privilégiées pour observer le champ des Relations internationales. Il s’agissait d’un point de vue surtout nord-américain, bien que j’aie vécu et enseigné à l’extérieur des États-Unis pendant près de quinze ans au cours de ma carrière (surtout en Europe, mais j’ai aussi passé plusieurs années en Afrique).

Durant mes années de pratique, j’ai régulièrement réfléchi à la nature de notre sujet d’étude et à la façon dont on l’enseigne ; ces réflexions ont abouti jusqu’ici à sept publications différentes, dont quelques-unes ont déjà été mentionnées plus haut, dans des revues majeures de notre domaine (International Studies Quarterly, International Studies Review, Security Dialogue, European Journal of International Relations). Je n’ai pas délibérément décidé de faire de la pédagogie le coeur de mes recherches, mais j’ai régulièrement été amené à réfléchir à notre discipline – et je vous ferai part de ces réflexions plus loin.

C’est un défi que de créer un champ d’études en Relations internationales qui soit véritablement mondial. Certains de ces défis sont communs à tous les contextes institutionnels de l’enseignement supérieur, mais certains relèvent plus particulièrement de la tentative de faire une place à un espace discursif mondial dans les relations internationales elles-mêmes. Nous sommes confrontés à trois principaux défis : 1) parvenir à l’interdisciplinarité ; 2) dépasser les chauvinismes nationaux et régionaux ; et 3) associer la théorie à la pratique.

II – Réflexions au sujet de l’interdisciplinarité

À l’origine, les principales écoles de Relations internationales, tant en Amérique du Nord qu’en Europe, ont été créées à la fin de la Première Guerre mondiale. La première chaire en Relations internationales, la Chaire Woodrow Wilson de l’Université d’Aberystwyth au Pays de Galles, fut instaurée peu après la fin de la guerre. L’École du « service étranger » (School of Foreign Service) de l’Université de Georgetown, l’École des Relations internationales de l’University of Southern California, le Département des Relations internationales de Yale et l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève ont tous été fondés dans les années 1920, dans l’idée (ou, dans le cas de certains donateurs, dans l’espoir) qu’ils contribueraient à édifier un monde dans lequel les guerres inter-États deviendraient chose du passé et où les relations internationales seraient régies par des idées de sécurité collective plutôt que par l’équilibre des pouvoirs que beaucoup tenaient pour responsable de la Grande Guerre (Brailsford 1914). L’Institut de hautes études fut fondé en 1927 à Genève et reçut le mandat de former les fonctionnaires internationaux de la Société des Nations, elle aussi basée à Genève.

La plupart des grandes écoles d’études internationales furent fondées sur le principe que, pour étudier les relations internationales, il était nécessaire de disposer de plus d’un cadre disciplinaire. Il y a deux raisons à cela. L’une d’elles tient à l’extrême complexité de notre sujet. Bien que le pouvoir soit omniprésent dans les affaires internationales, certains acteurs du pouvoir peuvent être limités tant par la loi que par leur histoire. Avec l’augmentation de l’interdépendance globale et la concrétisation de la mondialisation, la connaissance des facteurs économiques s’est considérablement accrue. En outre, avec la connectivité croissante d’Internet, nous avons été sensibilisés aux communications instantanées et à l’importance de comprendre les relations en réseau. La dégradation de l’environnement au niveau mondial nous incite à mieux évaluer les facteurs écologiques. Par conséquent, l’idée que le citoyen qualifié du xxie siècle pourrait appréhender le sujet et jouer efficacement un rôle en restant limité à une unique discipline paraît au mieux anachronique.

La seconde raison de transcender/dépasser les points de vue d’une discipline unique est le fait que les principaux développements intellectuels d’une discipline sont souvent le produit d’emprunts interdisciplinaires et de croisements. Considérons, par exemple, les concepts qu’ont empruntés les spécialistes des sciences politiques au champ de l’économie (dans ce qui est devenu la conception dominante du sujet de « l’économie politique » aux États-Unis). Les systèmes et les concepts économiques ont également joué un rôle fondateur dans le néoréalisme tant de Kenneth Waltz que de Robert Gilpin, qui comparaient les États à des entreprises opérant dans un système international anarchique de type marché concurrentiel mondial (Waltz 1979 ; Gilpin 1981). Ou bien considérons la contribution de la sociologie au domaine des Relations internationales avec l’introduction du constructivisme en tant qu’approche analytique. Les premières publications d’Alex Wendt (Wendt 1987) se basaient dans une large mesure sur les travaux du sociologue Anthony Giddens, tant sur le plan de l’inspiration que du contenu (Giddens 1979). Ou, encore, considérons le retentissement qu’a eu la psychologie sociale dans le domaine de l’économie, avec l’avènement de l’économie comportementale en tant qu’antidote non négligeable aux théories mono-économiques du passé récent. Le droit a contribué à l’idée des régimes associée au libéralisme institutionnel ; la théorie organisationnelle venue des études de commerce et de gestion a fortement façonné l’analyse des prises de décision en matière de politique étrangère (depuis les idées de « seuil de satisfaction » jusqu’aux « codes opérationnels »). Nous pourrions citer encore beaucoup d’autres exemples dans ce domaine des Relations internationales.

Cela a eu pour résultat que les premiers instituts d’études supérieures en Relations internationales qui avaient été créés dans les années 1920, comme ceux du monde entier aujourd’hui, se sont basés chacun sur plus d’une discipline universitaire pour atteindre leurs objectifs pédagogiques en matière d’administration publique, politique ou gouvernementale, en matière de droit international et d’histoire (surtout en ce qui concerne les récits nationaux des grandes puissances). Plus tard au cours du xxe siècle, et en particulier depuis les années 1970, la plupart des institutions, en particulier celles qui avaient été créées immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, ont ajouté l’économie à ce mélange de disciplines que l’on enseigne dans les écoles de Relations internationales. Quelques-unes d’entre elles, qui comptent parmi les plus novatrices et d’avant-garde, ont commencé depuis peu à inclure des sociologues, des anthropologues, des écologistes et des professeurs en sciences de l’environnement dans leurs facultés pour répondre aux défis du xxie siècle.

Les écoles d’affaires internationales fondées au cours de la première vague, dans les années 1920, tout comme celles de la deuxième vague après la Seconde Guerre mondiale, étaient et demeurent multidisciplinaires, mais elles ne parviennent pas toujours à associer efficacement les différentes approches disciplinaires. Et cela, parce qu’il est extrêmement difficile de parvenir à la véritable interdisciplinarité. Il est bien plus facile de faciliter la multidisciplinarité grâce à une sorte de « laisser vivre » des différentes disciplines tolérant mutuellement leurs caractéristiques identitaires parfois curieuses et anachroniques : la fixation du juriste sur les jugements et l’argumentation juridique ; l’obsession du chercheur en sciences politiques pour la théorie abstraite et les schémas empiriques généraux ; et la fascination de l’historien pour les études de cas détaillées et l’exhumation de documents d’archives. Bien que les bénéfices des « empiétements disciplinaires », comme les qualifie Albert Hirschmann (1981), soient nombreux et évidents, parvenir à une véritable interdisciplinarité est bien plus facile à dire qu’à faire.

Le savoir disciplinaire est confortable. Il nous procure des critères d’interprétation sûrs, sinon fixes, pour déterminer la qualité des études, l’originalité des nouveaux travaux, les barèmes d’évaluation que nous appliquons aux examens, la valeur individuelle des chercheurs et la qualité des établissements où ils oeuvrent. Cela peut créer des difficultés opérationnelles empêchant de parvenir à une véritable interdisciplinarité. Par exemple, exiger de tous les étudiants d’un programme de maîtrise interdisciplinaire que non seulement ils prennent des cours dans de multiples disciplines, mais qu’en plus ils rédigent un mémoire ayant un comité multidisciplinaire, peut être problématique. Il se peut que les étudiants soient sous-évalués par un individu d’une autre discipline, souvent au motif que leur argument serait insuffisamment économique, politique, juridique, sociologique ou historique. De plus, bien que de nombreuses écoles en Relations internationales disposent de comités de recrutement multidisciplinaires pour embaucher un nouveau membre de la faculté, un candidat brillant, pouvant convenir à quelques disciplines, pourrait ne pas être retenu au prétexte que ses travaux sont trop éloignés des besoins prioritaires du département qui recrute (et dont le souci principal est de répondre aux besoins du programme de sa discipline). Enfin, bien que les programmes interdisciplinaires puissent être conçus pour être fortement compétitifs et attirer ainsi les meilleurs étudiants, si le programme qu’on enseigne à ces derniers leur est proposé par des départements disciplinaires, ils pourraient considérer leurs cours comme secondaires et constater qu’ils leur sont donnés par des laissés-pour-compte et non par les membres les plus réputés des départements disciplinaires.

Si l’interdisciplinarité est si difficile à atteindre, c’est souvent en raison des mesures incitatives mises en place par les institutions d’enseignement supérieur (surtout leurs critères d’embauche, de réaffectation et de promotion) et en raison du marché mondial de plus en plus étendu et concurrentiel dans lequel elles évoluent. Les premières peuvent s’adapter plus facilement que le dernier, et le combat véritable consiste à échapper aux puissantes pressions disciplinaires résultant du conformisme du marché mondial. En dernière analyse, la véritable interdisciplinarité peut probablement être plus facilement atteinte par un esprit unique ou par un travail universitaire unique qu’au moyen de la conception d’un programme d’études supérieures. L’interdisciplinarité est le plus souvent le produit d’un accident ou de la passion, ou d’un casse-tête ou d’un paradoxe impossible à résoudre, que le produit d’un dessein institutionnel. Malgré la multidisciplinarité qui caractérise la plupart des écoles de Relations internationales en Amérique du Nord (cela s’applique certainement aux États-Unis et fort probablement aussi au Canada), la plupart sont dominées par la discipline des sciences politiques.

Ainsi que je l’ai appris lorsque j’étais directeur de l’École des Relations internationales à l’University of Southern California, la plupart des membres distingués de la faculté de droit ne s’intéressaient pas au droit international. Par conséquent, celle-ci se montrait réticente à déléguer des professeurs et des cours à l’École multidisciplinaire des Relations internationales (à une seule notable exception). De même, lorsque j’ai dirigé l’Institut Watson à l’Université Brown, la plupart de ses éminents économistes s’intéressaient plus à la théorie économique pure et aux modèles économiques abstraits qu’aux institutions de politique économique internationale. Il existe cependant d’importantes variations dans cette tendance à la domination disciplinaire des sciences politiques dans d’autres régions du monde, ce qui m’amène à mon second défi, qui lui est étroitement apparenté – le défi qui consiste à surmonter l’esprit de clocher.

III – Réflexions sur le(s) chauvinisme(s)

J’ai beaucoup écrit sur le problème du chauvinisme qui, paradoxalement, affecte l’interdiscipline des Relations internationales. J’avais commencé par un essai rédigé en collaboration avec Hayward Alker au sujet des dialectiques de l’ordre mondial, déjà cité (Alker et Biersteker 1984). Notre objectif, en rédigeant cet article, était d’introduire notre ouvrage commun, The Dialectics of the World Order. Nous étions à la recherche d’un cadre susceptible d’intégrer les aperçus et les points de vue sur les visions de l’ordre mondial apparemment différentes des nôtres à l’époque – celles de nos collègues écrivant au sujet des relations internationales au sein de l’ancienne Union soviétique et au sein de la Chine qui commençait lentement à s’ouvrir. Nous avancions l’argument qu’une approche dialectique de notre sujet des relations internationales pourrait être capable de prendre en compte des compréhensions radicalement différentes, même si la nôtre concevait la dialectique comme non marxiste et ouverte (non téléologique). Nous avons découvert qu’il existait un certain nombre d’ouvrages dialectiques qui étaient enseignés dans notre domaine, non seulement les ouvrages marxistes de Lénine, Trotski et Mao, mais aussi ceux de chercheurs du structuralisme critique (Galtung 1971), de néomarxistes (Wallerstein 1974 ; Cardoso et Faletto 1979) et de néo-gramsciens (Cox 1987) respectivement. Certaines approches dialectiques se laissaient également découvrir dans des sources plus improbables, telles que l’approche prise par Robert Gilpin dans son ouvrage US Power and the Multinational Corporation, dans lequel il soutenait que l’expansion des investissements américains à l’étranger finirait par affaiblir le coeur du pouvoir économique américain en raison du transfert d’une technologie qui serait utilisée pour produire des produits de consommation qui allaient inonder les marchés américains avec des prix d’importation plus faibles (Gilpin 1975).

Lorsque nous avons examiné les programmes d’études des principaux départements américains, ce qui nous a le plus frappés, c’était la rareté relative des ouvrages utilisant un mode d’analyse dialectique que devaient lire les étudiants. Ce sont au contraire les travaux issus des sciences comportementales qui constituaient l’essentiel des lectures obligatoires, surtout dans les écoles doctorales les plus prestigieuses des États-Unis (où la plupart des écoles de Relations internationales recrutent les principaux membres de leurs facultés). Nous pensions pouvoir appliquer quelques-unes des techniques des sciences comportementales et avons lancé un codage quantitatif de différents travaux mentionnés par les syllabus des cours théoriques obligatoires en Relations internationales, en les situant dans un espace tridimensionnel afin d’illustrer le chauvinisme américain dans la pédagogie des Relations internationales. Nous avons également analysé la façon dont certains ouvrages de la tradition dialectique (tels que celui de Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme) étaient qualifiés par Kenneth Waltz de « réductionnistes » dans sa Theory of International Politics, chose qui à notre avis contrevenait à la prémisse universitaire voulant que les travaux soient interprétés (au moins en partie) selon leurs propres termes.

Près de vingt ans plus tard, on m’a demandé d’actualiser l’analyse des relations internationales américaines pour un ouvrage dirigé par Ole Waever et Arlene Tickner qui portait sur le sujet de l’enseignement des Relations internationales à travers le monde (Waever et Tickner 2009). Ils m’ont confié la tâche de rédiger le chapitre sur l’enseignement des Relations internationales aux États-Unis. Ce ne fut pas une tâche facile, puisque virtuellement tout s’enseigne en un endroit ou un autre des États-Unis. Pour ramener le sujet à des dimensions raisonnables et pouvoir me concentrer sur les écoles d’enseignement supérieur les plus influentes, celles qui dominent ce champ, je me suis concentré sur les dix établissements d’enseignement doctoral les mieux notés et ai systématiquement codé les plans des cours obligatoires en Relations internationales destinés aux étudiants se spécialisant en Relations internationales en tant que sous-domaine des sciences politiques.

Ce champ s’est considérablement transformé depuis les années 1980. Nous sommes passés des réflexions métathéoriques sur l’épistémologie du champ d’études, ou « troisième débat » (Lapid 1989), aux défis radicaux posés par les poststructuralistes (Ashley 1984) et plus tard par les théoriciens du féminisme (Sylvester 1994) et du constructivisme – qui est apparu comme un nouvel « isme » d’importance, à savoir que, comme l’a formulé Checkel, nous avons fait l’expérience du « tournant constructiviste » dans la théorie des Relations internationales (Checkel 1998). Les catégories correspondantes ont également changé. Les gens ne se qualifient plus avant tout de chercheurs en sciences comportementales, mais, outre un nombre considérable d’analyses quantitatives, le champ s’est de plus en plus peuplé de théoriciens formels, de théoriciens du choix rationnel et d’une grande variété de travaux sur le choix rationnel appliqué, sans même parler du constructivisme, du féminisme, du poststructuralisme et, en quelques endroits, du post-marxisme.

Les résultats de l’analyse actualisée et publiée en 2009 étaient frappants, quoique peut-être pas absolument surprenants (Biersteker 2009). Les départements de tête délivrant des doctorats en Relations internationales aux États-Unis sont dans leur immense majorité d’orientation théorique rationaliste et positiviste. Certains (à Princeton) ne proposent pas de lectures de tradition radicale ou constructiviste, tandis que 73 % de leurs lectures en moyenne proviennent de la théorie formelle, quantitative, comportementale ou du choix rationnel appliqué. Ils ont également tendance à imposer d’autres auteurs des États-Unis (entre 88 % et 99 % du temps), c’est-à-dire des individus publiant dans l’ensemble leurs travaux dans des revues américaines. Presque tous (99,6 %) les travaux imposés aux candidats au doctorat ont été écrits en langue anglaise à l’origine et la plupart d’entre eux (89,7 %) ont été rédigés par des hommes et publiés au cours des dix dernières années. Ce chauvinisme américain dans le domaine des Relations internationales est donc par nature centré sur les États-Unis, rationaliste, positiviste, unilingue, de publication récente ainsi que imposé et rédigé en majorité par des hommes.

J’ai déjà évoqué l’esprit de clocher disciplinaire qui domine les Relations internationales (dans la discussion sur les défis de l’interdisciplinarité), mais l’analyse des plans de cours des principaux départements où sera diplômée la prochaine génération de chercheurs influents dans le domaine des Relations internationales illustre d’autres types d’esprit de clocher (épistémologique en particulier, mais aussi linguistique, national et de genre). J’ai choisi d’examiner les plans de cours des principaux départements de sciences politiques, parce que c’est là qu’une majorité des écoles de relations internationales recrutent la plupart des membres de leurs facultés, et non pas dans d’autres écoles de relations internationales, même si certaines d’entre elles proposent des programmes de doctorat (la Harvard Kennedy School, la Woodrow Wilson School de Princeton, les universités de Georgetown, de Denver et, jusqu’à récemment, l’University of Southern California).

Le chauvinisme n’est pas un problème exclusivement américain. Toutes les communautés de chercheurs en Relations internationales constituées au niveau national sont chauvines d’une manière ou d’une autre (bien qu’à des degrés divers). Elles peuvent être chauvines sur le plan linguistique, ne donnant à lire que des ouvrages rédigés exclusivement (ou dans leur plus grande partie) dans leur langue nationale. C’est par une nécessité pratique que l’immense majorité des étudiants russes en Relations internationales suivent leur enseignement en russe, et les étudiants chinois en chinois. Les communautés de chercheurs en Relations internationales peuvent être chauvines sur le plan géographique, donnant la primauté à l’examen de questions propres à une seule région (telle que l’Asie ou l’Europe) ou à l’expérience partagée que constitue le fait d’être un pouvoir minime, intermédiaire ou régional. Cela peut, à son tour, se transformer en une sorte de chauvinisme d’actualité, des pays en développement d’Afrique ou d’Amérique latine pouvant se concentrer sur les défis du développement ou sur le marchandage et la négociation de stratégies de la part du relativement faible ; l’Europe peut se concentrer sur le défi que constitue l’élaboration d’une politique étrangère commune, sur la gestion des réfugiés et des migrants, ou sur l’évolution du sens de la souveraineté au sein de la structure de gouvernance multiniveaux de l’Union européenne ; et la Chine, le Brésil et l’Inde peuvent se concentrer sur les défis mondiaux auxquels sont confrontées les grandes puissances émergentes. Enfin, les communautés de chercheurs nationales peuvent être chauvines sur le plan épistémologique, donnant la primauté à une approche unique de l’analyse savante, comme à Sciences Po, où l’on étudie relativement peu les travaux de la tradition positiviste contemporaine publiés dans le domaine des Relations internationales.

Si la communauté américaine des chercheurs en Relations internationales est des plus chauvines, elle est loin d’être la seule dans ce cas dans le monde. Si l’on applique systématiquement le même type d’analyse à d’autres communautés nationales, d’autres formes de chauvinisme deviennent apparentes. Je venais de déménager à Genève, venant des États-Unis, et je terminais le codage des plans de cours en Relations internationales aux États-Unis quand, un après-midi, en discutant des premiers résultats, mon assistant de recherches, Jonas Hagmann, et moi nous sommes demandé à quoi ressemblerait le plan de cours de la théorie des Relations internationales à l’Institut de hautes études et du développement, comparativement à ceux des principales écoles américaines. Il était différent, mais pas autant que ce à quoi nous aurions pu nous attendre. Nous avons ensuite examiné celui de Zurich et avons découvert qu’il était en réalité plus proche de la norme américaine. Une chose en amenant une autre, nous avons étendu l’analyse des plans de cours à d’autres établissements en Europe – élargissant l’étude pour y inclure Sciences Po à Paris, Copenhague, Berlin, The London School of Economics, Oxford, Cambridge, Aberystwyth, Bologne, Munich, Tübingen, l’Université d’Europe centrale à Budapest et l’Institut universitaire européen à Florence. Nous avons fini par élargir les frontières de l’Europe pour inclure l’Institut d’État des Relations internationales de Moscou (et nous aurions dû y inclure l’Université Bilkent, de Turquie, mais nous n’avions pas les moyens d’entreprendre ce qui aurait pu devenir une étude mondiale).

Nous avons découvert que l’esprit de clocher n’est pas un problème exclusivement américain, mais qu’il existe différents types de chauvinisme en fonction des endroits considérés (Hagmann et Biersteker 2014). Lorsque nous avons combiné les résultats européens avec ceux des États-Unis, nous avons découvert quelques profils pédagogiques distincts dans la discipline enseignée. Au cours de l’année universitaire 2007-2008, Berkeley, par exemple, a exposé ses étudiants à un nombre significatif de perspectives de choix rationnel pour ce qui est des relations internationales. La même chose était vraie de Zurich, mais, contrairement à Berkeley, cette université n’imposait aucun modèle réflexif (voire constructiviste) en matière de politique mondiale dans le cours principal de Relations internationales de son programme. Pour l’Université du Michigan, la pédagogie se concentrait fortement sur la théorie formelle, comme à Princeton, bien que cette dernière ait mis l’accent, parallèlement, sur un nombre important de travaux quantitatifs. À la London School of Economics, le cours théorique principal en Relations internationales présentait aux étudiants de nombreux travaux historiques, surtout ceux de l’école anglaise. Sciences Po mettait résolument l’accent sur les perspectives réflexives, qu’elles soient constructivistes ou « radicales » dans 64 % des lectures obligatoires. En fait, l’alternative française était la plus près d’être l’antithèse du modèle américain, puisqu’on n’y trouvait pas de lectures obligatoires en théorie formelle, quantitative, comportementale ni sur le choix rationnel appliqué. Si le pluralisme paradigmatique se définit comme un équilibre entre les travaux rationalistes, réflexifs et historiques, alors l’Institut universitaire européen de Florence et l’Université d’Europe centrale à Budapest sont les écoles dont les orientations sont les plus pluralistes puisqu’elles enseignent à leurs étudiants différentes approches paradigmatiques, proposant un nombre quasiment équivalent de lectures obligatoires sur le choix rationnel appliqué, le constructivisme et d’autres approches. Si l’on en juge d’après les mêmes critères, Princeton proposait le plan de cours le moins pluraliste, 93 % des lectures obligatoires relevant de la tradition positiviste et rationaliste, et 0 % de la tradition réflexive (7 % étaient « d’autres travaux », le plus souvent des présentations générales de la discipline ou de ses méthodes).

En termes généraux, lorsque l’on compare les approches américaine et européenne de l’enseignement de la théorie des Relations internationales, les résultats indiquent que les étudiants sont exposés de manière approximativement équivalente aux modèles du choix rationnel appliqué (43 % dans les écoles américaines, 37 % dans les écoles européennes). En même temps, cependant, la cartographie révèle également des différences dans les différents paradigmes que l’on présente aux étudiants : les écoles européennes ont tendance à compléter les perspectives du choix rationnel avec des travaux réflexifs et historiques, contrairement aux écoles américaines, qui apportent en complément du choix rationnel des travaux sur la théorie formelle et des travaux quantitatifs. Les écoles européennes exposent davantage leurs étudiants aux travaux historiques, au-delà de cette tendance générale ; et elles enseignent la théorie des Relations internationales d’une façon significativement plus diversifiée que celle employée par les écoles américaines. Il est clair qu’il y a moins de diversité et davantage de marqueurs communs entre les cohortes dans l’enseignement paradigmatique délivré dans les écoles américaines.

Ces différences sont intéressantes, et elles ont leur importance, car la formation aux Relations internationales expose un grand nombre d’étudiants aux différentes façons d’aborder les affaires internationales. Elles remplissent donc une fonction constitutive essentielle dans le domaine de la pratique de la politique étrangère par les citoyens actifs autant que par les praticiens du domaine. Les choix étroits qui se révèlent dans la cartographie empirique des institutions américaines et européennes que nous venons de décrire indiquent que les pratiques d’enseignement doivent être problématisées. Un enseignement des Relations internationales empreint de chauvinisme crée des obstacles à la compréhension et aux conceptions alternatives de la politique internationale. Et, ce qui est plus problématique, un enseignement borné des Relations internationales risque d’inciter les étudiants à interpréter la politique mondiale à travers des prismes analytiques étroits. Avec un enseignement chauvin des Relations internationales, le risque existe que les étudiants projettent des perspectives étroites sur le plan paradigmatique, fermées sur le plan culturel, biaisées sur le plan du genre et datées sur le plan historique sur des évènements, des régions et des acteurs internationaux, tout en étant simplement convaincus que ces perspectives sont universellement applicables et valides à un niveau transhistorique. Ces schémas d’enseignement déséquilibrés finissent par nuire aux étudiants.

Les perspectives paradigmatiques étroites – qu’elles soient rationalistes, réflexives ou traditionalistes – peuvent être efficaces et contribuer à une vision du monde ou à une école de pensée distincte, associée à un lieu particulier, mais elles ne favorisent pas le développement de compétences analytiques indépendantes. En contraste, un enseignement multi-paradigmatique des Relations internationales permet aux étudiants d’analyser les politiques mondiales sous des angles différents. Il affine la prise de conscience des étudiants que les hypothèses et les théories ont des fonctions constitutives essentielles, et peut même alimenter la mise en oeuvre de politiques étrangères plus réflexives (Guzzini 2001). À l’intérieur de la discipline, les enseignements multi-paradigmatiques contribuent à mettre en perspective, à vérifier et à améliorer les théories des Relations internationales (Hellmann 2009 ; Shaw 2004 ; Deitelhoff et Wolf 2009). Dans le monde de la politique professionnelle, ils peuvent permettre d’éviter la projection de systèmes particuliers sur les politiques mondiales. Ils peuvent aussi contribuer à procurer une base de contestation de politiques malavisées, telles que l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, qui avait été légitimée, du moins en partie, par une compréhension bornée de la théorie de la paix démocratique (Biersteker 2009), ou telles que le confinement de l’Allemagne réunifiée après la guerre froide, qui, né d’une absolue confiance en la pensée de la realpolitik, faillit inciter l’Allemagne à renoncer au multilatéralisme (Hellmann 2009).

De même, une concentration étroite sur les perspectives nationales ne fait que desservir les étudiants et les chercheurs sur le plan intellectuel. Les écoles de Relations internationales les plus prestigieuses privilégient différentes perspectives géopolitiques sur les politiques mondiales. Les étudiants inscrits dans les plus grandes écoles de Relations internationales aux États-Unis sont essentiellement exposés aux points de vue américains sur les affaires internationales, tout comme les étudiants inscrits dans les écoles anglaises, françaises et russes sont confrontés surtout aux conceptions élaborées au sein des sociétés auxquelles appartiennent leurs écoles respectives.

Le fait de se fier à des perspectives élaborées dans quelques contextes sociopolitiques particuliers empêche d’envisager les spécificités locales, ce qui renforce la projection de systèmes nationaux sur les autres (Smith 1989 : 3 ; Biersteker 1999 : 6 ; Smith 2000 : 393-394 ; Shani 2008). Cela peut conduire à des erreurs d’appréciation des politiques locales et limiter ainsi sérieusement l’utilité des relations internationales globales (Inoguchi 2009 ; Bilgin 2010). Le fait d’expliquer les politiques sécuritaires africaines ou asiatiques en se concentrant exclusivement sur les États impose une projection de systèmes analytiques loin de coïncider avec les dynamiques locales (Ofuho 2003, 2009 ; Behera 2009). En contraste, les analyses en Relations internationales des politiques arabes ne font souvent aucune référence aux sources arabes et ne permettent donc pas de comprendre de l’intérieur les sociétés arabes (Makdisi 2009). En Occident, le fait d’insister sur les stratégies et les pratiques de développement de la dissuasion nucléaire présente peu d’intérêt pour tous ces États qui ne peuvent se permettre de doctrines de sécurité autosuffisantes ou qui ne disposent pas d’arsenaux nucléaires (Krippendorf 1989 ; Smith 2002).

Les principaux chercheurs qui écrivent du point de vue des États-Unis ne portent pas suffisamment attention au fait que, dans une certaine mesure, leurs théorisations « globales » ou universelles sont en réalité guidées par une préoccupation dominante, qui est celle des problèmes de la politique étrangère américaine et de la « gestion » étatsunienne des affaires du monde. Cela peut conduire à une forme de myopie, une forme d’universalisation de l’exception. L’une des raisons pour lesquelles nous devons nous soucier de l’insularité des relations internationales américaines est que celle-ci empêche les chercheurs de reconnaître la mesure par laquelle tant de constructions, de systèmes et de débats théoriques sont essentiellement issus des préoccupations américaines en matière de politique étrangère. Les problèmes qui motivent la recherche, les concepts employés, l’envergure globale des problèmes abordés, voire la terminologie utilisée (souvent sans aucune réflexion sur ses conséquences), reflètent un grand nombre de préoccupations des décideurs politiques américains et les problèmes auxquels ils sont confrontés à l’échelle mondiale (Milliken et Sylvan 1996).

Nous ne voulons pas dire par là que les programmes de recherche universitaire américains sont entièrement orientés vers les préoccupations des décideurs politiques américains, parce qu’il existe simultanément un dialogue intertextuel avec de précédentes études qui motive une grande partie de la recherche universitaire américaine. Et il arrive par moments, bien sûr, que l’attention portée aux préoccupations américaines en matière de politique étrangère soit incroyablement productive. Mais il est important de s’écarter du contexte américain pour évaluer à quel point ce que de nombreux chercheurs étatsuniens estiment être des schémas intemporels, des expériences globales ou des tendances à l’universalisation est en fait le produit d’un souci et d’une perspective propres aux États-Unis en un point donné du temps.

Par exemple, l’élaboration de la théorie de la stabilité hégémonique à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (qui a en fin de compte stimulé la théorie des régimes internationaux) fut motivée par une préoccupation américaine, celle du ressenti du déclin des États-Unis dans le monde à ce moment. De même, les débats portant sur l’avenir de l’ordre mondial (et sur le fait que la sécurité mondiale serait menacée à l’avenir) à la fin de la guerre froide étaient alimentés par le fait que les États-Unis s’inquiétaient de leur position dans le monde et des menaces portées à leur sécurité – qu’il s’agisse de Fukuyama, optimiste, avec sa « fin de l’histoire » (Fukuyama 1989) ou de Huntington, plus pessimiste, avec son « choc des civilisations » (Huntington 1993). Les attaques du 11 septembre 2001 ont également déclenché aux États-Unis un souci de la menace terroriste globale et transnationale. Dans chacun de ces trois cas – la théorie de la stabilité hégémonique et des régimes, la conceptualisation de l’ordre mondial après la guerre froide et la discussion de la menace que constitue le terrorisme global –, les arguments théoriques formulés aux États-Unis se sont mondialisés. Ils ne se sont pas simplement exportés en tant que théories des Relations internationales mondiales formulées par des chercheurs américains, mais ils ont été activement discutés par des chercheurs et par le public à travers le monde. Aujourd’hui, où que l’on se déplace dans le monde, lorsqu’on évoque le « choc des civilisations », non seulement l’expression est reconnue, mais elle provoque une réaction entendue (généralement négative).

Le fait qu’au niveau mondial les chercheurs tendent à discuter les théories des Relations internationales proposées aux États-Unis tend à conforter l’impression, chez les chercheurs américains, que leurs travaux sont universels et même, par moments, intemporels. Tout le monde, du moins apparemment, paraît participer aux débats dominés par les États-Unis. Mais cette participation n’est pas réciproque. Or si les chercheurs américains restent indifférents aux points de vue de traditions théoriques provenant d’autres régions du monde, ils auront du mal à saisir la réaction, la résistance, le rejet ou la réinterprétation de leurs arguments. C’est pourquoi Alker et moi-même avons avancé que les « oppositions et les pénétrations (de différentes traditions théoriques provenant de différentes parties du monde) produisent à la fois la matière et l’espoir d’une “interdiscipline” véritablement mondiale des relations internationales » (Alker et Biersteker 1984 : 132).

En dernière analyse, le manque de réflexivité et de compréhension intériorisée de la nature du chauvinisme américain dans les relations internationales conduit à imiter les politiques de l’État américain. L’esprit de clocher en politique mène à l’ignorance, à l’arrogance et à une inaptitude à prévoir les conséquences tragiques de choix politiques désastreux en matière de politique étrangère, comme l’ont montré les expériences américaines au Viêt Nam et en Irak. En quoi l’esprit de clocher serait-il différent dans le monde universitaire ? Pourquoi ne conduirait-il pas lui aussi à l’ignorance, à l’arrogance et à l’inaptitude à prévoir les conséquences tragiques des analyses non réflexives ?

Je ne suis certainement pas immunisé contre cette tentation de voir le monde avec un regard américain (même si ce regard est à présent un peu moins catégorique du fait de ma situation suisse/européenne). Le fait que je me fie aux indicateurs quantitatifs de la qualité des départements et que je m’efforce de coder systématiquement chacune des lectures obligatoires dans les principaux départements traduit une approche américaine de science comportementale destinée à conférer un fondement empirique à un argument, chose que l’on m’a enseignée lorsque j’étais étudiant de second cycle au MIT. Ma façon d’interpréter les grands débats théoriques des trois dernières décennies reflète également sans aucun doute une narration et une chronologie américaines des principaux arguments.

La reconnaissance réflexive de notre propre perspective est un premier pas vers un cosmopolitisme théorique, mais, ainsi qu’Alker et moi-même l’avons souligné en 1984, « le véritable universalisme scientifique doit être un accomplissement des capacités humaines [real scientific universalism must be a skilled human achievement] » (Alker et Biersteker 1984 : 136). Il exige également un effort conscient pour 1) concevoir que le champ des Relations internationales se compose d’approches de connaissances cumulées qui s’interpénètrent et s’opposent ; 2) aborder sérieusement et respectueusement les différentes traditions théoriques et épistémologiques ; 3) investiguer leurs fondations normatives ; 4) examiner les fondements contextuels de tous les travaux théoriques (y compris les nôtres) ; et 5) procéder avec sensibilité, humilité et ouverture d’esprit dans le processus d’élaboration d’une théorie globale.

IV – Intégrer les savoirs pratiques

Depuis quelques années, on reconnaît et on prête de plus en plus d’attention (en particulier aux États-Unis) à ce que l’on perçoit comme un fossé grandissant entre les savoirs universitaires et les savoirs pratiques et politiques. Deux présidents sortants de l'International Studies Association (ISA) – Ann Tickner et Thomas Weiss – ont organisé des conférences de cette association autour de ces thèmes lorsqu’ils étaient en fonction, et la Carnegie Corporation de New York vient de consacrer des fonds importants à un programme conçu pour « combler le fossé », selon la formule célèbre d’Alexander George (1993). Il est important d’intégrer les savoirs pratiques à l’analyse savante des relations internationales, parce que les chercheurs ont la responsabilité sociale d’utiliser leur situation privilégiée dans le monde universitaire pour contribuer à la société. Les chercheurs peuvent également tirer de précieuses leçons de l’expérience d’un engagement politique qui non seulement met à l’épreuve les théories universitaires, mais permet également d’avoir un aperçu des dynamiques des choix politiques, de leurs contraintes et de leurs applications. Je conçois bien la nécessité pour des chercheurs de s’engager sur le plan pratique et les bénéfices qu’ils peuvent en retirer, mais il importe d’éviter de faire une distinction trop tranchée entre la théorie et la pratique.

Même s’ils font partie de différents espaces institutionnels et conceptuels, les mondes de la théorie et de la pratique politique sont intégralement et réciproquement liés. Les politiciens font régulièrement usage, dans leurs activités quotidiennes, de concepts doctrinaux dérivés et de règles empiriques qu’ils développent sur le plan théorique. Ils emploient des cadres simplificateurs pour interpréter, justifier ou légitimer leurs décisions en matière de politique étrangère de nombreuses façons, directes et indirectes, qu’ils soient ou non conscients de cette pratique. Réciproquement, les pratiques de la politique étrangère (codifiées en tant que doctrines politiques dominantes) nourrissent, contestent ou motivent les développements théoriques apportés par les chercheurs. Les pratiques et les évènements contemporains définissent le contexte dans lequel ce travail théorique se déroule et ils se reflètent régulièrement dans le contenu des théories savantes, une fois encore, que les chercheurs en soient conscients ou non.

En cours (ou à d’autres moments de nos vies professionnelles en tant qu’universitaires), théories, doctrines et pratiques sont également interconnectées. Notre façon d’enseigner, les avis que nous donnons à nos étudiants, les questions d’examen que nous rédigeons et les projets de thèse que nous supervisons et approuvons servent soit à renforcer, soit à miner les approches dominantes – et les interprétations – de la pratique internationale. Qu’ils servent à renforcer ou à contester, il s’agit d’actes de participation à la pratique internationale. Ils n’ont sans doute pas d’effet immédiat sur les décideurs politiques actuellement au pouvoir, mais leurs effets indirects et à long terme peuvent être considérables. Ainsi que nous l’a rappelé John Maynard Keynes dans l’entre-deux-guerres, la plupart des initiatives politiques en matière d’économie sont les filles spirituelles d’un économiste mort depuis longtemps (Keynes 1936). Le chercheur et ses outils intellectuels font invariablement partie des contextes sociaux et politiques où se déroule son enquête.

Bien que la plupart des chercheurs en sciences sociales reconnaissent l’existence d’un certain nombre de biais dans leur recherche et que le choix d’une question de recherche soit en général motivé par des valeurs particulières, ils s’efforcent explicitement de minimiser ce fait en se tenant à l’extérieur de leur objet d’étude, dans la mesure du possible. Pour le scientifique analyste/empirique, la recherche en sciences sociales devrait être neutre, dans l’idéal. Parfois cela se réalise au moyen d’un formalisme abstrait, mathématique, d’exclusivité et d’exhaustivité. Les relations croisées entre le champ des études en sécurité internationale et la pratique de la sécurité internationale sont nombreuses et variées. Nous participons tous au sujet de notre étude ou nous sommes « subjectifs » vis-à-vis de lui.

Il faut que les chercheurs soient conscients de leur implication dans les pratiques des relations internationales – sur le plan du développement doctrinal, de l’inculcation et de la critique – et qu’ils exercent leur jugement critique sur ces types d’implication. C’est-à-dire que les chercheurs devraient s’interroger : qui finance leurs recherches, pourquoi ces recherches sont-elles financées, pour quels publics écrivent-ils, en quoi leur recherche renforce-t-elle ou transcende-t-elle les programmes de recherche universitaires, les doctrines, les pratiques politiques ou les idéologies dominantes ? Les contributions des chercheurs des deux côtés de la guerre froide à la perpétuation des visions du monde associées à ce conflit fournissent de nombreux exemples de ces processus.

Les centres d’intérêt des principaux acteurs se reflètent souvent dans les évaluations théoriques qu’en font les chercheurs. La théorie classique de l’équilibre des pouvoirs, élaborée aux xviiie et xixe siècles en contexte européen, reste associée aux centres d’intérêt, aux perspectives, aux règles doctrinaires empiriques et aux présupposés propres aux décideurs politiques (et à leurs conseillers) des principaux acteurs étatiques de l’époque. Même dans ses formes les plus abstraites ou les plus précises sur le plan propositionnel, telles qu’elles ont été articulées dans la seconde moitié du xxe siècle (Kaplan 1957), cette théorie dissimulait ce que les principaux acteurs étatiques voulaient dissimuler (par exemple, la façon par laquelle la politique de l’équilibre des pouvoirs des États-Unis et de l’Union soviétique a produit les victimes vietnamiennes et afghanes des conflits de la fin du xxe siècle).

Puisque les centres d’intérêt des principaux acteurs transparaissent souvent dans les évaluations théoriques qu’ils en font, la multiplicité des perspectives – déjà considérée plus haut – devrait faire partie de toute enquête scientifique au sujet de l’ordre mondial contemporain et des cours de Relations internationales conçus pour former la prochaine génération de chercheurs et de praticiens. Pour se rapprocher de la vérité, les chercheurs privilégiés qui bénéficient de positions avantageuses ou d’un accès à des sources d’information dans les États avancés postindustriels devraient rechercher des arguments rectificatifs dans les points de vue alternatifs d’autres lieux. Les points de vue émanant des centres de la politique mondiale (tels que les États-Unis contemporains) devraient être corroborés, soutenus ou rectifiés par les points de vue des chercheurs de la périphérie – où qu’ils se situent. Ainsi que nous en avons fait l’expérience au moment de notre collaboration à la rédaction de l’ouvrage The Dialectics of World Order, la mesure par laquelle les concepts, les catégories, les normes régissant les éléments de preuve et les arguments varient en fonction des contextes peut être très éclairante et contribuer à rectifier quelques-uns des biais subjectifs inhérents à la recherche en sciences sociales.

Bien que beaucoup d’entre nous, dans le monde universitaire, soient déjà engagés dans une forme de pratique, avec notre rôle pédagogique, je ne veux pas laisser entendre qu’il n’existerait aucune distance entre le monde de l’analyse savante et le monde de la pratique politique. Nombre d’articles publiés dans les principales revues de Relations internationales aujourd’hui se préoccupent davantage de contributions conceptuelles, théoriques ou méthodologiques à la littérature savante qu’aux applications politiques et pratiques de leurs travaux. Si toutefois ils évoquent ces dernières, c’est souvent avec une simplicité condescendante ou avec désinvolture, en introduction ou en conclusion du travail publié. De leur côté, les politiciens de métier ont peu de temps ou d’intérêt à consacrer à nos débats épistémologiques et ontologiques, et ils se reposent de plus en plus sur des panels d’experts pour leur souffler des idées « savantes », c’est-à-dire sur des individus avec lesquels ils ont davantage d’expériences partagées et davantage d’affinités. C’est un problème – non seulement pour la responsabilité publique du chercheur, mais aussi pour la qualité de l’analyse critique au sein du monde politique.

Au cours des quinze dernières années, je me suis impliqué dans ce que j’appelle un « réseau politique transnational » de chercheurs et de politiciens professionnels s’intéressant à la conception, aux impacts et à l’efficacité des sanctions ciblées de l’ONU (Biersteker 2014). Au fil des ans, j’ai découvert la grande variété des possibilités d’interactions productives entre la communauté des chercheurs et la communauté politique. Premièrement, les universitaires peuvent tenir d’importantes fonctions de rassembleurs – en faisant se rencontrer différents groupes, peut-être même des belligérants ne souhaitant pas être vus en public en train de négocier directement entre eux, ou en procurant un espace neutre dans lequel poser des questions impertinentes difficiles à soulever dans un cadre politique formel. Les universitaires peuvent contribuer à créer de nouveaux réseaux. Deuxièmement, ils peuvent s’organiser pour procurer des formations à la politique – en proposant une formation diplomatique, des cours pour les professionnels en milieu de carrière, en dirigeant des simulations d’alternatives politiques et en servant de dépositaires d’informations historiques au sujet des politiques passées (qui peuvent parfois s’avérer importantes dans les situations de fort renouvellement du personnel politique). Troisièmement, les universitaires peuvent assurer des fonctions de légitimation – en évaluant la qualité d’une politique donnée ou de la gouvernance en général, en élaborant des critères de classement des pays, des multinationales ou des organisations de la société civile, en évaluant l’efficacité des politiques[2], en participant aux réseaux politiques transnationaux ou en légitimant, par leur participation, des processus internationaux.

Quatrièmement, les universitaires peuvent mener des recherches au cas par cas en politique – en dirigeant des études mandatées par les gouvernements ou les agences onusiennes (recherches que les politiciens de profession ne peuvent mener eux-mêmes, pour des raisons techniques ou politiques) ou en servant de partenaires scientifiques pour des rapports annuels tels que le World Development Report ou le Rapport sur le développement humain. Cinquièmement, les universitaires peuvent servir d’agents politiques – en s’engageant dans la médiation diplomatique officieuse (forme d’engagement qui lie indirectement et non officiellement deux parties afin de résoudre des problèmes historiques sensibles), en testant des idées dans des simulations spécialisées dont les fonctionnaires du Secrétariat de l’ONU ne pourraient pas prendre eux-mêmes l’initiative et en facilitant les processus, ainsi que l’a fait l’Earth Institute pour déterminer les Objectifs de développement durable ou comme l’ont fait d’autres instituts de recherche en participant aux « Équipes spéciales de haut niveau » pour évaluer les processus de paix ou les sanctions. Sixièmement et finalement, les universitaires peuvent articuler des cadres alternatifs – penser « hors des sentiers battus », éprouver de nouvelles idées trop radicales ou impossibles à émettre dans le monde politique, en tant que première étape pour inaugurer un plus grand changement dans les discours politiques.

Des deux côtés, il y a des avantages évidents à explorer des zones de plus grande interaction. Mais cela implique également des défis normatifs, ou ce que Stanley Hoffmann a qualifié de « planche savonneuse de l’engagement politique » en commentant les pratiques de son ancien confrère de Harvard, Henry Kissinger (Hoffmann 1977). L’universitaire doit parvenir à un équilibre souvent difficile et plein de compromis entre conserver un accès aux communautés politiques et parler honnêtement au pouvoir.

Conclusion

Pour parvenir à l’interdisciplinarité, surmonter les chauvinismes disciplinaires, épistémologiques, nationaux, linguistiques et de genre, et associer la théorie à la pratique, il faut franchir des obstacles nombreux et difficiles. Mais il nous faut commencer quelque part si nous voulons parvenir à un espace discursif critique, réflexif, cosmopolite et global pour analyser les relations internationales. Le cosmopolitisme critique et la création d’un espace discursif mondial ont pour ambition de recouvrer et de rendre visibles les perspectives des communautés politiques auparavant ignorées (Mignolo 2000). Dans l’enseignement des Relations internationales, il s’agit d’aborder la politique mondiale au travers d’un ensemble de points de vue locaux, régionaux et mondiaux sur les affaires internationales (Mandaville 2003).

Pour créer une telle pédagogie critique des relations internationales, il est indispensable d’accepter le fait qu’aucune conception unique de la discipline, aucun cadre paradigmatique unique, aucun corpus de travaux autochtones ou étrangers, aucun type unique de savoir ou d’expérience n’est censé être exclusivement valide ou ne peut prétendre être universellement applicable (Mendieta 2009). Cela signifie que si des travaux non occidentaux sont inclus dans les programmes occidentaux de Relations internationales, par exemple, ils ne doivent pas être idéalisés et compris comme étant dépourvus de perspectives géoculturelles ou de valeurs politiques leur appartenant en propre (Behera 2009). Enseignée sur le mode critique, l’évaluation circonspecte et sceptique des perspectives disciplinaires, paradigmatiques, géoculturelles, historiques et de genre inhérentes aux Relations internationales devrait devenir une composante centrale des discussions en cours et, plus généralement, de la conception des cours et des programmes en Relations internationales.