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En dépit de la différence de pays, de décennie et de langue, la continuité théorique dans la conceptualisation de la phonologie entre la théorie saussurienne et les travaux du Cercle Linguistique de Prague (CLP) semble avérée[1]. Une vision synthétique des progrès de la linguistique a mis l’accent sur les similarités, réelles, entre les deux écoles. Ce point de vue a été largement conforté par le récit téléologique confectionné par R. Jakobson (1973 : 312-317) dans sa réflexion épistémologique et, aujourd’hui encore, des approches clairement antagoniques (Phonologie de laboratoire, OT, CVCV…) peuvent se réclamer des mêmes principes, issus des propositions de Troubetzkoy. Bien des idées de celui-ci, transposées en fonction de leurs conditions d’apparition, se retrouveraient à l’identique chez Saussure, ou chez Sapir en Amérique, alors qu’à l’inverse elles n’apparaîtraient ni dans les écoles de langue allemande, plus sensibles aux questions de contact et de contexte (de Hugo Schuchardt à Karl Bühler), ni dans l’approche empirique anglaise, plus phonéticienne (de Daniel Jones à John R. Firth).

Un tel syncrétisme ne paraissait pas si évident, en son temps, pour les acteurs eux-mêmes. Voici ce qu’écrit Troubetzkoy à Jakobson en lui rendant compte du Deuxième Congrès international des sciences phonétiques qui s’est tenu à Londres du 22 au 26 juillet 1935 :

Ainsi, on peut dire que ce congrès n’a pas contribué à donner une bonne image de la phonologie auprès des larges cercles de phonéticiens et de linguistes. Cela tient au fait qu’il a présenté non pas une phonologie unifiée, mais toute une série d’approches différentes de la même réalité et que les débats sur la notion de phonème, incompréhensibles pour la plupart, ont produit l’impression d’une querelle scolastique sans quoi que ce soit derrière.

2006 : 395

On se propose, après un rappel de quelques-uns des apports de Saussure à la phonologie, de mettre en évidence ce qui distingue ses propositions et les thèses du CLP telles qu’elles ont été soumises au Congrès International des Linguistes (CIL) de La Haye en 1928. Même si les travaux se sont conclus par une rédaction consensuelle qui a fusionné les soumissions de Prague et de Genève[2] (voir Actes 1928), ce sont plutôt les divergences, appréciées dans leurs conséquences scientifiques et politiques, qui sollicitent une explication[3].

1. Les trois étapes de la phonologie saussurienne

On peut, de façon sommaire, considérer que la phonologie de Saussure[4] s’est constituée en trois temps, correspondant à trois époques de sa vie :

  • au moment de sa formation dans les universités allemandes –la rédaction du Mémoire – jusqu’à la série de réponses qu’il rédige à l’intention de ses maîtres devenus ses détracteurs;

  • au fil des travaux conduits depuis la fin de son séjour à Paris jusqu’à sa désignation pour assurer la charge de l’enseignement de la linguistique générale à Genève;

  • avec la synthèse qu’il présente dans ses trois cours.

Cela revient à écarter de l’examen ses travaux sur l’accentuation du lithuanien publiés entre 1894 et 1896 (Saussure 1922 : 490-538) qui ne semblent pas avoir d’incidence directe sur une conception d’ensemble dont le dernier état se trouve sténographié en 1911 dans le concept de signifiant (voir Saussure 1993).

1.1 Le Mémoire

L’histoire commence véritablement avec Le Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes (1879).[5] L’ouvrage est singulier et incompris lors de sa parution. Cet essai se séparait radicalement de la perspective comparatiste puisqu’il était consacré, comme il était annoncé dans le titre même, au “système” plutôt qu’au traitement diachronique d’unités lexicales ou phonétiques étudiées séparément. La reconstruction opérée ne visait pas la restitution de mots – de racines ou de morphèmes (comme F. Bopp et A. Pott puis A. Schleicher en avaient proposé le modèle) – mais se restreignait au fonctionnement relationnel des unités sonores réduites au vocalisme. Le projet d’une reconstitution globale du proto-indo-européen était écarté. Seul était pris en compte le résultat, dans les langues de cette famille, d’un état antérieur dont les différents centres syllabiques possibles (voyelles, diphtongues, sonantes et “coefficients sonantiques”) étaient répertoriés selon leur distribution et leur valeur.

On peut pointer quelques avancées. D’abord, et à la suite de l’impulsion donnée par les Junggrammatiker, une séparation radicale entre les perspectives anthropologique et linguistique : la démonstration se fonde sur des arguments strictement internes. Ni la psychologie (le sens des mots), ni l’ethnologie (l’identité “raciale” des locuteurs), ni l’histoire (l’hypothèse de migrations) ne sont évoquées. La philologie elle-même, nécessaire pour référencer les occurrences utilisées, n’est qu’un préalable dont les données ne font pas l’objet d’un réexamen particulier. De même, les premiers apports de la phonétique articulatoire et acoustique ne sont pas exploités alors que depuis J. Grimm des considérations sur la qualité des timbres – la fascination pour l’alphaïsme – entravaient la réflexion scientifique. Une trace, sans effet substantialiste, en demeure dans la notation que Saussure emprunte à K. Brugmann : le symbole a utilisé pour noter toute voyelle non réductible à un glide. Ce détachement est lisible dans la représentation proposée pour les deux laryngales (Â et Ô inversés) qui s’écrivent sans épellation analogue à ce que serait leur prononciation[6].

Dès lors que les seules explications admises sont d’ordre structural et excluent la phonétique, ne seront prises en compte que les relations synchroniques (ou les oppositions) qui s’établissent entre les unités. Sont aussi traitées les commutations dans la chaîne sonore (par exemple les cas où un glide se substitue à la voyelle correspondante devant une autre voyelle) en interaction avec une morphologie à l’égard de laquelle l’apophonie joue un rôle central. Il en résulte une nouvelle conception de l’argumentation scientifique, inséparablement phonologique et morphologique, qui circonscrit le raisonnement à ces deux disciplines.

En grammaire historique, la phonétique s’était donné pour tâche d’établir un inventaire des segments en conjecturant une succession de transformations qui seraient au principe de l’arborescence des langues indo-européennes et en expliqueraient la complexité croissante. Saussure commence à l’inverse par identifier des confusions, celles survenues dans le groupe germano-slave : “La voyelle a des langues du nord a une double origine” (Ch. II § 4) et méditerranéen : “Les deux o gréco-italiques” (Ch. III). Au rebours du schéma qui prévalait jusqu’alors, il soutient que le morcellement des langues indo-européennes résulte moins de l’apparition de nouveaux phonèmes à partir d’une voyelle primitive – le a – que des diverses modalités de leur fusion, réfutant définitivement l’hypothèse d’une simplicité première.

1.2 Critique des principes de catégorisation

Au fur et à mesure du développement de sa démonstration, l’exigence d’une critique des catégories fondatrices de la linguistique s’est imposée à Saussure. L’opposition voyelle/consonne, partout affirmée comme cardinale et que semblait encore conforter l’intitulé du Mémoire, se trouvait relativisée de trois façons :

1. Opposition Voyelle / Consonne

C’est le contexte qui décide de la valeur vocalique ou consonantique. Un /i/ devient un /j/ s’il précède une autre voyelle; une liquide ou une nasale accède au statut de noyau syllabique si aucun autre élément ne peut remplir cette fonction dans une syllabe. Sonantes et semi-voyelles opèrent de façon inverse et symétrique.

2. Distinction Phonologie / Morphologie

Il y a l’intercession d’un nouvel élément phonologique, le zéro. Celui-ci indiquait déjà, dans la tradition grammaticale, l’absence d’une marque dans un paradigme de conjugaison ou de déclinaison et, dans le comparatisme, l’aboutissement d’un processus d’amuïssement. Avec Saussure, il advient comme le troisième terme de l’alternance apophonique (phonologique et morphologique donc), sur le même plan que les deux réalisations vocaliques consignées sous la forme a1 (= e) et a2 (= o) avec lesquelles il permute et l’effacement du centre syllabique déclenche des réaménagements entre les segments restants pour compenser les effets de sa disparition. L’alternance, qui établit sur le même patron grammatical l’état premier des langues indo-européennes et les langues sémitiques[7], contrevenait à une idée accréditée depuis les premières étapes du comparatisme, selon laquelle les mots “aryens” seraient construits par accrétion de flexions et consonnes thématiques, de préfixes et de racines[8]. Désormais, les transformations ne se réalisaient plus seulement par des accroissements périphériques. Elles modifiaient de l’intérieur les racines et certains suffixes.

3. Opposition Segments / Prosodie

Un nouveau type d’éléments phonologiques était conjecturé, nulle part attesté : les “coefficients sonantiques” ou “laryngales”. Ils se comportent comme des éléments sonantiques à valeur vocalique, en sorte qu’ils ont été rapprochés du schwa, et consonantique en ce qu’ils peuvent n’être pas le centre de la syllabe où ils apparaissent. De leur disparition dans les langues indo-européennes résulte, sur le plan prosodique, une opposition de quantité, un transfert du segmental au suprasegmental.

1.3 Du Mémoire au Cours

La portée du Mémoire dépasse ces éléments qui constituent autant de contributions à l’émergence de la phonologie. Les hypothèses, critiquées ou ignorées par les maîtres de Leipzig, notamment Brugmann, ont incité Saussure à rédiger des réponses qui sont longtemps restées inédites (voir Jakobson 1973; Parret 1984; Saussure 1995 [2002a]). Se détournant d’une défense pour laquelle il avait multiplié les brouillons, peut-être parce qu’elle lui paraissait vaine, Saussure s’est essayé à la production d’une théorie de la syllabe en intégrant les avancées de la phonétique qu’il cherchait à concilier avec les principes formulés dans “De l’essence double du langage” (voir Saussure 2002b). Parallèlement, dans une direction où il s’est égaré un lustre durant, il tentait de déceler un lien immanent entre phonologie segmentale et interprétation lexicale. Ses “anagrammes” restituaient les lettres d’un nom propre prédéterminé disséminées dans le vers, c’est-à-dire l’un des registres les plus spécifiques du lexi-que dans une des réalisations les plus contraintes du discours (voir Testenoire 2013). La phonétique articulatoire et cette rhétorique de l’alphabet apparaissent rétrospectivement complémentaires dans leurs fourvoiements.

Ces recherches représentent un épisode de maturation pour une théorie dont l’achèvement s’est poursuivi et conclu dans le progrès de conceptions que l’enseignement dispensé de 1907 à 1911 permet de reconstituer (voir Arrivé 2007). Alors que le Cours I en 1907 (voir Saussure 1996) prenait son point de départ dans la description des phonèmes, en particulier dans leur identité articulatoire et acoustique, afin de construire un système qui en récapitulait l’inventaire en un tableau, le Cours III (voir Saussure 1993), à l’inverse, parachevait la démonstration structurale en faisant du système le principe d’oppositions dont se déduisent les phonèmes, ce que les éditeurs consignent de la façon suivante : “Les phonèmes sont avant tout des entités oppositives, relatives et négatives” (Saussure 1973 : 164). Ch. Bally et Ch.-A. Sechehaye, au moment d’établir leur version du Cours, ont pourtant cru bon de s’en tenir à la première version en allant des phonèmes au système et non l’inverse, et l’emploi du mot “entités” ratifie cette prédilection.

2. De Troubetzkoy à Jakobson

2.1 Les trois lieux d’apparition de la phonologie

Du constat de concordances entre le sanskrit, le perse, le latin, le grec et l’allemand jusqu’à la définition des principes et à l’extension de la méthode à un nombre croissant de langues, l’unicité de la méthode et le développement de la grammaire comparée sont d’évidence. L’ouvrage de Bopp en 1816 suffit à fixer une date unique correspondant à cette science, dans une séparation tranchée avec l’héritage de la grammaire générale (et, avant celle-ci, de la tradition aristotélicienne).

Il n’en va pas de même pour le structuralisme auquel on est amené à assigner au moins trois lieux d’émergence principaux : la Suisse, l’Europe centrale (Autriche, Tchécoslovaquie) et les Etats-Unis. Que trois écoles qui s’ignoraient plus souvent qu’elles ne se mesuraient aient convergé sur une période qui n’excède pas une quinzaine d’années[9] est révélateur de la coïncidence des solutions imaginées pour surmonter les difficultés auxquelles étaient confrontées les théories comparatistes. La spécificité des circonstances dans lesquelles elles ont élaboré leurs propositions se retrouve dans leur conceptualisation et leur programme.

Saussure s’inscrit directement dans la tradition indo-européaniste et les premières pages du Mémoire, rappelant en quelques phrases le travail de ses prédécesseurs, le confirme. Il procède au réexamen de matériaux écrits tirés de langues mortes, sans souci d’interprétation anthropologique, ni réalisme phonétique. Puis il se tourne vers la linguistique générale. On laissera de côté le travail de F. Boas bien qu’il se rapproche par plusieurs traits de l’école russe avec laquelle il partage un objectif : transcrire des langues très éloignées des langues indo-européennes, géographiquement et structuralement, une tâche accomplie dans l’urgence, loin des bibliothèques. À la différence de l’école nord-américaine (et de Saussure), l’école russe s’est partiellement revendiquée d’une filiation endogène. Pendant que les universités de Moscou et de Saint-Pétersbourg reproduisaient un modèle occidental où l’expérimentation phonétique occupait la première place, à Kazan, Jan Baudouin de Courtenay[10], rejoint dans son exil par Mikolaj Kruszewski, inventait un modèle plus proche de la psychologie, d’une image de la langue qui la rattachait à une forme mentale plutôt qu’au signal. Jakobson (1973 : 199-237) lui en a rendu l’hommage. Cependant, il est caractéristique des écoles structuralistes qu’elles revendiquent, quittes à l’euphémiser en fonction des circonstances (voir Fryba-Reber 2004), leur rupture avec le modèle comparatiste. Ceux qui ont constitué la phonologie, en Europe comme aux Etats-Unis, ne sont pas véritablement les disciples de ceux qui en ont préparé l’avènement. Ni Troubetzkoy ni Jakobson n’ont été des élèves de Baudouin de Courtenay. Ni A. Meillet, ni surtout M. Grammont – l’un des maîtres de la phonétique en France –, ni Ch. Bally, ni Ch.-A. Sechehaye, n’ont orienté l’essentiel de leurs réflexions vers ce domaine[11]. Installé aux Etats-Unis, R. Jakobson s’est empressé d’occulter l’héritage de Sapir (mort en 1939) et s’est démarqué des successeurs de Bloomfield (mort en 1949) dont les postulats behaviouristes seront la cible des attaques de N. Chomsky (1959 : 26-58).

2.2 Des oppositions aux traits : l’invention de la marque

Comme le remarque M. Viel :

Sans risque de simplification excessive on peut dire qu’il y a deux tournants dans l’oeuvre de Trubetzkoy. Vers la fin des années 20 il se détourne progressivement de la linguistique historique pour finir par s’intéresser presque exclusivement à la linguistique synchronique. Au cours des années 1934-1935, il renouvelle la théorie phonologique.

1984 : 175

Dans les Principes de Phonologie, après avoir énoncé une succession de “règles pour la détermination des phonèmes”[12] qui permettraient de les définir comme le produit d’une série d’oppositions bilatérales, Troubetzkoy (1949 : 47 sq.) conclut par la nécessité d’entériner la tripartition du vocalisme, du consonantisme et de la prosodie. S’il envisage comme un cas de figure admissible une définition négative du phonème, ce n’est pas sans réserve ni sans postuler que, en dernière instance, le système n’est que la résultante d’un inventaire des phonèmes :

La définition du contenu d’un phonème dépend de la place qu’il occupe dans le système des phonèmes dont il s’agit, c’est-à-dire en dernière analyse des autres phonèmes auxquels il est opposé. Un phonème peut donc recevoir parfois une définition purement négative.

1949 : 69

L’ancrage phonétique de la démonstration impose le maintien de la division en trois, chaque langue actualisant un certain nombre d’oppositions qui aboutissent à la sélection d’un sous-ensemble parmi tous les phonèmes virtuellement possibles. Des règles paramétriques de distribution, corrélées à l’organisation morphologique conçue dans un second temps de l’analyse[13], prolongent cette présentation théorique restée inachevée.

Les oppositions ne résultent pas du système. Elles sont assignées à des gestes articulatoires qui déterminent deux triplets, l’un vocalique (a/i/u), l’autre consonantique (p/t/k). À partir de ces unités élémentaires, l’ajout d’oppositions supplémentaires génère de nouvelles entités (des voyelles moyennes, des consonnes aspirées, des occlusives nasales…) qui permettent de dériver des phonèmes plus complexes, entérinant l’idée d’un ordonnancement, d’une hiérarchie interne au système. C’est alors que le recours à la marque s’impose. En reprenant les informations fournies par la correspondance (Troubetzkoy 2006)[14], on s’accordera avec les propos de Viel :

(…) nous avons attribué à Trubetzkoy l’invention de la notion de “marque”. Jakobson lui-même nous y invitait. C’est lui en effet qui a extrait de la correspondance de Trubetzkoy la citation selon laquelle l’un des deux termes d’une opposition binaire “est conçu comme positivement muni d’une certaine marque, tandis que l’autre est simplement conçu comme dépourvu de la marque en question” et l’a placée dans les commentaires des “Notes autobiographiques” publiées avec la traduction par Cantineau des Grundzüge (Trubetzkoy 1949 : XXVII). Jakobson reconnaît alors en Trubetzkoy l’auteur de ce qu’il appelle “une découverte fondamentale […] dans le domaine de la structure phonologique” (Trubetzkoy 1949 : XXVII). Il convient de rappeler ici que Jakobson, dès 1930, avait reconnu l’importance de la découverte, et par conséquent, peut-on supposer, le fait même de la découverte. Cependant on a récemment voulu voir en Jakobson lui-même (Holenstein 1975 : 153) l’inventeur de l’opposition marqué – non marqué. […] Parmi les derniers livres publiés par ou sur Jakobson (Jakobson et Waugh 1979, Jakobson et Pomorska 1980), seul le second se fait l’écho de cette information, alors que l’un et l’autre rappellent avec citation à l’appui l’échange de correspondance qui avait eu lieu entre Trubetzkoy et Jakobson.

1984 : 443-444

La marque réintroduit une positivité en déterminant l’unité sonore par des qualités articulatoires (et acoustiques) qui lui assignent une définition substantialiste. La dissymétrie de l’opposition dans laquelle l’un des termes reçoit un signe + justifie la caractérisation en traits (features). La présence d’un trait est vérifiée par la commutation des phonèmes et l’opposition est “pertinente” si elle permet d’établir une distinction entre deux mots ou entre deux morphèmes.

On retrouve cette épreuve de la commutation à Genève comme à Prague. Pour Troubetzkoy, elle sert à confirmer la présence d’un certain phonème :

IIe règle : Si deux sons apparaissent exactement dans la même position phonique et ne peuvent être substitués l’un à l’autre sans modifier la signification des mots ou sans que le mot devienne méconnaissable, alors ces deux sons sont des réalisations de deux phonèmes différents.

1949 : 49-50

Avant la prise en compte des emplois du phonème (sa position dans la syllabe et le mot, les cas de neutralisation…), c’est le nombre des oppositions qui caractérise les unités :

Mais on doit aussi déterminer le contenu phonologique de chaque phonème pris isolément. Par contenu phonologique nous entendons l’ensemble des traits phonologiquement pertinents d’un phonème, c’est-à-dire les traits qui sont communs à toutes les variantes de ce phonème et qui le distinguent de tous les autres phonèmes de la même langue, en particulier des phonèmes le plus étroitement apparentés.

ibid. : 68

Pour Saussure, la commutation est d’ordre paradigmatique. Le raisonnement n’opère pas à partir des productions phonétiques – les “variantes” de Troubetzkoy. Elle est indissociable de la morphologie. C’est la raison pour laquelle, par exemple, il se refuse à employer le concept (phonétique) d’assimilation qu’il remplace systématiquement par celui, morpho-phonologique, d’“alternance”[15]. Le zéro en reçoit des interprétations peu conciliables d’une théorie à l’autre. Toujours virtuellement présent dans le paradigme saussurien, il est seulement un “degré”, à l’échelon le plus bas de la hiérarchie, dans les Principes de Phonologie et Troubetzkoy s’efforce, autant qu’il le peut, de ne pas y avoir recours (Viel 1984 : 306).

2.3 De Jakobson à Chomsky

Bien qu’il affirme s’inscrire dans la continuité des réflexions de Saussure dont il réinterprète à son gré le manuscrit qu’il édite, Jakobson (1973 : 287-295) entérine le primat d’une détermination phonétique. Il reformule le système des oppositions, c’est-à-dire des relations, comme l’équivalent de gestes phonateurs et de composantes du signal réduits à quinze traits (features) tels que tout phonème soit la combinaison unique, dans un système, d’un certain nombre d’entre eux. À titre d’illustration, on citera ce passage de Jakobson & Pomorska où le glissement des “oppositions” aux “traits” est explicite :

Sur le plan phonologique, la localisation du terme marqué dans chaque opposition donnée est déterminée par le rapport qui lie cette opposition aux autres oppositions du système phonologique, en d’autres termes, aux traits distinctifs contigus dans l’ordre de simultanéité ou de succession dans le temps.

1949 : 70

Poursuivant dans cette voie, Chomsky & Halle (1968) ont substitué la notion de segment à celle de phonème, celle de performance – c’est-à-dire de production langagière par un locuteur à un moment donné du temps – à celle de parole et celle de compétence à celle de langue qui s’en distingue radicalement du fait qu’elle se situe du côté de l’audition (non de la production) et dans une dimension intrinsèquement sociale[16].

Une dernière remarque en marge. Saussure ne s’est guère intéressé au français, sinon dans son cours pour illustrer une théorie que n’importe quelle autre langue aurait exemplifiée aussi bien. Sa spécialisation en tant qu’indo-européaniste reste conforme au domaine circonscrit avant lui. À l’inverse, les recherches de Baudouin de Courtenay, Troubetzkoy et Jakobson se sont largement focalisées sur les états les plus anciens des langues slaves, avec une préférence pour le polonais chez Baudouin de Courtenay, le protoslave chez Troubetzkoy, le vieux russe, en particulier littéraire, chez Jakobson. L’école américaine, de son côté, s’est singularisée par son intérêt presque exclusif pour les langues amérindiennes. Si tous ont en commun une certaine distance par rapport aux pratiques philologiques, les savants russes se placent à mi-chemin entre Saussure et Boas. Comme celui-ci, ils sont confrontés sur leur propre territoire, dans la continuité continentale de l’expansion russe vers le Caucase, la Sibérie, l’Asie centrale et la zone péri-arctique, à des langues de structure très différente, souvent non écrites, qu’ils associent à des civilisations dans une visée anthropologique. Comme celui-là, ils ont été formés en Allemagne à la grammaire historique des langues indo-européennes qu’ils continuent à pratiquer même s’ils innovent par leur volonté d’appliquer leurs hypothèses à toutes les langues du monde.

3. Saussure et Troubetzkoy : la fin et les moyens

3.1 Linguistique et politique : l’eurasisme

Saussure a posé au principe de sa réflexion l’irréductibilité de la linguistique à toute autre science humaine, qu’il s’agisse de l’histoire, de la psychologie ou de l’anthropologie, a fortiori des sciences “naturelles”. Certaines de ses formulations pourraient laisser penser qu’il reste accessible à une affiliation psychologique mais sitôt qu’il précise sa pensée sur ce point, il tend à faire de l’objet que traite la psychologie plutôt un effet de la langue, inversant l’approche traditionnelle dans une perspective qui sera celle déployée par la psychanalyse. S’il soutient, par refus des interprétations ethnographiques ou biologiques, que la langue est une institution sociale, il se refuse à en faire la marque élective ou stigmatisante d’un peuple[17] ou l’expression de capacités immanentes à une race. Au demeurant, aucune théorie n’a programmé une possible résorption de la linguistique dans la sociologie. Saussure critiquait avant tout, chez ses prédécesseurs, l’absence d’une vision globale de l’objet – celui que crée le point de vue –, l’incapacité du comparatisme à accéder à une conception d’ensemble qu’il met au centre du programme de la “linguistique” qu’il qualifie de “générale” en ce qu’elle vaut pour le langage, c’est-à-dire pour toute langue (définition en compréhension) plutôt que pour toutes les langues (définition en extension).

La critique de Troubetzkoy se concentrait sur l’atomisme comparatiste qui, obnubilé par les apparentements entre langues et la filiation des unités linguistiques, n’accédait pas à la notion de système (voir Fontaine 1974). Il ne conclut pas à une théorie globale du langage, défendant plutôt une conception qui répartit autrement les langues en plusieurs groupes. Recyclant les concepts de marque et de distinction, il exploite leurs potentialités pour circonscrire une aire qui, radicalisant la Wellentheorie de J. Schmidt, promeut la diffusion par contact de traits définitoires jusqu’à dessiner une nouvelle communauté linguistique extrapolée typologiquement. Ainsi justifie-t-il l’existence d’une Eurasie (voir Troubetzkoy 1996; Sériot 1999) dont les frontières coïncideraient avec celles de l’Empire russe en réunissant des peuples aux langues hétérogènes grâce au partage de quelques traits phonétiques[18].

À la différence des isoglosses du dialectologue qui, entre des langues de même origine et phonème par phonème (ou morphème à morphème) faute d’une conception structurale, figurent des frontières linéaires – dans une seule dimension –, les traits déterminent des aires, des surfaces et de leur coexistence se déduit une nouvelle vision géopolitique. Au lieu de partir d’une définition des langues et de chercher les isoglosses qui en cartographieraient l’extension, Troubetzkoy dresse l’inventaire des oppositions qui détourent, a posteriori, la carte politique qu’il entend légitimer[19]. En cela, il s’inscrit à sa façon dans la continuité de Baudouin de Courtenay (1972), auteur d’études “Sur le caractère mêlé (mixed) de toutes les langues” et sur “Les problèmes des affinités linguistiques”, sinon que celui-ci traitait des langues et non des oppositions phonologiques.

3.2 Phonologie et phonétique

Comment caractériser ce qui interdit toute confusion entre les “différences relatives oppositives et négatives” de Saussure et les “oppositions bilatérales proportionnelles privatives neutralisables” de Troubetzkoy? Les premières ne sont pas fondées sur des propriétés de substance comme chez Troubetzkoy. Elles se déduisent de la structure – laquelle n’est pas construite par la réunion des phonèmes mais en détermine l’existence – et elles s’établissent scientifiquement sans recourir au signal :

(3305.3) Nous marquons, si ce point a besoin d’être spécifié par Phonologie ce qui s’entend sous le terme connu de Lautphysiologie, étude de la phonation, physiologie de la parole; le nom importe peu pourvu qu’il reste constamment distinct de celui de la phonétique, laquelle représente une partie de la linguistique, de plus celle de ses parties qui implique le plus absolument la donnée historique. Au lieu que la phonologie, science utile aux linguistes, ne fait ni partie de la linguistique, ni généralement de l’ordre des considérations historiques, mais de plus est tellement incompatible [ ].

Saussure 2002b : 245

La “définition purement négative” de Troubetzkoy qui s’énonçait phonème à phonème, s’interprète en termes de privation au niveau des oppositions :

a) Les oppositions privatives sont celles dans lesquelles un des termes de l’opposition est caractérisé par l’existence d’une marque, l’autre par l’absence de cette marque : par ex. “sonore”–“sourd”, “nasalisé”–“non nasalisé”, “arrondi”–“non arrondi”. Le terme de l’opposition caractérisé par la présence de la marque s’appellera “terme marqué” et celui qui est caractérisé par l’absence de la marque “terme non marqué”. Ce type d’opposition est pour la phonologie d’une extrême importance.

1949 : 70

Ce retour de la phonologie vers la phonétique s’est opéré à travers la notion de “marque”. Les trois paires proposées en exemples sont emblématiques :

  • elles concernent soit les consonnes (sonore/sourd), soit les voyelles (arrondi/non arrondi), soit les deux (nasalisé/non nasalisé);

  • elles sont désignées tantôt par l’ajout de la négation, tantôt par antonymie (sonore/sourd);

  • elles commencent à chaque fois par le terme marqué et

  • elles corrèlent les marques à un effet d’articulation (cordes vocales, voile du palais et lèvres) ayant leur contrepartie acoustique (respectivement : présence de la fréquence fondamentale (voice bar), antiformant et bémolisation).

3.3 Phonologie et morphologie

L’opposition chez Troubetzkoy se résout dans une qualité physique ou physiologique, un trait affecté du signe +. La négation saussurienne, strictement relationnelle, sans aucune référence à la matérialité sonore, est une opposition dont l’autre terme peut être un zéro, c’est-à-dire l’absence de toute unité, comme il en va dans l’apophonie où sa nécessité, morphologique, se situe sur le même plan que la phonologie. Saussure (2002b : 59) refuse d’opérer une distinction tranchée entre les deux : Donc à aucun moment la prétendue règle phonétique dressée en se renfermant dans un état donné de langue ne se distingue en quoi que ce soit d’une règle morphologique, ce qu’elle est effectivement et purement.

Et il le confirme :

[Critique des divisions en usage dans les grammaires scientifiques]

(3294)XIII. Un des plus amusants spectacles est la manière dont se divise la grammaire (scientifique) d’une langue. Il y a d’abord la Phonétique (en allemand Lautlehre), puis la Morphologie (en allemand Formenlehre). C’est tout naturel n’est-ce pas? D’abord les sons, puis les combinaisons de sons; d’abord le simple, puis le composé; et ce qu’il y a de plus merveilleux est que l’on croit comprendre!

ibid. : 196-197

Troubetzkoy a ramené le principe de l’opposition à des propriétés phonétiques, à des traits. Cette conversion réalisée au moyen de la marque a été réifiée par Jakobson puis Chomsky. En traitant seulement de différences par des relations qui postulent le zéro, i.e. des valeurs (Sofia 2013 : 29-64), Saussure ramène au premier plan :

[…] que la langue ne s’alimente dans son essence que d’oppositions, d’un ensemble de valeurs parfaitement négatives et n’existant que par leur contraste mutuel […] tout à fait caractéristique du principe négatif qui est au fond du mécanisme de la langue.

2002b : 71

Ce qui se retrouve dans :

La présence d’un son dans une langue est ce qu’on peut imaginer de plus irréductible comme élément de sa structure. Il est facile de montrer que la présence de ce son déterminé n’a de valeur que par l’opposition avec d’autres sons présents; et c’est là la première application rudimentaire, mais déjà incontestable, du principe des OPPOSITIONS, ou des VALEURS RÉCIPROQUES, ou des QUANTITÉS NÉGATIVES et RELATIVES qui créent un état de langue.

ibid. : 25

Poursuivant dans cette voie, Saussure en tire la conclusion de l’inanité de la subdivision de l’analyse linguistique en niveaux[20] :

Il me semble qu’on peut l’affirmer en le proposant à l’attention : on ne se pénètrera jamais assez de l’essence purement négative, purement différentielle de chacun des éléments du langage auxquels nous accordons précipitamment une existence […] sans que l’on sorte nulle part de cette donnée fondamentalement et à tout jamais négative de la DIFFÉRENCE de deux termes, et non des propriétés d’un terme. […] A leur tour ces différences en lesquelles consiste toute la langue ne représenteraient rien, n’auraient pas même de sens en telle matière, si l’on ne voulait dire par là : ou bien la différence des formes (mais cette différence n’est rien), ou bien la différence des formes aperçue par l’esprit (ce qui est quelque chose mais peu de chose dans la langue)[21] ou bien les différences qui résultent du jeu compliqué et de l’équilibre final. Ainsi non seulement il n’y aura pas de termes positifs mais des différences; mais deuxièmement ces différences résultent d’une combinaison de la forme et du sens perçu.

ibid. : 64-66

Conclusion

La phonologie a représenté une avancée d’autant plus décisive dans l’histoire de la linguistique qu’elle est au principe de la reconfiguration de sa méthodologie dans un cadre structuraliste. À ce titre, quels que soient la langue de rédaction des travaux et le pays de publication, “la phonologie est une” pour emprunter leur formule à J. Durand et B. Laks (1996 : 3). Pour des raisons qui tiennent à l’environnement scientifique, social et académique, aux propriétés et à la trajectoire des agents dans un monde en révolution, les conclusions des différentes écoles, même quand elles ne sont pas incompatibles, ont néanmoins des prémisses et des conclusions différentes (voir Chevalier 1997).

C’est à titre de justification de l’expansion russe que Troubetzkoy privilégie une exploitation de la phonologie qui, par la cartographie d’oppositions substantialisées en traits, dessine les frontières de l’Eurasie. Il postule un processus d’acculturation et de convergence typologique qui circonscrit une aire linguistique sans lien avec la filiation (les familles de langues) ou les “races” (l’appartenance ethnique). C’est moins l’union de langues (Sprachbund) en tant que telle qui lui importe que le choix d’oppositions qui lui permettent d’aboutir à un résultat qui le situe aux antipodes de la politique soviétique des nationalités. Saussure s’en tient pour sa part à un programme de linguistique générale, sans arguments externes pour fonder sa démonstration, avec comme objectif la réalisation d’une “algèbre”, une formalisation indépendante de la matérialité du signal, des caractéristiques biologiques, psychologiques, historiques et sociales des locuteurs.

Ainsi, ces deux écoles phonologiques souvent confondues se distinguent, de façon plus essentielle que par leur localisation ou leur langue, (i) par le recours qu’elles ont ou non à la substance sonore et par tout ce qui s’en déduit c’est-à-dire (ii) par leur appareil de preuve (la commutation a une portée différente dans les deux théories), (iii) par l’architecture conceptuelle (le signe comme union d’un signifiant et d’un signifié n’est pas d’usage dans le CLP et les relations de la phonologie et de la morphologie ne sont pas du même ordre), (iv) par la terminologie (à commencer par l’acception inverse de phonétique et de phonologie), (v) par la visée (toute langue vs toutes les langues) et surtout (vi) par l’application qui en est faite. Si Saussure et Troubetzkoy s’accordent sur la fonction fondatrice de la phonologie dans la production d’une théorie linguistique “générale”, ils partagent aussi, dans un tout autre ordre d’idées, un destin : l’oeuvre qui les a rendus célèbres est posthume et ils en auront ignoré le destin.