Corps de l’article

Introduction

Nous nous proposons d’examiner différentes théories de la lecture et de la traduction dans le cadre d’une anthropologie interdisciplinaire de la traduction et à partir d’une réflexion féministe qui se situe aussi dans le prolongement de l’herméneutique, l’art de lire, de comprendre et d’interpréter depuis l’Antiquité (Starobinski, 1987). L’idée d’un horizon anthropologique de la traductologie, qui s’ouvrirait sur l’ensemble des sciences humaines et des études culturelles, toutes concernées par la discipline traductologique, a été thématisée par le philosophe et traductologue Jean-René Ladmiral, notamment dans un entretien paru dans la revue Meta (2012). En convoquant l’apport des sciences psychologiques et, en particulier, celui de la psychanalyse, il développe dans cette entrevue une réflexion approfondie sur les bases épistémologiques de la recherche en traductologie. Le concept d’anthropologie est défini par Ladmiral comme l’horizon philosophique de totalisation critique de l’ensemble des sciences humaines. Il établit aussi le lien avec une philosophie de l’être humain en rapport avec la théologie, un peu dans l’esprit que peut revêtir ce concept au sein de la tradition allemande[1]. La contrepartie d’une philosophie de l’être humain solidaire de la théologie rejoint ainsi la tradition herméneutique telle qu’elle s’est développée à partir de Friedrich Schleiermacher. Dans cette optique, les textes sont un accès à la dimension de l’existentiel, car la compréhension ne se confine pas au domaine de l’écrit ; elle s’applique à toutes les situations humaines et à tous les domaines de la culture.

Aussi la traduction se révèle-t-elle difficile à définir, comme Jean-René Ladmiral se plaît à le rappeler dans ses écrits : elle fait partie des universaux anthropologiques fondamentaux et des « indéfinissables », tels que l’amour, Dieu ou la mort... (1995). Rappelons que la traduction, pour Paul Ricoeur et Hans-Georg Gadamer, deux grands représentants de l’herméneutique philosophique contemporaine, revêt également dans leur pensée un rôle paradigmatique. L’« hospitalité langagière » représentée par la traduction, pour Ricoeur, en assumant les « risques de traduction-trahison », devient dans sa dimension éthique un modèle pour d’autres formes d’hospitalité apparentées, telles que les confessions et les religions, qui seraient « comme des langues étrangères les unes aux autres » (2004, p. 43). La psychanalyse, selon Ricoeur, est une lecture à partir du discours freudien articulant des questions de sens (sens du symptôme ou du rêve) et de force (investissement, conflit, refoulement), ainsi qu’une interprétation d’ensemble de la culture. Elle représente une herméneutique de la régression vers l’archaïque, où l’inconscient se découvre comme destin (Ricoeur, 1969)[2]. Si Ricoeur met en avant « l’épreuve de l’étranger » en traduction, en insistant sur le rapport entre « le propre » et « l’étranger » qui traverse toute la tradition herméneutique (2004, p. 42), Ladmiral quant à lui pose que, depuis l’Antiquité, l’herméneutique est une figure de la dialectique du Même et de l’Autre[3]. Il y aurait matière à articuler l’une à l’autre de ces deux problématiques ; mais il ne nous est guère possible ici d’aller au-delà de cette simple référence. Plus généralement, on peut relever ici un point de convergence entre la réflexion théorique sur la traduction et les études de genre autour de la question de l’identité (Ladmiral, 1995)[4].

En privilégiant la sensibilité individuelle du lecteur dans la production du sens, l’herméneutique moderne reconnaît l’investissement du sujet (ici, le sujet traduisant) dans le processus d’interprétation et l’avènement du sens. Constituée en réflexion sur les conditions du savoir, en mettant en lumière le processus et les conditions de la compréhension, l’herméneutique philosophique dans sa portée universelle relève ainsi d’une théorie de la connaissance. La médiation de la traduction, comme le rappelle encore Ladmiral, renvoie donc à la problématique de l’herméneutique, et la théorie de la traduction autant à une théorie de la connaissance qu’à une théorie de la communication (1990, p. 121-138 ; 1986, p. 36)[5].

En évoquant un horizon anthropologique des sciences humaines au sein duquel s’inscrirait la traductologie, comme le suggère Jean-René Ladmiral, il y a lieu de rappeler par ailleurs que la discipline de l’anthropologie a contribué de manière significative aux débats en cours sur les rapports sociaux des sexes. Citons notamment les travaux de l’anthropologue américaine Gayle Rubin, qui a élaboré le concept de « système de sexe / genre » dans « Marché aux femmes » (1975), ceux de Nicole-Claude Mathieu (1991) ou encore les écrits de l’anthropologue et ethnologue française Françoise Héritier (1996 ; 2002 ; 2012), pour ne nommer que ces grandes figures en lien avec les développements théoriques de l’épistémologie du genre.

Si le concept de « genre » est une catégorie d’analyse utilisée pour désigner les rapports sociaux entre les sexes, c’est également une grille de lecture de constructions sociales signifiant des rapports de pouvoir (Scott, 1988 ; 2012). Aussi certains des concepts hérités de la longue tradition de la lecture représentée par l’herméneutique philosophique peuvent-ils être utiles pour notre propos, en particulier ce que Hans-Georg Gadamer (dans le sillage de Heidegger) appelle la « précompréhension », ou la pré-orientation du mouvement de la pensée, ainsi que les « préjugés » (Vor-Urteil) (1976 [1960]). Il importe encore de souligner dans ce contexte l’influence de la philosophie allemande, et tout particulièrement de Hegel, sur la pensée de féministes contemporaines telles Judith Butler, Catherine Malabou ou Gayatri Spivak, cette dernière revendiquant également un attachement théorique à Marx, comme elle l’a affirmé à maintes reprises dans ses écrits ou dans son enseignement (2011 ; 2013)[6].

Dans « The Politics of Translation », Gayatri Spivak parle de la traduction comme d’une lecture et de la lecture comme traduction (« Translation as Reading », « Reading as Translation »), ce qui renvoie nécessairement à la tradition de l’herméneutique, même si elle ne s’y réfère pas explicitement (2004 [1993], p. 370 et 384). Par ailleurs, elle insiste également sur l’importance, pour toute traductrice ou tout traducteur, de comprendre les présupposés d’un auteur en le traduisant et cite à ce propos certains des présupposés philosophiques de Kant, de Marx et de Foucault pour illustrer sa pensée (2012, p. 256-257) ; c’est la question cruciale du rôle des « préjugés » (Vor-Urteil), évoquée précédemment, dans tout acte d’interprétation. La description phénoménologique du « cercle herméneutique » par Heidegger a mis en lumière la structure d’anticipation et le caractère de « projet » de toute compréhension (Starobinski, 1970)[7]. La « précompréhension » (Vor-Verständnis) pourrait ainsi se définir comme une structure d’accueil, tout texte se déployant sur un fond d’un déjà-là, de lecture préconstruite ou de tradition. Ainsi, l’analyse de Carole Pateman intitulée Le contrat sexuel, publiée en 1988 et traduite en langue française en 2010, illustre-t-elle l’élément de prédétermination de la subordination des femmes dans les théories du contrat social. La lecture ou l’interprétation (les deux mots étant synonymes dans une perspective herméneutique) apparaissent alors comme un même mouvement qui fait paraître et qui fait voir la violence symbolique touchant la femme ; la lecture fait parler ce qui n’est pas entendu. Cette violence domestique et sociale, d’une part, est également une violence théorique d’autre part, comme le montre Catherine Malabou quand elle affirme que la « femme » n’a jamais pu se définir autrement « que par la violence qui lui est faite » (2009, p. 115)[8].

Nous examinerons ici la question des métaphores sexuelles ou sexistes en traduction en lien avec le « parcours herméneutique » proposé par George Steiner dans AprèsBabel (1978 [1975]), qui se veut une herméneutique de l’élan et de la pénétration, un modèle dénoncé par des théoriciennes féministes telles que Lori Chamberlain ou Susan Bassnett comme représentant une conception « masculine » de la traduction (Arrojo, 1995, p. 72). L’adjectif « sexiste » désigne dans ce contexte les valeurs et les attitudes fondées sur des modèles stéréotypés (souvent intériorisés) de division des rôles, des droits ou des devoirs selon les sexes, à savoir la construction sociale du genre. D’autres descriptions de la traduction dans leur dimension amoureuse ou érotique seront également évoquées, en particulier le développement thématique de Serge Gavronsky s’articulant dans l’horizon de l’inconscient freudien et du triangle oedipien, ainsi que la réflexion de Jean-René Ladmiral (1986 ; 1991) autour des concepts de « sourciers » et de « ciblistes ». Nous opposerons ensuite au modèle crypto-sexiste de Steiner et à celui du « traducteur cannibale » de Serge Gavronsky (qui s’inspire du parcours herméneutique de ce dernier) d’autres lectures féministes, notamment la lecture postcoloniale de Gayatri Spivak (1977), en ouvrant la réflexion sur la question de l’autorité[9]. Les questions de genre, de sexualité et d’autorité font nécessairement apparaître des enjeux proprement politiques, et il conviendra d’insister en conclusion, à l’exemple de la philosophe et théologienne Lytta Basset, sur le pluralisme de l’autorité.

Il importe toutefois préalablement d’évoquer le rôle de la métaphore au sein d’une anthropologie interdisciplinaire de la traduction telle qu’évoquée par Jean-René Ladmiral. L’histoire de la traduction est traversée par des métaphores de nature sexuelle ou sexiste décrivant la traduction, jusqu’au modèle universel proposé par George Steiner dans Après Babel (v. St. André, 2010). Aussi la métaphore des « belles infidèles », attribuée au grammairien français Gilles Ménage (1613-1692), laisse-t-elle entendre que les traductions « comme les femmes » sont soit belles, soit fidèles. Susan Bassnett soutient que l’idée sous-jacente à la métaphore des « belles infidèles » serait que le texte-source, l’original, est masculin et tout-puissant, alors que le texte-cible, la traduction, est féminin et subordonné (1993, p. 156). Cette métaphore, contrairement à d’autres décrivant l’acte de traduire, telles que le changeur de monnaie, la copie du tableau, les vêtements, la flèche que l’on tire (avec l’idée de source et de cible) ou encore celle du passeur, que l’on ne rencontre pas avant le XXe siècle, ne semblerait toutefois pas correspondre à un âge particulier. En outre, la métaphore de la fidélité est présente dans toute l’histoire de la traduction[10].

On pourrait, par ailleurs, se demander pourquoi tant de métaphores dans les différentes langues pour décrire la traduction. Le concept de traduction, explique Jean-René Ladmiral, résiste à la conceptualisation ; on ne peut pas le définir : c’est un indéfinissable au sens de l’axiomatique. On comprend dès lors la nécessité du recours au discours métaphorique, qui a pour fonction de déclencher une réflexion, d’où sa formule : « Le concept, ce n’est jamais qu’une métaphore qui a réussi ! » (Ladmiral, 1986, p. 34). La mise en langue passe donc pour lui par la métaphore, qui apparaît plus ouverte et plus heuristique qu’un concept strictement délimité.

Dans le même esprit, l’éminent philosophe allemand Hans Blumenberg a élaboré, dans ses Paradigmes pourune métaphorologie, ce qu’il appelle une « typologie de l’histoire des métaphores », la discipline de la métaphorologie étant envisagée comme auxiliaire de la philosophie et débouchant, explique-t-il, sur « l’horizon plus vaste d’une théorie de l’inconceptualisable » (2006, p. 101, en italique dans le texte, et p. 191-192). Les métaphores qu’il qualifie d’« absolues » représenteraient, selon lui, la totalité de la réalité dont on ne saurait faire l’expérience et que l’on ne pourrait jamais pleinement appréhender (ibid., p. 25). La métaphore est « moyen de connaissance » (ibid., p. 160, en italique dans le texte), et le champ métaphorique s’ouvre sur ce que Blumenberg conçoit comme une relation au monde et à la vie (au sens plein que prend le mot dans la pensée allemande contemporaine) ou, pour reprendre l’idée de Jean-René Ladmiral, sur l’horizon d’une anthropologie générale. Blumenberg interroge également la métaphore du livre et celle de la lecture telle qu’elle fut appliquée à l’interprétation du réel et à notre rapport au monde dans Lalisibilité du monde (2007). Pour le philosophe Clément Rosset, élaborant sa conception particulière de l’ontologie (au sens étymologique du mot, c’est-à-dire le savoir de ce qui est), la métaphore produit ce qu’il appelle « un effet de réel », en sorte que « si elle ne consiste pas stricto sensu à recréer le réel, en impose du moins une redécouverte par la re-création des moyens qui l’expriment habituellement » (2008, p. 342-343). Dans le champ plus circonscrit de la traduction, Lieven D’hulst (1992) a en outre mis en évidence le rôle cognitif des métaphores en traductologie contemporaine. Enfin, Maria Tymoczko rappelle, elle aussi, le rôle des métaphores dans le développement des champs disciplinaires, en particulier celui de la traductologie :

For almost two decades descriptive studies have shown that metaphors for translation – from les belles infidèles to anthropophagy or cannibalism – can be used as the foundation of discourses about translation in specific cultural contexts for both hegemonic and subversive purposes, driving translation practices and strategies.

2010, p. 110

Si l’on revient à la question des universaux anthropologiques fondamentaux évoquée précédemment, parmi lesquels figurerait la traduction dans ses rapports entre l’auteur et le traducteur, on est fondé à invoquer le paradigme des relations entre hommes et femmes. N’est-ce pas là ce que fait Karl Marx lui-même dans ses Manuscritsde 1844 (ou Manuscrits économico-philosophiques), cité pour notre propos dans la traduction française de Gaston Fessard :

Le mystère du rapport de l’homme à l’homme, trouve son expression non équivoque, décisive, visible, sans voiles, dans les rapports de l’homme et de la femme, et dans la manière dont sont compris leurs rapports génériques, naturels et immédiats. Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle.

1960, t. 1, p. 163 ; en italique dans le texte

Dans ce texte capital, relève Gaston Fessard, se trouve dévoilé le point crucial où se rejoint, pour Marx, le double rapport constitutif de la réalité humaine, alors qu’ailleurs dans son oeuvre, explique-t-il, « ce rapport apparaît irrémédiablement disjoint sous la forme du politique et de l’économique » (ibid.).

Les représentations et les constructions symboliques qui fondent le rapport de l’être humain au monde (quels que soient les principes théoriques en sciences humaines qui les guident, du marxisme à la psychanalyse ou à l’anthropologie sociale), témoignent d’une recherche omniprésente de sens. L’interprétation, plutôt que de s’attacher exclusivement aux textes, comme le voulait l’herméneutique traditionnelle dont l’intention au départ était essentiellement technique et normative, se porte alors sur la dimension de l’existentiel, la « “mise en sens” du monde » et le vivre-ensemble (Revault d’Allonnes, 2006, p. 16)[11]. On rejoint ici l’horizon de sens évoqué par Jean-René Ladmiral (2012), où la recherche en traductologie s’ouvrirait sur l’ensemble des sciences humaines et des études culturelles, toutes concernées par la traduction qui relève de l’univers de la médiation, avec en contrepartie la composante interdisciplinaire qui sous-tend toute la réflexion théorique en traduction.

Françoise Héritier, professeur honoraire d’anthropologie au Collège de France, s’est interrogée sur l’organisation du symbolique qui fonde l’inégalité foncière entre les sexes et sur la manière dont la différence des sexes structure la pensée humaine, puisque celle-ci commande les deux concepts fondamentaux opposant l’identique au différent. Elle répond à cette interrogation sur la symbolique de la hiérarchisation aussi bien en termes anthropologiques que politiques. Cette opposition conceptuelle essentielle basée sur l’observation de la différence sexuée se retrouverait, selon elle, tant dans la pensée scientifique moderne que dans celle du passé et dans tous les systèmes de représentation (1996, p. 20). Ce système d’oppositions représenterait « une grille d’interprétation » à l’oeuvre « aussi bien dans le discours scientifique que dans le discours naturel, qui englobe les genres, les sexes » (ibid.). Au cours de ses recherches sur le terrain, Françoise Héritier a acquis la conviction que la différence anatomique et physiologique entre l’homme et la femme est à l’origine de nos systèmes conceptuels et langagiers fondés sur le principe de la dualité. Le rapport identique/différent, « [s]upport majeur des systèmes idéologiques », écrit-elle, serait à l’origine des catégories binaires opposant « des valeurs abstraites ou concrètes (chaud/froid, sec/humide, haut/bas, inférieur/supérieur, clair/sombre, etc.) », hiérarchisées et valorisées parce que connotées respectivement du sceau ou des signes du masculin ou du féminin (ibid.)[12]. Dans un article intitulé « Quand la culture s’impose à la nature », elle explique que si les différentes sociétés humaines, des plus primitives au plus développées, se caractérisent par une hiérarchie des sexes déterminée par la « domination masculine », les êtres humains, dit-elle, « ont eu besoin de construire un modèle interprétatif pour comprendre l’existence de deux aspects sexués, le fait que les femelles puissent donner naissance à des enfants d’un autre sexe que le leur » (2013, p. 9-10 ; nous soulignons). Il n’est donc pas étonnant de constater que Karl Marx lui-même s’inscrit dans cette matrice symbolique homme-femme et au sein du système d’opposition ou d’associations binaires qui, pour Françoise Héritier, serait à l’origine de notre système fondamental de pensée.

1. Lectures et traduction

Toute traduction commence par la lecture d’un texte original, comme le rappelle la traductrice féministe Susanne de Lotbinière-Harwood en affirmant que « traduire, c’est d’abord lire » (1991, p. 18). Toute lecture comporte nécessairement une dimension sociale, y compris la différence sexuelle, en mettant en jeu des compétences apprises qui peuvent varier selon l’époque de l’histoire ou le milieu social. Cette activité peut également impliquer une compétence interprétative très élaborée (c’est la raison d’être, à l’origine, de l’herméneutique), voire véritablement créatrice. Susanne de Lotbinière-Harwood affirme que tout acte de lecture, que ce soit l’interprétation d’une oeuvre, comme celle d’un événement, « est codé au départ », ce qui implique que la question du genre, à ses yeux, trouverait « alors sa place dans toute réflexion sur la traduction », l’« effet du genre » étant ressenti d’abord par le corps lisant et interprétant le texte d’origine (ibid.). Et elle écrit encore à propos de la lecture féministe : « En proposant une grille de lecture autre, c’est-à-dire genrée au féminin, le féminisme permet de voir et d’articuler des réalités cachées par et dans les mots » (ibid., p. 19). Elle considère dès lors la traduction comme une « pratique de réécriture au féminin » visant à subvertir l’ordre patriarcal et à rendre les femmes visibles dans la langue et dans la société (ibid., p. 26-28).

Aussi les théoriciennes de la traduction féministe, dans l’ensemble, sont-elles moins attachées aux concepts d’équivalence ou de fidélité, qu’elles contestent ouvertement, qu’aux processus de lectures, de relectures ou d’écriture et aux questions idéologiques qui les sous-tendent. En rappelant la question de Freud[13] et évoquant le rôle de la lecture et le lien qui s’instaure avec toute lectrice dans une perspective féministe, la critique Shoshana Felman écrit :

Feminism comes to be defined here almost inadvertently, as a bond of reading : a bond of reading that engenders, in some ways, the writer – leads to her full assumption of her sexual difference : a bond of reading and of writing which, however, paradoxically precedes knowing what it means to “read as a woman” since this very bond, this very reading, is precisely constituted by the recognition that the question “what is woman” has not yet been answered and defies, in fact, all given answers.

1993, p. 12

La théorie féministe en traduction nous a sensibilisés aux rapports de pouvoir et aux conflits qui sous-tendent toute activité de traduction, nous informant des pratiques hégémoniques qui contribuent à des desseins idéologiques. Aussi la rencontre de la traductologie et de la pensée féministe s’est-elle révélée particulièrement fructueuse en ouvrant de nouvelles perspectives théoriques et pratiques, en particulier en relation avec la question de l’éthique en traduction (Van Wyke, 2013)[14]. Si de nombreuses études ont été publiées depuis les années 1990, notamment par les féministes canadiennes et québécoises Sherry Simon, Luise von Flotow, Barbara Godard et Susanne de Lotbinière-Harwood, ainsi que par d’autres théoriciennes dans différents pays (Raguet, 2008 ; Sardin, 2009), le sujet est loin d’être épuisé. En effet, l’évolution actuelle des sociétés remet en question les acquis du mouvement féministe depuis les années 1970, et la traduction, en mettant au jour des enjeux de pouvoir, peut apporter de nouveaux éléments dans les débats autour de la question du rapport au pouvoir et celle de la violence de la tradition patriarcale. L’inscription du thème de la traduction dans la littérature contemporaine illustre clairement le fait que la traduction se situe actuellement au coeur des préoccupations intellectuelles et culturelles de notre époque caractérisée par la mondialisation[15]. Par ailleurs, la traduction est également un thème majeur de la philosophie contemporaine, en particulier dans les écrits de Paul Ricoeur, Jacques Derrida, Walter Benjamin, Michel Serres, Homi Bhabha ou Heinz Wismann.

Si certaines féministes, telle l’écrivaine Nancy Huston, conçoivent la traduction comme inhérente à leurs démarches, elles la redéfinissent toutefois en interrogeant les relations entre « production » et « reproduction », qui instaurent des rapports de pouvoir liés au genre, comme l’a illustré Lori Chamberlain dans son article influent intitulé « Gender and the Metaphorics of Translation », sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Cette opposition entre écriture et traduction, pour Lori Chamberlain, à l’instar de Susan Bassnett citée précédemment, désigne l’original comme « masculin » et le texte traduit comme étant dérivé et « féminin » (2004, p. 306). L’auto-traduction dans les deux sens, chez Nancy Huston, vient cependant subvertir les rapports de dépendance hiérarchique entre l’original et la traduction, ainsi que l’opposition entre langue maternelle et étrangère ou identité et altérité. Dans sa pratique même de l’auto-traduction, tout comme dans un essai intitulé « Traduttore non è traditore », Nancy Huston nous invite à nous interroger sur nos pratiques et nos représentations à la fois de l’écriture et de la traduction, ainsi que sur l’idée même de langue maternelle (2007, p. 151). Si la traduction se confond avec l’original dans l’écriture entre les langues, c’est l’écrivain qui traduit, nous dit-elle en renversant la hiérarchie traditionnelle (ibid., p. 153).

2. L’horizon d’un inconscient de l’amour en traduction

Jean-René Ladmiral a rappelé à maintes reprises l’idée que la traduction fait ressortir des affects et qu’il y a dans ce processus quelque chose de l’ordre du refoulé ou de l’inconscient déjouant la lucidité du sujet traduisant. La réflexion de Walter Benjamin selon laquelle le modèle ou l’archétype de la traduction serait le texte sacré l’a mis sur la piste d’un inconscient religieux de la traduction auquel il a apporté par la suite tout un développement thématique (Ladmiral, 1986 ; 1990). En souscrivant à l’idée d’un « inconscient théologique » avancée par Ladmiral, nous évoquerons aussi l’horizon d’un inconscient amoureux, qui lui serait lié et qui nous paraît être à l’oeuvre dans toute la pensée sur la traduction, ainsi qu’au sein même de la réflexion traductologique. On retrouvera ici l’opposition fondamentale entre éros (l’amour-passion) et agapè (l’amour de Dieu et le souci du prochain), dans cet impensé traduisant qui travaillerait en nous, tel qu’il est développé à titre d’exemple par Serge Gavronsky (2010). Françoise Wuilmart, pour sa part, évoque un « Éros traductif » (2009, p. 38) ; toute traduction représenterait la « rencontre de deux imaginaires » sous forme « d’empathie érotisée », une rencontre se déroulant pour une grande part au niveau de l’inconscient (ibid., p. 32 et 37 ; en italique dans le texte).

Walter Benjamin, lui-même, décrit « la tâche du traducteur » comme celle devant « dans un mouvement d’amour et jusque dans le détail, faire passer dans sa propre langue le mode de visée de l’original » (1971, p. 271). L’amour et la nostalgie d’une langue originaire s’inscriraient ici, pour reprendre les mots de Paul Ricoeur, dans un « horizon messianique de l’acte de traduire » (2004, p. 30). Par ailleurs, l’oeuvre majeure de Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, illustrant l’empire nostalgique du mythe de Tristan et Iseut dans nos vies quotidiennes et décrivant le phénomène historique de ce que Stendhal nommait l’amour-passion comme étant d’origine religieuse, nous conforte dans l’idée d’un inconscient de l’amour (voire de la passion) en traduction, qui serait lié à un impensé métaphysique du traduire (Rougemont, 1972 [1939]). Si l’on a pu dire que l’histoire du christianisme a été le théâtre d’une lutte entre éros et agapè (Basset, 2010), l’Occident, écrit Denis de Rougemont, n’a eu de cesse de montrer le danger d’éros, « l’amour de l’amour » du mythe de Tristan et Iseut, qui dissimule une passion plus terrible et destructrice encore d’autant qu’elle est inavouable : la volonté de la mort (1972 [1939], p. 33). Il y a lieu de rappeler aussi que le thème central de l’Ancien et du Nouveau Testament, celui de l’Alliance, est un thème nuptial. Dieu est présenté comme un amant, un époux ou un fiancé, et les Évangiles reprendront les images de l’Ancien Testament pour Jésus, le fiancé, l’époux (Marc 2, 19 ; Matthieu 25, 6) (Barreau, 1971)[16]. On voit donc toute la puissance de la symbolique du couple dans l’imaginaire collectif, que ce soit dans l’analyse de Marx citée précédemment, dans le mythe de Tristan et Iseut informant la vision moderne de l’amour-passion ou encore dans les images bibliques illustrant les « noces » (Luc 14, 17) que sont la rencontre avec le Dieu vivant.

Force est de constater qu’au départ, en traduction aussi, il y a d’abord un couple : l’original et sa traduction. Valery Larbaud le reconnaît explicitement : « Même dans nos rapports quotidiens avec l’oeuvre que nous traduisons nous reconnaissons les conditions du couple humain… » (1984 [1946], p. 46). Dans ses propos sur la traduction, où « c’est tout un roman d’amour », il évoque encore les « amants de la belle héritière », « cette prise de possession » par laquelle « nous avons été promus au rang d’époux », « quelque chose de cette protection respectueuse, tendre et dominatrice qui préside aux relations du mari avec la femme », ainsi que le « mariage » qui peut avoir été consommé ou non (ibid., p. 45 et 48). Il est tout à fait conscient, comme se plaît à le souligner Serge Gavronsky, de l’aspect sexuel que l’on peut interpréter dans l’acte du traduire (1977, p. 60). Le passage suivant, dans lequel nous retrouvons la question de l’« appropriation » du sens, élaborée par Paul Ricoeur dans sa théorie du texte, où il met en scène la subjectivité du lecteur (1986, p. 137-159), se prêterait particulièrement à une lecture psychanalytique : « Car, traduire un ouvrage qui nous a plu, c’est pénétrer en lui plus profondément que nous ne pouvons le faire par la simple lecture, c’est le posséder plus complètement, c’est en quelque sorte nous l’approprier. » (Larbaud, 1984 [1946], p. 22)[17]. On songe ici aux remarques du narrateur d’Unamour de Swann à propos de l’acte de possession physique, « la possession, toujours impossible, d’un autre être » et « où d’ailleurs l’on ne possède rien » (Proust, 2002 [1913], p. 248 et 102), la finesse psychologique de l’analyse de Proust pouvant tout aussi bien se rapporter à la relation de traduction et aux « pensées d’amour et de traduction » de Valery Larbaud (1984 [1946], p. 47). Au reste, Proust ne nous y invite-t-il pas lui-même par cette confidence souvent citée : « Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. » (Le tempsretrouvé, 2004, p. 187).

Dans son livre intitulé Les belles infidèles, Georges Mounin écrit que si les comparaisons en traduction peuvent être boiteuses, il n’en demeure pas moins qu’elles frappent et restent dans les esprits. Il cite à l’appui la métaphore du grand philosophe, historien, écrivain et homme politique italien Benedetto Croce, où il est encore question d’amour, mais aussi d’identité[18]. Le traducteur de poésie qui prétendrait remplacer l’original serait comme quelqu’un qui voudrait présenter à un amoureux une autre femme à la place de celle qu’il aime. L’amoureux, toutefois, est amoureux de cette femme-là, et non pas d’une autre qui serait semblable ou équivalente (Mounin, 1994 [1955], p. 24).

Jean Starobinski, à l’instar de Valery Larbaud, fait appel à la métaphore conjugale pour rendre compte de l’acte critique, qui ne saurait être « une machine célibataire » (1970, p. 28), mais ses propos pourraient également s’appliquer à l’acte de traduire :

Ce mariage court d’ailleurs les dangers de tous les mariages, et nous savons qu’il est des couples névrotiques de divers types : celui, d’abord, où l’être prétendument aimé n’est pas reconnu dans sa vérité, dans sa qualité de sujet indépendant et libre : il n’est que le support des projections du désir amoureux qui le font autre qu’il n’est ; celui, inverse, où l’amant s’annule dans la fascination et la soumission absolue à l’objet de son amour ; celui enfin où l’amour ne se porte pas sur la personne même, mais sur ses attenants et sur ses alentours, ses avoirs, ses ancêtres glorieux, etc. Bref, l’oeuvre critique lie deux vérités personnelles et vit de leur intégrité préservée…

ibid.

L’oeuvre littéraire, écrit encore Starobinski, est animée par notre lecture ; telle une personne, il faut « la faire revivre pour l’aimer », « la faire parler pour lui répondre » ; elle « attend de nous sa résurrection » (ibid., p. 28-29). Jean-René Ladmiral note, plus généralement, que la métaphore « mort et résurrection » fournit un paradigme d’analyse susceptible d’être utile à la réflexion sur la traduction (1986, p. 41, n. 14). Aussi Valery Larbaud célèbre-t-il la vie en lien avec la traduction et la lecture dans la citation qui suit : « Ainsi notre métier de Traducteurs est un commerce intime et constant avec la Vie, une vie que nous ne nous contentons pas d’absorber et d’assimiler comme nous le faisons dans la Lecture... » (1984 [1946], p. 34) La lecture, à l’exemple de la traduction, a suscité dans les replis de l’inconscient et l’imaginaire occidental toute une thématique de la vie et de la mort, ou de la mort et de la résurrection, ainsi qu’une symbolique du mariage et de l’amour.

La fortune exceptionnelle de la métaphore des « belles infidèles », comme le souligne Lori Chamberlain, illustre d’après elle la complicité qui existerait entre la question de la fidélité en traduction et le mariage :

For Les belles infidèles, fidelity is defined by an implicit contract between translation (as woman) and original (as husband, father, or author). However, the infamous “double standard” operates here as it might have in traditional marriages [...]. This contract, in short, makes it impossible for the original to be guilty of infidelity.

2004 [1988], p. 307

Rappelons que la manière de traduire, tout au long de l’histoire et jusqu’au XXe siècle, a été dictée en fonction de deux pôles antinomiques, la traduction littérale (donc fidèle) et la traduction libre (ou littéraire), illustrée par l’expression « les belles infidèles ». La traduction a dès lors été susceptible d’être appréciée comme une « trahison » suivant l’adage italien traduttore-traditore, que reprend Susanne de Lotbinière-Harwood (1991, p. 21-22) et auquel Ricoeur fait allusion dans le contexte de ce qu’il appelle l’« hospitalité langagière », ou au contraire, comme l’essence même de la tradition (Ricoeur, 2004, p. 43, en italique dans le texte)[19]. Les métaphores à connotation sexuelle, telles les « belles infidèles », et le problème de la fidélité en traduction, pour Lori Chamberlain, refléteraient plus profondément une certaine anxiété concernant la paternité et la question des origines en lien avec les concepts d’auteur et d’autorité. Les notions de paternité et d’altérité évoquées ici appartiennent à la fois à l’ordre juridique et au langage psychanalytique ; elles relèvent du culturel et du psychique, deux dimensions de l’être humain développées par Lori Chamberlain dans son analyse. Plus généralement, et au risque de paraître simplifier les choses pour notre propos, rappelons que pour la psychanalyse, la paternité repose sur la résolution du complexe d’Oedipe, et l’altérité sur la différence des sexes. L’enjeu fondamental derrière l’isotopie métaphorique de la sexualité en traduction, pour Lori Chamberlain, résiderait dans la relation entre la valeur de la production et celle de la reproduction :

The coding of production and reproduction marks the former as a more valuable activity by reference to the division of labor established for the marketplace, which privileges male activity and pays accordingly. The transformation of translation from a reproductive activity into a productive one, from a secondary work into an original work, indicates the coding of translation rights as property rights – signs of riches, signs of power. I would further argue that the reason translation is so overcoded, so overregulated, is that it threatens to erase the difference between production and reproduction which is essential to the establishment of power.

2004 [1988], p. 314

Les arguments de Lori Chamberlain ont été largement repris et commentés par d’autres théoriciennes féministes de la traduction, telles Sherry Simon (1996), Rosemary Arrojo (1994 et 1995) et Susan Bassnett, qui en rappelle toute la pertinence :

Lori Chamberlain is making an important point here, stressing the cultural complicity between fidelity in translation and in marriage: it is no accident that a substantial number of feminist translation scholars such as myself, Barbara Johnson, Barbara Godard, Sherry Simon, Annie Brisset or Suzanne de Lotbinière-Harwood all began using metaphors of “infidelity” or alternative marriage contract in their writings on translation in the 1980s, for all have been concerned with rethinking the view of translation that sets the original in a higher position than the text created for a new target audience.

1993, p. 141

Ainsi Susanne de Lotbinière-Harwood revendique-t-elle la métaphore de l’infidélité pour rendre compte de la position subversive qu’elle adopte : « Les traductions qui font parler le féminin assument leur infidélité – par fidélité aux femmes – et font de la traductrice et du texte traduit des corps sonores et parlants » (1991, p. 22). Sa pratique traductive vise donc à rendre la parole aux femmes :

Cette prise de position s’insurge également contre la passivité et la subordination du corps traduisant, postures traditionnellement assignées aux traductions, comme aux femmes. Si les « belles » du XVIIe (siècle) étaient « infidèles » aux oeuvres d’origine au profit de leurs propres priorités, les « re-belles » du XXe sont infidèles à la loi du langage patriarcal en ce qu’il nous interdit, nous, les femmes.

ibid., p. 21

En soulignant la dimension politique du traduire au féminin, elle conçoit sa pratique de « réécriture au féminin » comme « prise de parole politique », une activité qui ne serait pas alors entièrement soumise à l’autorité (ou « l’auteur-ité »[20]) de l’oeuvre d’origine, mais qui serait véritablement créatrice. La traduction représente pour elle un lieu de pouvoir à investir touchant, dit-elle, « aux rapports de force entre la production et la reproduction » (ibid., p. 28 et 22).

Barbara Johnson (1985), pour sa part, entrevoit une similitude entre la crise actuelle de l’institution du mariage et celle qui existerait, d’après elle, en théorie de la traduction − inaugurée en particulier par la pensée de Jacques Derrida − en rapport avec l’idéal de fidélité à un texte original. Dans « Des tours de Babel », Derrida évoque « le contrat de traduction », qu’il définit selon le lexique de la différence sexuelle : « Hymen ou contrat de mariage avec promesse de produire un enfant dont la semence donnera lieu à histoire et croissance » (1985, p. 234). La remise en question de l’idée même de texte original par Derrida, pour Lori Chamberlain, qui reprend à son tour la critique derridienne dans son analyse du genre avec opposition binaire entre l’original et sa reproduction, permet de revaloriser la traduction comme une démarche d’écriture :

By subverting the autonomy and privilege of the so-called original text, he argues for the interdependence of writing and translating – and, implicitely, against a politics of translation that depends on gender violence.

1998, p. 96

L’étude de Lori Chamberlain du champ métaphorique en traduction en termes de genre, ouvrant sur l’horizon du postmodernisme de Derrida, correspondrait à ce que Susan Bassnett définit comme la troisième phase du développement de la discipline de la traductologie. Dans cette phase, que l’on pourrait d’après elle qualifier de « post-structuraliste », où l’étude du langage métaphorique des traducteurs joue un rôle important, la traduction serait envisagée comme l’un des nombreux procédés de manipulation textuelle, le concept de pluralité remplaçant le dogme de fidélité au texte-source et l’idée d’original étant remise en question à partir de différentes perspectives critiques (Bassnett, 1993, p. 147).

En élargissant son étude de l’isotopie métaphorique de la sexualité en traduction au modèle général « masculin » de George Steiner, ainsi qu’à celui de Serge Gavronsky, qui s’inspire du « parcours herméneutique » de ce dernier, Lori Chamberlain analyse ces représentations de la traduction selon la même perspective critique[21]. Nous examinerons maintenant le modèle soi-disant « herméneutique » de Steiner pour montrer en quoi il ne s’inscrit pas, selon nous, dans la tradition herméneutique, avant d’approfondir l’analyse de Serge Gavronsky dans le contexte d’une anthropologie psychanalytique[22].

Le modèle universel de traduction proposé par George Steiner dans AprèsBabel, inspiré de celui de Claude Lévi-Strauss dans L’anthropologie structurale, se déroule en quatre temps. Le parcours herméneutique est décrit d’abord comme un « élan de confiance » (Steiner, 1978, p. 277) favorisant la compréhension, suivi d’« une étape d’incursion et d’extraction » caractérisée par l’agression, au cours de laquelle « le traducteur envahit, extrait et rapporte » (ibid., p. 278-279). Cette seconde étape, où Steiner se réfère à Heidegger pour justifier la violence de tout acte d’interprétation, peut prendre l’aspect d’une « pénétration-annexion » ou d’un « transfert-appropriation » (ibid., p. 279), un acte que Steiner, rappelle Lori Chamberlain, compare explicitement à la possession érotique (2004 [1988], p. 312). Le troisième temps est celui de l’« incorporation », auquel succéderait une dernière étape dans laquelle l’acte herméneutique rétablirait l’équilibre par un mouvement de compensation et de réciprocité en vue « d’un échange et d’une parité restaurée » (Steiner, 1978, p. 279-281). Steiner se réfère ici, nous dit-il, au modèle de L’anthropologie structurale de Lévi-Strauss « selon lequel les structures sociales recherchent l’équilibre dynamique à travers l’échange des mots, des femmes, des biens » (ibid., p. 283). On remarque, par ailleurs, que Steiner propose deux noyaux de métaphores associés à cette troisième phase et qui, selon lui, seraient apparentés, « celui de la communion ou de l’incarnation et celui de l’infection » (ibid., p. 279-280). Au-delà de l’anthropologie, et confirmant par là même l’idée d’un « inconscient théologique » avancée par Ladmiral, c’est le langage religieux qui refait surface sous le discours de Steiner et dans son modèle idéal inspiré du messianisme de Walter Benjamin : « Les bienfaits de la communion sont solidaires de l’état moral et spirituel de celui qui la reçoit » (ibid., p. 280)[23].

La violence exacerbée de la description du traducteur de Steiner, présentée comme un paradigme universel de la traduction, avec ses images sexuelles agressives, a été dénoncée notamment par Rosemary Arrojo, que cite et commente Sherry Simon (1996) en soulignant que ce traducteur n’est inséré dans aucun contexte historique particulier. Pourtant, aucun privilège d’extraterritorialité ne saurait être revendiqué par un sujet connaissant, qui se trouve être nécessairement lié à son temps par ses « préjugés » ou sa conception du monde et dont la parole est toujours située. Gayatri Spivak le rappelle également dans « Translating into English » : les présupposés à l’oeuvre dans toute lecture et toute traduction ont une histoire et sont situés géographiquement (2012, p. 274). Le traducteur de Steiner n’est jamais reconnu explicitement comme étant un homme, comme le fait remarquer Rosemary Arrojo en se référant à la critique de Lori Chamberlain, mais la description de l’acte du traduire présuppose ici une perspective masculine sur la sexualité (Arrojo, 1995, p. 74 ; Simon, 1996, p. 29). En dépit de la référence de Steiner à Heidegger pour rendre compte de la violence de ce qu’il appelle la « compréhension-annexion » (Steiner, 1978, p. 283), il n’y a rien à nos yeux à proprement parler d’herméneutique dans ce modèle, si ce n’est son nom. Steiner explicite l’affirmation de Heidegger selon laquelle la compréhension ne serait pas « une question de méthode mais de modalité fondamentale de l’être » et que « compréhension, identification, interprétation constituent un mode d’attaque unifié et inévitable » (ibid., p. 278, nous soulignons). La compréhension est définie ici comme ce qui « com-prend non seulement selon les mécanismes de la connaissance mais également par encerclement et ingestion » (ibid., p. 278-279). Par ailleurs, on pourrait en outre se poser la question cruciale de Heidegger à propos de la violence, que Jean Molino formule en ces termes : « Si l’interprétation est violence faite au texte, qu’est-ce qui assignera une limite à cette violence ? » (1985b, p. 297).

Traditionnellement, l’art d’éviter le malentendu, la mécompréhension – qui, selon Friedrich Schleiermacher, suscite le travail d’interprétation – est l’objet de l’herméneutique (Ricoeur, 2004, p. 44). L’expression d’« encerclement » de Steiner fait écho à l’acte herméneutique par excellence, le « cercle herméneutique », mais sans s’y référer explicitement. La description du cercle herméneutique comme structure fondamentale de la compréhension par Schleiermacher, au niveau méthodologique, et par Heidegger, au niveau ontologique, est pourtant capitale pour le sujet traduisant dans la mesure où elle éclaire le processus de la saisie du sens et les conditions de son avènement. La description de Steiner, qui est d’ordre psychologique plutôt que philosophique, ne prend pas en considération la réflexion herméneutique sur certaines questions pourtant capitales pour la traduction : en particulier le rôle du sujet traduisant et des « préjugés » dans tout acte d’interprétation, le « cercle herméneutique », ainsi que la question de l’intention de l’auteur, qui a été développée de manière approfondie par Paul Ricoeur (1986) et qui est toujours d’actualité. Du reste, il est étonnant que Steiner, qui considère que les interrogations herméneutiques font intégralement partie des deuxième et troisième phases de l’histoire de la traduction telle qu’il la conçoit (la troisième phase n’étant pas encore achevée au moment de la publication d’AprèsBabel), ne les intègre pas dans son propre « parcours herméneutique » (1978, p. 224-226). Il reconnaît toutefois l’importance de l’essai de 1813 de Friedrich Schleiermacher (1999, p. 224-225) ; la démarche herméneutique représente, selon lui, « l’analyse de ce qu’est “comprendre” un discours oral ou écrit et la tentative pour identifier ce processus à l’aide d’un modèle général de la signification » (Steiner, 1978, p. 225). Cette démarche, écrit-il encore paradoxalement au regard de son propre modèle qu’il décrit comme une « hermeneia à quatre temps » (ibid., p. 283), « imprime à la question de la traduction un aspect nettement philosophique » (ibid., p. 225). Qu’en est-il donc de la dimension philosophique et herméneutique, pour ne pas parler du féminin, dans le modèle de Steiner ? Enfin, et contrairement à Schleiermacher, il semble exclure de son champ tout un volet important de la réflexion traductologique, à savoir la traduction pragmatique.

Si l’on se situe au niveau de la psychologie et des affects, comme Steiner nous y invite, l’amour « anthropophage » – Steiner parle d’« ingestion » (1978, p. 279) –, représente, nous dit Lytta Basset, « celui du bébé au sein qui, fusionné à sa mère, la “mange” sans la savoir autre que lui. L’adulte peut avoir gardé quelque chose de cela : en amour, il consomme » (2010, p. 25). Dans une perspective de critique idéologique, ce modèle conquérant de la traduction évoquant une stratégie d’« invasion » et d’« exploitation » (Steiner, 1978, p. 279) peut être également dénoncé comme reflétant une forme d’impérialisme, comme l’affirme Tejaswini Niranjana (1992). Il est, de toute évidence, empreint d’une grande violence, cette même violence théorique que dénonce Catherine Malabou à propos de la philosophie ayant orchestré l’impossibilité de la femme comme sujet et que retrouve Lori Chamberlain au sein de la théorie de la traduction contemporaine : « Steiner’s influential model illustrates the persistence of what I have called the politics of originality and its logic of violence in contemporary translation theory » (2004 [1988], p. 312).

Le « traducteur cannibale » de Serge Gavronsky, inspiré du parcours herméneutique de George Steiner, est le second modèle analysé par Lori Chamberlain dans une perspective de genre. Gavronsky décrit ce « traducteur cannibale » en se référant à Freud réinterprétant à la lumière de la psychanalyse les données de l’ethnographie du début du siècle[24]. Ce modèle illustre la violence d’un certain type d’appropriation en traduction. Le traducteur agressif, qui prend possession de l’« original » en dégustant savoureusement le texte, se nourrit des mots en les ingurgitant pour les énoncer ensuite dans sa propre langue, se débarrassant au passage du créateur de l’original (Gavronsky, 1977, p. 60). En sondant les profondeurs de l’inconscient psychanalytique, analysant la structure oedipienne au coeur de la relation de traduction, Gavronsky ne saurait ignorer que Freud lui-même propose la comparaison entre traduction et psychanalyse, celle-ci faisant passer un contenu latent (c’était un texte-source) à un contenu patent. Ne serions-nous pas ici encore, dans cette lecture freudienne de la figure oedipienne de l’inceste en traduction, dans une pratique traduisante ?

Gavronsky divise les métaphores de la traduction en deux camps, comme le relève Lori Chamberlain, le premier relevant de ce qu’il appelle l’ordre de la piété : ce sont les métaphores de l’amour courtois et celles liées à la tradition chrétienne, où le traducteur (chevalier ou moine) respecte les voeux d’humilité, de pauvreté et de chasteté. Le second est représenté par les métaphores qu’il qualifie de freudiennes (Gavronsky, 1977, p. 59 ; Chamberlain, 2004 [1988], p. 311). La relation d’autorité verticale (auteur / traducteur) revêt une dimension à la fois métaphysique et éthique dans la soumission à l’idéal divin. Nous retrouvons ici encore cet inconscient métaphysique de la tradition religieuse, tel qu’il a été évoqué par Jean-René Ladmiral. Gavronsky soutient que la relation maître/esclave, qui sous-tend d’après lui tout le discours sur la traduction, et que dénonce également Susanne de Lotbinière-Harwood (1991), est le fondement du triangle oedipien :

The translator considers himself as the child of the father-creator, his rival, while the text becomes the object of desire, that which has been completely defined by the paternal figure, the phallus-pen.

1977, p. 55

L’alternative au traducteur empreint de piété, fidèle à l’original, serait alors le « traducteur cannibale » s’affranchissant de sa servilité et des limites culturelles et idéologiques pour créer un nouveau texte, qui ne se présenterait plus désormais comme une « simple » traduction. Lori Chamberlain affirme que si Gavronsky souhaitait libérer le traducteur des signes culturels liés à sa condition subalterne, son modèle s’inscrit toutefois au sein de l’idéologie dominante et dans les mêmes termes binaires que les métaphores de la traduction qu’elle examine dans son étude :

Indeed, we can see the extent to which Gavronsky’s metaphors are still inscribed within that ideology in the following description: “The original has been captured, raped, and incest performed. Here, once again, the son is father of the man. The original is mutilated beyond recognition ; the slave-master dialectic reversed.” In repeating the sort of violence we have already seen so remarkably in Drant, Gavronsky betrays the dynamics of power in this “paternal” system.

2004 [1988], p. 312

Que le traducteur usurpe la place de l’auteur en silence ou qu’il prenne le pouvoir par la force et avec violence afin d’asseoir son autorité, pour Lori Chamberlain, le pouvoir est toujours présenté comme étant le privilège de l’homme exercé au sein de la famille et de la sphère politique de l’État.

Jean-René Ladmiral fait également usage de l’isotopie métaphorique de la sexualité avec des exemples psychanalytiques pour expliciter l’opposition entre les concepts de « sourciers » et de « ciblistes », la logique sourcière vouant un attachement au signifiant de la langue-source et l’option cibliste s’attachant au sens en visant à le faire advenir dans la langue-cible. On aura noté au passage, comme pour faire écho à l’analyse de Lori Chamberlain, l’image de la famille et de la paternité à l’oeuvre dans le propos de Ladmiral alors qu’il dit s’être trouvé « dans la situation insolite d’avoir à endosser rétrospectivement, par écrit, la paternité de ces deux concepts » (Ladmiral, 1986, p. 33 ; nous soulignons). Il évoque ainsi « le paradigme métaphorique d’un viol de la langue… maternelle (horresco referens !), qui est sous-jacent au discours sourcier » (ibid., p. 40). En citant le principe de Rudolf Pannwitz (Benjamin, 1971, p. 274), à savoir que « l’erreur fondamentale de celui qui traduit est de conserver l’état contingent de sa propre langue au lieu de la soumettre à la motion violente de la langue étrangère », Ladmiral file la métaphore du viol linguistique dans « La langue violée ? » (1991). Reconnaissant que la métaphore du viol fait problème, tant sur le plan théorique qu’« idéologique »[25], il nous dit cependant préférer « parler d’une profanation du texte-source, passant ainsi de l’isotopie sexuelle à l’isotopie religieuse », la profanation cibliste du texte original n’advenant selon lui « qu’au niveau subjectif de sa réception » (Ladmiral, 1991, p. 32, en italique dans le texte). Dans « Pour une théologie de la traduction », il explicite la thèse selon laquelle la pensée des sourciers « renvoie à l’impensé d’une théologie de la Lettre » (Ladmiral, 1990, p. 130), leur rapport au texte figurant comme rapport à l’Absolu : « Sacralisé, le texte original / originaire ne supporte plus la traduction, qui n’en pourrait être que la profanation » (ibid., p. 129). Si la médiation représentée par la traduction, pour Jean-René Ladmiral, s’inscrit nécessairement dans une problématique herméneutique, il rappelle à l’instar de Paul Ricoeur que la référence initiale est à l’exégèse (Ladmiral, 1990, p. 138 ; Ricoeur, 1969, p. 16)[26]. Aussi revint-il à l’exégèse, en prenant en charge l’interprétation de l’Écriture Sainte, de constituer l’herméneutique en discipline en tant que « science auxiliaire » de la théologie. Le « cercle herméneutique », qui représente le lieu d’investissement du sujet dans le processus d’interprétation, est d’origine théologique. L’acte d’interprétation, pour Jean-René Ladmiral – y compris celui dont procède toute traduction –, que ce soit consciemment ou non, ne saurait partir de rien ; c’est ce que désigne selon lui le concept de « préjugé » de Heidegger, qui a su redonner un sens positif au terme. La traduction, dans l’esprit de Ladmiral, serait alors une manière pour la modernité de gérer cet impensé, cet « inconscient théologique » que sont les traditions religieuses (1990, p. 138). En sorte que ce ne serait pas un hasard, au regard de cet « inconscient religieux » qui nous habite, si des reflets du langage théologique brillent sous l’isotopie sexuelle et les métaphores de l’amour dans les discours sur la traduction, révélant par là l’horizon d’un inconscient de l’amour en traduction lié, à nos yeux, à un impensé métaphysique du traduire.

3. La question de l’autorité : quels autres modèles ?

Si l’analyse des métaphores et de la représentation en traduction en termes de genre de Lori Chamberlain demeure d’importance pour la pensée féministe, elle est nécessairement située historiquement, comme l’indique du reste Susan Bassnett (1993, p. 147). Cette lecture participe aussi, d’une certaine manière, de la symbolique du couple traditionnel et du mariage entre un homme et une femme qui habitent l’imaginaire collectif de la pensée occidentale, tels qu’évoqués précédemment. Il se trouve que tout interprète, comme nous l’avons dit, est lié à son époque par sa conception du monde et apporte ainsi avec soi un ensemble de pré-conceptions (Vor-Verständnis) qui interviennent inévitablement dans sa lecture. L’isotopie des métaphores examinée pour notre propos relève de « l’idéologie du mariage » (pour reprendre l’expression de Gayatri Spivak), liée à ce qu’on appelle communément la famille nucléaire (1996, p. 69). Denis de Rougemont relevait déjà en 1938 la crise de l’institution matrimoniale moderne fondée, écrivait-il, sur les débris du mythe de Tristan et Iseut (1972 [1939]). Si la norme, la vérité ou le salut des sociétés occidentales durant des siècles, confortées en cela par les religions monothéistes, puis par la psychanalyse, résidaient dans le mariage entre un homme et une femme, cette certitude n’est plus de mise aujourd’hui. La question de l’identité sexuelle et celle des rapports entre les sexes sont des questions centrales autour desquelles la société occidentale cherche de nos jours à se réorganiser dans l’ouverture d’un nouvel horizon de sens. Comme dans les contes, il conviendrait désormais de commencer à raconter l’histoire par « Il était une fois deux sexes », en invoquant la dichotomie constitutive qui a convoqué depuis des millénaires les grands mythes de l’humanité, les religions du Livre et les systèmes de représentation des différentes civilisations pour tenter de l’interpréter et lui donner un sens (Vincent, 2009). On pourrait, dès lors, se demander quelle lecture effectuer de ce champ métaphorique de la sexualité et du couple homme-femme en traduction au regard du paysage mouvant et fluide abolissant les frontières entre les genres, tel qu’il se présente à nous aujourd’hui, et ce que pourraient désormais signifier toutes ces métaphores sexuelles en traduction à l’époque du « mariage pour tous ».

L’autorité – qu’il convient de distinguer du pouvoir − est une question fondamentale pour les théoriciennes et les traductrices féministes sondant la question du genre en traduction, et celle-ci revêt pour elles une dimension proprement politique[27]. Les modèles métaphoriques de la traduction de George Steiner et de Serge Gavronsky, pour Lori Chamberlain, qui en souligne toute l’ambivalence, reposent sur un modèle essentiellement patriarcal de l’autorité, où le fils-traducteur obéit au père-auteur, ou le détruit (1998, p. 95). La reconnaissance de la traduction comme forme d’écriture et de production, alléguée dans les théories postmodernes du langage, est l’une des revendications importantes des traductrices féministes conscientes des enjeux de pouvoir de la traduction. La question de l’autorité, pour elles, recoupe les deux dimensions que l’on s’accorde généralement à lui reconnaître, à savoir le pouvoir d’un côté, et la création (la fabrication, la production) de l’autre (Vulbeau et Pain, 2003). Clément Rosset rappelle que l’étymologie du mot auteur, provenant du latin auctor, « signifie à la fois garant et producteur » (2008, p. 221). Par ailleurs, Myriam Revault d’Allonnes retient que, dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, Émile Benveniste remarque que les mots apparentés à auctor (le verbe augeo étant traduit par « accroître » ou « augmenter ») relèvent de deux sphères, l’une religieuse et l’autre politique (2006, p. 70-71).

La théologienne Lytta Basset, dans sa leçon inaugurale de 2005 à l’Université de Neuchâtel intitulée « Qu’est-ce que parler avec autorité ? », relève l’insistance d’Hannah Arendt à démontrer qu’historiquement, l’autorité est une notion politique d’origine romaine (Basset, 2005, p. 39). Le mot « politique » vient du grec polis, et Hannah Arendt (1972), nous dit Lytta Basset, a mis en avant la « dimension plurielle des relations humaines » en rapport avec l’autorité (Basset, 2005, p. 47). Le questionnement de la théologienne, qui se situe au croisement de la psychologie, de l’éthique et de la spiritualité, est donc en « rapport direct avec la nécessité du vivreensemble » (ibid., p. 39 ; en italique dans le texte). Dans la Septante, la toute première traduction de la Bible hébraïque en grec, nous dit-elle, on trouve un verbe ordinaire exestin, signifiant « c’est libre, c’est permis », et un nom original exousia, que l’on s’accorde à traduire par « l’autorité » (ibid., p. 41). Que peut donc bien désigner ce mot ? Il s’agit d’abord d’un pouvoir de décision, explique-t-elle, « le pouvoir d’une parole qui crée en faisant ce qu’elle dit » (ibid.) : « En résumé, il s’agit d’une autorité immense, de même nature que celle de la Parole créatrice, mais d’une autorité limitée par l’existence des autres, par la réalité du “vivre ensemble” – donc d’une autorité qui est libertéau pluriel » (ibid., p. 41-42 ; en italique dans le texte). La dimension énigmatique de l’autorité, que relèvent parmi d’autres les philosophes Alain Renaut (2004) et Myriam Revault d’Allones (2006), pourrait s’expliquer, selon Lytta Basset, par la relation interpersonnelle, par le fait « qu’elle se déploie toujours dans l’entre-deux d’une relation » (2005, p. 40 ; en italique dans le texte).

Inscrivant la question de l’autorité au niveau relationnel, tout en s’inspirant de la lecture de la Bible, Lytta Basset suggère de remplacer l’alternative entre supériorité et infériorité par la notion d’altérité, l’autorité se déployant « au sein d’une relation de respect mutuel quel que soit le rang hiérarchique qu’on occupe » (ibid., p. 41). Il s’agit ici d’une direction de réciprocité respectant l’altérité, car autrui (même s’il est subalterne) peut à son tour, nous dit-elle, devenir source d’autorité. À l’exemple du sociologue Emile Durkheim, Lytta Basset met en avant le « pluralismede l’autorité », en cela que l’autorité ne serait jamais détenue par une seule instance, fût-ce l’État (ibid., p. 47, en italique dans le texte)[28]. Elle se réfère aussi à Jacques Pain et Alain Vulbeau, de l’Université de Paris X – Nanterre, pour qui, dans l’esprit de l’exousia

l’autorisation n’est pas hiérarchique, elle est mutuelle [...]. L’autorité n’est pas un point stable auquel il faudrait toujours revenir mais une ligne en devenir et un espace à développer. Dans ces dispositifs, l’autorisation prend immédiatement un sens de construction et de coproduction [...].

2000, p. 121 et sq. et p. 132 ; nous soulignons[29]

Dans les sphères de la société où la question de l’autorité pose problème, nous dit encore Lytta Basset, on évoque de plus en plus « une autorité à construire en commun, y compris au travers des conflits et des luttes » dans l’espace interpersonnel (2005, p. 44). Dès lors, l’authentique autorité, pour elle, serait « le fruit d’une descente au fond de soi » et « d’une réunification intérieure » (ibid., p. 44-45), permettant de faire croître soi-même et les autres en restaurant le dialogue et en rendant la parole – « produire, faire naître » étant le sens premier du mot latin auctor et en français d’« auteur ». Le modèle que représente le Christ dans les Évangiles, selon elle, nous invite à accepter nos limites en renonçant au fantasme de toute-puissance pour ne dépendre que de la puissance de Dieu, le Tout Autre.

Dans son livre Aimer sans dévorer, dont le titre pourrait être une réplique au « traducteur cannibale » de Serge Gavronsky, Lytta Basset (2010) dénonce les caricatures de l’amour – l’amour dévorant étant mortifère et se situant non pas du côté du réel, mais de l’imaginaire. Elle affirme ainsi que nous sommes dans une « société malade du lien » (Basset, 2010, p. 19). Or, c’est précisément ce lien entre original et traduction, masculin / dominant et féminin / subalterne, que les théoriciennes féministes de la traduction s’efforcent de repenser et de réaliser dans cet espace privilégié de rencontre qu’est la traduction, en dehors de la relation « dévoration-appropriation » illustrée par le modèle soi-disant herméneutique de George Steiner. Dans cet esprit, Lori Chamberlain prône une théorie féministe de la traduction qui ne reposerait pas sur le modèle familial du conflit oedipien, mais où la traduction serait envisagée comme une collaboration au sein de laquelle auteur et traducteur travailleraient ensemble, que ce soit en coopérant ensemble ou de manière subversive (2004 [1988], p. 318). Susanne de Lotbinière-Harwood aspire, elle aussi, au « liende réciprocité » dont parle Lytta Basset (2005, p. 40, en italique dans le texte), à « un travail de collaboration entre co-créatrices » (1991, p. 23).

La remise en cause de l’autorité au sein du système patriarcal, comme celle des rapports hiérarchiques entre les deux pôles de l’original et de sa traduction, pour les traductrices féministes, ouvre sur un espace de négociation au profit d’une dynamique de « l’entre-deux ». Susanne de Lotbinière-Harwood résume ainsi les choses : « In translation, the cultural space-in-between source-language and target-language and the ideological space-in-between masculine and feminine, are sites of struggle around meaning. » (1991, p. 166) Susan Bassnett affirme qu’en célébrant « l’entre-deux » (theinbetweenness), la théorie de la traduction féministe recréée l’espace de la traduction comme un lieu bisexuel n’appartenant ni à un sexe ni à l’autre (1993, p. 156). En lançant le fameux concept d’« écriture féminine », Hélène Cixous n’affirmait-elle pas déjà, dans Le Rire de la Méduse, « qu’écrire c’est justement travailler (dans) l’entre, interroger le procès du même et de l’autre sans lequel rien ne vit, défaire le travail de la mort » ? (2010, p. 51).

En reprenant l’analogie du mariage en traduction, ne serions-nous pas alors conviés à de nouvelles « noces », comme ces « épousailles » dont parle Annick de Souzenelle – les premières noces de l’homme étant celles avec lui-même par rapport à son féminin intérieur ?[30] Ces noces intérieures, renvoyant à la nécessité du mariage intérieur de chacun, permettraient ainsi de faire émerger un être réunifié ayant perdu sa volonté de domination sur autrui et pouvant s’ouvrir à l’autre en reconnaissant son altérité.

Si les relations d’inégalité qui caractérisent le processus de traduction ont été exprimées durant des siècles en termes de supériorité du texte original et d’infériorité de la traduction, l’approche des études postcoloniales en traduction a mis l’accent sur les rapports de force entre langues et cultures et, à l’instar du féminisme, sur le refus d’un paradigme dominant. Dans ce contexte, l’oeuvre de médiatrice de la critique indienne Gayatri Chakravorty Spivak, que ce soit dans sa réflexion théorique portant sur le genre et l’identité en traduction ou par sa pratique, s’accompagne d’un questionnement important sur toutes les formes d’identités, nationales ou autres. Préférant parler d’« engagement dans le domaine du genre et de la différence sexuelle » plutôt que de « féminisme », le terme lui paraissant « insuffisant »[31], elle conjugue ce positionnement avec celui du postcolonialisme. Elle s’efforce, comme l’explique Sherry Simon, « de créer une position de lecture adéquate du texte bengali en langue anglaise » (Simon, 2009, p. 51 ; nous soulignons). Dans The Politics of Translation, elle reprend la célèbre formule de Walter Benjamin, « la tâche du traducteur », en faisant sienne l’idée selon laquelle la traduction ne saurait se réduire à un acte de communication et en affirmant dans sa perspective : « The task of the feminist translator is to consider language as a clue to the workings of gendered agency » (Simon, 2004 [1993], p. 369). Si elle parle de la traduction comme d’une lecture (« Translation as Reading »), et de la lecture comme traduction (« Reading as Translation »), elle soutient que la traduction est l’acte de lecture le plus intime qui soit : « Translation is the most intimate act of reading. I surrender to the text when I translate » (ibid., p. 370). Elle propose une approche et des techniques de traduction respectueuses de la littérarité du texte bengali et soucieuse de ses effets rhétoriques, de la matérialité textuelle. Son concept de « surrender to the text » (que l’on pourrait traduire par « s’abandonner au texte », mais aussi avec l’idée de soumission) implique la perte de contrôle dans la langue, la dissémination[32]. Au-delà de la dimension éthique, elle évoque d’abord la relation amoureuse :

Although every act of reading or communication is a bit of this risky fraying which scrambles together somehow, our stake in agency keeps the fraying down to a minimum except in the communication and reading of and in love. (What is the place of “love” in the ethical?) The task of the translator is to facilitate this love between the original and its shadow.

Spivak, 2004 [1993], p. 370

Sherry Simon analyse en ces termes cette comparaison avec l’expérience amoureuse : 

This comparison with the experience of love allows Spivak to explore the relationship between self and other which is enacted through translation. Spivak posits two fundamental forms of alterity: the erotic and the ethical. In order to be ethical, she explains, we have to turn the other into something like the self. […] But in the translating relationship there has to be more respect for the irreducibility of otherness; this respect is more erotic than ethical in nature. The liberal, humanist, “she is just like me” position is not very helpful when translating: it is maximum distance which the translator must seek. This brings the translating relationship ideally closer to the mode of the erotic rather than to the ethical form of alterity.

1996, p. 143-145

On pourrait rapprocher cette idée de l’« Éros traductif » de Françoise Wuilmart, évoqué précédemment, qui décrit la rencontre de deux imaginaires au plan de l’inconscient sous la forme, dit-elle, d’une « empathie très certainement sexuée » (2009, p. 38). Aussi pourrait-on lire la description de l’acte du traduire de Gayatri Spivak dans sa dimension érotique, comme le suggère Sherry Simon, comme l’antithèse ou la parodie du modèle universel soi-disant herméneutique de Steiner (1996, p. 144).

Conclusion

L’examen de l’isotopie sexuelle en traduction – à partir de la métaphore des « belles infidèles » jusqu’au modèle de George Steiner – a permis de mettre à jour toute une symbolique connotée du sceau du masculin et du féminin, du couple et du mariage, révélant par là un inconscient de l’amour en traduction qui serait lié à un impensé religieux. Si l’on revient aux universaux anthropologiques fondamentaux évoqués dans l’introduction, tels l’amour, Dieu ou la mort et parmi lesquels figure la traduction, en nous situant toujours dans l’horizon de l’impensé théologique du traduire thématisé par Jean-René Ladmiral, on pourrait dès lors opposer à l’éros mortifère (« parce que dévorateur d’altérité » selon Lytta Basset), l’amour d’agapè qui signifie, pour elle, aimer la différence de l’autre, se passionner pour son altérité (2010, p. 399). Denis de Rougemont suggère également l’analogie avec la foi dans sa conclusion de l’Amour etl’Occident : la passion, « née du désir mortel d’union mystique », écrit-il, « ne saurait être dépassée et accomplie que par la rencontre d’un autre, par l’admission de sa vie étrangère, de sa personne à tout jamais distincte », une rencontre permettant d’initier un vrai dialogue. (1972, p. 244, en italique dans le texte). On rejoint en ce lieu les principes d’éthique des traductrices féministes dans leur revendication d’une autorité qui autorise, l’autorisation n’étant pas à leurs yeux hiérarchique, mais mutuelle. Si l’autorité a toujours été étroitement liée aux structures sociales et aux modèles de société, elle a également une dimension de sacralité ou de divin qu’on lui reconnaît depuis toujours[33]. Aussi Alain Vulbeau et Jacques Pain peuvent-ils affirmer : « Car le défi de l’autorité aujourd’hui c’est de retrouver le sacral non plus dans l’originaire mais dans la dynamique d’une éthique des processus quotidiens » (2003, p. 15).

L’inégalité entre les sexes, pour Françoise Héritier (2002), aurait été instaurée par la symbolisation qui fonde l’ordre social, à partir d’une interprétationdiscriminatoire d’une donnée réelle, la différence biologique observable qui se manifeste notamment dans la procréation, et ce dès les origines de l’espèce humaine. « C’est une vision très archaïque », écrit-elle encore, « qui n’est pas inaltérable pour autant » (Héritier, 2002, p. 14). L’inégalité serait « construite exclusivement dans le monde des idées. Une chimère en somme, dont nous commençons seulement à nous libérer » (2013, p. 11). À l’aune de ces propos, on mesure tout l’impact des métaphores en traduction au sein de l’inconscient collectif articulé autour de la différence sexuelle : les métaphores sexuelles ou sexistes contribuent ainsi à renforcer la hiérarchie, signe de l’inégalité. Par ailleurs, comme l’affirme Maria Tymoczko déjà citée, les métaphores en traduction, des « belles infidèles » à l’anthropophagie et au cannibalisme, informent les discours, les pratiques et les stratégies de traduction ; elles ont une incidence sur l’imaginaire social et le développement des disciplines (2010, p. 110). Aussi Lori Chamberlain peut-elle écrire que les questions à examiner dans le champ de la recherche portant sur le genre en traduction sont innombrables :

As women write their own metaphors of cultural production, it may be possible to consider the acts of authoring, creating, or legitimizing a text outside of the gender binaries that have so far circumscribed women’s work both inside and outside the academy. ().

1998, p. 96

Aucun système de représentation ne saurait être totalement clos sur lui-même, affirme Françoise Héritier, tous présentent des failles, des béances, qui sont aussi des ouvertures permettant d’engager une action (1996, p. 12). Il nous reste toujours, écrit-elle, « la liberté de nous insurger contre les stéréotypes (dans la mesure où nous en avons conscience) et donc contre l’inégalité entre les sexes » (2013, p. 11). En contribuant à figer l’ordre social dans la symbolique de la hiérarchisation, les stéréotypes sexistes informent une représentation de la traduction et des rapports symboliques du masculin et du féminin qui, pour les théoriciennes et traductrices féministes, appartiennent désormais au passé. « La vérité de la métaphore », écrit Hans Blumenberg, « est une vérité àfaire », qui est d’ordre pragmatique (2006, p. 25, en italique dans le texte et p. 24). L’interrogation de la traduction féministe porte ainsi sur les attentes et l’obligation de la traduction, au sens de la chose à faire pour l’action humaine, dans l’horizon d’une nouvelle « mise en sens » du monde (Arendt, citée par Ricoeur, 2004, p. 36).