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En novembre 2009, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) du Québec a publié un avis dénonçant le profilage social des personnes itinérantes à Montréal et la répression étatique de l’itinérance. Cet avis présentait, entre autres, le portrait de la surjudiciarisation des personnes itinérantes, décrivait ses effets discriminatoires et offrait des recommandations pour contrer l’itinérance. Cet avis représentait une reconnaissance, par une instance publique, d’une réalité que les organismes communautaires de la région de Montréal et d’ailleurs au pays dénonçaient depuis un certain temps. En 2009, la CDPDJ définissait déjà le profilage racial de la façon suivante :

Le profilage racial désigne toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs d’appartenance réelle ou présumée, tels la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent. Le profilage racial inclut aussi toute action de personnes en situation d’autorité qui appliquent une mesure de façon disproportionnée sur des segments de la population du fait notamment, de leur appartenance raciale, ethnique ou nationale ou religieuse, réelle ou présumée.

Campbell et Eid, 2009, p. 81-82

Par ailleurs, Campbell et Eid (2009) discutent aussi, dans ce même avis, du profilage social dont l’élément déclencheur repose sur les signes visibles de pauvreté ou de marginalité tels « l’apparence physique, les comportements, l’attitude et la tenue vestimentaire » (Campbell et Eid, 2009, p.88).

Le profilage social se manifeste par la création de règlements qui ciblent les populations marginalisées, l’interprétation très large ou l’utilisation abusive de certains règlements ou de certaines lois dans le but de pénaliser les comportements des populations marginalisées, la remise de contraventions pour des infractions qui ne sont pas sanctionnées chez d’autres citoyennes et citoyens, la remise de contraventions à répétition sur un court laps de temps, l’adoption de comportements abusifs ou inadéquats envers ces populations marginalisées, la modification de l’espace physique pour restreindre l’accès à certaines populations, la surveillance accrue de certains lieux, etc. (Lemonde, 2010; O’Grady, Gaetz et Buccieri, 2011; Sylvestre, 2010, 2011; RAPSIM, 2011).

Bien que le profilage social ne puisse être dissocié d’autres formes de profilage, comme le profilage racial — qui cible la race, la couleur, l’origine ethnique, nationale ou religieuse — ou le profilage politique — qui cible l’appartenance politique —, il représente une réalité qui commence tout juste à bénéficier d’une reconnaissance publique, même si ses conséquences néfastes se répercutent sur ses victimes depuis longtemps. Il est donc de mise de se pencher spécifiquement sur cette réalité sans pour autant nier les conséquences importantes des autres formes de profilage et de l’intersectionnalité des différentes formes de profilage qui exacerbent les répercussions négatives sur les vies des personnes qui en sont victimes.

Le présent numéro de Reflets découle d’un symposium sur le profilage social et la judiciarisation de la pauvreté, qui a eu lieu le 17 octobre 2014 à l’Université d’Ottawa. Ce symposium se voulait une occasion de rassembler une panoplie d’experts[1] francophones, d’horizons multiples, sur la question du profilage social afin de parvenir à cerner et à mettre en lumière un problème social difficile à baliser, qui touche des populations vulnérables n’ayant souvent pas de voix et craignant une répression accrue du fait de dénoncer le profilage social dont elles sont victimes.

Cet événement visait à souligner les conséquences du profilage social sur l’expérience subjective de ses victimes et à montrer son lien avec la désaffiliation sociale, l’exclusion sociale, ainsi que l’accroissement de la stigmatisation et de la vulnérabilité. Le résultat souhaité de cet exercice collaboratif était de développer des pistes de solution collectives en mettant à profit des connaissances théoriques et pratiques issues non seulement du milieu académique, mais aussi du milieu communautaire qui, lui, oeuvre quotidiennement auprès des populations victimes de profilage social. Ainsi, ce symposium a réuni plus de 75 chercheures et chercheurs, praticiennes et praticiens, étudiantes et étudiants, et citoyennes et citoyens concernés, pour une journée de conférences, d’ateliers de discussion en groupe et de réflexions individuelles et collectives.

Les articles publiés dans la rubrique Des pratiques à notre image découlent de certaines des conférences présentées dans le cadre de ce symposium. Quant à la rubrique Le dossier, elle ajoute une dimension théorique à la réflexion sur le profilage social en proposant des articles de chercheures et chercheurs qui ont étudié diverses manifestations du profilage social ainsi que leurs conséquences sur les différentes populations ciblées.

Le dossier débute par un article de Françoise Vanhamme, qui discute de l’organisation sociale de la mise en liberté provisoire et de ses effets de profilage. L’auteure explore les logiques d’action qui mènent à une décision de mise en liberté ou en détention provisoire de la part des juges de paix de l’Ontario et du Québec. Elle conclut que ces logiques, ancrées dans des nécessités professionnelles, favorisent la mise en détention provisoire des justiciables socialement marginalisés et représentent ainsi une forme de profilage social au sein de notre système de justice pénale.

Geneviève Nault, Émilie Couture-Glassco et Katharine Larose-Hébert présentent une analyse préliminaire des résultats d’une recherche communautaire en cours, menée collectivement avec des personnes profilées ainsi que des intervenantes et intervenants communautaires qui les soutiennent. Les auteures cherchent à comprendre le profilage social à la lumière d’une perspective interactionniste mettant l’accent sur la théorie de l’étiquetage. Elles étudient le contexte dans lequel s’inscrit et se manifeste ce phénomène et examinent l’identité des agents profileurs et des personnes profilées, le rôle des intervenantes et intervenants dans le processus de profilage, et les conséquences de celui-ci sur les personnes qui en sont victimes.

Pour leur part, Carol Kauppi, Henri Pallard et Vivian Ellery analysent les récits de personnes sans abri afin de comprendre comment leurs interactions avec les policiers témoignent de profilage racial et social. À la lumière de leurs résultats, les auteures et auteur concluent que le profilage social se révèle un concept plus pertinent que le profilage racial selon les expériences vécues par les personnes sans abri, puisque l’ensemble des personnes sans abri se voit infliger un traitement éprouvant, voire violent, qui porte atteinte aux droits de la personne et notamment aux droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.

Dans le quatrième article du Dossier, Suzanne Bouclin présente la réalité du profilage social à Ottawa, ainsi que le rôle que joue le Programme de contestation des contraventions (PCC) dans la lutte contre ce phénomène. L’auteure trace un profil démographique de l’itinérance à Ottawa ainsi qu’un historique du travail du PCC, pour ensuite dresser un bilan des diverses dispositions réglementaires et législatives soutenant le profilage social des personnes en situation d’itinérance. Elle conclut son article en présentant certains défis auxquels fait face le PCC en vue de faciliter l’accès à la justice pour les personnes en situation d’itinérance à Ottawa.

La rubrique Des pratiques à notreimage propose tout d’abord trois articles sur des pratiques innovatrices visant à lutter contre le profilage social et ses conséquences. Dans le premier article, Maxime Couillard et Françoise Laforce-Lafontaine dépeignent la réalité du profilage social à Québec. Ils analysent une pratique innovatrice de revendication publique mise en oeuvre par l’organisme communautaire Ligue des droits et libertés pour dénoncer une de ses conséquences les plus importantes, en l’occurrence l’emprisonnement pour non-paiement d’amendes.

Dans le deuxième article, Bernard St-Jacques examine et analyse les actions entreprises par le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) pour dénoncer le profilage social et lutter contre celui-ci. L’auteur présente la pratique innovatrice de défense des droits, Opération Droits Devant, et décrit comment les efforts de celle-ci ont mené la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec à publier en 2009 un rapport dénonçant le profilage social.

Dans le troisième article, Katharine Larose-Hébert et ses collaboratrices et collaborateurs dévoilent les résultats d’une recherche communautaire évaluative effectuée dans le cadre du cours Méthodologie de recherche communautaire et de recherche-action en service social de l’Université d’Ottawa. L’objectif de cette recherche était de contribuer à l’évaluation du projet du Boisé, un campement urbain provisoire, issu d’une initiative citoyenne soutenue par des organismes communautaires. Ce projet a nécessité la modification des règlements municipaux quant à l’occupation d’un espace public afin de permettre aux citoyennes et citoyens, majoritairement des personnes en situation d’itinérance, d’y résider pour la saison estivale. Tout en concluant que le projet a contribué à améliorer les conditions de vie des campeuses et campeurs et à leur donner une voix, les auteures et auteurs reconnaissent qu’il comporte des limites et demeurent critiques en ce qui a trait au profilage social des populations marginalisées.

Ensuite, Lauren Montgomery et Emily Symons proposent un article qui dénonce le profilage social des travailleuses et travailleurs du sexe ainsi que les conséquences importantes qu’il engendre pour une population déjà vulnérabilisée par le cadre légal. Les auteures présentent les résultats d’une recherche effectuée par l’organisation POWER (Prostitutes of Ottawa/Gatineau Work, Educate, Resist | Prostitué-es d’Ottawa/Gatineau travaillent, éduquent et résistent). La recherche montre que le profilage social des travailleuses et travailleurs du sexe, en tant que victimes de trafic humain, légitime des interventions policières ainsi que des réformes politiques et juridiques dommageables. Ces dernières criminalisent les travailleuses et travailleurs de l’industrie du sexe, mènent à la déportation de femmes migrantes et occultent les préjudices causés par ces mêmes interventions et réformes problématiques.

Finalement, Lovanie Côté et David Clément, de l’Association de défense des droits sociaux de Gatineau, proposent une analyse militante du profilage social qui s’appuie sur leur vision de la société en tant que militants anticapitalistes et prolétaires, ainsi que sur leurs propres expériences individuelles et collectives visant à abolir le capitalisme. Pour ce faire, ils s’interrogent sur la vision dominante et institutionnelle du concept de profilage policier, qui néglige de remettre en question les intérêts de classe qui sont à la source des pratiques de profilage et qui participent ainsi à légitimer les pratiques illégales de profilage utilisées par les corps policiers.

Nous espérons que la mise en relief de cette problématique permettra aux lectrices et lecteurs d’identifier ces pratiques discriminatoires et d’y répondre, lorsqu’elles se présenteront dans leur travail ou dans leur quotidien. Nous espérons surtout qu’elles et ils se joindront aux personnes profilées, ainsi qu’aux intervenantes et intervenants qui les soutiennent, pour dénoncer ces pratiques et revendiquer leur abolition.

En espérant que ce numéro de Reflets saura vous plaire, nous vous souhaitons une bonne lecture.