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La commodité et la banalité du langage et de la pensée ordinaire – que j’oppose à la pensée raisonnée – veulent que la vie et la mort soient appréhendées dans un rapport antinomique. Est mort qui ne vit plus. Est vivant qui n’est pas encore mort. La vérité de La Palice ne se contredit pas. On parle aussi, bien sûr, de « mort vivant » mais ce n’est pas sans compter avec la loi de l’écart stylistique. Ni l’animisme à la Birago Diop qui clamait que « les morts ne sont pas morts » (Castaños et al., 2006, p. 120), ni le dogme chrétien qui prêche la résurrection, ni la métempsychose brahmaniste, aucune foi, aucune théorie ne niera la terrifiante réalité du dernier sommeil. Et tout ce dont l’esprit humain peut peupler la béance de ce qui fait suite à la mort ne procède que de ce même questionnement, de ce mystère sur la finalité de la vie. La fin, elle, est sûre, assurée. Même les témoins revenus de l’au-delà ne racontent qu’une partie de la réalité de la mort car ils sont justement revenus à la vie, dans la vie. Quant au récit complet de la mort, il ne sera jamais raconté : une fois la boucle du grand voyage bouclée, le reste est l’affaire des vivants. Crainte face à l’insondable mystère de l’après-vie, respect et dignité dus aux décédés, souci d’un certain ordre dans la société, tout autant de raisons de s’occuper et, surtout, de se préoccuper des morts. La société rwandaise ne fait pas exception à ce sujet. De tous temps, elle a eu ses codes, ses rites pour accompagner ses morts et conjurer leur retour toujours marqué du sceau du maléfice. Comme si les morts avaient, à l’égard des vivants – qu’ils n’ont fait que précéder – quelque compte à régler. Chacune des deux parties (les vivants versus les morts) exigeant que le différend se règle chez soi, le retour du mort appelle la mort du vivant et tout culte au mort cherche à le contenir dans son dortoir[1].

La tragédie génocidaire qui s’est abattue sur les Tutsi en 1994 aura marqué, changé la société rwandaise sous tous les angles jusqu’aux rapports entre les morts et les vivants. Au Rwanda du génocide, la mort est morte de ses attributs – l’inattendu, le naturel, l’accidentel – pour revêtir les formes les plus osées de l’insolite, du scabreux, de l’infâme. La cartographie définissant l’espace du mort et celui du vivant elle-même en a perdu ses coordonnées. Sur la terre des vivants, des corps sans vie veillent[2]. La paix ne sera donc plus dans la conjuration mais dans la conjonction. C’est en acceptant de dévisager ces regards éteints que le Rwanda envisage son avenir. Mais qui inventera les rites de cette nécromancie éclairée, politique, politisée, comme le pensent certains ?

Le génocide contre les Tutsi a fait l’objet de beaucoup de recherches et les publications sur le sujet se chiffrent par milliers[3]. À quelque champ qu’elles appartiennent par contre, ces études essaient de répondre, principalement, aux questions de l’ordre des prédéterminations de ce génocide, de ses ravages sur les victimes et sur la société en général et des voies possibles de sortie de ce cercle mortifère. Les études d’orientation anthropologique qui interrogent le contrecoup du génocide sur l’âme du peuple rwandais manquent encore ou restent de surface. Le livre de Christopher Taylor, Terreur et sacrifice : une approche anthropologique du génocide rwandais, met plutôt l’accent sur « l'ethnicisation progressive du Rwanda par des élites politiques intériorisant d'anciennes fantasmagories coloniales, exacerbant les frontières entre les catégories sociales de Hutu, de Tutsi et de Twa, s'insinuant par la propagande dans la psyché des gens » (Taylor, 2000, p. 12). Le volet strictement anthropologique du livre se limite à ce que l’auteur appelle « une politique du corps » et là encore, Taylor semble plus pris dans le parti méthodologique de son hypothèse du « contrôle des flux » pour justifier des pratiques culturelles qu’il comprend mal, car il n’en fait qu’une lecture littérale et ne se limite qu’à celle-là[4]. Claudine Vidal, dans son article intitulé « La commémoration du génocide au Rwanda » (2004), effleure le sujet en appliquant le concept de « mémorisation forcée » de Paul Ricoeur aux cérémonies et politiques de commémoration du génocide au Rwanda. Les approches pragmatiques du génocide contre les Tutsi apportent beaucoup d’éclairage, cela est indéniable, mais elles ne comportent pas de réponses à toutes les questions. Ma réflexion ne répondra pas à toutes non plus. Que le lecteur ne s’attende pas à un quelconque canon de nouvelles fonctions psychiques, de nouveaux états de conscience assignables à la société rwandaise née du génocide. Je limiterai  mes ambitions à essayer de circonscrire le problème et ainsi à tracer une autre piste de réflexion sur l’hécatombe rwandaise.

De la mort à l’ontologie nataliste rwandaise

Autant les Rwandais, dans leur mentalité collective, sont conscients de l’inévitabilité de la mort, autant ils déploient des stratégies d’évitement pour la repousser à son extrême limite qu’est le terme de la vie suite à la vieillesse[5]. À ce stade normal de la condition humaine, l’inéluctable ne se décline même plus sous les couleurs sombres, tragiques. Aussi la langue rwandaise regorge-t-elle de doux euphémismes utilisés pour référer à l’événement de la mort (sur)venue au moment attendu : yatabarutse (il a fini le combat ; gutabaruka signifie, au sens littéral, rentrer de la guerre), yaruhutse (il se repose), yitahiye (il est rentré), yashaje (il a atteint l’âge), yigendeye (il s’en est allé), etc. On perçoit assez aisément, derrière l’apparente sérénité face à une fin de vie qui s’inscrit dans l’ordre de la nature, la lutte qui définit la vie. Vivre revient à lutter constamment tout en sachant que le dernier mot revient à l’appel de la Faucheuse. Sur ce point, l’anthroponymie rwandaise est assez évocatrice : des noms tels que Ntawuruhunga (personne ne lui échappe), Ntirumenyerwa (on ne s’y habitue jamais), Ntirugirisoni (elle est sans honte), Ntirugirimpuhwe (elle est sans pitié), Ntirugirimbabazi (elle ne pardonne pas) ne sont pas rares. Le combat de la vie, pour la vie, est le corollaire dialectique de cette conscience. Conscience qui est si profonde, si insistante, à friser le délire. En guise de bonsoir, les Rwandais se disent réciproquement uramuke (survis à la nuit). Pour se saluer le matin, on échange la question waramutse ? (tu as survécu à la nuit ?). Se quittent-ils pour passer la journée l’un loin de l’autre, le voeu échangé est wirirwe (sois vivant cette journée). Pour un séjour plus long, la formule est urabeho (sois vivant). Les retrouvailles à la fin de la journée démarrent sur la question wiriwe ? (tu as survécu à la journée ?) et uraho ? (tu es vivant ?) ou uracyabaho ? (tu vis encore ?) après une séparation plus prolongée. De façon plus détournée, un Rwandais exprimera, en guise de salutations, les voeux suivants : gira so (aie un père). La personne, sachant bien que vous avez un père, vous souhaite par-là de le garder le plus longtemps possible, ou mieux, de ne pas le perdre.

Que fait le Rwandais, ou que s’interdit-il de faire, en vue d’encaisser le plus de victoires (provisoires) possibles en différant ce qui, fatalement, devra arriver et est toujours aux aguets ? Ici je laisse de côté tout ce qui occupe la vie active – travailler pour se nourrir, se protéger des aléas climatiques, voir le médecin quand on tombe malade, etc. –, pour explorer la voie des superstitions[6]. Malgré leur irrationalité, leur sur-naturalité, voire leur vanité, les superstitions nous renseignent mieux que le savoir empirique sur le fond de l’âme d’un peuple, sur sa psyché collective.

Ce qui ressort le plus est l’attitude répulsive qu’on adopte face à la mort et à ce qui, de près ou de loin, touche à la mort. Le comportement s’explique d’autant mieux que la mort est considérée comme une souillure. Ne dit-on pas d’une maman ou d’une vache qui n’a perdu aucune de sa progéniture qu’elle est vierge ? De même pour un enfant qui a encore ses deux parents. Et pour certaines cérémonies, il est des tâches auxquelles ne peuvent être préposées que des personnes non entachées de mort ou encore vierges (de la mort). Au cours de la cérémonie de mariage par exemple, quand arrive le moment de dévoiler le couple marié (la cérémonie se dit justement gutwikurura, dévoiler, découvrir), celui-ci doit être abreuvé de lait. Le liquide porte-bonheur ne doit pas être n’importe quel lait. Impérativement, il provient d’une vache vierge et il est passé aux mariés par un enfant vierge assisté d’une femme vierge elle aussi. Tout est donc mis en place pour que ce rite par lequel on souhaite à la nouvelle famille l’aisance matérielle (par le symbolisme du lait) et une abondante progéniture (par la participation d’un enfant) soit fait à l’abri de la tare de la mort.

La représentation de la mort comme une souillure occupe une telle importance au Rwanda que le gros du rituel autour de la mort est moulé sur elle. La période du deuil est déclinée sous les couleurs de la souillure. Kwirabura (sens littéral : être noir) correspond au temps passé dans le deuil. À l’opposé de cela, la cérémonie de levée de deuil se dit kwera (être blanc, être pur). Traditionnellement, des actes pratiques accompagnaient ces désignations. Pour marquer le deuil, les endeuillés s’enduisaient de cendres alors que pour sortir de cette période ils s’offraient une ablution, se faisaient couper les cheveux et lavaient tous les habits. Aussi, après tout enterrement, les gens se rassemblent dans la famille du défunt pour gukaraba (se laver, se purifier). En plus de procéder au geste concret du lavage des mains, ils partagent des boissons et, de nos jours, surtout dans les familles aisées, un repas. C’est aussi l’occasion pour la famille éprouvée de remercier tous les connaissances et amis qui l’ont aidée dans cette période de dure épreuve. C’est très significatif que tout l’ensemble de la cérémonie soit mis sous le signe du lavage. En effet, l’acte concret importe peu car, qu’on se soit sali les mains ou pas, on pose le geste. Sa vraie signification est donc à chercher dans l’ordre du symbolique. C’est de la mort que l’assemblée se purifie et non pas tellement de la saleté matérielle.

Dans le Rwanda traditionnel, le rite de purification s’observait non seulement dans le cas d’une mort subie mais également dans celui d’une mort donnée. La vendetta était à l’époque le principe de règlement de tout conflit ayant entraîné la mort. Il était du devoir de la famille ou du clan de la personne tuée de venger celle-ci en tuant, à son tour, un membre de la famille du tueur. Dans les deux cas, le tueur en sortait souillé et ne pouvait réintégrer la vie familiale et communautaire normale qu’après avoir passé par un rite le soumettant à l’icyuhagiro (purification aussi), qui consistait en une aspersion d’eau que le cérémoniaire attitré exécutait tout en prononçant sur l’entaché des paroles de vertu purificatoire, et bu un breuvage aux mêmes effets appelé amasubyo.

Quand la mort a frappé, tout est fait pour limiter au minimum le contact avec les objets ayant servi dans les activités d’accompagnement du défunt. La civière dans laquelle on a transporté le trépassé sera mise à l’écart de peur qu’on ne s’en serve par la suite, par méprise, pour transporter un malade. Ses accessoires (cordons, bois) seront également soit laissés au cimetière, soit détruits pour éviter qu’ils soient utilisés à autre chose, car un tel usage serait fatal. Fait significatif, le morceau de bois qui permet de fixer la civière à ses bras se dit umuhezayo (l’agent du non-retour). Je me rappelle de ce que nous disaient nos parents, du temps de ma jeunesse, quand nous allions ramasser du bois de chauffage dans une forêt qui se trouvait sur une colline abritant le cimetière du village. Ils nous mettaient en garde contre le risque de ramasser le bois du non-retour. Quand nous rentrions de cette activité, ils prenaient le soin de scruter les fagots pour s’assurer qu’aucun morceau serviteur de la mort ne s’y trouvait. Si on faisait du feu avec un tel morceau, nous faisait-on croire, une terrible variole raserait tout le monde dans notre foyer. Aussi, dans notre activité de ramassage du bois de chauffage, faisions-nous attention pour écarter la mort en évitant l’objet-porteur de la mort. La houe usée (ifuni) qui a servi à creuser une tombe est également bannie de tout autre usage.

D’autres interdits à valeur répulsive sont respectés. Les porteurs du défunt ne doivent pas sortir de l’enclos par la porte habituelle. On doit leur frayer un autre passage en éventrant l’enclos. Emprunter la même sortie qu’utilisent les vivants et le bétail la souillerait. Le mort couché dans une civière et emporté vers le lieu de son dernier repos ne sera pas transporté dans n’importe quelle position. Il sera porté en position latérale, façon de détourner sa face du domicile qu’il a déjà quitté. Gutwarwa intambike, être porté en position latérale, est une expression périphrastique qui signifie mourir. Uragatwarwa intambike ! (que tu sois porté latéralement !) est une formule imprécatoire qui voue l’allocutaire à la mort. Orienter la face du mort dans la direction du domicile serait appeler les vivants à le rejoindre.

La mort rwandaise a ses oiseaux de mauvais augure. Quand le cri d’un inkotsa (la pie) ou d’un igihunyira (le hibou) perché sur un arbre de l’enclos ou sur le toit d’une maison déchire la nuit, c’est que la mort rôde autour. Remède : on se lèvera tranquillement, on ramassera un tesson de pot cassé que l’on lancera sur l’oiseau annonceur de mort. Cette arme, un objet hors d’usage (donc mort), chassera sans aucune répercussion l’oiseau de malheur et le malheur avec. On pourra alors se rendormir sans plus rien craindre.

Le sommeil peut également être troublé par le bruit que fait un danseur ensorceleur, l’umucuraguzi. Un tel sorcier ne danse pas sur ses propres jambes. La croyance populaire prétend qu’il est allé dans un cimetière et qu’il y a déterré les tibias des défunts et ce sont eux qu’il frappe contre terre. S’il veut la mort d’un des occupants de la maison, il appellera son nom. Toujours au dire de la superstition, répondre à un tel appel conduit, illico presto, à la mort. On chassera avec toutes les armes dont on dispose ce donneur de mort. Celui-ci n’est pas non plus immunisé contre la mort. Son talon d’Achille ? S’il rentre chez lui et qu’à la place de l’eau chaude pour masser ses jambes on lui a préparé un bain froid, y plonger son pied lui sera fatal.

Entre la lutte et la conscience de l’inévitabilité de la mort, la sapience rwandaise connaît une autre valeur qu’elle présente comme une revanche contre la mort : la procréation. Tout tient dans les cinq mots du proverbe Indishyi y’urupfu ni ukubyara (la contrepartie de la mort est la procréation). Ainsi, à un enfant qui naît après la mort de son aîné on donne souvent le nom de Shumbusho (compensation). Pour les Rwandais, la progéniture occupe une place de choix sur l’échelle des valeurs de la philosophie de l’existence. On trouve dans les formules de voeux et de salutations rwandaises beaucoup de références qui témoignent de l’importance capitale de la descendance : Urakabyara (puisses-tu procréer) ; gira abana (aie des enfants) ; muzabyare muheke (littéralement : « procréez et mettez (des enfants) sur vos dos », l’un des voeux les plus courants et les plus populaires adressés aux mariés) ; musubireyo nta mahwa ( « allez-y encore, il n’y a pas d’épine », mots qui accompagnent les félicitations exprimées à ceux qui viennent d’avoir un bébé, leur enjoignant ainsi de vite renouveler l’acte procréateur pour avoir un autre bébé), etc.

Et quand la condition humaine de mortel s’acharne à contrecarrer cette vocation naturelle et donc impérative pour le Rwandais de se faire passeur de vie, la même morale de combat contre le destin commande de redoubler de force et de stratégies pour déjouer la mort. Plus celle-ci frappera, plus la famille s’essaiera à procréer afin de compenser la perte. En vue de dissuader la mort de renouveler son forfait, des noms dépréciatifs seront donnés au bébé compensatoire. Des noms comme Rushigajiki (que laisse-t-elle (la mort)?) ou son corrélat affirmatif Ntacyorushigaje (elle ne laisse rien), Semabyi (l’excrémentiel) s’expliquent ainsi. Donner de tels noms à son enfant sans rien ignorer du procès de grande péjoration dont ils sont marqués est une façon de ruser avec la mort qui, espèrent les parents, dédaignera ce moins que rien et cessera son acharnement.

De la disparition à la terreur du retour

Évoquant les traditions funéraires rwandaises, Vidal observe ce qui suit :

Ce furent la colonisation et la christianisation du Rwanda qui introduisirent l’usage des cimetières. En effet, la culture rwandaise précoloniale, à l’exception des funérailles royales, environnées de longs rituels très élaborés, ne s’intéressait pas aux cadavres. Les corps, enveloppés dans une natte, étaient immédiatement après le décès soit portés et abandonnés dans la forêt, soit ensevelis près de l’habitation et, dans ce dernier cas, aucun signe ne marquait le lieu de l’inhumation : ni tombe, ni cérémonies.

Vidal, 2004, p. 3

Elle note aussi :

Les anciens Rwandais, s’ils ne fétichisaient en aucune façon la dépouille de leurs morts, ne les oubliaient pas pour autant. Le peu d’attention accordé au cadavre tenait essentiellement au fait que si la personne décédée avait physiquement disparu, elle continuait à exister dans le monde ancestral, un monde qui ne cessait de faire peser ses déterminations sur celui des vivants.

Vidal, 2004, p. 4

La civilisation de l’écrit n’ayant été introduite au Rwanda que par la colonisation (fin 19e siècle, début 20e siècle), bien de zones d’ombre entourent le passé précolonial. Vidal parle d’ « introduction de l’usage des cimetières » par la colonisation et la christianisation, tout en reconnaissant que la pratique existait bel et bien pour les funérailles royales[7]. Rien ne permet par contre de valider le fait que la vulgarisation de la pratique de l’enterrement coïncide exactement avec la colonisation, ni qu’avant celle-ci le simple abandon des corps dans la nature était généralisé. Si dans les temps précédant de peu la colonisation – avec tout ce que l’adverbe « peu » comporte de relatif – les Rwandais se débarrassaient des corps des défunts dans la brousse, on le saurait avec précision. Les générations des débuts de l’époque coloniale en sauraient davantage, ce qui n’est pas le cas. Les références sur l’abandon des cadavres dans la brousse n’existent que dans les contes et légendes populaires, genres qui ont une temporalité pour le moins incertaine, la nuit des temps. Elles sont présentes dans certaines expressions idiomatiques (de quelqu’un qui a un grand sens de l’humour on dira, par exemple, yasetsa n’uvuye guta nyina, c’est-à-dire « il ferait rire même celui qui vient de jeter sa mère »). Mais là aussi, rien ne permet de dater la pratique. De plus, les disparités qui existent entre les funérailles chrétiennes et celles non-chrétiennes peuvent en amener plus d’un à se demander si la pratique de l’enterrement (en dehors du cas royal) est une nouveauté coloniale/chrétienne. Ces disparités peuvent aller jusqu’à la configuration du tombeau lui-même. Contrairement à l’unicité de la pièce tombale du modèle occidental, le tombeau rwandais inclut[8] la partie principale où le corps est posé et un petit coin creusé dans le côté pour la tête. La double désignation du mot tombeau en kinyarwanda vaut aussi la peine d’être interrogée : irimbi (probablement calqué sur limbes) coexiste avec igituro (du verbe gutura ( ?) qui signifie habiter, ce qui donnerait au mot le sens d’habitat du défunt). Si le vocable Umuzimu (ancêtre maléfique) peut être dérivé du verbe kuzima (s’éteindre), il peut également être rapproché de l’idée d’enterrement comme mise en terre. Ikuzimu (les grandes profondeurs) est le lieu de la disparition des morts. Qui soutiendrait que le mot date de l’époque coloniale ?

Un dernier élément pour attirer l’attention sur l’exigence de prudence quand on étudie un passé dont les preuves matérielles manquent. Je le tire d’un fait divers auquel j’ai assisté, du moins en partie. Ntabahirwa – appelons-le ainsi – avait été accusé de vol mais jurait aux grands dieux qu’il était innocent. Pour preuve de son innocence, il a juré par Ryangombe[9], l’ancêtre qui est la figure tutélaire du spiritisme rwandais. Pour qu’il échappe à la mort du parjure qui tue, on a enterré un tronc de bananier qu’on a baptisé Ntabahirwa ! La mort était déjouée !

Que le mort ait été enterré ou abandonné, ce que je tiens à souligner est la place qu’occupe le mort dans la pensée rwandaise et la façon dont celle-ci façonne le fait religieux. S’il est facile de se débarrasser du mort – car, que ce soit par enterrement ou par abandon dans la nature, c’est à cela que tout se ramène –, il est moins aisé de se prémunir contre son retour. Si tant est qu’il soit parti ! L’indaro (littéralement habitation de nuit), la maisonnette où se fait le culte aux morts, et généralement faisant partie de l’enceinte familiale, ne s’appelle-t-elle pas inzu y’abazimu[10] (maison des ancêtres) ? Par ce culte d’invocation, le guterekera, les vivants renouent avec les morts, leurs propres morts plus précisément, pour les contenter, les apaiser. Seka seka ! (souris, souris !), cururuka, cururuka ! (calme-toi, calme-toi !), gororoka ! (soit content !) sont les maître-mots de ces rites propitiatoires. La faveur de l’umukurambere (l’ancêtre, l’aïeul, l’aîné) est compétente pour garder la famille saine et sauve ou la délivrer des maléfices qui lui sont jetés par d’autres aïeux, maléfiques ceux-là et par ce fait même appelés abazimu[11] (les éteints, les disparus). De toutes les attaques par les abazimugutera, attaquer, est en effet le terme consacré pour parler des maléfices qu’un disparu peut jeter aux vivants –, les plus foudroyantes sont supposées être celles lancées par un ancêtre disparu, c’est-à-dire dont on ignore les circonstances de la mort et dont le corps n’a jamais été retrouvé, ou dont la vie sur terre n’avait pas été comblée[12]. La disparition devient ainsi, dans l’imaginaire rwandais, la mort la plus désastreuse et ce à double titre. D’une part, les membres de la famille sont dans une situation de peine parce qu’ils ont perdu un membre dont de surcroît ils ignorent le sort et, partant, ne peuvent pas faire le deuil. D’autre part, la disparition les expose au retour dangereux du défunt car les attaques des abazimu tuent.

Mourir du génocide : une mort insolite

Quelques années après le génocide contre les Tutsi, une enseignante dans une garderie demandait aux enfants orphelins de se lever. Le petit Camarade dont le père avait été assassiné resta assis. À l’enseignante qui le connaissait et insistait pour qu’il se lève, Camarade répliqua : « Mon papa n’est pas mort ; il a été tué ». L’ingénuité de cet enfant traduisait tout de l’hécatombe de 1994. Les Rwandais avaient l’habitude de la mort qui les talonnait au quotidien et contre laquelle ils luttaient par mille moyens, nous l’avons déjà vu. 1994 devait inaugurer une mort, des morts, pour le moins insolites. Si le terme qui a été utilisé pour qualifier l’extermination des Juifs et des Tziganes au cours de la deuxième guerre mondiale convenait comme paradigme historique de qualification et d’analyse du crime, il ne correspondait à aucun concept dans l’espace mental rwandais. De là d’ailleurs toutes les difficultés à lui trouver un équivalent dans la langue rwandaise, ce qui a conduit à apprivoiser le terme génocide en nommant, officiellement, l’extermination des Tutsi jenoside yakorewe Abatutsi (génocide perpétré contre les Tutsi). Le crime défiait l’ordre du possible et du pensable rwandais à plusieurs égards. De par son énormité, son absoluité, ses cruautés, son caractère déshonorant, humiliant et désacralisant. Bien que le nombre exact des victimes n’ait jamais été établi – le sera-t-il jamais ? –, le repère chiffré d’environ 800 000 morts pendant trois mois bat le record de la rapidité dans la cruauté dans l’histoire de l’(in)humanité. Une mort semée à main humaine, à main de voisin, de parent[13] dans certains cas, et qui emporte tout ce qui s’appelle Tutsi : bébés juste nés ou à naître, par éventrement des femmes enceintes, jeunes et vieillards, hommes et femmes de tous rangs sociaux, malades et bien-portants, etc. Les victimes sont majoritairement dépecées à la machette ou assommées au moyen d’autres armes blanches. Le viol comme arme d’humiliation des victimes est une autre des particularités du génocide contre les Tutsi[14]. Humiliation pour que les rares qui survivront ne soient plus jamais vraiment vivants. Boubacar Boris Diop aura vu juste, lui qui écrivait: « Leur nouveau credo semble se résumer à ceci : nous ne pouvons pas les éliminer tous, mais que les survivants soient au moins morts de douleur pendant le reste de leur vie » (Diop, 2000, p. 144). Régine Waintrater aussi : « Chaque survivant est à la fois mort et vivant : tous le disent, qu’ils soient juifs, cambodgiens, bosniaques ou rwandais. Seuls, morts, démolis, mis à part, autistes : autant de mots qui tentent de dire dans quel état le génocide laisse ceux qu’il n’a pu faire disparaître » (Waintrater, 2003, p. 233). Plus de vingt ans après le génocide contre les Tutsi, tout rescapé vit, sent la navrante vérité de ces mots. Subir la mort dans le silence. (Sur)vivre dans les « blessures du silence », pour reprendre le titre du témoignage de Yolande Mukagasana (2001). En situation normale, quand un Rwandais perdait un membre de sa famille, un messager se postait à un endroit dégagé et appelait le village à venir accompagner le défunt et apporter du soutien aux personnes éprouvées. Avec 1994, tu avalais ta douleur. Esther Mujawayo témoigne dans SurVivantes :

Tout à l’heure, après ce dernier regard d’Innocent et son départ, on a entendu des coups de feu au loin et Anna, mon aînée âgée de cinq ans, m’a demandé : « Est-ce que c’est papa qu’on fusille ? » et je lui ai dit oui. Elle s’est tue, moi aussi. Elle ne pouvait même pas pleurer, elle savait qu’on était cachées et qu’on voulait nous éliminer ».

Mujawayo et al., 2004, p. 163

Être tué soi-même et ne pas mourir car délaissé par la mort[15]. Se voir dépecé par son voisin de tous temps, son ami d’hier, dans l’humiliation la plus totale, celle qui viole les plus grands interdits. L’horreur qui mure au mutisme mais qui ne faiblit jamais, compagnon de chaque instant. Rurangwa revoit la scène du martyre de sa mère, martyre qui sera le sien propre, pour le restant de sa vie :

Deux harpies se précipitèrent vers elle en lui ordonnant : « Déshabille-toi ! » Ma mère est en oraison, agenouillée. Comme elle n’obéit pas assez vite à leur gré, l’une des filles la fait pivoter, lui arrache ses habits, jusqu’au soutien-gorge. (Je la revois en moi, cette fille […]). Elle dénude entièrement ma mère. En riant. Sans doute veut-elle aussi humilier sa victime. Or l’humiliation est une blessure pire qu’un coup de machette ; elle ne se pardonne pas. C’est ainsi que je vois ma mère, celle qui m’a donné la vie, comme je ne l’ai jamais vue, entièrement nue.

Rurangwa, 2006, p. 58

Humiliation qui condamne le survivant à un sentiment d’éternelle culpabilité. Vivre rongé par le calvaire imposé aux siens et ne devoir se rabattre qu’à l’illusion des mots pour réparer l’irréparable. C’est là le ressort de la plume des survivants du génocide contre les Tutsi, de tout génocide. Le texte qui sert d’avant-propos à La femme aux pieds nus, récit que Scholastique Mukasonga écrit comme un « linceul du corps absent » de sa mère Stefania, vaut la peine d’être cité. L’auteur reprend les paroles de la consigne que sa maman avait l’habitude de donner à ses filles concernant les précautions à prendre quand elle mourrait :

Quand je mourrai, quand vous me verrez morte, il faudra recouvrir mon corps. Personne ne doit voir mon corps, il ne faut pas laisser voir le corps d’une mère. C’est vous mes filles qui devez le recouvrir, c’est à vous seules que cela revient. Personne ne doit voir le cadavre d’une mère, sinon cela vous poursuivra… vous hantera jusqu’à votre propre mort, où il vous faudra aussi quelqu’un pour recouvrir votre corps.

Mukasonga, 2008, p. 11

En 1994, le sort qui sera réservé à cette maman qui avait pressenti la catastrophe finale dans les massacres qui ont ciblé les Tutsi depuis 1959, sera à l’exact opposé de sa volonté. Ses filles en seront toujours hantées. Tout survivant est un être hanté. Mukasonga écrit, la mort dans l’âme :

Je n’ai pas recouvert de son pagne le corps de ma mère. Personne n’était là pour le couvrir. Les assassins ont pu s’attarder devant le cadavre que leurs machettes avaient démembré. Les hyènes et les chiens ivres de sang humain ont pu se repaître de sa chair. Ses pauvres restes se sont confondus dans la pestilence de l’immense charnier du génocide et peut-être à présent, mais cela aussi je l’ignore, ne sont-ils, dans le chaos d’un ossuaire, qu’os parmi les os et crâne parmi les crânes.

Mukasonga, 2008, p. 12-13

Quand le mort cesse d’être notre autre absolu

La cruauté et l’humiliation n’ont pas seulement marqué les tueries, elles ont accompagné les victimes jusqu’au bout. Toujours dans l’intention de salir et les victimes et leur mémoire. Les latrines, tant publiques que privées, sont les lieux privilégiés où les victimes tutsies ont été jetées. Beaucoup d’autres ont été précipitées dans les rivières et les lacs, mortes ou vivantes, pour que leurs corps soient emportés à jamais. Les corps qui ont échappé à de tels gouffres ont été jetés dans des fosses communes ou précipités, de façon dispersée, dans d’autres endroits. Quelle qu’ait été la technique de mise à mort ou de traitement des cadavres, une même stratégie se dégage : effacer le crime en effaçant la victime. Avec ces stratégies d’effacement, ce n’est pas seulement une partie du peuple rwandais qui a été anéantie. Il y a aussi la sape conséquente des fondements de la société dans ses valeurs sociales, ses croyances, ses pratiques rituelles, etc.

Le grand défi de la période d’après le génocide sera le recouvrement des corps disparus dans le déshonneur le plus inhumain en vue de les enterrer dans un semblant de dignité humaine. Comment le Rwandais qui, naguère, vivait dans la peur panique du retour agressif du défunt qui n’a pas été accompagné parera-t-il au retour de celui qui a été fourré dans les lieux d’aisance, de celui que le courant aura entraîné là où même l’imagination ne peut accéder, de celui dont la vie a été écourtée[16] dans la douleur la plus extrême, sous les coups de machette ?

La nécessité du témoignage pour l’histoire viendra ajouter au défi la prise en charge des morts qui sortent de l’ordinaire de l’imaginaire rwandais. Comment se font les cérémonies de commémoration ? À chaque année, les restes des victimes sont déterrés, lavés, gardés quelque part jusqu’à ce que la période de deuil arrive. Ils sont remis en terre, accompagnés cette fois-ci des leurs, réels ou non : le rescapé qui ne sait pas exactement où les siens ont été jetés ira à toute cérémonie qui aura lieu dans tout coin probable de leur mort. L’invivable condition de rescapé du génocide contre les Tutsi : passer le restant de sa vie à enterrer les siens avec la triste conscience qu’on ne les enterrera peut-être jamais. Une disparition totale mais toujours pesante, mortifiante à cause de cette quête qu’on n’arrive pas à clôturer. Une assurance incertaine qui empêche de vivre.

Quand ils sont retrouvés, les restes des victimes peuvent être ré-enterrés ou déposés dans des monuments commémoratifs où ils restent exposés. Pour l’oeil mortifié du rescapé et de quiconque, face au produit du monstre humain, se sent mal sous sa peau d’homme et perd la fierté d’appartenance à la race d’Adam. Pour le regard, peut-être choqué, peut-être intéressé, c’est-à-dire voyeur, du touriste du macabre. Les avis restent très partagés quant au bien-fondé de ces nouvelles pratiques. Vidal écrit, dans sa conclusion de l’article que j’ai déjà cité : 

Mais, au-delà des intentions politiques qui sous-tendent pour une large part l’ordonnancement des cérémonies, leurs rituels ainsi que les sites mémoriaux où sont exposés les cadavres, constituent une violence symbolique extrême à l’égard des représentations rwandaises de la mort et du deuil des survivants. Nul doute qu’une telle violence doit être mise en relation avec le travail de mémorisation forcée engagé par le pouvoir.

Vidal, 2004, p. 34

On peut reconnaître à l’auteur l’objectivité de la démarche qui rend compte des différents points de vue sur cette voie que l’État rwandais a choisie pour la mémorisation du génocide contre les Tutsi.

Friedrich et Johnston (2013) abordent aussi la question de la dignité des victimes et du choc face à l’horreur des restes humains exposés. Ils rendent compte de ce point de vue d’un visiteur britannique : « The  human remains at the churches I felt different about. Those humans were killed without dignity and now they are kept without dignity… laid out for shock value… [This experience] did not educate me… it did not feel right and it did not have the same impact as the memorial centre » (Friedrich et al., 2013, p. 312). Choc pour le visiteur touriste mais aussi pour le rescapé qui, dans les cérémonies de commémoration qui allient aux images d’horreur les récits-témoignages du carnage, replonge dans son calvaire de 1994. Dans leur étude sur les crises traumatiques que vivent les rescapés à l’occasion de ces cérémonies, Darius Gishoma et Jean-Luc Brackelaire rapportent en ces termes des scènes auxquelles ils ont assisté le 7 avril 2005 :

Survient alors le moment des témoignages : une jeune fille raconte la manière dont elle avait été sortie presque morte d’un fossé situé à cinquante mètres de là où nous étions. C’est dans la tribune d’honneur que commencent des larmes étouffées. Progressivement, dans tous les coins les gens se mettent d’abord à pleurer, ensuite à crier. Quelques minutes après, d’autres se mettent à courir et une panique générale règne sur ces lieux. Certains crient en disant qu’ils sont attaqués par les miliciens interahamwe. D’autres tentent de fuir avec force en bousculant leur entourage. C’est comme si subitement nous retournions en 1994 au moment du génocide. Il en est qui font leurs petits besoins sur eux. D’autres ont des gémissements et des hoquets.

Gishoma et al., 2008, p. 167-168

D’autres analystes crient à l’instrumentalisation et soutiennent que l’exposition des os sert plutôt des intérêts politiques. Jinks (2014) passe en revue certaines de ces voix dénonciatrices, que celles-ci pointent du doigt l’occultation des crimes qui auraient été perpétrés contre les Hutu ou le caractère anti-traditionnel de cette pratique de mémorisation. Pour le premier motif, elle écrit :

Yet, as Guyer notes, “anybody can make bones”, and some Rwandans may suspect, or may know, that Hutu bones are also in display – whether murdered because of their opposition to the genocide, or by the Rwandan Patriotic Front (RPF) as part of retaliation campaigns[17]. To insist upon these bones as evidence for a specifically Tutsi genocide, therefore, is a raw display of power over Hutu mourning their own relatives, and further entrenches the divisions between Hutu and Tutsi in post-genocide Rwanda[18].

Jinks, 2014, p. 431

Pour le second motif, elle cite Meierhenrich (2011) : « It also rides roughshod over more “traditional” burial rites in Rwanda culture, where Rwandans try, as far as possible, to maintain a link with the dead by burying them around their homes, not in cemeteries, and where the display of human remains is thought to conjure deceased ghost (umuzimu) in a manner that may be dangerous. » (Jinks, 2014, p. 431). Elle poursuit :

As Meierhenrich has argued, the government’s refusal to allow the burial of these bones “seems to have served, more often than not, the purpose of legitimating authoritarian rule rather than honoring the genocide dead” – by pursuing a “strategy of suffering” vis-à-vis the international community, and also, as Guyer argues, justifying a repressive government “by presenting a spectre of past violence as a permanent future possibility”.

Jinks, 2014, p. 431

Les critiques dirigées à l’encontre du régime actuel à Kigali ne rentrent pas dans mes préoccupations ici. Par contre, face à un génocide qui s’est perpétré au vu et au su du monde entier, soutenir « que n’importe qui peut fabriquer des os » (« anybody can make bones ») pour référer à des traces de restes humains, voilà ce que je qualifie d’insoutenable. Une insulte à la mémoire des victimes, un propos dont les assises idéologiques offriraient matière, grande matière, à qui voudrait orienter la réflexion dans cette direction.

Sans pour autant crier à l’instrumentalisation, d’autres soulignent la part de l’agenda du projet de société qui détermine les commémorations. Godard (2014) étudie de façon diachronique les soubassements socio-politiques qui façonnent et refaçonnent[19], au fil du temps, les cérémonies de commémoration. Elle note :

D’année en année, les commémorations se sont installées, modelées et organisées, transformées au gré de la reconstruction de la société. Lors des cérémonies, tout a été essayé : des génocidaires ont pris la parole, livrant des demandes de pardon qui n’étaient pas ou qui ne pouvaient pas être reçues comme telles par les rescapés ; des personnalités politiques ont pris la parole pour propulser les survivants dans l’utopie d’une vie sans trace de génocide ; tous les Rwandais y étaient convoqués quelle que soit leur histoire avec le génocide.

Godard, 2014, p. 70

Godard ajoute : « Ces souvenirs mêlaient le souvenir à la réconciliation, à la reconstruction, à la nécessité de prendre des mutuelles de santé… Après la vingtième, les commémorations n’auront plus lieu que tous les cinq ans » (ibid.). Elle conclut : « Quelles que soient leurs formes, ces commémorations sont devenues des lieux de discours que les survivants espèrent et redoutent à la fois, que les politiques tentent d’apprivoiser, de “refroidir”, d’apaiser sans jamais y parvenir. Le verbe, à ce moment, est toujours béance, effraction, chaos, même s’il demeure nécessaire pour les rescapés » (ibid.).

Il est vrai que même parmi les rescapés, il ne manque pas de voix pour dénoncer une certaine indécence dans l’exposition publique des restes des leurs ou les ordres officiels quand il s’agit de les déménager d’un lieu de mémoire à un autre[20]. Là, ils sentent plus que jamais la dépossession de leurs morts devenus « propriété de l’État[21] » (Korman, 2014, p. 89). D’autres analystes mettent à l’index les discours qui accompagnent ces cérémonies. Ils culpabiliseraient sans cesse les Hutu. Ils entretiendraient, par le même fait, la haine. Ils empêcheraient la réconciliation. La pratique elle-même violerait le principe d’une culture qui trouve sa paix dans la disjonction entre les vivants et les morts. Ces morts donnés à voir empêcheraient les Rwandais de respirer, de vivre.  

Ne faudrait-il pas plutôt se rendre à l’évidence qu’envisager une douce sortie du cercle mortel tracé à la main génocidaire sur la face du Rwanda relève de la naïveté la plus aveugle, d’un pur leurre ? Ne faudrait-il pas se résoudre, au contraire, à cette cohabitation, si étouffante soit-elle, avec ces morts ? Le confort quelque peu égoïste qui entend soustraire aux regards l’accusation de ces centaines de milliers d’orbites vidées de leur vie fera-t-il taire les voix de tous ceux-là qui soutiennent que « ça ne s’est pas passé comme ça »[22] en 1994 ? Et que dire des plaintes comme celle-ci : « Certains rescapés du génocide y trouvent occasion pour prononcer des paroles dures, “bons de colère” adressés aux présumés coupables » ? (Vidal, 2004, p. 14). Sérieusement ? Sincèrement ? Manifestement, le rescapé a bon dos ! Le problème n’est-il pas ailleurs ? Ici : le cerveau de la solution finale avait écarté de l’équation le scénario d’avoir, un jour, à rendre compte de ses crimes. Eh oui… la parole du survivant ne peut pas être de miel ! Quand bien même il se tairait, sa seule présence parlerait. Et cette parole muette serait toujours de feu. On ne se tire pas à si bon compte du forfait qui réduit un peuple à néant ! Quand bien même le survivant ne serait pas là, le crime seul crierait. Et le sang innocent ne crie jamais agréablement[23]! Ils attendront longtemps ceux qui se désolent de la colère du survivant. À lui tout a été pris, de lui tout est demandé. Que ceux qui attendent que tombe la colère du rescapé attendent ! Il n’est pas de roche, le coeur du rescapé ! Mais comme le dit bien ce proverbe rwandais, la douleur d’autrui ne vous empêche pas de dormir (Umusonga w’undi ntukubuza gusinzira). Visiblement, elle n’empêche de ratiociner non plus !

« Mais les responsables politiques allèrent beaucoup plus loin lorsqu’ils décidèrent, pour la seconde commémoration du génocide, en 1996, d’associer leur politique de la mémoire à l’exposition publique des cadavres : le choix d’une telle mise en scène transgressait de façon inouïe les rapports traditionnels aux morts » (Vidal, 2004, p. 3). Un million de gens ont été exterminés ! C’est là l’inouï. C’est là la plus outrageante des transgressions. Les « rapports traditionnels aux morts » peuvent mourir ! Comment nos rapports aux morts resteraient-ils les mêmes ? Depuis que les enfants ont manié la machette, depuis qu’ils ont manipulé ces crânes desséchés[24], le mort a cessé d’être notre autre absolu. Il sera parmi nous. Il occupera notre espace, notre conscience. Nous le portons avec nous et en nous. Disparu, dispersé, mais toujours en attente, à tous nos tournants. L’enjeu n’est pas de s’attacher, mordicus, à quelque culture immortelle. Toute culture est une dynamique. Le vrai enjeu est d’inventer une culture à la mesure de la catastrophe de 1994. Celle qui regarde le mort en face pour amener tout Rwandais à signer un nouveau pacte social, celui qui renonce, pour jamais, à semer la mort autour de soi. Face à une société qui n’a plus peur de rien, l’heure n’est pas à fuir ses fantômes mais à les affronter. Autrement, au coeur de celui dont la parenté croupit dans la « merde », les obligeances ritualistes ne mettront aucun baume. Ils sont à méditer ces soupirs de Mujawayo qui part à la recherche des restes de sa petite soeur, Stéphanie, et de ses enfants engloutis dans quelque « égout », à Kigali :

Elle est, elle est… dans un conduit d’égout. Enfin, pas vraiment un égout…. Dans les villes, les habitants creusent des trous où sont recueillies toutes les eaux usagées de la maison ; donc, ce n’est pas un égout. (Silence.) Remarque, comme ce sont les eaux du quartier, forcément, c’est… (Nouveau silence.) Ils l’ont jetée là, elle et ses enfants, et ils y demeurent depuis près de douze ans. Depuis, cette histoire de merde me revient tout le temps. Toute cette merde en nous, combien de temps faudra-t-il pour s’en laver ?

Mujawayo, 2006, p. 15

Qui inventera de nouveaux interdits ?

J’ai fait allusion à l’origine de la mort telle qu’expliquée par les récits étiologiques rwandais. En laissant se rompre les digues des valeurs qui protégeaient les Rwandais contre la mort, l’idéologie totalitaire et son enfant terrible qu’a été le génocide contre les Tutsi n’auront-ils pas renouvelé le pacte avec la mort ? Dans son essai, De la postcolonie, Achille Mbembe, plaidait pour un « projet radical qui consiste à donner la mort à la mort » (Mbembe, 2000, p. xvi). Le Rwanda enfanté par le projet génocidaire ne va-t-il pas droit dans le sens inverse ? Pessimisme de rescapé, diront ceux qui croient au miracle rwandais promis à naître des politiques de pardon et de réconciliation. Et pourtant… ! Pour qui ose regarder derrière le « glamour »[25] victimes-bourreaux en vogue au Rwanda d’aujourd’hui, la vérité que beaucoup taisent ou se disent tout bas, est que la société rwandaise, depuis que la machine génocidaire a été mise en marche, est « malade de la mort », pour reprendre les mots – ô combien lourds de sens ! – du titre du livre d’Hélène Piralian, Un enfant malade de la mort : lecture de Mishima, relecture de la paranoïa (Piralian, 2004). Pour peu que l’on feuillette les journaux rwandais d’aujourd’hui, on ne peut pas ne pas être frappé par les très nombreux[26] cas d’homicide qui les défraient. Qui inventera de nouveaux interdits ? Qui découvrira la nouvelle formule conjuratoire, celle qui, plutôt que de faire la chasse aux morts, éradiquera la culture du don de la mort qui est née de la catastrophe génocidaire et qui, jour après jour, établit ses racines sur le sol rwandais ? Le Rwanda d’aujourd’hui n’est pas le Rwanda de 1994, cela est certain. Les services de sécurité sont à l’oeuvre et assurent la paix sur les mille collines rwandaises. Cependant, les « sortilèges » derrière cette culture de plus en plus populaire qui veut que le moindre des conflits conduise à faire mourir sont plus tenaces qu’on ne le pense, bien plus résistants aux stratégies conventionnelles de la prévention de la criminalité. Qui ressuscitera l’âme du peuple rwandais tombée, elle aussi, sous le coup de la machette génocidaire ? Qui en forgera une nouvelle car – et bien naïf qui ne veut pas se l’avouer – il est des profondeurs dont on ne remonte pas aisément ? Ni le génie policier, ni la tactique militaire, ni la fausse amourette des pauses de Glamour, ne suffiront pour sortir le Rwanda des abysses d’avril-juin 1994. Pour recoudre le tissu de la société rwandaise, un autre fil est à inventer. Pour contenter les disparus de 1994, un autre spiritisme est à chercher. Pour laver les tueurs, les bourreaux de 1994 de la souillure du génocide, d’autres eaux sont à inventer.