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« Figures de la disparition », c’est là un titre paradoxal en ce qu’il évoque différentes déclinaisons de l’infigurable absence de l’autre. Différentes figures de l’infigurable. Ce titre est paradoxal comme l’est la réalité de la disparition : une réalité pétrie de fantasmes, pétrie d’invisible, faite d’absence de signes de la vie et d’absence de signes de la mort, qui provoquent une mise en suspens du sens, de l’espace et du temps, qui génère un affolement des sens paradoxalement mêlé de leur sidération.

Des figures pour la disparition ? Ce titre est paradoxal, encore, car la « disparition » est d’abord sans visage, invisible. Et lorsque l’on se penche sur son invisibilité, apparaissent des visages multiples, oscillant entre vies en suspens et morts en suspens. La disparition est polymorphe. Parler de « disparition », c’est n’évoquer qu’une part de réalités plus complexes encore, mais une part universelle, intemporelle, transculturelle… dans la destruction du culturel, précisément. La disparition peut être une part de la réalité de la guerre, du crime contre l’humanité, du crime de génocide. Mais elle peut aussi être une conséquence de crimes crapuleux et de crimes mafieux. Tout cela sera évoqué dans nos pages, à travers différents lieux et différents temps de l’histoire. Si la disparition est partie à des crimes divers, elle en est toujours une part fondamentale, puisqu’elle touche à la définition de l’humain dans la vie et dans la mort. Part fondamentale de la destruction de l’altérité et du réel, elle n’est pourtant abordée, dans un premier lieu, que par des euphémismes : « incidents », « faits violents », « affrontements », « enlèvements », « déportation »... Et le terme « disparition » lui-même est une ellipse.

Christiane Kègle évoque la disparition « nacht und nebel» de Robert Antelme dans un camp nazi, vécue comme une expérience physique de l’indicible par sa compagne, Marguerite Duras, qui écrit alors, comme hors d’elle-même, un journal de l’angoisse abyssale. Dans ce cas précis, le disparu était vivant, et revint vivant. L’article de Michele Poretti, lui, se penche sur l’évolution du rapport de nos sociétés aux disparitions d’enfants, et sur l’évolution du rapport à la vie et au deuil qui sous-tend la mobilisation politique et associative. Dans ces cas-là, les disparus – missing children – sont souvent morts, ils ont été assassinés, et il n’est que très rares que des traces de leurs corps émergent à la lumière. Alice Verstraeten s’intéresse elle aussi à des disparitions d’enfants – niños robados, mais des disparitions politiques celles-là, lorsqu’il s’agit d’une aggravation symbolique de la disparition des parents, opposants politiques victimes de la « disparition forcée ». Les parents sont alors des disparus morts, mais les enfants, des disparus en vie, dont les identités ont été falsifiées. L’oscillation confondante entre l’absence qui signifie la vie et l’absence qui signifie la mort y est paroxystique. Laura Panizo, qui se penche elle aussi sur l’histoire argentine, révèle que deux types de disparus morts ne s’équivalent pas, et que bien que les disparus « au champ d’honneur » de la Guerre de Malouines – los caídos – et les disparus dans les camps clandestins de la dictature – los desaparecidos – incarnent tous une mort qui ne dit pas son nom, dans une seule et même société, à une seule et même période de l’histoire, les chemins d’accès au sens (sens indispensable à l’émergence d’un espace psychique, culturel et social où les inscrire) peuvent diverger fortement. Irene Ramos Gil tente de débrouiller les circonstances de la mort et de l’occultation des corps des 43 étudiants de l’École Normale d’Ayotzinapa, au Mexique – levantados –, une « affaire » politico-judiciaire, suivie au présent. Nous revenons avec elle sur les insoutenables contradictions des discours, et la disparition est cette fois apparentée au massacre sanglant, mais invisible. Enfin, Philippe Basabose éclaire, par l’exemple du génocide des Tutsis au Rwanda, cette part des disparitions qui sont des conséquences du massacre de masse et de la destruction culturelle de la mort, lorsque les corps disparaissent dans des fosses communes, comme la mort elle-même semble disparaître dans un abîme moral. Ce qui semble se dessiner, au fil des articles, dans cette oscillation confondante entre vie et mort qui signe l’entrée dans la « disparition », c’est un lien étroit entre une abominable souffrance intime et un réel mal-être social ou culturel.

La disparition appartient au registre des terreurs les plus fondamentales de l’être humain, spectre enfoui au plus profond de nos angoisses de perte, d’abandon, de déchéance. Elle est une tragédie récurrente de l’histoire, et une figure récurrente de la tragédie. À commencer par Ulysse qui disparaît pour les siens : disparition d’un vivant. À commencer par Antigone qui refuse de laisser disparaître les corps de ses frères dans l’ensevelissement anonyme : disparition des morts.

Catherine Coquio souligne combien « la science des faits et du temps humains, l’histoire, a forcément du mal avec la réalité détruite » (2015, p. 14). En tant que « sciences des faits et du temps humains », plus encore que l’histoire, c’est l’ensemble des sciences humaines et sociales qui sont affectées dans leurs fondements théoriques (Comment construire des cadres de pensée, de représentation ou de mémoire sans indices, preuves, traces, ni chronologies ? Pour quels événements? Comment dégager des tenants et aboutissants, de quelconques liens de sens là où toute tangibilité du réel est détruite par l’invisible ? Par où chercher signifiants et signifiés ? Comment débrouiller réalité et fantasme ? Où poser des balises symboliques ?). Nos disciplines sont affectées dans leurs fondements comme l’est notre domaine commun de réflexion, pourtant tellement large : celui du sentiment d’appartenance à une commune humanité. Parce que la disparition rend invisibles les vérités advenues, « le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel se trouve détruit » (Arendt, 1972, p. 327).

Pensée et écriture sont malaisées. Elles sont pétries d’inhibitions, d’affolement des sens et des émotions, et d’un questionnement éthique et politique permanent. Il ne s’agit pas, pour les chercheurs qui s’y attèlent, de se pencher sur les représentations mentales, sociales et culturelles d’un passé qui ne passe pas, mais sur des histoires de vie et des histoires collectives encore ouvertes, plaies ouvertes sous nos yeux, détresses béantes des témoins.

La disparition, donc, au-delà des disparitions ? Une situation paradoxale, un non-événement qui, pour autant, marque bien les vies d’un avant et un après la catastrophe, marque l’histoire d’une entame, marque le social d’une césure. Partout, l’infigurable, intimement vécu, provoque la mise en marge et l’isolement social. Elle signifie la liminalité des disparus, mais aussi celle des survivants (Turner 1969, Da Silva Catela 2006 et ici, Verstraeten). « Bien que j’en reste aveugle et hors de mes pensées / Il y aura dans mon âme un livre de mes souvenirs / Bien que la fin puisse changer, c’est toujours la même histoire/ Où reposent les traces de ce que je ressens/ Et c’est pour cela que je n’oublierai pas/ Pour ceux qui ont souffert et pour ceux qui ne sont pas/ Pour ceux qui ne sont nulle part/ Je sens que la solitude m’attrape/ Je sens que la solitude m’embrasse[1]», écrit par exemple la chanteuse argentine Mercedes Sosa (Indulto, 1998, traduction de l’auteure).

La disparition est un non-événement : elle est une interruption de la vie, une suspension de la mort… et vice-versa… Il nous manque en tous les cas un grand nombre d’éléments de son déroulé, il nous manque sa fin. La mort peut « ouvrir sur des récits » ou « en être la clôture ». Mais, « [d]ans un cas comme dans l’autre, l’incertitude que génère la disparition entrave de manière distincte la possibilité même de donner forme à "la matière dont sont faites les histoires", comme dit Benjamin, affectant par-là la possibilité de tout récit. » (Varsos et Wagner, 2007, p. 11) La disparition semble confinée hors du registre des narrations possibles. Elle est une « absence de connaissance » (Bigo, 1994, §3) qui n’est pas pour autant une absence de l’autre. Et elle n’est pas clôturée, ce qui signifie que, quels que soient les événements survenus dans le réel, même si le « disparu » est mort depuis des décennies, il continue d’agir comme altérité vivante pour ses proches, présence spectrale (Brossat et Déotte, 2002), il est toujours au présent à défaut d’avoir été dans une histoire, à défaut d’avoir été narré.

La disparition est donc perversion : les proches sont tenus à une solidarité sans faille avec leurs « disparus », dont le flottement symbolique est une force contraignante (sur laquelle revient largement Philippe Basabose). Cette solidarité est inévitable, elle resserre l’éthique familiale contre la « raison d’État » du silence, du mensonge, du déni, ou contre les volontés performatives d’apaisement venus des autorités. Ce que j’appellerai une « solidarité d’Antigone » est la seule option de survie psychique, le phare dans la nuit et le brouillard[2] symbolique et culturel. Mais cette « solidarité d’Antigone » disloque l’être-au-monde réel des survivants autant qu’elle maintient leur être-au-monde symbolique. Le risque est grand d’être « littéralement avalé par le non-événement » (Kègle, dans ce numéro).

La disparition est un vide, une béance qui s’oppose au foisonnement culturel autour de la mort et du lien entre vivants et morts. C’est par exemple la distinction que dessine Philippe Basabose entre umukurambere et abazimu, ancêtres acquis à la mort, qui veillent sur les vivants, et disparus dont la présence spectrale peut aller jusqu’à provoquer la mort des vivants ; c’est la distinction que dessine Laura Panizo entre duelo, luto et muerte desatendida (entre deuil intime, deuil socialement partagé et « mort non reçue »). Il s’agit, partout, de la distinction entre la culture et la déculturation brutale que provoque l’atteinte à la mort, les deux étant générées par des sociétés capables de mettre en oeuvre leurs propres destructions.

Cette situation paradoxale, ambiguë, perverse, est subie en première ligne par les familles, puis par les réseaux sociaux (réseaux d’opposants, communauté de soldats ou d’étudiants, groupes ethniques dessinés par les puissants, associations de victimes), mais elle est également subie de plein fouet par la communauté humaine, dans la mesure où toute déliaison des rapports historiquement, culturellement, socialement construits entre vivants et morts est une déliaison de l’organisation du sens humain. Si « le nom de la mort est lié au nom et au sens de l’être humain » (Rabant, 1994, p. 140), à quoi le nom de « disparition » se lie-t-il, de quoi nous délie-t-il ? La disparition est une « situation de suspension de garantie de l’ordre humain » (Popper-Gurassa, 2014).

Si Pilar Calveiro, elle-même survivante de la disparition, évoque une « société disparue » (2003, p. 548), il sera ici question de « société symboliquement carencée » (Kègle) ou de « société limbique » (Verstraeten). Il sera question, en tous les cas, de l’extrême fragilité de nos constructions culturelles, du constat de leur effondrement possible dans « la mort morte de ses attributs » (Basabose). Mais il sera question, aussi, de l’instinct de survie des êtres humains, qui peut aussi être un instinct de survie dans le symbolique. Car les témoins – ou les survivants – sont au coeur de l’ensemble de nos travaux : ceux qui n’ont pas été engloutis sont les seuls à pouvoir témoigner de l’anéantissement, et à tenter de le circonscrire à un espace-temps précis. Les proches (familles de disparus et familles de soldats chez Laura Panizo, épouse chez Christiane Kègle), les autorités (policières, judiciaires, ou politiques chez Michele Poretti ou Irene Ramos Gil), la communauté (rwandaise chez Philippe Basabose, argentine chez Alice Verstraeten) tentent, à leurs échelles respectives, avec leurs outils respectifs, de faire migrer la destruction du réel vers des systèmes de représentation réinventés (Panizo), vers des cadres légaux adaptés (Panizo, Poretti)… ou, à défaut de « systèmes » et de « cadres », vers un « filet de sens » (Verstraeten) permettant de raccommoder « le tissu social » (Basabose). Circonscrire la disparition à un espace-temps précis, c’est tenter de contrer l’envahissement qu’elle implique dans les vies des survivants, survies pétries de l’absence contondante de l’autre. Circonscrire la disparition, ré-ensemencer le sens, c’est « Se soulever contre ce qui est là/pour se faire les gardiens des vivants,/ de l’éveil et des morts. » (Héraclite, frag. 63, trad. Bollack et Wismann, 1972, p. 212).

Si le deuil finit, d’une façon ou d’une autre, par advenir, il s’agit d’un deuil atypique, incomplet, porteur à jamais de l’entame de la disparition et dont le poids se reporte sur les générations suivantes (Zajde, 1993 et 1995 ; Piralian, 2008). Ce « deuil » peut être entendu davantage au sens de la renaissance d’une capacité à penser la disparition et à en transmettre une histoire aux générations qui suivent plutôt qu’au sens d’une acceptation de la mort. Ce « deuil » peut être entendu au sens d’un retour des vivants à une narration. Ce retour se fait au prix d’un colmatage des brèches du symbolique, d’un bricolage juridique et moral. Ce retour à la vie est possible à travers diverses inventions rituelles, culturelles, artistiques.

Nous évoquerons donc largement les inventions possibles, les tentatives de reconstruction, de « réparation », de colmatage des brèches. Car « l’homme n’est rien d’autre qu’une résistance absolue, inentamable, à l’anéantissement » (Nancy, 2006, p. 140). Et les « figures de la disparition » sont aussi des figures de la résistance : résistance à la destruction des traces des crimes, à l’engloutissement des preuves (et nous parcourons avec angoisse les méandres du mensonge mexicain autour des disparus d’Ayotzinapa, où Irene Ramos Gil tente de démêler le réel), résistance au travestissement de la réalité dans le mensonge et l’impunité (avec, notamment, des proches de disparus argentins qui recoupent témoignages, traces et indices pour faire émerger des preuves, chez Laura Panizo et Alice Verstraeten), résistance à la désacralisation de la mort (paroxystique dans l’horreur, lors du jenoside yakorewe Abatutsi  évoqué par Philippe Basabose ou dans la machine d’extermination nazie, omniprésente derrière la disparition d’Antelme et le texte de Christiane Kègle), résistance des familles à la banalisation bureaucratique de leurs souffrances (Michele Poretti)… résistance à la mort de la pensée que ces multiples transgressions provoquent.

L’enjeu est, dans tous les recoins de la disparition, l’émergence de la vérité, l’émergence des vérités. Vérité subjective de la douleur (celle de Marguerite Duras, avec Christiane Kègle), vérité du pouvoir – toujours producteur de vérités, grand ordonnateur du visible et de l’invisible, nous dit Didier Bigo (1993) –, qu’il soit dictatorial (Panizo) ou démocratique (Poretti), ou reconstruction minutieuse des vérités, à travers une recherche indiciaire, policière, juridique (Ramos Gil).

Face au poids écrasant que constitue une tentative de définition de la vérité ou des vérités (Verstraeten), le chercheur, l’intellectuel, le penseur même, est dans une « position limite » (Poretti), car « du mal de vérité né de la destruction de réel naît une vérité sans autorité » (Coquio, 2015, p. 15). Ce sont donc des lectures plurielles de réalités historiques diverses que nous vous proposons, sans prétention d’expertise, conscients de toucher à un point-limite, un point nodal de la fragilité humaine, mais avec néanmoins à l’esprit que dès le Protocole I aux conventions de Genève, le droit international humanitaire soulignait le « droit des familles » de « connaître le sort de leurs membres ». Un droit fondamental, donc, même dans la guerre, car il est de ceux qui fondent notre appartenance à une commune humanité.

Les problématiques abordées dans les deux articles qui ont été retenus pour la rubrique hors thème ne sont pas complètement étrangères à la thématique de ce numéro. Le texte de Mouloud Boukala ne fait pas référence à la disparition des personnes aux mains des meurtriers, mais bien plutôt à leur apparition à la une des médias en tant que victimes d’un acte terroriste. Cet article nous introduit dans le parcours de deuil du dessinateur qui, le matin de l’attentat de 2015, est arrivé en retard dans les locaux de Charlie Hebdo. En retard pour le travail, mais à temps pour voir s’enfuir les terroristes et se retrouver en présence du cadavre de ses collègues et amis ! Quant à l’article d’Elsa Acem, il traite de la loi du Québec sur les soins de fins de vie en insistant sur la communication avec la personne en fin de vie au sujet des droits qu’elle veut exercer. La disparition qu’il faut éviter dans ce contexte, c’est celle des vivants : les soignants et les proches qui sont au chevet de la personne mourante. Il ne s’agit pas pour eux de « disparaître » frileusement de la conversation avec la personne mourante, mais bien plutôt de se mobiliser pour lui fournir l’accompagnement qu’elle souhaite obtenir, quelle que soit l’appartenance culturelle ou religieuse et au-delà des divergences d’opinions sur l’aide médicale à mourir et la sédation continue en fin de vie. Malgré la mort et le deuil, notre appartenance à une commune humanité est pour chacune et chacun de nous un appel à une présence généreuse, capable de nous garder réunis.