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Entre Rêve, réalité (1952-1956) et Femme d’aujourd’hui (1965-1982), première et dernière émissions télévisées féminines au réseau francophone de la Société Radio-Canada (SRC), le temps d’antenne accordé à la programmation conçue spécifiquement pour les femmes au foyer est passé d’une demi-heure hebdomadaire et irrégulière à une heure quotidienne[1]. À la fin des années 1950, la Société d’État a même créé le Service des émissions féminines télévisées dans le but d’enrichir l’offre destinée aux femmes l’après-midi[2]. La supervision du Service, qui ne comptait à ses débuts en 1958 que deux personnes, a d’abord été confiée à un homme, le réalisateur Jean St-Jacques, puis à la réalisatrice Madeleine Marois en 1962. Ce n’est qu’avec l’arrivée de la journaliste Michelle Lasnier à la tête du Service en décembre 1965 (poste qu’elle a occupé jusqu’en 1981) que le titre de superviseur a été officialisé pour celui de chef. Seul secteur de la programmation télévisée dirigé par une femme, le Service comptait à sa disparition en 1982 une cinquantaine d’employé(e)s qui travaillaient principalement à l’administration et à la production de l’émission Femme d’aujourd’hui.

Par leur existence même, le Service des émissions féminines télévisées et Femme d’aujourd’hui ont contribué à médiatiser dans l’espace public les questions associées au statut des femmes dans la société[3] tout en perpétuant la séparation du travail et des contenus de la programmation selon des perceptions opposant et hiérarchisant la féminité et la masculinité. Cet article souhaite ainsi mettre en lumière l’univers genré de la production médiatique de 1965 à 1982 à la télévision publique de Radio-Canada, en examinant la division du travail à Montréal et en la comparant à celle qui existait au Service des émissions féminines télévisées[4]. L’objectif est de démontrer comment les valeurs, les normes, les qualités, les capacités et les attentes associées à la féminité et à la masculinité ont fait partie intégrante de la culture organisationnelle à Radio-Canada, ce qui a généré tant d’inégalités que de possibilités pour les femmes y travaillant.

L’approche interdisciplinaire privilégiée dans cet article s’inscrit en lien avec les travaux féministes en gestion et en communication organisationnelle s’inspirant de la théorie des organisations genrées. Ceux-ci ont démontré comment des marqueurs identitaires socialement construits, comme le sexe, ne sont pas des variables extérieures importées dans des procédures organisationnelles préalablement neutres, mais des éléments constitutifs des structures de travail[5]. Il s’agit ainsi de dissocier le féminin/masculin du binôme homme/femme[6] pour examiner comment les structures organisationnelles produisent ellesmêmes des rapports de pouvoir inégalitaires basés sur la perception de différences sexuées[7]. Nous tentons par conséquent d’enrichir l’histoire des médias féminins généralistes au Québec, parent pauvre d’une littérature scientifique déjà désintéressée par l’histoire de la télévision en général,[8] en s’éloignant des constats qui ont principalement ciblé ces médias comme des instruments de domination patriarcale ayant inlassablement réitéré le culte de la domesticité et l’idéal de l’éternel féminin[9]. L’approche que nous proposons tient ainsi compte de la complexité des processus de production des médias féminins en dégageant les façons par lesquelles la perception de différences sexuées a été une force oppressive pour les femmes, mais également productive[10] à une époque où la parole et le vécu des femmes n’avaient pas beaucoup de visibilité dans les médias généralistes à l’extérieur de Femme d’aujourd’hui[11].

La place des hommes et des femmes à la SRC dans les années 1960-1970

Au cours des années 1970, alors que les mouvements féministes remettaient en question les rapports de pouvoir sexués dans la société, plusieurs femmes travaillant à Radio-Canada à Montréal se sont mobilisées pour dénoncer les discriminations à l’oeuvre dans leur milieu de travail. Cette mobilisation a été stimulée par la publication en 1970 du rapport de la Commission royale d’enquête sur le statut de la femme au Canada qui recommandait aux « sociétés et agences de la Couronne » d’éliminer les discriminations sexuées en matière de recrutement, de salaire, de promotions et de formation[12]. Réagissant à l’inaction de la haute direction qui tardait à mettre en oeuvre ces mesures, des comités féminins se sont formés en 1971 à la SRC de Montréal afin d’enquêter sur les conditions des femmes y travaillant. Le mandat des comités, fusionnés par la suite sous l’appellation d’Association des femmes de RadioCanada (AFRC), était de « cerner les problèmes d’inégalités des femmes et de trouver des pistes de solution[13]. » En mai 1974, après trois ans de pressions répétées par l’AFRC, le siège social de Radio-Canada à Ottawa a enfin annoncé la création du Groupe de travail sur la condition de la femme. L’objectif était de faire un bilan de la répartition du travail entre les femmes et les hommes dans l’organisation ainsi que des problèmes se dressant devant le personnel féminin, afin d’établir des priorités soutenues par un programme d’actions concrètes. Au total, 10 445 personnes, dont 2 650 femmes, ont pris part à l’enquête qui combinait entretiens individuels, échanges en groupes, plénières et audiences publiques ouvertes à tout le personnel[14]. Les constats formulés par le Groupe de travail dans un rapport publié en 1975 étaient sans équivoque : « À travers tout le pays, les femmes ont l’impression d’être traitées comme des citoyennes de seconde zone, même si l’intensité peut varier [...]. Radio-Canada est un ‘‘royaume’’ d’hommes[15]. » La Société d’État était à cette époque placée « encore loin derrière la fonction publique en ce qui concerne l’égalité des chances accordée aux femmes[16]. »

Malgré des fluctuations statistiques selon les régions, le rapport confirmait en effet que les femmes étaient largement discriminées dans l’organisation. Par exemple, au cours de la première moitié des années 1970, il y avait une femme pour trois hommes travaillant à la SRC. Deux tiers du personnel féminin occupaient des postes de secrétaires et de commis dans des fonctions administratives auxiliaires, alors qu’un tiers seulement avait un emploi relié à la production d’émissions. Un maigre 5 % de femmes était cadres et les femmes ne représentaient que 7,5 % des effectifs dans les postes de commande, 9 % des annonceurs et 13 % des réalisateurs à la télévision. Qui plus est, elles obtenaient seulement 75 % du salaire masculin. En terme de possibilités d’avancement, le rapport démontrait que si les femmes bénéficiaient de promotions, elles n’avaient accès qu’à 24 % des emplois, ce qui limitait leurs chances d’accéder à des postes plus payants et ayant un faible taux de roulement. Les femmes n’avaient pas non plus facilement accès aux formations dispensées principalement dans les métiers à prédominance masculine.

Le rapport de 1975 indiquait clairement qu’hommes et femmes n’étaient pas perçus de la même façon dans l’organisation et que les perceptions des hommes au sujet des femmes représentaient la source la plus importante d’inégalités à Radio-Canada. Pour plusieurs d’entre eux, il n’aurait pas été rentable de laisser les femmes gravir les échelons puisqu’elles n’avaient pas d’ambition et préféraient se consacrer à leur famille. Ils estimaient qu’elles ne souhaitaient ni faire carrière longtemps ni être promues, surtout si la promotion nécessitait un déménagement dans une autre ville. Ils jugeaient également qu’elles étaient plus nombreuses à démissionner et à s’absenter du travail. Pour un bon nombre d’hommes à la SRC, les femmes n’avaient pas non plus besoin de leur salaire, perçu comme un supplément au revenu du mari. Or les hommes étaient majoritairement en contrôle des processus d’embauche, de promotion et de formation à la SRC à l’époque. Les femmes se heurtaient par conséquent à des mesures discriminatoires, car les décideurs fondaient « leur jugement sur la compétence d’une femme en particulier, en invoquant des caractéristiques qu’ils attribuent aux femmes en général. Sur la foi de ces préjugés, ils refusent aux femmes l’accès à plusieurs types d’emplois[17]. »

Selon eux, les femmes n’étaient pas qualifiées pour accomplir certaines fonctions dans l’organisation puisqu’elles n’avaient ni la force physique ni la formation pour le faire. Par contre, ils les trouvaient plus persévérantes et patientes dans la routine, ce qui justifiait leur surreprésentation dans les postes plus monotones. Le rapport indiquait que les décideurs justifiaient la séparation des métiers selon les sexes en s’appuyant sur des conceptions issues du déterminisme biologique : « les hommes naissent avec le besoin de relever des défis; les femmes n’ont pas ce besoin, et c’est pourquoi elles sont satisfaites d’être de simples secrétaires[18]. » Perçues comme excessivement émotives et pleurnichardes, les femmes n’étaient tout simplement pas prises au sérieux à l’embauche ou pour la majorité des postes de décision. Les citations retenues des mémoires et des entrevues effectuées par le Groupe de travail illustrent d’ailleurs que la sélection pour un poste tenait beaucoup plus aux préjugés liés au sexe qu’aux compétences réelles : « ‘‘Si vous voulez un emploi d’homme, pourquoi n’allez-vous pas rejoindre les femelles évoluées de Toronto?... ’’; ‘‘Quand j’aurai besoin d’un assistant à la production avec de généreux nichons, je vous le ferai savoir...’’[19]. » L’enquête ayant permis de soigneusement démolir l’ensemble de ces préjugés, le rapport dénonçait le caractère construit des qualités associées à la féminité et les discours normatifs sur le travail féminin tout en démontrant que les préjugés basés sur des préconceptions stéréotypées des hommes à l’égard des femmes freinaient leur embauche ou leur avancement dans l’organisation.

Après avoir recensé les processus discriminatoires à l’oeuvre au sein de la SRC, le Groupe de travail a formulé 56 recommandations. Une vingtaine sont « devenues réalité[20] » au cours de l’année suivant la publication du rapport, comme la révision des formules de demande d’emploi en excluant toute mention stéréotypée en référence à l’âge, le sexe et la situation familiale. En 1975, Le Bureau de l’égalité des chances (BEC) a été fondé afin de surveiller et de contribuer à la mise en place des recommandations du Groupe de travail. Il agissait également à titre de moyen de pression, d’éducation, de conscientisation et de sensibilisation[21]. Cependant, les préjugés à l’embauche, à l’accès aux emplois et à l’avancement au sein de la Société d’État n’ont pas soudainement disparu malgré les efforts déployés pour enrayer la discrimination et la ségrégation sexuées. En 1977, le BEC confirmait que les femmes étaient toujours sous-représentées dans plusieurs professions. Dans les postes de gestion par exemple, leur nombre a progressé de seulement 3,2 points de pourcentage passant de 7,5 % en 1974 à 10,7 % en juin 1977. Parmi ces postes, la majorité des femmes se concentraient toujours en 1977 dans ceux des cadres inférieurs. Le BEC a donc conclu que les défis et les obstacles à surmonter étaient toujours d’actualité à la fin des années 1970, sollicitant alors la contribution des employés, des syndicats, des chefs de service, des superviseurs et des dirigeants pour « continuer à essayer de résoudre ce problème, de traiter les femmes en toute équité et d’améliorer l’utilisation des ressources humaines de la Société[22]. »

Comme l’expliquait la première directrice du Bureau de l’égalité des chances (BEC), Rita Cadieux, les structures de la Société d’État permettaient l’avancement des femmes, mais beaucoup d’individus bloquaient leur progrès[23]. Le BEC et la coordonnatrice à l’image de la femme, poste créé en 1979, n’avaient aucun pouvoir pour imposer des critères de recrutement favorisant les femmes[24], puisque les mesures d’action positive à l’emploi ont été adoptées par les gouvernements fédéraux et provinciaux seulement à partir des années 1980-1990. Sans aucun pouvoir coercitif, les politiques en matière d’égalité dans les années 1970 restaient à la discrétion de dirigeants majoritairement masculins. Or beaucoup de représentants de la haute direction se montraient peu conscientisés aux récriminations des femmes comme en témoignent les opinions sondées au cours de l’enquête : « ‘‘La Société est à l’avant-garde des possibilités d’emplois offertes aux femmes’’... ‘‘les femmes participent pleinement aux activités; regardez combien il y a de réalisatrices’’... ‘‘Il n’y a pas de discrimination à Radio-Canada... Tous ceux que je connais ne tiennent compte que de la compétence sans se préoccuper du sexe’’[25]. »

L’analyse des outils promotionnels de Radio-Canada et du journal de personnel Circuit fermé permet également de saisir jusqu’à quel point les conceptions et les attentes définies selon la perception des qualités/défauts associés à la féminité et à la masculinité étaient enracinées dans la culture organisationnelle, ce qui a pu également freiner l’efficacité des mesures d’égalité des chances. Ces documents illustrent que les visions stéréotypées selon les sexes étaient normalisées dans l’organisation par l’usage d’une rhétorique qui réaffirmait la séparation des compétences et des métiers masculins et féminins. En effet, lorsque le journal du personnel abordait la place des femmes au travail dans l’organisation, il présentait surtout des articles se concentrant sur la description des métiers majoritairement féminins comme les dactylos[26], les réceptionnistes[27], les assistantes à la production radio[28], les script-assistantes[29], les standardistes[30] et les hôtesses[31]. Contrairement aux conclusions du rapport du Groupe de travail qui laissaient croire que les préjugés sexués étaient l’apanage des hommes, certains des articles dans Circuit fermé démontraient que les femmes pouvaient aussi entretenir les mêmes préconceptions. Par exemple, la ghettoïsation des emplois féminins n’était pas nécessairement perçue comme un problème d’inégalité sexuée, tel qu’en témoigne l’article d’une rédactrice sur les scriptassistantes en 1974 : « Les ex-script-assistantes sont en force dans l’information intérieure. Comment, dans ces conditions, ne pas saisir l’occasion de décrire toutes les facettes d’un métier, qui fait, avec raison, l’envie de plusieurs jeunes femmes? Car, soi dit en passant, les femmes y excellent si bien qu’elles s’en sont assuré l’exclusivité[32]. »

Les articles consacrés aux métiers féminins à la SRC avaient le mérite de rendre visible leur contribution à l’institution. Cependant, ils délimitaient également leurs rôles et leurs responsabilités dans des emplois de soutien et de service, que ce soit avec la clientèle (le public) ou leurs supérieurs au sein de la SRC. Ils occultaient ainsi la place des femmes dans les métiers de pouvoir ou les métiers masculins. La grammaire de ces articles était d’ailleurs toujours féminisée, ce qui laissait peu de place pour envisager la mixité dans ces métiers de soutien. Pendant toute la période étudiée, Circuit fermé n’a pas non plus proposé de reportages sur les hommes dans des métiers féminins. Ces constats corroborent les problèmes soulevés dans le rapport du Groupe de travail sur la condition de la femme qui soulignait en 1975 que les documents de recrutement à la SRC décrivaient « comme féminins les postes de secrétaire et de script-assistante et comme masculins, ceux de réalisateur, d’assistant à la production à la télévision et ou de cadre[33]. »

De plus, les qualités décrivant les fonctions féminines rejoignaient la plupart du temps les attributs traditionnellement associés à la féminité comme l’amabilité, la minutie et, surtout, la diplomatie, le doigté et la patience. Les réceptionnistes étaient ainsi qualifiées « d’anges de patience », car elles devaient conserver leur calme tout en passant une grande partie de leur temps à répondre à des questions souvent naïves du public : « On m’a dit qu’il y avait une messe à Vienne et qu’elle était retransmise au 2. Je voudrais y aller. C’est-y loin? J’habite à Rosemont[34]. » Ces qualités étaient également valorisées dans les métiers où les femmes assistaient les réalisateurs, comme les scriptassistantes et les assistantes à la production radio. À première vue, les tâches associées à ces métiers (minutage, recherche, vérifications techniques, choix de la musique, demandes de service, etc.) n’étaient pas nécessairement cataloguées de féminines, mais les articles s’appliquaient rapidement à renvoyer les femmes à ce qui était considéré comme leur nature : « c’est aussi un métier [assistante à la production] qui demande de la diplomatie et du doigté, car il leur revient d’amenuiser les petites frictions qui peuvent survenir, à l’occasion, au sein des équipes. Mais les femmes n’ont-elles pas toujours su jouer ce rôle[35]? » Une script-assistante devait également « utiliser au maximum son doigté, son tact et sa diplomatie » au sein des équipes de travail ou avec les techniciens et les autres services de la SRC, car c’est « souvent elle qui fait que les frictions et les difficultés s’aplanissent[36]. » En comparaison, des métiers fortement masculinisés, comme la technique, demandaient également à ceux qui l’exerçaient d’être patients avec leurs collègues afin de « créer un climat de confiance ». Ceci dit, les techniciens pouvaient aussi être autoritaires et devaient « penser vite » et « prendre des initiatives[37] », des qualités et des attentes qui n’étaient jamais associées aux métiers féminisés.

Lorsque les assistantes étaient mises en relation avec leurs collègues dans le journal du personnel, c’était non seulement pour apaiser les conflits, mais également pour valider la virilité masculine : « [l]a script doit aussi travailler en cars de reportages. Grimper sur les échelles des cars n’est que le commencement de ses soucis. Heureusement, il y a toujours un homme galant dans l’équipe pour l’aider[38]. » Alors que la SRC employait plusieurs réalisatrices à l’époque,[39] dans Circuit fermé, les script-assistantes étaient mises en relation uniquement avec des réalisateurs masculins qui pouvaient être « gentils, malappris, intelligents, farfelus et capricieux », mais aussi « suaves ou misogynes[40] » et avec qui elles devaient fatalement s’adapter. Vue comme la figure maternelle par excellence, la script-assistante qui partait en reportage trainait la bouteille de vodka pour « remonter le moral des troupes après une dure journée de tournage », se munissait « d’un nécessaire de couture » et apportait un fer à repasser « car il arrive que l’animateur, ayant rencontré une jolie blonde la veille, s’est déshabillé trop vite et n’est pas montrable à la caméra le lendemain[41]. »

La beauté des femmes, et par extension la jeunesse, était également un élément constitutif de la description des métiers féminins dans Circuit fermé. Par exemple, dans un reportage écrit en 1968, les dactylos étaient dépeintes comme de « jeunes » « demoiselles » qui se font « discrètes », mais intelligentes, tout de même, puisque « copier c’est bien, mais copier intelligemment c’est mieux[42]. » Comme en témoigne le rapport du Groupe de travail, les dactylos étaient fréquemment décrites par leurs qualités superficielles. Dans un film anglophone de recrutement cherchant à renseigner les étudiants aux métiers disponibles à la SRC, deux comédiens dépeignaient même les femmes y travaillant en soulignant qu’il y avait « aussi les jeunes filles... pour le classement, la dactylographie... ah! Les jeunes filles pour embellir l’atmosphère[43]. »

L’importance de la beauté féminine et des attributs l’accompagnant (élégance, distinction, grâce) était surtout renforcée par le recours aux hôtesses du Service des relations avec l’auditoire pour faire la promotion à la fois des émissions de Radio-Canada et de ses activités. La publication promotionnelle intitulée Ici Radio-Canada n’hésitait donc pas à présenter des hôtesses pour inviter les téléspectateurs et téléspectatrices à participer à ses émissions enregistrées devant public[44]. Leur costume, mini-jupes et bretelles où était inscrite la mention « Radio-Canada », mettait généralement leurs jambes et leur poitrine en valeur. Les hôtesses étaient même utilisées par la Société d’État pour rendre compte au public de l’évolution des travaux de construction de la nouvelle tour de la Maison Radio-Canada sur le boulevard Dorchester en 1970. Posant dans le chantier debout, les mains sur les hanches, assises ou couchées, jambes exposées, les jeunes femmes souriantes faisaient d’ailleurs figure d’objets de valeur au milieu de la poussière et des amoncellements de briques et d’acier : « Par une journée chaude et ensoleillée, les jolies hôtesses du Service des relations avec l’auditoire ne pouvaient trouver de meilleur endroit pour nous faire admirer leur charme », indiquait l’article[45].

De plus, toute occasion était bonne dans la programmation de Radio-Canada pour voter sur le corps des femmes. En 1964, par exemple, chez le doyen des jeux télévisés de l’époque, La Poule aux oeufs d’or, on a pu assister « au couronnement de Marie-Claude Lévesque, proclamée reine des hôtesses par 893 votes[46]. » En 1969, il était également possible de « faire [son] choix », photos à l’appui, pour élire les concurrentes au titre de Miss Coupe Grey[47], chaque équipe de football canadien ayant sa représentante attitrée et présentée dans Ici Radio-Canada. En 1972 et en 1973, l’émission culturelle Les Beaux dimanches a aussi présenté le couronnement de Miss Québec. La page couverture de l’édition d’Ici Radio-Canada du 19 au 25 mai 1973 était entièrement consacrée aux finalistes.

Surtout, la culture des concours de Miss tenus sur les ondes de la Société d’État se prolongeait à l’interne avec une compétition de « grâce, de beauté et d’élégance[48] » réservée aux employées et qui n’a jamais connu d’équivalent masculin[49]. À la demande de l’équipe du journal des employé(e)s Circuit fermé[50], l’événement a sollicité la participation pour la première fois des femmes de la division francophone de la SRC en 1971. En février de cette année-là, le premier d’une série d’articles occupant en quasi-totalité les « Unes » du journal des employé(e)s a annoncé en grande pompe la tenue de la compétition avec une illustration d’une secrétaire à Toronto, gagnante l’année précédente du titre de Miss CBC 1970. Le prix convoité? Une bourse de 50 $ et la chance de participer au même concours à la CBC de Toronto. La gagnante de Toronto se méritait alors une bourse de 500 $ et l’occasion de représenter Radio-Canada au concours Miss By-Line organisé par le Toronto Men’s Press Club.

À la différence des articles dans Circuit fermé qui mettaient l’accent sur les attributs traditionnellement associés à la féminité tout en prenant néanmoins soin de valoriser les fonctions des femmes et leur apport à la SRC, ceux concernant Miss Radio-Canada démontraient que l’enjeu déterminant la gagnante reposait essentiellement sur l’apparence plutôt que les compétences. Toutes les employées « célibataires ou mariées » y étaient admissibles sauf « les jeunes personnes qui exercent de façon régulière le métier de mannequin. Le préjugé favorable dont elles jouissent rendrait peut-être difficile la formation d’un jury absolument impartial[51]. » Les photos des candidates retenues tant à Montréal qu’à Toronto prouvent néanmoins qu’elles étaient toutes jeunes, jolies et minces. Pas question toutefois de défiler en maillot de bain. Les candidates étaient invitées à se présenter devant le jury avec les vêtements « qu’elles ont l’habitude de porter au bureau » puisque « la simplicité et la sobriété sont les deux sommets de l’élégance féminine[52] ». L’idée que des femmes plus âgées (ou même jeunes) puissent être récompensées pour leur performance dans l’organisation plutôt que pour leur physique ne semble pas avoir effleuré l’esprit des organisateurs et des commentateurs. Dans l’édition de mars 1971 de Circuit fermé, on apprenait d’ailleurs par la plume du rédacteur en chef, Jean Tétrault, que la gagnante du concours à Montréal était une secrétaire des services scéniques, une « rousse extrêmement séduisante aux yeux bleus » qui était « non seulement fort jolie, mais sa conversation est des plus agréables[53]. » Dans le compte rendu du journaliste, le seul fait d’armes de la gagnante était d’être la « troisième enfant d’une famille nombreuse[54]. » L’édition suivante de Circuit fermé célébrait sa victoire à Toronto parmi 13 autres candidates. Bien que ces employées provenaient de services de la SRC aussi divers que ceux des relations entre les stations de télévision, de la production radiophonique en studio ou de la publicité, elles étaient uniquement décrites de façon expéditive comme étant toutes « très jolies, élégantes, désirables » pour les hommes[55].

Dans l’univers radio-canadien, les femmes étaient donc majoritairement victimes de discrimination alors que les plus jolies d’entre elles étaient utilisées comme faire-valoir. La valorisation plus générale des compétences des femmes et de leurs responsabilités dans l’institution passait quant à elle principalement par leur rattachement aux métiers féminins et aux attributs associés à la féminité, ce qui renforçait la division et l’opposition des zones masculines et féminines dans l’organisation. Ironiquement, cette répartition genrée était également reproduite au Service des émissions féminines télévisées où les hommes étaient plus nombreux dans les postes de pouvoir et les femmes dans les emplois plus précaires de soutien.

Le Service des émissions féminines télévisées

Au Service des émissions féminines télévisées, la surreprésentation des réalisatrices au cours des premières saisons de Femme d’aujourd’hui est disparue au fur et à mesure que les effectifs de l’équipe ont augmenté. Ainsi, sur 17 ans de réalisation, ce qui correspondait à plus de 3000 émissions, on comptait 12 réalisatrices contre 29 réalisateurs. En 1980-1981, la liste du personnel contenait à elle seule un réalisateur pigiste et 15 réalisateurs permanents, dont seulement cinq femmes. Or la réalisation est considérée comme l’un des plus prestigieux métiers en production médiatique, car il confère un pouvoir important sur la diffusion de messages médiatisés[56]. En nombre minoritaire, les réalisatrices de Femme d’aujourd’hui ont donc eu moins de pouvoir, mais ont aussi été moins nombreuses que leurs collègues masculins à accéder à la sécurité conférée par le statut de réalisateur, et qui garantissait un emploi permanent jusqu’à 65 ans[57].

Non seulement la majorité des réalisateurs de l’émission Femme d’aujourd’hui étaient des hommes, mais ces derniers occupaient aussi une place prépondérante dans la production de l’émission, le personnel affecté aux prises de vues sur le plateau de tournage étant entièrement masculin. La situation était similaire pour la postproduction alors que les noms de seulement deux femmes figuraient parmi l’équipe du montage. Il a aussi fallu attendre la dernière saison de Femme d’aujourd’hui, en 1981-1982, pour que la conception du décor soit le fruit du travail d’une scénographe. En revanche, les postes de soutien comme ceux de secrétaires, d’assistante au chef de Service et de documentalistes ont été occupés essentiellement par des femmes. À la production du contenu des émissions, l’équipe des script-assistantes était également essentiellement féminine comme ailleurs à la SRC. La différence avec les autres secteurs de programmation télévisée dans les années 1960–1970 est que la chef du Service, Michelle Lasnier, avait la volonté d’engager plus de femmes pour les fonctions nécessitant le plus souvent d’être devant les caméras, comme les intervieweuses, les chroniqueuses et les animatrices. Selon elle, il était essentiel de permettre à des femmes de faire carrière dans cette voie : « les débouchés étant peu nombreux, aucun service ne me semblait mieux placé que le mien pour permettre aux femmes d’acquérir ce genre d’expérience. On ne compte plus maintenant celles qui font carrière en information, à la radio, à la télévision et qui ont acquis leur métier parmi nous[58]. »

Chez les collaborateurs et les collaboratrices à la recherche, les femmes étaient aussi plus nombreuses que les hommes. Cependant, contrairement à l’équipe de réalisation qui pouvait aspirer à la permanence, les recherchistes étaient soumises aux conditions à la pige qui généraient une plus grande précarité. En 1969, elles ont d’ailleurs dénoncé cette situation en demandant que soient adoptés une « base de salaire à la semaine » ainsi que des contrats annuels « selon l’expérience et la définition des tâches » afin d’assurer une régularité dans la rémunération. Leurs requêtes étaient justifiées afin d’éviter « l’éparpillement des recherchistes qui doivent pour subvenir à leurs besoins (boucler le budget) multiplier leurs sources de rémunération[59]. » Les recherchistes ont renouvelé ces constats en 1976 en soulignant que l’absence de contrats alimentait une insécurité financière généralisée et freinait la « continuité dans le travail[60]. » La rémunération liée aux conditions « à la pige en permanence dans une émission régulière » était considérée comme insuffisante, ce qui était paradoxal selon elles puisque les recherchistes participaient à la création d’une émission dont le rôle consistait « justement à promouvoir la condition des femmes par l’information[61]. »

Le Service des émissions féminines télévisées n’a donc pas révolutionné l’attribution des rôles et des responsabilités au travail selon les sexes et n’a pas suivi les suggestions du Rapport du groupe de travail qui recommandait en 1975 d’accroître, d’une part, le nombre de femmes dans les postes de pouvoir et de gestion et d’augmenter, d’autre part, le nombre d’hommes exerçant des fonctions de secrétariat et d’assistance afin d’effacer « l’image d’Épinal de la secrétaire parfaite[62]. » Et ce, malgré le fait que le Service ait été dirigé par une femme. Ce constat permet de nuancer la proposition selon laquelle la présence de femmes dans les postes de direction entraînerait automatiquement des changements en faveur des employées. En effet, comme le démontre Monica Löfgren-Nilsson, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que des femmes en position d’autorité « fassent la différence, elles ont plutôt tendance à partager les valeurs de leurs collègues masculins lorsqu’elles accèdent à ces positions. Plus elles se rapprochent du sommet de la hiérarchie, plus les valeurs et les façons de faire sont homogènes. C’est la condition d’accès au pouvoir[63]. »

Il faut toutefois noter que si Michelle Lasnier avait un pouvoir décisionnel très important au sein de son secteur, sa marge de manoeuvre était limitée par une haute direction essentiellement masculine, à savoir un directeur des programmes TV, un directeur de la télévision française, un vice-président de la radiodiffusion française et leurs adjoints respectifs. C’était la haute direction qui décidait, par exemple, du nombre de réalisateurs affectés à chaque Service et Michelle Lasnier a constamment dû se battre pour augmenter son équipe de réalisation[64]. Pendant 17 ans, la gestion des comptes et des ressources matérielles ainsi que la négociation des contrats de la section des émissions féminines ont également été confiées exclusivement à des hommes qui étaient nommés par la haute direction, à l’image des autres Services de production. Mme Lasnier avait également l’obligation de s’adresser à la haute direction pour la plupart des questions associées au budget accordé à son secteur. Le pouvoir décisionnel au sein du Service des émissions féminines demeurait donc ultimement entre les mains d’une équipe masculine qui possédait un droit de regard final sur les budgets accordés à chaque Service[65].

Or au cours des années 1960–1970, le financement public de Radio-Canada a été soumis à des diminutions constantes[66], ce qui a particulièrement touché le secteur féminin, comme le notait Michelle Lasnier en 1977 en écrivant que son « poste a exigé un combat continuel pour obtenir des augmentations de crédits et une vigilance permanente. Or depuis quelques années, la tâche est encore plus difficile, car alors que les coûts de production augmentent considérablement, les crédits eux, s’amenuisent de saison en saison »[67]. Le budget du Service des émissions féminines télévisées était limité et les ressources humaines y ont toujours été insuffisantes. Femme d’aujourd’hui était donc produite « malgré toute une série de contraintes[68]. » Si l’ensemble de la production à Radio-Canada a été touché par la diminution du financement public, il faut noter que ces compressions étaient particulièrement douloureuses pour les secteurs considérés moins prestigieux, comme le Service des émissions féminines télévisées qui produisait une émission pour un public cible restreint (les femmes au foyer) et diffusait principalement sa programmation au cours des heures creuses de l’après-midi. Cette affectation ne lui permettait pas d’être concurrentiel en terme de budgets par rapport à d’autres secteurs comme l’Information ou les Dramatiques, qui proposaient des émissions aux heures de grande écoute. À l’image de la programmation dans d’autres pays, comme à la British Broadcasting Corporation (BBC) au Royaume-Uni[69], et malgré la qualité notoire de ses productions, le secteur des émissions féminines a donc constamment jonglé avec des budgets dérisoires bien qu’il assurait une fréquence quotidienne d’une heure à partir des années 1960.

Cette structure qui créait une hiérarchisation de la programmation a eu des répercussions sur la classification des emplois, ceux correspondants au secteur féminin étant vraisemblablement moins payants. À la fin de la saison 1972-1973, marquée par un grand forum tenu avec les téléspectatrices dans le cadre des célébrations liées à la 1500e émission de Femme d’aujourd’hui, Michelle Lasnier a par exemple communiqué avec le chef du Service des annonceurs afin de demander « instamment une double augmentation de salaire rétroactive au 1er avril 1973 pour Aline Desjardins[70] », l’animatrice-vedette de Femme d’aujourd’hui. Michelle Lasnier soulignait son « étonnement devant le fait qu’après tant d’années et d’expérience [...] Mme Desjardins ne soit pas encore parvenue au sommet de son échelle de salaire ». La somme de 1 000 $ qui était attribuée à la figure de proue de l’émission pour frais de vêtement et de coiffure était par ailleurs tout à fait « inadéquate si l’on considère que toutes les speakerines quelles que soient leurs affectations reçoivent un montant de 300.00 $ », et ce, même si elles étaient à la radio et n’avaient pas à assurer une présence de « presque 200 heures à l’écran par saison ». Mme Lasnier souhaitait donc que le contrat d’Aline Desjardins se compare enfin aux « contrats similaires qui existent dans la Maison[71]. »

La hiérarchisation des secteurs de la programmation affectait aussi la chef de Service elle-même. En 1975, dans sa description de tâches en vue d’une réévaluation des postes par la haute direction, Michelle Lasnier rappelait l’existence à Radio-Canada de discriminations créées par la non-reconnaissance de fonctions identiques au sein de lignes hiérarchiques différentes. Elle se plaignait ainsi que son salaire ait été le même que celui des chefs de service n’ayant pas une charge de travail aussi élevée qu’elle : « assurer la production de presque 300 heures d’émissions de télévision par année; diriger 14 réalisateurs de télévision à temps plein (dont un à Québec et un à Ottawa); diriger également des équipes de postes affiliés [...]. Est-il superflu de signaler ici la différence avec la responsabilité qui consiste à faire diffuser ce qui a été produit ailleurs[72]? »

Les notes de service concernant l’aménagement et l’ameublement de la section féminine révèlent également que les conditions de travail au Service des émissions féminines télévisées étaient inadaptées pour l’équipe, y compris pour la chef de service. En 1968, elle réclamait par exemple de nouveaux meubles pour son bureau afin de remplacer le mobilier qui se détériorait, en précisant que son travail l’obligeait à recevoir « une foule de gens qui manifestent toujours la surprise en voyant la responsable des émissions dites féminines dans un tel décor[73]. » La même année, elle ajoutait qu’elle avait « besoin de quatre tables de travail de 4 par 6 qui permettront à mes collaborateurs d’installer leur écritoire ailleurs que sur leurs genoux quand nous faisons nos séances de travail[74]. » Dix ans plus tard, en 1978, Mme Lasnier souhaitait encore que son bureau « qui sert à plusieurs usages ne soit plus cet espèce de fourre-tout où le chef de service lui-même se sent parfois de trop ». Dans cette note de service, elle demandait également « pour la communication et le bon moral des troupes », que les réalisateurs soient installés au même étage et soulignait la nécessité d’avoir accès à une pièce « assez vaste » pour permettre à son équipe de tenir des réunions quand bon lui semble, à l’image des autres secteurs de productions : « J’imagine que les équipes qui travaillent en Information n’ont pas à parcourir les étages pour des meeting improvisés afin de dénicher des espaces libres[75]. »

Les conditions de travail des animatrices de Femme d’aujourd’hui, du moins à Montréal, étaient également inadéquates compte tenu de l’ampleur de leurs tâches. En effet, ces dernières rédigeaient leurs présentations et les enchaînements, animaient les tables rondes et effectuaient des entrevues et des reportages à l’extérieur des studios de Radio-Canada. Elles prenaient également connaissance de la recherche, lorsqu’elles ne la faisaient pas elles-mêmes[76]. Or, comme l’a écrit Michelle Lasnier au directeur de l’exploitation en 1969, l’équipe du Service des émissions féminines télévisées ne disposait pas « de l’espace minimum requis par le type d’émission que nous faisons. Un exemple suffira sans doute à illustrer notre... inconfort. L’animatrice de Femme d’aujourd’hui (200 heures d’émissions télévisées en neuf mois) ne dispose même pas d’un bureau[77]. » Quelques années plus tard, Michelle Lasnier soulignait que les deux animatrices principales à Montréal, Aline Desjardins et Louise Arcand, étaient « encagées dans deux cubes sans fenêtre. J’espère qu’un réaménagement des espaces permettra de les loger plus sainement[78]. »

La culture organisationnelle au sein même du Service des émissions féminines était également connotée à la masculinité. Cela signifie que malgré le fait que ce Service ait existé à une époque où les femmes étaient majoritairement associées à la sphère domestique, le travail dans ce secteur consacré à la production féminine était organisé autour de l’idéal de l’employé détaché de ses responsabilités familiales et privées[79]. Cette organisation du travail affectait particulièrement la chef et semble avoir été le prix à payer pour être une femme en position d’autorité. En plus de la gestion des ressources humaines qui n’ont cessé de croître, Mme Lasnier était effectivement responsable des décisions prises tant à l’égard de l’orientation, des objectifs et de la diffusion de Femme d’aujourd’hui que des autres émissions télévisées occasionnelles produites par sa section. Elle établissait les priorités de Femme d’aujourd’hui, mettait des projets en oeuvre et suggérait des topos à son équipe de réalisation. Son contrôle s’établissait tant en amont de la production qu’en aval. Par exemple, elle demandait régulièrement aux réalisateurs et aux réalisatrices de lui fournir à l’avance les reportages susceptibles notamment de soulever la controverse. En janvier 1972, par exemple, elle a écrit à une réalisatrice pour regarder avec elle son bloc sur l’avortement en prévision de sa diffusion le mois suivant[80]. Rares sont également les fois où la chef de service n’a pas regardé l’émission au moment même où elle était en ondes pour ensuite commenter et apporter des ajustements en prévision des diffusions ultérieures. L’étendue des responsabilités de Michelle Lasnier grugeait ainsi une partie importante de son horaire personnel, puisqu’en raison de « la fréquence des émissions [et du vaste domaine couvert] ce poste en est un d’une incroyable exigence, car il ne permet jamais de relâcher la vapeur[81] ». Cela la forçait à faire une somme considérable de travail hors du bureau dont « des heures de lectures (livres, périodiques, coupures de journaux, projets d’émissions ou recherches élaborées) qui dévorent chaque soirée. Et le moindre retard dans ce travail handicape d’autant les heures libres de la fin de semaine, car il est essentiel, quand on dirige des émissions d’information, de tout savoir[82] ».

Ces exigences n’incombaient d’ailleurs pas seulement au poste de direction, mais également aux recherchistes. Travailler pour Femme d’aujourd’hui exigeait de « circuler dans différents milieux sociaux »[83], de proposer des projets et faire des recherches par la lecture de livres, de journaux, de revues, d’études, de dossiers ou de rapports qui touchaient tous les aspects de la « vie des femmes, du couple, de la famille, au travail, à la santé, à l’éducation, à la création, etc. [84]. » Ces tâches demandaient un « travail constant » pour suivre le rythme quotidien de l’émission afin de fournir aux téléspectatrices « l’information la plus large possible dans tous les domaines[85]. » Pour certaines recherchistes, la charge de travail à temps plein exigeait également une présence physique au bureau de 9 h à 17 h, ce qui posait problème pour plusieurs mères de famille[86]. On remarque ainsi qu’en dépit de son titre comme Service des émissions féminines télévisées, la production dans ce secteur était associée aux conceptions de la masculinité impliquant de longues heures de travail, une séparation rigide entre la carrière et la vie familiale et un manque de flexibilité sur l’aménagement de l’horaire[87].

Possibilités offertes aux femmes

Malgré les inégalités vécues par les femmes au Service des émissions féminines télévisées, plusieurs d’entre elles y sont restées de nombreuses années, y compris la chef de Service, les animatrices principales à Montréal et à Québec, ainsi qu’un nombre important de recherchistes et d’intervieweuses. Au niveau de la réalisation, l’équipe féminine a aussi été plus stable que celle des hommes et comptait dans ses rangs des réalisatrices comme Yvette Pard, présente du début à la fin de Femme d’aujourd’hui. Une script-assistante qui a travaillé deux ans pour Femme d’aujourd’hui à Québec avant d’être transférée au Service des affaires publiques et qui souhaitait revenir au secteur des émissions féminines, a même écrit à Mme Lasnier en janvier 1973 pour lui dire qu’elle n’aimait « pas travailler à la section des nouvelles et reportages. J’aime faire une émission à laquelle j’ai participé à préparer [sic] avec le réalisateur ce qui ne se fait pas à ce service dû au contenu[88]. » Elle ajoutait qu’elle préférait travailler au Service des émissions féminines qui lui avait donné « la chance de rencontrer des gens très intéressants, d’apprendre beaucoup de choses différentes » et « de travailler avec toutes les facilités soit studio, film, VR3000 ou mobile[89]. » La participation des recherchistes aux diverses étapes de la conception de l’émission « depuis l’état de projet jusqu’au jour de l’émission, en passant par les étapes du tournage, du montage, du choix des invités » impliquait aussi des tâches qui n’étaient pas trop « répétitives et restreintes » comme celles « de téléphone ou de documentation écrite[90] », des fonctions plus monotones généralement confiées aux femmes. L’intervieweuse Françoise Faucher affirmait pour sa part dans sa biographie qu’on « prenait en considération les idées qu’elle proposait et qu’on refusait rarement. Michelle Lasnier [...] accordait une très grande liberté d’action aux autres membres de l’équipe[91]. » De son côté, l’intervieweuse Minou Petrowski soulignait également que son travail à Femme d’aujourd’hui lui avait offert la possibilité de toucher à la réalisation et au montage, de faire de nombreux voyages et des rencontres intéressantes : « Je vis au jour le jour une aventure passionnante, toutes les rencontres que je fais dans le cadre de Femme d’aujourd’hui sont un apprentissage inespéré[92]. »

Plusieurs membres de l’équipe ont donc tenu compte de l’autonomie et de la diversité des responsabilités que leur travail au Service des émissions féminines télévisées leur apportait. Michelle Lasnier a affirmé que cette réalité était possible grâce au créneau horaire accordé aux émissions féminines, soit l’après-midi. Si bien qu’elle a toujours refusé de déménager complètement l’émission en soirée en dépit des nombreuses pressions à cet effet provenant à la fois des chroniqueurs télé dans les médias, des publics de l’émission et des organisations féministes. Pour Mme Lasnier, il y avait chez le public d’après-midi une « attente, une qualité d’écoute et une homogénéité telle qu’elle nous permettait d’aborder les sujets les plus délicats d’une façon beaucoup plus directe qu’on n’aurait pu le faire en soirée[93]. » L’heure de diffusion de la programmation féminine a ainsi permis à ses créatrices (et ses créateurs) de traiter avec une plus grande liberté de sujets controversés, ou même tabous, liés aux femmes, comme l’avortement, le viol, la violence conjugale, l’homosexualité, etc. Ici repose par conséquent le paradoxe généré par la présence d’un Service des émissions féminines et d’une émission comme Femme d’aujourd’hui à la télévision publique. Tout en justifiant l’exclusion du travail des femmes dans les formes plus masculinisées de la programmation en soirée, tout en reproduisant le même déséquilibre du pouvoir en défaveur des femmes à la SRC, le travail au secteur des émissions féminines a aussi autorisé une plus grande liberté dans le choix et dans le traitement des sujets en raison d’une programmation diffusée en journée[94].

Conclusion

Au cours des années 1970, sous la pression de l’Association des femmes de Radio-Canada suite à la publication du rapport de la Commission royale d’enquête, la Société d’État a adopté des mesures pour l’égalité des chances afin de diminuer les discriminations visant les femmes à l’embauche et à l’emploi. L’efficacité de ces mesures a néanmoins été freinée non seulement parce qu’elles restaient à la discrétion de dirigeants masculins qui entretenaient des préjugés envers les femmes, mais également parce que la culture organisationnelle était elle-même construite selon une perception de distinctions sexuées des qualités et des compétences selon les sexes qui définissaient les métiers et la place des femmes dans l’organisation. Cette différentiation s’appuyait sur des conceptions d’aptitudes associées à la féminité comme la patience, la minutie et la prise en charge du bien-être des collègues, ce qui dirigeait les femmes principalement vers les métiers de soutien. Par ailleurs, les attributs physiques des femmes, comme la beauté, étaient régulièrement utilisés pour faire la promotion de la programmation et des activités de Radio-Canada tout en étant exploités pour valoriser la contribution du personnel féminin, ce qui n’était pas le cas pour les hommes.

En comparaison, même si le Service des émissions féminines était dirigé par une femme et qu’il était majoritairement composé de personnel féminin travaillant principalement à la production de Femme d’aujourd’hui, un magazine télévisé réputé pour sa contribution à la médiatisation des questions féministes au cours des années 1960-1970, il reproduisait une dynamique genrée qui renforçait également les discriminations envers les femmes. La culture de travail y était semblable aux milieux fortement masculinisés, car elle tenait peu compte de la flexibilité nécessaire en milieu de travail pour accommoder les femmes, toujours considérées à cette époque comme les principales responsables de la famille. Les hommes, comme gestionnaires et comme producteurs de contenus, occupaient également en plus grand nombre les postes de pouvoir alors que les femmes étaient majoritaires dans les emplois de soutien et à la pige. Le travail en général au secteur féminin était aussi dévalué contrairement à des secteurs de production plus prestigieux. Les budgets, les ressources humaines et les salaires accordés au personnel du Service des émissions féminines télévisées n’ont donc jamais été à la hauteur d’un secteur qui a produit pendant 17 ans une émission quotidienne d’une heure, neuf à 10 mois par année. Ce statut a tout de même favorisé une plus grande liberté pour les femmes y travaillant, ce qui leur a permis d’offrir des enquêtes et des reportages de qualité sur la vie des femmes à travers le Québec, le Canada et le monde, des perspectives peu médiatisées dans les médias généralistes de masse à l’époque. On remarque ainsi, d’un point de vue historique, que la présence de femmes dans une organisation, et même dans certains postes de pouvoir, ne garantit pas l’établissement d’un milieu de travail plus égalitaire. La culture organisationnelle figure par conséquent comme un facteur déterminant dans l’assignation des valeurs relatives aux caractéristiques jugées masculines ou féminines, favorisant le cantonnement des femmes dans des positions subordonnées. Il ne suffit donc pas d’embaucher un plus grand nombre de femmes dans les postes de pouvoir pour apporter des changements dans le monde du travail, il faut également identifier et éliminer les dynamiques genrées dans les structures organisationnelles qui participent à la dévaluation systématique de ce qui est perçu comme étant féminin comparativement à ce qui est perçu comme étant masculin.