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Introduction

L’institutionnalisation de l’alternance s’est développée autour d’un modèle organisationnel que l’on peut résumer ainsi : une alternance de qualité dite « intégrative » repose sur la coopération entre des acteurs. Il s’agit d’une coopération entendue comme une coordination technique à partir d’un ensemble d’outils de liaison. Les mêmes acteurs institutionnels, inscrits dans ce modèle, partagent toutefois de façon récurrente le constat de son relatif échec au vu des indicateurs-qualité mis en place, tout en caressant l’espoir d’une amélioration de l’usage de l’instrumentation préconisée.

Cet article prend appui sur l’expérimentation d’un modèle alternatif via une recherche-action qui a adopté une autre approche de la coopération substituant le travail des liens, travail conçu comme « une activité de reliance des alternants » à l’approche technique de la liaison entre des centres de formation et des entreprises. Après avoir présenté rapidement le contexte et les modalités de cette expérimentation, nous exposerons le cadre théorique. Nous mobiliserons l’approche de l’activité en référence à Pastré (2009, 2011) et la théorie de l’engagement dans la place de travail selon Billett (2009), à partir duquel les hypothèses de recherche se sont traduites dans un dispositif pédagogique repensé. Les résultats de la recherche seront présentés à l’aide d’illustrations des tendances lourdes observées. Nous reviendrons enfin sur ce cadre théorique pour en discuter les fondements et pour mettre en évidence les questions qu’il soulève.

1. L’échec du modèle organisationnel de l’alternance : la coopération comme coordination technique entre les acteurs

On peut considérer la Loi française du 16 juillet 1971 relative à l’apprentissage comme l’initiatrice du développement de l’alternance en tant que figure politique et pédagogique. Les formations en alternance ont ainsi connu, en France, progressivement une diversification de leurs formes institutionnelles dans les années 80 et 90 (forme scolaire instituée avec le bac professionnel, contrats d’insertion en alternance créés par les partenaires sociaux…). Cette diversification s’est accompagnée d’un double mouvement de scolarisation et d’institutionnalisation. 1) La scolarisation de l’apprentissage et plus largement de l’alternance se présente sous deux formes : d’une part, sa diffusion généralisée dans les lycées et à l’université et, d’autre part, son imprégnation par le modèle scolaire de la formation, se déroulant comme si la valorisation sociale de l’alternance passait par son allégeance aux normes de l’école. 2) L’institutionnalisation de l’alternance se traduit par un modèle de référence à double face : d’un côté, l’obligation du partenariat entre l’école (ou le centre de formation) et l’entreprise et, de l’autre, la coopération pédagogique entre les acteurs conçue d’abord comme une coordination technique.

Les différents textes législatifs et réglementaires qui ont jalonné cette institutionnalisation au cours des 40 dernières années ont, de façon récurrente, opposé à une alternance de juxtaposition école-entreprise une alternance articulée (dite intégrative) conçue à partir de différentes initiatives que l’on peut considérer comme constitutives de ce modèle institutionnel et organisationnel : séances d’information réunissant des maîtres d’apprentissage et des tuteurs, visites des « alternants » sur le site de l’entreprise par les formateurs au cours de la formation de l’apprenti, documents de liaison (livret d’apprentissage, fiches navettes…), actions de formation des maîtres d’apprentissage et des tuteurs. En outre, cette boîte à outils est sous la responsabilité du centre de formation qui est reconnu comme le pilote de l’ensemble et pas seulement comme l’un des acteurs du processus de formation. Un véritable « référentiel » de la « qualité pédagogique de l’alternance » a été érigé en normes et a fait l’objet d’un consensus entre les différents responsables et acteurs politiques de l’alternance : État, Conseils régionaux, partenaires sociaux.

Cette fabrication institutionnelle de la norme de l’alternance s’est accompagnée d’un mouvement convergent dans le champ de la recherche au cours des années 70 et 80, participant de ce fait à légitimer ce modèle institutionnel et organisationnel de l’alternance. Qu’il s’agisse des travaux de Malglaive, Bourgeon ou Schwartz qui constituent les premiers travaux de référence à la fin des années 70 et vont le rester jusque dans les années 90[1], une même approche normative et prescriptive est mise en scène opposant une « vraie » et une « fausse » alternance sans jamais questionner la réalité du fonctionnement de l’alternance et celle des pratiques des acteurs[2].

Nous citerons plus particulièrement Malglaive (1993) qui a constitué pendant de longues années la référence scientifique centrale de ce qu’il a appelé l’alternance intégrative, celle-ci devenant dès lors la norme dite « scientifique » de la « réelle » alternance (ce sont ses termes). Quatre éléments fondent ce modèle : une stratégie globale de formation qui clarifie le projet partagé et les rôles respectifs des acteurs ; une pédagogie inductive à partir des situations de travail ; un système relationnel entre les acteurs tout au long de la formation ; un dispositif d’évaluation en continu et concerté entre les acteurs. Précisons que pour Malglaive (1993) les acteurs sont au centre de la formation en entreprise. Le dispositif coconstruit et co-animé est au service de l’alternant. « L’alternance intégrative se joue dans la concertation permanente des acteurs qui conservent chacun leur spécificité et leur zone d’autonomie parce que chacun obéit à sa logique propre. Et cette concertation a un objet unique et permanent : l’élève » (Malglaive, 1993, p. 3).

Dans le même temps, il suffit d’analyser les schémas régionaux de l’apprentissage ou ceux issus des politiques dédiées à la formation professionnelle des jeunes pour constater que de façon récurrente, depuis plus de 20 ans, les mêmes constats sont effectués : la fréquentation des réunions d’information des chefs d’entreprise et des tuteurs ou des actions de formation les concernant est particulièrement faible ; les visites en entreprise par les formateurs connaissent une fréquence très inégale, mais sont en règle générale assez rares (le plus souvent une fois sur l’ensemble du cursus, exceptionnellement plus) ; les outils de liaison sont peu renseignés et lorsqu’ils le sont, ne font pas l’objet de l’exploitation prévue. En d’autres termes, l’alternance réelle n’aurait rien à voir avec l’alternance prescrite. C’est ce dernier constat, relativement partagé entre les acteurs d’une région (branches professionnelles, organismes gestionnaires de CFA, CFA, formateurs, tuteurs et maîtres d’apprentissage), qui a conduit en 2009 un Conseil régional à engager une réflexion sur ce que pourrait être une alternance revisitée à la lumière des travaux de recherche récents sur l’alternance, sur le travail et sur l’expérience formatrice.

Une première étape de mise en commun de l’expérience des acteurs dans leurs pratiques de l’alternance a conduit aux constats suivants :

  • La relation entre le CFA et les entreprises est réellement problématique : les outils, dits de liaison, ne fonctionnent pas vraiment malgré leur révision récente. Les visites des formateurs sont rares et insuffisantes à leurs propres yeux. Les effets de ces visites sont mises en question, ce qui justifie aux yeux de certains leur rareté compte tenu de leur coût en temps d’organisation et de déroulement.

  • Les formateurs constatent une grande difficulté des apprentis à faire des liens : liens entre leurs apprentissages en entreprise et ceux qu’ils font au CFA, liens entre leurs différentes interventions en entreprise, liens entre les enseignements au CFA, liens entre le métier concret tel qu’il se pratique dans leur entreprise et le métier tel qu’il est ciblé par le diplôme. Difficulté à faire les liens, car ils vivent en permanence des décalages et des écarts, qu’il s’agisse de l’instabilité des pratiques professionnelles (façons de faire différentes entre les professionnels et souvent d’une situation de travail à l’autre pour un même professionnel), ou de leur sentiment de positionnement constamment décalé (trop scolaire en début d’apprentissage, trop salarié, perdant souvent de vue le diplôme, en seconde année de formation).

  • Cette expérience des écarts ou de la dissonance entre le monde du CFA et celui de l’entreprise se traduit pour beaucoup de jeunes par une forme de retrait ou de passivité et par un sentiment de peur de ne jamais être à la bonne place et dans la bonne position.

Ces constats ont fait émerger une opposition entre l’organisation des liaisons et le travail des liens. Ils conduisent à reformuler le problème initial de coordination technique entreprise-CFA en un problème de travail des liens réalisés par l’apprenti sur un double registre : cognitif et psychosocial. Il s’agit d’étudier ici l’implication des apprentis ou des alternants. En effet, ce sont les apprentis qui font l’aller-retour entre le CFA et leur entreprise d’apprentissage, agissant plus ou moins comme des agents de liaison compte tenu de leur inégale capacité à relier leur action dans les deux environnements. La question initiale était la suivante : « Comment améliorer la liaison entre le CFA et l’entreprise ? ».

Elle est progressivement devenue : « Comment guider ou accompagner le travail de lien qui incombe à l’apprenti à partir des différents lieux et moments d’apprentissages afin de lui permettre de tenir la bonne position ? ».

Cette reformulation rend compte d’une volonté de traiter simultanément une approche socio-constructiviste de l’élaboration des apprentissages et une approche interactionniste relative aux places attribuées et aux rôles investis aussi bien en contexte de travail qu’en contexte de formation.

2. De la liaison problématique CFA-entreprise à la problématique du travail du lien : l’activité de reliance des alternants comme cadre théorique de la recherche-action

Bref, si l’alternance intégrative est le modèle légitime accepté par tous, l’analyse des faits rend davantage compte d’une alternance multiforme qui, sous le couvert de la norme mettant en scène l’école et l’entreprise, relève en réalité du jeu caché des acteurs et plus particulièrement du jeu des alternants dans leurs façons de pratiquer l’alternance. Les relations formelles et instituées entre les acteurs s’avèrent finalement peu structurantes, puisqu’il est fait l’hypothèse que ce sont les interactions au quotidien entre les acteurs, au centre desquelles l’engagement des alternants occupe « la » place centrale, qui rendraient compte de la réalité multiforme de l’alternance.

La démarche de recherche-action adoptée, dont il est rendu compte dans cette contribution, a donc pris comme point de départ l’opposition formulée par Alter (2009). Il oppose deux figures : d’un côté, celle de la coordination technique qui relève de l’organisation instituée, du prescrit et du procédural, et de l’autre, celle de la coopération effective entre les acteurs au travail et en formation, coopération qui s’inscrit dans la face cachée d’un travail réalisé ensemble, dans des échanges de services et dans l’informel de la vie en entreprise et au centre de formation.

Cette distinction nous a dès lors paru particulièrement pertinente, car elle elle conduisait à opérer un déplacement des institutions et des organisations vers les acteurs opérationnels. On pourrait parler d’une coopération « instituante » par opposition à une coordination technique instituée, afin de désigner la dynamique des acteurs opérationnels (alternants, formateurs, tuteurs) dans leurs façons de faire et de composer avec les prescriptions, de faire aussi avec les autres dans leurs relations d’interaction qui instituent l’alternance réelle. Ce déplacement des organisations vers les acteurs a été associé à un choix théorique de donner une place centrale à l’alternant pour une double raison.

D’un côté, les observations des participants à la démarche de recherche-action convergeaient avec celles de Kunégel (2011) et de Lechaux (1995) à propos des pratiques des tuteurs. Il ressortait notamment de ces travaux que les tuteurs conditionnaient leurs modes d’implication dans l’encadrement du jeune à l’engagement de celui-ci dans le travail (Kunégel, 2011). De l’autre, il était fait le constat que si l’alternant se déplace d’un environnement à l’autre il est de fait dans une position consistant à faire tiers entre les deux. D’où l’importance de porter le regard sur les pratiques et l’expérience construites dans le cadre de l’activité réelle des individus au travail (qu’il s’agisse de leur travail en entreprise ou de leur travail en formation), ce que nous pourrions appeler aujourd’hui le « travail silencieux » (Barbier & Thievenaz, 2013) de l’alternance et de l’alternant. La recherche-action s’est ainsi appuyée sur le croisement d’une double approche théorique : l’approche de l’activité en référence aux travaux de la didactique professionnelle et l’approche du courant anglo-saxon du Workplace learning référé à l’anthropologie et à la psychologie sociale.

Pastré (2011) s’inscrit dans le courant de la psychologie cognitive pour analyser le travail et l’activité du travailleur. Il a ainsi mis en avant l’importance de la conceptualisation dans l’action comme fondement de l’activité. La conceptualisation vise à mobiliser et/ou à élaborer des schèmes théoriques et pragmatiques faisant office d’invariants (l’organisation de l’activité pour des classes de situations données) en vue de comprendre la singularité de chaque situation et de pouvoir la traiter avec pertinence et efficacité, c’est-à-dire en déployant une variabilité d’activité adaptée aux situations. Cette approche s’inscrit dans une philosophie du développement du sujet. Le modèle opératif construit par apprentissage pour une famille de situations données doit se reconfigurer en fonction des nouvelles classes de situations rencontrées. Ce qui conduit Pastré (2011) à formaliser trois conditions pour que les apprentissages induisent un processus de développement : « l’importance des situations de discordance et la capacité d’un apprenant d’en tirer profit ; l’ouverture des compétences vers une généralisation qu’on peut qualifier d’abstraction réfléchissante ; le passage à un apprentissage en première personne, avec les implications identitaires que cela entraîne » (Pastré, 2011, p. 116).

Cette philosophie du développement conduit Pastré à opposer le « sujet capable » au « sujet épistémique », « un sujet qui dit “je peux (ou ne peux pas)”, avant de dire “je sais (ou ne sais pas)”» (Pastré, 2009, p. 162). La didactique professionnelle peut dès lors contribuer au développement d’un sujet capable en mettant en oeuvre un dispositif de formation construit à partir de trois composantes : une élaboration de situations à visée didactique permettant l’élaboration par le sujet d’un répertoire pour l’action constitué d’invariants et de modes opératoires associés à des familles de situation, l’expérience in situ du travail guidée par ce répertoire et enfin, l’analyse réflexive rétrospective sur l’expérience.

L’approche de Billett inscrit dans le courant du Workplace learning a également été mobilisée. Son approche de la participation aux activités professionnelles nous paraissait apporter un éclairage complémentaire à celui de la didactique professionnelle pour chercher à comprendre les difficultés de positionnement des apprentis aussi bien en entreprise qu’au centre de formation. C’est à partir des travaux de Billett (2009) que notre reformulation de la question posée incluait le libellé suivant : « afin de lui permettre de tenir la bonne position ». Billett (2009) fonde la question de la participation de l’individu aux activités de travail sur la distinction entre ce qu’il appelle l’affordance de la place de travail et le degré d’engagement de l’individu. L’affordance désigne « la qualité de l’offre propre à la place de travail, c’est-à-dire les modalités par lesquelles les individus peuvent prendre part aux activités et aux interactions » via les ressources mises à leur disposition et le type de coopération au sein du collectif de travail. De l’autre côté, le degré d’engagement de l’individu repose sur la trajectoire biographique des personnes, leurs valeurs et croyances, leurs rapports au travail et à la formation.

Les interactions entre, d’une part, ce que l’on pourrait appeler la potentialité formatrice de l’environnement en termes d’apprentissages et, d’autre part, le degré d’engagement de l’alternant que Billett (2009) nomme « l’agentivité » de l’individu vont contribuer à une dynamique de construction de savoirs, de manières d’agir et d’apprendre, dynamique plus ou moins optimisée selon la qualité de participation de l’environnement et du sujet. Là encore, cette optimisation n’est pas donnée. Elle dépend de la qualité du dispositif de guidage mis en place en vue de favoriser la richesse formatrice de l’affordance et le niveau d’engagement du sujet.

Les deux courants mobilisés donnent une place centrale au dispositif de formation conçu comme guidage d’un sujet capable, à la fois dans son implication au travail et dans le déploiement de son activité. Ce que Durand (2008) a appelé des « espaces d’actions encouragées » en référence à la théorie de l’enaction. Cette conception d’environnements de formation à potentialité formatrice repose sur cinq principes : « a) aider et influencer l’activité des formés pour la transformer ; b) proscrire et non prescrire ; c) prendre une activité cible pour référence ; d) assurer le lien entre l’activité cible et l’activité en formation ; e) assurer le pont entre l’activité en formation et l’activité cible » (Durand, 2008, p. 196).

Le travail du lien, au fondement même de la recherche-action dont il est rendu compte ici, relève donc d’une double dimension : une dimension cognitive, mais également une dimension psycho-sociale, voire anthropologique[3] au regard de l’importance donnée à la coopération dite instituante et au rôle central de l’alternant dans cette coopération.

La notion de reliance mobilisée par Morin (2005), à la suite de Boll de Bal (2003), apparaît donc comme ce qui peut, au mieux, qualifier la double activité de l’apprenti, cognitive et psycho-sociale ainsi que son travail silencieux et relativement invisible. Bolle de Bal (2003) distingue en effet : la reliance cognitive, la reliance psychologique (en termes de construction identitaire), la reliance psycho-sociale (qui serait ici la construction de sa place de professionnel, l’appartenance à un groupe de professionnels) et la reliance écologique (en l’occurrence à travers le tissage de liens faits par les apprentis entre le CFA et l’entreprise). Morin (2005) remobilise cette notion de reliance pour penser la complexité. La façon dont il définit celle-ci et dont il précise les enjeux qu’elle soulève est particulièrement éclairante pour comprendre le système de l’alternance. « Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot complexus, ce qui est tissé ensemble. Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème (de réforme de pensée) c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier. Relier, c’est-à-dire pas seulement établir bout à bout une connexion, mais établir une connexion qui se fasse en boucle. Du reste, dans le mot relier, il y a le « re », c’est le retour de la boucle sur elle-même. Or la boucle est autoproductive » (Morin, 1995, p.118).

L’alternance vise en effet à relier deux environnements socialement et historiquement disjoints (l’école et l’entreprise) et Morin (2005) nous invite à bien distinguer la mise en connexion et la rétro-action. La rétro-action est associée au principe dialogique (tensions entre des instances différenciées et complémentaires) et au principe hologrammatique (la partie est dans le tout et le tout est dans la partie). Les tensions ou les discordances, pour reprendre le terme de Pastré, sont constitutives, et en ce sens indépassables, de l’alternance. Les relier consiste à les travailler pour les rendre productives d’apprentissages. Ces tensions sont notamment exacerbées dans chaque situation de travail. Chaque situation est à la fois singulière (une infime partie du métier) et générique (l’invariant du métier y est présent). La réussite de l’action, et donc l’apprentissage à élaborer, portent sur cette capacité à percevoir le générique dans le singulier tout en prenant en compte ce singulier, car l’activité n’est pas reproduction, mais adaptation ou modulation in situ. En réalité, ce travail de reliance ne peut se faire sans un tiers ou une activité de médiation, incarnée dans le cas présent par l’activité de l’alternant soutenue par le dispositif d’« espaces d’actions encouragées » (Durand, 2009) que nous avons appelé « dispositif mobilisateur ». Ce qui nous a conduit à parler d’activité de reliance de l’alternant dans le cadre d’un dispositif mobilisateur par opposition au modèle organisationnel de mise en connexion via des outils de liaison.

3. Le dispositif de recherche-action et la démarche pédagogique associée sur la guidance du travail du lien

3.1 Le dispositif de recherche-action

Ce cadre théorique a donné lieu aux quatre hypothèses de recherche suivantes.

Hypothèse 1 : Apprendre des situations

Le travail du lien suppose que l’apprenti apprenne à opérer une double analyse : analyser la place qui lui est attribuée en vue de moduler son « engagement dans la place de travail » (Billett, 2009) ; analyser son activité en situation de travail, qu’il s’agisse d’une situation dans l’entreprise ou d’une situation d’apprentissage au CFA. Autrement dit, comment l’apprenti analyse-t-il la situation ? Comment raisonne-t-il ? Que mobilise-t-il comme savoirs et comme répertoires d’actions issus de ses expériences ? Comment s’empêche-t-il éventuellement de penser et d’agir en fonction de ses propres représentations de soi ou de celles de son environnement ? Se considère-t-il comme compétent ? Ose-t-il accepter de se confronter à une situation nouvelle ou accepte-t-il de prendre une initiative ?.

Hypothèse 2 : Apprendre des autres

Le groupe-classe constitue un cadre particulièrement riche pour favoriser le travail du lien en termes de mise en relation des différentes facettes du métier. Entre le métier type (théorique et abstrait), et exprimé par le diplôme, et le métier très contextualisé dans l’entreprise, le groupe-classe offre une vision polyédrique du métier, une forme de reconstitution de la diversité du métier, susceptible d’aider l’apprenti à mettre de l’ordre dans sa vision expérientielle et kaléidoscopique du métier. La confrontation d’un apprenti à ses pratiques en situation de travail, entreprise par entreprise, pour un même type de situation peut de ce fait constituer une opportunité d’apprentissage, notamment si l’on travaille le lien en termes de transfert d’une situation de travail à une autre ou d’une situation de formation à une autre. Les formateurs font en effet le constat d’une grande difficulté des apprentis à effectuer des transferts d’une situation à une autre. Cette hypothèse s’appuie sur l’importance que Vygotski accorde aux interactions avec autrui et au groupe social pour rendre possible les apprentissages et le développement (professionnel dans le cas présent). Mayen a repris cette idée en empruntant à Bruner l’expression d’« interaction de tutelle » pour qualifier l’activité de questionnement du groupe qui exerce ainsi une fonction d’étayage et d’orientation de l’activité réflexive de l’apprenant (Mayen, 2002, p. 151).

Hypothèse 3 : Apprendre en partageant

Cette hypothèse n’est possible que si chaque apprenti accepte de partager son expérience au sein du groupe classe et que le groupe accepte, sans jugement, l’expérience de chacun comme une contribution à une expérience appelée à devenir collective. Ceci suppose de travailler la place de chacun dans le groupe, de réfléchir et de discuter de son positionnement. Ce travail devrait aider l’apprenti à tenir sa place dans l’entreprise et contribuer ainsi au collectif pour pouvoir retirer du collectif.

Hypothèse 4 : Apprendre de soi

La mise en mots, via un portfolio, de l’analyse de son expérience et du travail de lien, construit entre des familles de situations (en vue de favoriser le transfert d’apprentissage), devrait permettre pour chaque apprenant la formalisation d’une forme de répertoire de ses compétences. Cette formalisation se fait par couplage de règles d’action à des classes de situation, en référence au concept de typicalité de Theureau et participe à la construction d’une image de soi comme jeune professionnel compétent et réflexif, ce que Kunégel a appelé un « questionneur compétent » (Kunegel, 2011).

In fine, on postule que cette démarche de formation centrée sur l’expérience de l’apprenti en situation de travail devrait le rendre plus acteur et plus moteur de son processus d’apprentissage. En d’autres termes, la liaison CFA-Entreprise, quelle que soit la qualité de leurs relations institutionnelles, repose d’abord sur la capacité d’intermédiation de l’apprenant via sa montée en compétence en termes de guidage de ses propres apprentissages et de son positionnement dans la place de travail.

Dans le cadre de cette recherche-action, un dispositif d’observation et d’analyse a été conçu de la façon suivante : mobilisation d’équipes de formateurs d’une dizaines de centres de formation formés à mettre en oeuvre un double protocole, mise en place d’un protocole d’intervention pédagogique et d’un protocole de « reporting » de recherche : analyse des actions pédagogiques réalisées, analyse des résultats obtenus sur le plan de l’investissement des apprentis dans les situations formatrices mises en place, analyse des apprentissages (dimension cognitive de l’activité de reliance), analyse de l’engagement dans les environnements de travail et de formation (dimension psycho-sociale de l’activité de reliance). Ces rapports écrits et oraux ont fait ensuite l’objet d’une exploitation collective en référence aux hypothèses de recherche, donnant lieu à une activité partagée d’analyse, de questionnement des hypothèses de recherche et d’analyse du dispositif pédagogique proprement dit.

3.2 Le dispositif pédagogique mis en place

Les hypothèses de recherche, en référence à la théorie des espaces de formation développée par Pastré et Durand, ont nourri la conception d’un dispositif pédagogique reposant sur quatre nouvelles situations formatives : 1). Des ateliers collectifs d’analyse des pratiques des apprentis pour une même famille de situations de travail rencontrée en entreprise; 2). Une activité de conception de fiches formulées ainsi : « Si… alors ». Ces fiches sont pensées comme des répertoires d’action en vue de guider l’activité réfléchie de l’apprenti en situation de travail[4] ; 3). Une analyse de groupe visant à étudier la position des acteurs dans le cadre des ateliers pré-cités ; 4). L’élaboration d’un portfolio personnel par chaque apprenti dans lequel il est invité à mettre en forme son activité réflexive sur son vécu en entreprise et en formation à des fins de repérage de compétences en construction. Autant dire que le dispositif de formation habituel structuré autour des programmes et du volume horaire des disciplines d’enseignement a dû être profondément repensé. La mise en oeuvre de ces quatre nouvelles modalités formatives a imposé de dégager pour les formateurs du temps de travail hebdomadaire au CFA (environ 9h sur 35 h), chacun des formateurs apportant à ce « pot commun » une part du volume horaire de sa discipline. Cette réorganisation de la formation a exigé également la mise en place d’actions de mobilisation des formateurs et des apprentis pour qu’ils s’approprient au mieux les nouvelles situations formatives. Il a fallu engager une démarche d’apprentissage des formateurs et des apprentis et des activités de sensibilisation aux outils mis en place. Nous parlons ici d’une démarche d’apprentissage car il a fallu lever des freins significatifs générés par les changements importants que cette nouvelle ingénierie de formation induisait, tant pour les apprentis que pour les formateurs, notamment dans leur rapport à l’expérience et à la formation et dans les relations formateurs-apprentis. De façon plus transversale, le dispositif pédagogique ainsi élaboré a permis de développer chez les apprentis et les formateurs une posture d’engagement qui peut se résumer ainsi : « s’autoriser à », « oser expérimenter ». Cette posture nouvelle se trouve être en opposition à celle, plus traditionnelle, formulée souvent ainsi : « application » et « conformité » à des programmes et des prescriptions diverses.

4. Les principaux résultats

Les effets observés ont largement dépassé les effets attendus et fortement interrogé les formateurs, les apprenants et le chercheur lui-même. Lors du séminaire de conclusion, des apprentis de baccalauréat professionnel ont déclaré : «On s’est surpris nous-mêmes ». Nous ne citerons ici que quelques résultats à l’aide d’exemples illustrant le fait que ce travail du lien s’est avéré être en réalité un véritable travail de reliance. Il s’agit d’un un tissage de nouvelles façons de faire du lien entre l’expérience de la formation au CFA et l’expérience de travail dans l’entreprise produisant ainsi une transformation des acteurs eux-mêmes, les apprentis, mais également les formateurs et les tuteurs dans leurs rapports aux autres protagonistes de l’alternance ainsi que dans leurs perceptions des apprentissages des apprentis et de ceux-ci, comme sujets capables.

Exemple 1. Des apprentis d’un CFA ont, eux-mêmes, proposé d’illustrer par des photos la mise en récit de l’expérience de réalisation d’une tâche en entreprise ou d’une tâche à l’atelier du CFA. Ce recours à la photo s’est ainsi étendu à d’autres CFA pour les métiers pour lesquels cela avait du sens. « En montrant ses réalisations professionnelles, on montre que l’on est un jeune professionnel et en plus un élève » a déclaré un apprenti. C’est ainsi qu’un apprenti inscrit en CAP pâtisserie, très fier de la réalisation au CFA d’un gâteau relativement élaboré, a montré les photos de son produit à son maître d’apprentissage en insistant sur la réalisation et sur les étapes de fabrication. Ce dernier, n’imaginant pas un instant que son apprenti pouvait effectuer ce type de réalisation, a téléphoné au formateur pour s’en assurer. Vérification faite, il a radicalement changé son attitude à l’égard de l’apprenti en lui confiant des tâches qu’il lui avait toujours refusées jusqu’alors malgré pourtant l’intervention du formateur qui s’était porté garant de la qualité du savoir faire du jeune.

Second exemple. Le groupe classe de 3 ° année du CAP boucherie d’un CFA a connu une évolution radicale au dire du formateur. La pratique régulière de séquences d’analyse de l’expérience sur deux années a eu l’effet suivant. Chaque analyse de situation se traduisait par un échange d’expériences entre apprentis, confrontant les pratiques de leurs entreprises, dégageant des pratiques de référence et toujours reliées à des classes de situations. Vers la fin de la troisième année de formation, le formateur a déclaré : «  ils raisonnent comme de vrais bouchers et échangent leurs ficelles de métier ; je n’ai plus affaire à des apprentis, mais à de jeunes bouchers et je sens qu’ils sont fiers de savoir que le cours au CFA leur permet de s’exprimer ainsi et que je les reconnais comme de vrais professionnels. Je ne suis plus là maintenant pour apporter des savoirs, mais j’anime le groupe, je vérifie qu’ils intègrent bien le respect des règles de sécurité et d’hygiène, je complète si je considère qu’il manque certains points ; je les aide à faire le lien avec les connaissances de technologie ». Ce même formateur a également témoigné du fait que les maîtres d’apprentissage rencontrés lui faisaient part des transformations opérées chez leur apprenti : prise de parole facilitée, confiance en soi, prise d’initiatives, grande attention apportée au repérage des types de situations avant d’agir, communication aux maîtres d’apprentissage des fiches « Si... alors ». L’effet le plus inattendu a été la demande adressée au CFA de la part d’une grande surface d’organiser une journée de formation continue pour ses salariés bouchers à partir des fiches « Si... alors ».

Dernier exemple. Un serveur, inscrit en bac professionnel, est apprenti dans un grand hôtel restaurant. Il a pensé que les fiches « Si… alors », produites au CFA, notamment celles relatives au service de l’apéritif, pouvaient intéresser ses collègues du restaurant. Il considérait que la qualité du service laissait à désirer. Il a présenté ces fiches à son chef de rang et les a affichées. L’intérêt porté à ces fiches par le collectif de travail a conduit le chef de rang à proposer que d’autres situations de service soient travaillées au CFA par le groupe d’apprentis-serveurs visant à produire des fiches pour l’entreprise en retour.

Ces trois exemples de résultats du travail sur le lien lien souulignent les différentes dimensions de la reliance qu’a identifiées Bolle de Bal (2003) : la reliance cognitive, la reliance psychologique (en termes de construction identitaire), la reliance psycho-sociale (construction de sa place de professionnel, appartenance à un groupe de professionnels) et la reliance écologique (en l’occurrence à travers le tissage de liens par les apprentis entre le CFA et l’entreprise). On y voit également l’importance des « transactions de reconnaissance » (Jorro, 2011), aussi bien en situation de formation au CFA qu’en situation d’apprentissage au travail et les effets de rétroaction. Cette recherche-action met également en évidence comment l’activité de reliance au niveau micro (individuel et interindividuel) enclenche une reliance au niveau méso (entre le CFA et les entreprises impliquées).

5. Discussion : l’activité de reliance à la lumière de l’acteur réseau

Cette recherche-action a donc reposé sur un double déplacement théorique : de la liaison au travail du lien, de l’approche institutionnelle et organisationnelle (via une coordination technique) à une approche de la coopération dans ses modalités les plus quotidiennes, cachées et silencieuses, des interactions entre les apprentis au CFA, entre chaque apprenti et leurs formateurs, entre chaque apprenti et le collectif de travail au sein de l’entreprise. Ce parti pris n’invalide pas la dimension institutionnelle et organisationnelle de la coopération. Mais celle-ci relève de ce que l’on pourrait appeler le projet ou le programme des acteurs institutionnels, qu’il s’agisse de celui de l’entreprise ou de celui exprimé par la politique de formation professionnelle en alternance. Or, les travaux de recherche ont bien mis en évidence que l’intention visant à concevoir et à organiser la coopération via des procédures et des outils ne suffisait pas pour que les acteurs s’en emparent dans une logique d’application ou de mise en oeuvre conforme à cette intentionnalité. Les acteurs composent avec ces prescriptions et, ou bien y résistent et en interdisent le passage au réel, ou bien les transforment en fonction du sens qu’ils y trouvent ou y projettent, à partir d’une forme d’auto-normativité. Ceci vaut tout autant pour les outils de liaison dont on a vu au début de l’article qu’ils ne fonctionnaient pas que pour le « dispositif mobilisateur » mis en place dans le cadre de cette recherche-action.

Ceci nous a permis d’observer comment les apprentis se sont emparés des « outils » pour agir en sujets capables (Pastré, 2011) et engagés (Billett, 2009). On en a ici une illustration exemplaire, à propos de l’objet alternance, avec l’étude de Veillard (2009) qui, en s’appuyant sur l’approche anthropologique de la didactique de Chevallard, est conduit à distinguer le système didactique prescrit (adressé à l’entreprise en vue d’organiser le processus d’apprentissage au travail) et le système didactique réel (constaté). Il montre, à l’aide de deux exemples de parcours d’apprentissage en entreprise d’élèves ingénieurs en alternance, le caractère particulièrement paradoxal de la réalité observée :

Dans le premier cas, on assiste à une bonne mise en oeuvre des prescriptions, mais la position de l’apprenti à la fin de la formation n’est pas conforme à celle attendue (un ingénieur spécialiste d’un domaine technique). Dans le second cas, la réception des systèmes didactiques prescrits est très mauvaise, mais l’apprenti termine dans une position cohérente avec celle prescrite par l’institution scolaire

Veillard, 2009, p. 151

Il en conclut que chaque entreprise a son propre système didactique (de transmission et d’apprentissage du métier). Il ajoute qu’on ne peut lui demander d’y renoncer pour adopter celui du centre de formation. L’analyse des exemples présentés plus haut nous conduit à une lecture complémentaire. Elle montre en effet que les longues périodes de séjour de ces apprentis dans l’entreprise les ont conduit à adopter des modes de coopération constitutifs du travail au quotidien[5] qui ont été validés ensuite par les tuteurs en entreprise. Dans un cas, le tuteur a opposé le système didactique interne à l’entreprise à la prescription de l’école. cependant, le type de coopération, très diffus dans une petite unité servait parfaitement bien la fabrication de la figure professionnelle d’ingénieur. Dans l’autre cas, le suivi par le tuteur de la prescription (un stage ouvrier assez long) s’est soldé par la non atteinte de cette figure d’ingénieur. L’apprenti s’est inscrit dans la coopération ouvrière et non dans la coopération entre l’ingénieur et le collectif ouvrier. Le croisement de cette recherche avec la nôtre souligne l’importance de ce que Billett (2009) appelle « le guidage de l’interaction affordance de l’environnement de travail et de l’engagement du sujet ». Il s’agit donc d’une approche didactique portant autant sur l’apprentissage du métier que sur l’apprentissage du rôle professionnel et de la coopération au travail.

La reconnaissance de la nécessité de bien différencier la démarche prescriptive du centre de formation et le système de normes propres à chaque entreprise et à ses collectifs de travail (qui guident leurs pratiques de transmission du métier) signifie qu’il faut renoncer à la croyance du pouvoir performatif du dispositif pédagogique de l’école, y compris s’il s’agit d’un projet prescriptif négocié entre le centre de formation et les entreprises dites partenaires. À bien des égards, on retrouve ici le postulat de Callon et Latour (1981) selon lequel la métaphore de la diffusion constitue une forme d’obstacle épistémologique. Il ne suffit pas d’avoir un projet, même innovant, ni de disposer d’un dispositif de communication très élaboré et des outils de mise en oeuvre pour que l’intention s’applique et que les acteurs opérationnels s’en emparent. Dans le cas de notre recherche-action, le dispositif mis en place, au départ centré sur l’apprenti, s’est avéré fonctionner comme un « acteur réseau », l’apprenti n’étant pas un agent de liaison chargé de diffuser vers l’entreprise les attentes du centre de formation, mais davantage un « acteur-actant » ayant « la capacité à faire faire des choses inattendues aux autres acteurs » (Latour, 2007, p. 190), le dispositif amenant à agir et l’action de chacun participant à déclencher l’action des autres.

La démarche de recherche-action a consisté à élaborer une question commune, susceptible d’être partagée entre les entreprises, les formateurs et les apprentis. Comment apprendre le métier, sachant que celui-ci ne peut se réduire ni aux normes abstraites du référentiel du diplôme ni à ses manifestations kaléidoscopiques singulières à chaque entreprise d’apprentissage ? Car il les relie de façon dialogique. Il faut considérer dans cette question que le singulier d’une entreprise donnée constitue une composante du métier. Le générique du métier est intégré dans ce singulier.

En faisant du groupe-classe le laboratoire du métier pensé selon une approche polyédrique et en travaillant avec les apprentis la mise en lien des expériences singulières et fragmentaires de chacun avec celles des autres acteurs de la situation, nous proposons de favoriser la construction progressive d’une une vision hologrammatique du métier. On fait ici référence à Morin (2005) qui définit cette approche de la façon suivante. Si chaque personne est une partie de l’univers, le tout se trouve dans la partie et la société est en chacun de nous à travers les processus de socialisation et d’éducation. Nous situons ainsi chacun en reliance avec l’univers social. Il en va de même pour l’apprentissage du métier. En travaillant le métier selon une approche polyédrique et le transfert des règles d’action en fonction des classes de situations constitutives du métier, chaque apprenti est soutenu pour retrouver, dans la singularité d’une situation professionnelle concrète, la classe de situation dont elle relève ainsi que les invariants qui y sont associés, et plus globalement le métier tel qu’il se l’est approprié (Latour, 2007). Sous cet angle, le groupe-classe, comme espace d’analyse de pratiques, les fiches de guidage dites « Si… alors » et le portfolio ont fonctionné comme des « médiateurs » constitutifs de l’acteur-réseau dont on a vu qu’il s’était progressivement élargi aux acteurs de l’entreprise d’apprentissage via l’appropriation par les apprentis de ces différents médiateurs.

Ce sont des médiateurs au sens de Callon et Latour (1981). Mais l’on pourrait qualifier ces médiateurs d’artefacts au sens de sa convocation dans le champ des sciences de l’éducation. Il s’agit d’objets techniques ou symboliques ayant subi une transformation humaine en vue d’en faire des composantes du dispositif de formation. Pour rappel, Rabardel (1995) a montré que l’artefact était constitué et constituant : constitué au sens où il a fait l’objet d’une construction à des fins d’usage donné ; constituant au sens où il ne joue pleinement son rôle que s’il est transformé en instrument par le sujet qui s’approprie les schèmes d’utilisation de l’artefact.

La recherche-action dont il est rendu compte ici met ainsi en valeur ce que l’on pourrait appeler le pouvoir de reliance de ces artefacts (dans la quadruple dimension évoquée précédemment[6]) pour peu qu’ils s’inscrivent dans ce que Durand (2008)a appelé des « espaces d’actions encouragées » en référence à la théorie de l’enaction. Pour celle-ci, les structures d’une organisation ou les dispositifs n’exercent pas leurs effets de par leur propre pouvoir de normativité. Ce sont les processus de perception, de sélection et d’attribution de sens à l’environnement (« sense making » pour Weick) déployés par les acteurs qui vont transformer les prescriptions de cet environnement, produisant ainsi une puissance d’action auto-normative chez les acteurs via leur transformation des artefacts en instruments. On pourrait effectuer un rapprochement avec l’analyse de Rey (1998) à propos de la question de la transférabilité des savoirs et de l’activité de transfert. Il récuse une approche strictement cognitiviste qui consisterait à être capable intellectuellement de repérer de l’identique et du déjà connu dans une nouvelle situation de formation ou de travail. Pour lui, cette capacité ne peut s’exercer que si le sujet fait émerger ce commun, s’il est en mesure d’instituer le transférable en construisant le sens de la situation comme possibilité de transfert, c’est-à-dire que le sujet soit dans une intentionnalité de transfert.

Conclusion

Cette recherche-action vient conforter les choix théoriques et pratiques à propos de l’alternance qui ont invité à opérer un déplacement en passant d’une approche de l’organisation institutionnelle et instrumentale de la liaison centre de formation-entreprise à une approche par le guidage de l’activité de reliance de l’alternant.

Toutefois, à la lumière de cette expérimentation, la notion d’« activité de reliance de l’alternant » ne peut enrichir l’approche de l’alternance que si elle est associée à une alternance coopérative de niveau micro (les interactions silencieuses et plus ou moins visibles entre les acteurs) par opposition au niveau meso qui est celui des dispositifs institutionnels et organisationnels à caractère prescriptif. Cete alternance coopérative est rendue possible sous condition que le dispositif pédagogique proprement dit ne soit justement pas prescriptif, mais au contraire ouvert, conçu comme une invitation à imaginer la diversité des chemins pour travailler les liens, aussi bien pour les apprenants que pour les formateurs et les tuteurs. A l’issue de cette recherche-action, un formateur a redéfini ainsi son activité de formateur : « mettre entre les mains des apprentis un métier à tisser ».

Ces résultats sont cohérents avec l’analyse proposée par Astier (2007) qui présente le dispositif de formation comme une rencontre d’activités synchrones et asynchrones. L’intention objectivée des concepteurs d’un dispositif de formation rencontre l’activité des acteurs (alternants, mais aussi formateurs et tuteurs) qui s’en emparent, l’investissent de façon plus ou moins congruente avec l’intention de départ. La « mobilisation subjective » est instituante du dispositif de formation. Les traductions mises en oeuvre sont convergentes avec les intentions de départ. Car celles-ci ont travaillé cette même mobilisation. Ce que les didacticiens appellent l’« enrôlement » des élèves en référence au « rôle » chez les marins sur un navire, le rôle explicitant dans le cadre d’un contrat la position et la fonction assignées.

L’approche développée ici n’invalide pas l’enjeu du développement de la coopération institutionnelle et organisationnelle de l’alternance. Mais nous en connaissons les limites. Nous pouvons constater une forme d’impuissance de l’alternance si elle ne porte pas en elle la mise en place d’un processus de reliance ou de tissage sous le pilotage de l’alternant. Ce que Alter (2009, p. 45) formule ainsi : « La logique du don donne vie à la coordination technique ». Par analogie, on pourrait dire que la reliance donne vie à la coopération institutionnelle. Mais la puissance de ce processus dépend largement de l’acceptation de son caractère caché, silencieux.

Cette recherche met également en lumière l’importance de combiner la question de la reliance cognitive avec la reliance psycho-sociale et écologique (Bolle de Bal, 2003). L’activité de mobilisation subjective des alternants et leur intentionnalité dans les moments et situations d’apprentissage sont tout autant cognitives qu’identitaires en termes de reconnaissance de soi à la fois comme jeune professionnel dans la place de travail et au sein du centre de formation mais aussi également comme jeune adulte. Les résultats de cette recherche montrent bien l’enjeu du processus de transition qui est activé ou plutôt amplifié par l’alternance, exerçant ainsi une forme d’effet accélérateur du passage de jeune à l’état adulte en raison de la transformation progressive de l’élève en professionnel novice. De ce point de vue, une lecture anthropologique de ce processus d’intégration (dans la communauté de métier et d’entreprise mais également dans le monde adulte) en référence aux « rites de passage » pourrait enrichir la compréhension de l’activité de reliance mise à jour. Les rites d’intégration (admission dans un nouveau statut par l’observance de règles organisant la différenciation et hiérarchisation des places) et « les rites de transition ou de liminarité dans lesquels les initiés sont placés dans un état de transition, ni dedans, ni dehors, mais dans une situation ambiguë » (Deliège, 2006, p. 368) relèvent exactement de ceux vécus par l’alternant. Deliège (2006) parle alors de « communitas » qu’il définit comme l’être ensemble, le lien de base, autrement dit, une composante complémentaire aux inter-relations codifiées dans une société hiérarchisée et normée. Cette notion de « communitas » que l’on pourrait caractériser comme le fait de participer à ou d’être avec et qui désigne un moment et/ou un espace de liminarité constituerait alors une condition de la reliance. On pourrait l’apparenter au processus d’enrôlement. En d’autres termes, il n’y aurait pas d’activité de reliance déployée par l’apprenant ou par l’alternant sans son enrôlement préalable, sa mobilisation (Metral, 2014) constamment réactivée par le dispositif de formation comme « dispositif d’actions encouragées », reposant sur le don et sur le partage.

Nous touchons ainsi du doigt la limite de cette recherche-action qui a accumulé de nombreuses observations de cette activité de mobilisation avant et pendant la mise en oeuvre du dispositif de formation expérimental, mais qui ne les a pas exploitées en tant que telles. Il y aurait sans doute à opérer un nouveau déplacement de l’objet de recherche : de la conception et du déroulement du dispositif de formation à l’observation et à l’analyse du processus de mobilisation des apprenants. Cette didactique de l’alternance fondée sur l’activité de reliance encouragée bouleverse en effet de façon radicale les habitus de formation des acteurs façonnés au sein de l’institution scolaire. L’activité de reliance ne serait dès lors possible que si elle faisait l’objet d’une entreprise, sans doute préalable et concomitante, de déconstruction de ces habitus, de déliance de ce qui a été incorporé, voire sédimenté, au cours du processus de socialisation scolaire, ce qui relève d’un travail sur soi des institutions et des acteurs.