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Depuis les années 1980, des chercheurs (Alain Tarrius, Simon Gildas, Emmanuel Ma-Mung) attachés à l’observation et à l’analyse de la place de l’étranger dans l’espace français-européen-méditerranéen démontrent l’évolution vers une nouvelle figure de l’étranger, probablement symptomatique de transformations sociétales généralisées. Ces chercheurs ont été rejoints par de nombreux autres (Lamia Missaoui, Olivier Pliez, Chadia Arab.) au cours des dernières décennies, qui délimitent ainsi, dans une tendance mondiale de la recherche, les contours d’une École française.

Ces recherches insistent sur la naissance d’une nouvelle forme migratoire qui se caractérise par la prise en compte des initiatives économiques et sociales de populations que nous avons longtemps cru trop dépendantes, trop assistées, trop impliquées dans leur misère pour être capables d’un quelconque savoir-faire autre que celui d’une certaine forme de docilité leur permettant d’être tout au plus une main-d’oeuvre non qualifiée. Notre article veut montrer comment des initiatives économiques entrepreunariales collectives, pour l’heure souterraines, naissent dans des quartiers urbains, décrits de l’extérieur comme enclavés, puis se connectent régionalement et internationalement (Tarrius et Missaoui, 1995) le long de territoires circulatoires (Tarrius, 1985) de plus en plus vastes. Plus précisément, il s’agit ici de décrire une catégorie particulière de migrants transnationaux : les transmigrants devenus depuis peu ceux qui portent une part des systèmes économiques mondiaux de l’entre-pauvre ou poor to poor, liés, par l’usage mondial des NTIC (nouvelles techniques de l’information et la communication), à l’entre-experts, peer to peer, alimentés délibérément par des grandes firmes mondiales afin de conquérir, par des pratiques commerciales ultralibérales et souterraines, l’immense marché mondial des pauvres, grâce à des des transferts massifs de produits électroniques fabriqués dans le Sud-Est asiatique, via le Golfe (Tarrius, Missaoui et Qacha, 2013).

L’idée principale de notre analyse, concomitante aux questionnements précédents, est de montrer comment une histoire sociale spécifique des migrants récents, mais aussi historique, est en train de s’écrire de façon autonome par rapport à notre histoire nationale. En effet, les travaux de recherches sociologiques se sont généralement cantonnés à étudier ces deux catégories de migrants de façon séparée. Des recherches se sont particulièrement intéressées aux migrants sédentaires, se préoccupant souvent des questions d’intégration ou de discrimination (voir Sayad, 1977, 2006 ; Noiriel, 1989 ; Schnapper, 1980 ; Dewitte, 1999 ; ou encore Tripier, 1990). D’autres recherches, surtout sur des populations d’étrangers venant d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient, suggéraient l’existence de nouvelles formes migratoires (voir Tarrius, 1989, 2002, 2010 ; Ma Mung, 1992 ; Tarrius et Missaoui, 1995, 2000, 2012 ; de Tapia, 1996 ; Missaoui, 2000, 2006, 2013) marquées par les initiatives économiques internationales en réseaux. Ces recherches entraient en résonance avec les précédentes et permettaient de voir et faire voir une catégorie de population bien moins dépendante des États-nations, remettant ainsi en cause le débat sur l’intégration classique (républicaine) auquel étaient attachés plusieurs chercheurs en sciences humaines.

Contours et détours d’un terrain multisitué et multiscalaire : le populations témoins

Les transmigrants sont ces migrants issus soit de pays pauvres (Balkans, Caucase, Proche et Moyen-Orient, Maghreb, Amérique latine), soit des populations pauvres de pays riches, qui effectuent des parcours de plusieurs milliers de kilomètres dans diverses nations avant de revenir chez eux, avec pour principale activité la vente de produits de contrebande d’usage licite (appareils photo, matériel électronique, etc.) (Tarrius, Missaoui, Qacha, 2013) ou de services (consultations médicales) (ibid.) ou encore d’usage illicite ou illégal (drogues, prostitution) (Tarrius, Bernet, 2010). On dénombre environ 200 000 passages annuels de transmigrants de la revente de produits d’usage licite en France, et 600 000 en Europe. Des effectifs proches sont dénombrés entre l’Amérique latine et les É.U./Canada (OCDE, 2010).

Cette forme migratoire récente, liée à la reconfiguration des mouvements internationaux, nous rappelle étrangement celle plus ancienne à l’initiative de colporteurs, dont parlent certains chercheurs en histoire économique (Fontaine, 1993). Seulement ici, il s’agit de sortes de colporteurs contemporains qui vendent aux populations pauvres, d’où la dénomination sous le terme du – poor-to-poor ou l’entre pauvres, pour les pauvres –, des marchandises d’entreprises internationales légalement acquises dans les nations où elles sont commercialisées à bas prix. Ces colporteurs contemporains, les transmigrants donc, franchissent ensuite les frontières sans s’acquitter des taxes ni respecter les contingentements. Ce phénomène permet à des grandes entreprises internationales de conquérir l’immense marché mondial des pauvres. Ainsi, les ventes de produits électroniques du Sud-Est asiatique, se chiffrent, après le passage de la mer Noire pour la voie européenne, à plus de 6 milliards de dollars et, après le passage par Djedda pour la voie africaine vers Dakar puis nord-américaine vers Miami, à plus de 8 milliards de dollars.

Préalables théoriques et méthodologiques. L’économie souterraine et les migrations internationales

Depuis plus d’un siècle, le paradigme dominant des migrations de populations pauvres est surtout exprimé à partir d’une dualité de mouvements entre nations : l’im-migration et l’é-migration, consécutives à la mobilisation de main-d’oeuvre non qualifiée. S’en suivent des analyses bâties à partir de catégorisations binaires en chaine telles qu’autochtones/étrangers, identité/altérité, intégration/circulation, mobilité/sédentarité, etc. Les conclusions sont tributaires de cet univers sémantique d’oppositions binaires. La définition des citoyennetés nationales, en France avant et pendant l’apparition du régime républicain, aux prémices de la grande industrialisation, a marqué profondément la connaissance et l’action en direction des populations migrantes. Intégrées à l’histoire sociale, économique, politique et juridique de nos cinq républiques qui postulent la volonté des migrants de rejoindre ce lieu virtuel, de construction complexe, qu’est la citoyenneté. En découlent les constants débats intra-nationaux sur les modalités d’intégration des primo arrivants et d’assimilation de leurs descendants, sur l’apparition sur la scène publique des altérités que suggèrent leurs croyances, leurs moeurs, leurs apparences… De fait ce paradigme, appuyé sur l’analyse économique de la mobilisation internationale de la force de travail et de diverses formes d’exils collectifs, permettait non seulement d’analyser les mouvements migratoires, leurs fonctions, mais encore de réguler des parcours d’intégration ; ou plus exactement les « défauts d’intégration », tels que les enclavements urbains et culturels. Des dépendances extrêmes sont repérées, diagnostiquées et leur « traitement » relève essentiellement de l’État. C’est lui qui balise les parcours, souvent intergénérationnels, vers la citoyenneté sans jamais identifier les initiatives collectives des nouveaux venus. Pourtant, nos propres recherches depuis 1995, dans la continuité de celles menées dans les années 80[1], suggèrent déjà l’apparition d’un nouveau paradigme : elles décrivent la naissance et l’amplification de deux évolutions du phénomène migratoire ne correspondant plus au modèle évoqué ci-dessus. Il s’agit de l’apparition de « comptoirs commerciaux » animés par des immigrants, décrits alors dans les termes de carrefours de concentration de marchandises originaires de diverses nations européennes et de redistributions « souterraines » vers le Maghreb, l’Afrique subsaharienne et la Turquie, par de fréquentes et amples mobilités spécifiques à ces populations.

Ces phénomènes bénéficient d’une invisibilité contrastant avec les critères habituels associés à de telles implantations urbaines[2]. À la même époque, des chercheurs[3] insistent sur les liens permanents entre lieux d’origine, lieux de nouvelles implantations des migrants et espaces intermédiaires (Missaoui, 1995). En second lieu, des évolutions collectives de la conscience de leur situation migratoire apparaissent parmi les jeunes générations d’immigrants ; la métropole lyonnaise est représentative de cette évolution par ses marches des Beurs, les mouvements associatifs et les combats qui en découleront. Les thèmes associés de la post-colonialité et du post-fordisme apparaissent. Les notions clés qui rendent compte de ces divers phénomènes sont, dès 1990 : initiatives économiques, invisibilisation, mobilités, conscience migratoire. La proposition d’une lecture des initiatives des migrants en termes de mobilités, des rythmes sociaux de quotidienneté, aux grandes antériorités diasporiques, en passant par les multi-localisations résidentielles de la trajectoire migratoire, apparait en 1989[4]. Les chercheurs engagés sur ces terrains privilégieront désormais le rapport mobilité/altérité, à même de décrypter ces initiatives, au classique sédentarité/identité spécifique des problématiques de l’intégration. L’invisibilisation urbaine des phénomènes observés est abordée par le recours aux travaux sur les superpositions de formes sociospatiales[5] qui présentent la caractéristique commune de dissocier l’ordre des temps sociaux de celui des espaces. Les travaux de Simmel et de l’École de Chicago, surtout de Park, sont appelés pour poser le problème de la connexion entre phénomènes invisibilisés et manifestes (la notion de moral area). L’apparition de phénomènes discrets, singuliers, mais annonciateurs de changements collectifs donnera lieu à l’usage de la notion de situation, dans le sens goffmanien de l’interactionnisme symbolique, pour sa transversalité de la micro observation à l’interprétation sociologique : les enquêtes empiriques envisagent l’apparition de sociabilités nouvelles en mobilité. Les initiatives collectives souterraines et internationales des migrants sont référées à leur capacité de déborder sans visibilité les contextes nationaux et leurs frontières. La conscience des situations migratoires est ré-exprimée à l’aune d’une mondialisation des migrations post – coloniales.

Dès les années 1990 et 2000, les dispositifs marchands urbains se généralisent dans des villes moyennes, support à nos enquêtes de recherche : Alicante, Valencia, Perpignan, Montpellier, Avignon, etc., sous la forme de commerces ouverts à tous les publics, rompant ainsi avec l’enclavement urbain de plus en plus manifeste des « quartiers de la ségrégation ». C’est le long des routes de circulation européenne des commerçants turcs et maghrébins, surtout marocains, désignés comme transmigrants, qu’apparaissent ces transformations urbaines. Des centralités commerciales cosmopolites naissent ou se recomposent à Barcelone, à Strasbourg, Lyon et Gênes, mais aussi à Sofia, Casablanca, Bruxelles, etc. connectées par des transferts de marchandises et d’incessantes mobilités locales, régionales, internationales et par un usage intense et inventif des Techniques informatiques des communications (TIC). Des populations marocaines et turques sont au coeur de fédérations cosmopolites, accueillant des migrants-commerçants des anciennes Républiques socialistes est-européennes et des moyen-orientaux. Cependant les mouvements d’affirmation des identités migratoires se diversifient chez les descendants des immigrations et occupent divers lieux de figuration des scènes publiques.

Les notions de territoire circulatoire, de cosmopolitisme de route, apparaissent et renvoient toujours aux mobilités, mais laissent augurer des logiques de mondialisation en oeuvre sur le mode de la définition de vastes couloirs transnationaux caractérisés par des interactions originales entre populations circulantes et sédentaires. La topique qui accueille ces manifestations est celle d’un espace superposé sans État, normé par les mobilités qui caractérisent la diversité des rapports économiques commerciaux et indissociablement affectifs parmi les circulants, entre eux et les populations côtoyées lors des étapes. La mobilité transnationale engendre ainsi des territoires à même de produire des rapports sociaux originaux lus comme formes de la mondialisation.

Enfin, ces dernières années, et c’est de cela dont il s’agit ici, apparaissent les descriptions[6] de systèmes économiques mondiaux de l’entre pauvre, poor to poor, supportés par ceux qui ne désirent plus s’installer dans les pays d’accueil, mais font des tournées de chez eux à chez eux.

Ce long cheminement des positions de recherche, depuis les années 1970, exprime bien sûr l’évolution même des situations migratoires en France, mais certainement pas d’une façon synchrone : il est difficile d’admettre que des territoires et des initiatives de l’étranger, fut-ce sous la forme de réseaux, font réalité chez nous, dans une nation où la conception même de la citoyenneté, de l’identité du plus grand collectif, ne laisse place qu’aux parcours d’identification individuels, jamais au droit des communautés à demeurer dans une altérité relative[7].

D’ici et de là-bas : circonstances et contextes de la construction de multiples transitions par des migrants installés en France

Une des premières manifestations européennes des initiatives commerciales collectives et souterraines d’immigrants ayant donné lieu à étude est celle qui apparait dans le quartier centre urbain en déshérence de Belsunces à Marseille (voir les travaux de Tarrius dès 1987). Il a montré que 350 boutiques tenues par des immigrants algériens (70 %) et tunisiens (25 %) y fournissent en appareils électroménagers et audiovisuels, en vêtements et chaussures, en pièces de rechange de voitures et pneumatiques, un flux de 700 000 acheteurs. Maghrébins de Marseille, du Midi méditerranéen, d’Europe du Nord au cours d’une escale lors d’un retour au pays, Algériens et Tunisiens lors d’un séjour du vendredi et du samedi achètent là les marchandises que leurs États ne peuvent importer. Ses recherches ont d’abord insisté sur la naissance de territoires circulatoires, devenant un dispositif commercial invisibilisé. C’est donc à la suite de premières recherches[8] menées de 1994 à 1998, sur des migrants tunisiens originaires de milieux ruraux, ou urbains qui ont développé de véritables entreprises dans leurs villages ou villes d’origine après un séjour de plusieurs années en France, que nous avons, pour notre part, rejoint les travaux de Tarrius, en approfondissant le problème de l’évolution actuelle des rapports avec la société d’origine. Notre idée principale était de montrer comment les territoires circulatoires permettaient effectivement à des migrants de chez nous (en France), de sortir de leur situation économiquement difficile, en ayant des interactions avec ce dispositif de Belsunce et comment, grâce à l’économie souterraine, ils pouvaient transformer leur situation sociale aussi bien dans leur pays d’origine que dans celle d’installation. C’est ainsi que nous avons à la fois travaillé sur les contextes urbains qui autorisent, tout en l’isolant, une visibilité relative des initiatives commerciales des étrangers, sur le sentiment d’appropriation de ces espaces, la mise en oeuvre de normes spécifiques, grâce à des observations participantes dans des situations d’échanges commerciaux, sur les trajectoires d’entrepreneurs des économies souterraines aux profils variés, d’ici et là-bas, par des accompagnements et des entretiens lors des circulations internationales, afin de construire des trajectoires sociospatiales, et enfin sur des situations particulièrement révélatrices des stratégies et du désir d’insertion.

C’est dans cette perspective de l’identification des initiatives de l’étranger en nos espaces que prend place la trajectoire exemplaire[9] qui suit. Car, dès lors que le chercheur se penche sur l’articulation entre trajectoires singulières et destins collectifs de populations de migrants, le problème des formes sociales que prend l’appartenance aux deux sociétés, d’origine et d’accueil, se pose avec acuité[10]. Ces formes évoluent, et ce mouvement même de transformation est un indicateur des devenirs collectifs de nos immigrants ; il permet d’autre part une ré-interprétation de notre propre histoire[11].

Mohamed, le fellah[12] nouveau notable : « petit ici, notable là-bas »

Mohamed est originaire d’une région agricole très pauvre de l’Est tunisien (« le blé pousse un peu quand il pleut ») : c’est là, et là seulement qu’il a toujours voulu réussir. À 24 ans, en 1967, il forme le projet de partir vers la France en compagnie de son cadet de deux ans : l’information selon laquelle il y a du travail en France lui est parvenue dans son douar proche du Khef par un « coopérant français » chargé, selon les témoignages que nous avons pu rassembler, de recruter pour une industrie automobile.

Il a parlé dans la cour de l’école. Nous on y était parce que tous les jeunes autour du Khef se sont appelés. Il fallait y aller. […] C’est comme si on devait aller faire un tour là-bas pour se remplir les poches vite fait. On crevait de faim et nos enfants n’avaient même pas de souliers. […] Ceux de la famille qui étaient déjà allé vers Tunis ne voulaient pas de nous : “Il y a plus de place, on sera encore plus pauvre qu’à la ferme si vous venez tous”. […] Le soir on a parlé avec les parents, qui ont bien connu les Français, et avec les femmes, qui pleuraient et qui tremblaient avant de nous voir revenir de la réunion. […] Avec mon père et mon frère nous sommes allés un peu plus bas de la ferme, vers la petite plaine près du torrent : “nous achèterons ces terres et nous construirons une ferme moderne”. Il n’y avait plus rien à dire, nous sommes partis la semaine d’après, très tôt le matin, avant que la famille se lève, pour qu’ils ne pleurent pas. Les femmes et les enfants ont été très dignes, parce que je suis sûr qu’ils étaient tous réveillés et qu’ils voulaient m’embrasser, mais ils ont fait comme s’ils dormaient, même si j’entendais les sanglots.

La famille installée à Tunis abritera les transfuges durant un mois « histoire de nous dégrossir, de faire les papiers, et de trouver quelqu’un qu’on irait voir à l’arrivée du bateau à Marseille. Mon oncle me disait dans les rues de Tunis, “regarde, regarde, c’est les Français qui ont construit ça, et là les Italiens, alors, en France c’est pareil. »

D’abord le contact avec Belsunce : c’est en octobre 1967, lors de son arrivée de Tunisie, qu’il est hébergé durant quelques mois dans un de ces hôtels borgnes du quartier qui concentrent alors ces nombreux hommes seuls appelés par la mobilisation internationale de la force de travail. Il ira à Saint-Étienne en suivant discrètement un autre Tunisien, rencontré au hasard des rues de Marseille, mais « qui sait lire et écrire : je savais qu’il se débrouillait bien et comme il partait, j’étais sûr de trouver un bon travail là où il irait ». La « poursuite » dure trois journées, car son concitoyen ne savait guère mieux lire que lui et, à la gare Perrache, à Lyon, ils embarquèrent dans un train pour Paris. Détour involontaire sanctionné par une amende… « Après il m’a dit qu’il m’avait vu depuis le début, mais qu’il me laissait faire sans rien me dire pour pas que je puisse lui reprocher un jour de m’avoir emmené vers une mauvaise ville ».

Mohamed vivra toutes les phases classiquement identifiées du statut migratoire des Maghrébins en nos villes : regroupement familial, naissance et éducation des enfants dont les destinées s’éloignent de plus en plus radicalement des origines tunisiennes, enfin, à 47 ans, en 1989, accident professionnel et, de toute façon, chômage définitif. Mohamed avait toutefois entamé sa perspective de retour dès 1987, en achetant d’occasion un camion à plateforme. Il le louera à une famille de transporteurs de paille et de foin qui, de Mohamedia, près de Tunis, effectuent inlassablement des rotations du Nord au Sud :

J’avais jamais oublié Marseille. Quand on ne sait pas lire et écrire, on voit, on regarde et on n’oublie plus. Chaque été en partant de Saint Etienne j’y passais.

Mohamed est témoin, entre 1979 et 1986 de la multiplication des petites initiatives commerciales transfrontalières entre France et Tunisie. Il rejoindra à son tour les « fourmis » de ces petits commerces :

« Chaque année que ça allait plus mal pour le travail à Saint Etienne, je passais plus de choses, des pièces pour des tracteurs et des petits outils qui me rapportaient bien, comme des tronçonneuses. À partir du chômage je suis allé plus souvent en Tunisie. Mais je ne voulais pas devenir comme ces trafiquants qui passent tout et vendent vite dans les villes. Moi, c’est mon village et ceux autour qui m’intéressaient et là il faut être honnête. […] Par exemple vendre de la bonne marchandise un peu moins cher qu’à Tunis. La tronçonneuse Stihl de 50 par exemple, ce qui se fait de mieux pour tous les travaux, en France elle coûtait 300 000 en 1986 et en Tunisie 650 000. Moi, je la vendais 600 000 et on pouvait me trouver toujours pour les pièces.

J’ai rencontré Mahmoud, de la Mohamedia, en juillet 1986. Il m’a dit que lui il ne pouvait pas acheter un camion, on ne lui donnait pas les papiers, et par les combines on lui demandait douze millions [Mohamed s’exprime en centimes durant tous les entretiens] pour un vieux Renault de 18 tonnes. Alors ça m’a trotté. Je me suis dit : un camion, si je le vends, ce sera un coup, un bon coup et puis plus d’argent. Ils auront toujours besoin d’un camion en Tunisie. En février je suis allé à Marseille. J’ai revu celui qui tenait l’hôtel où j’avais habité jeune. On s’est embrassés et je lui ai dit mon problème. C’est lui qui m’a conseillé. J’ai téléphoné à Mahmoud : « Est-ce que tu es d’accord pour me louer le camion si je l’achète ? Pour 500 000 francs par an. Tu paieras moins que si tu l’achetais, puisqu’il faudrait vingt-quatre ans pour faire douze millions, et là tu le garderas que le temps qu’il serve ». C’est un peu ça que je lui ai proposé. Les prix c’est mon copain de l’hôtel qui me les avait dits. Il m’a demandé d’attendre une minute à l’appareil. Son père était derrière lui. Ils ont été tout de suite d’accord. Il m’a dit « Achète, achète, et n’en parle pas aux autres transporteurs, c’est pour moi ». Alors, moi, « Oui, mais tu dois venir à Marseille pour voir le Notaire[13] et les autres, sinon ça vaudra rien. » Il est venu avec son père et un de ses frères au début de Mars. Moi j’avais acheté à Clermont-Ferrand un camion Mercédès de dix-huit tonnes à plateau, deux millions. Argent prêté par mon frère d’Arabie Saoudite. Je l’ai conduit à Marseille, sans le permis poids lourd. Là, je l’ai emmené dans un garage d’Aubagne. Il restait quatre jours avant que Mahmoud arrive. J’ai dit à l’Algérien : « Je te donne cinq cent mille francs et tu me le fais beau » et je suis resté pour l’aider au garage, les peintures, et voir tout le moteur. On a changé une pièce. Quand Mahmoud et sa famille sont arrivés et qu’ils ont vu « Mercédès » et la beauté du camion, ils avaient les yeux qui luisaient. Ils se disaient « c’est trop beau, il doit être cassé ». Alors on est allés au Notaire. On a tout réglé, le Notaire a dit :

« Vous conduisez des camions depuis longtemps, alors voilà, vous allez voir un tel à Berre, il chargera le camion avec des sacs de ciment et ensuite vous roulerez pendant trois heures en conduisant chacun une heure. Et si ça marche vous ferez l’affaire. »

« On a fait ça. Quelle peur, on était quatre dans la cabine, et aucun avec le bon permis sur des routes qu’on ne connaissait pas et moi j’écoutais le moindre bruit du moteur. Ça a bien roulé. Alors on a fait le marché dans un café tunisien de Belsunce avec quatre témoins, un de Bizerte, un de Tunis et deux de Kairouan, parce que cette famille fait les navettes entre Bizerte et Kairouan, alors s’ils n’avaient pas été corrects tout le monde aurait été averti en Tunisie, n’oublie pas que je suis un agriculteur là-bas. J’ai loué le camion cinq cent mille, payés au début de chaque année, ou un million en argent de là-bas. Ils sont responsables de toutes les réparations et on a dit que le camion pouvait faire dix ans. Ils ont donné un million, en francs, pour le gage. Maintenant ça fait sept ans qu’ils roulent avec et je crois qu’il fera plus de dix ans. J’ai mis le camion au nom de ma deuxième fille, puisqu’elle avait juste dix-huit ans et elle voulait continuer des études en France […] En 1989 j’ai fait passer un autre camion, mais pour le vendre, au nom de ma première fille. Trois millions en France et neuf millions en Tunisie, payés d’avance, comme ça j’ai eu l’argent de suite. Avec les millions qui restaient, j’ai acheté une moissonneuse batteuse et un tracteur d’occasion. Cette fois, c’est un Français qui vivait en Tunisie, un Juif qui parle l’arabe, qui est installé transitaire à Marseille, qui s’est occupé de tout le transport depuis Lyon. À Belsunce on m’a envoyé à lui et je ne l’ai pas regretté.

« Je vais dans le village chaque fois qu’il y a les moissons et je fais marcher ça nuit et jour chez tous ceux qui ne peuvent pas en avoir, au village et à des kilomètres. Je fais payer cent cinquante mille francs la journée, c’est cher là-bas, mais on fait vingt fois plus vite qu’à la main, et puis ils vendent cher. En 1990 j’ai gagné 35 000 francs, et en 1991 40 000. […] En 1992 j’ai acheté une pelle mécanique d’occasion et je l’ai emmenée là-bas. Tout le monde veut construire maintenant dans les villages, alors je fais les tranchées et je dégage les terrains. […] Maintenant je reste deux fois trois mois là-bas. Quand j’y suis pas, c’est un cousin qui s’occupe des engins et des ouvriers et qui prend la moitié de la recette. […]

« Un frère est en Arabie Saoudite, dans une banque et il est interdit en Tunisie, parce qu’il donne de l’argent de cette banque à des pauvres dans la région, et il leur dit que c’est pour Dieu (note de l’auteur : les rumeurs sur place m’ont appris qu’il s’agirait d’un membre influent d’Ennahdha). Moi, je ne connais pas la politique, alors tout le monde me respecte encore plus à cause du frère, même au gouvernorat ils font très attention. Hein, qu’est-ce qu’il va se passer demain ? moi je ne sais pas, et eux non plus, alors ils se disent : « il vaut mieux le soigner, il ne fait pas de mal, il est riche, sa famille est partout dans le village, et puis on ne sait jamais ». Mon père et ma mère ont deux boutiques, une au gouvernorat, l’autre à Etthadanem, à Tunis. Enfin, c’est pas vraiment à eux, mais ils donnent l’argent pour acheter des habits, à Tunis, qui sont revendus dans ces deux magasins. Moi ça me rapporte un peu. »

Mohamed a acheté des terres incultes qui en font un « propriétaire ». La ferme misérable où il habitait avec ses parents, alors fellahs, et vivait de quelques chèvres, est à lui. Il la montre avec fierté : là habitent à nouveau des paysans très pauvres. Une fillette surgit, les cheveux ébouriffés, pieds nus :

Tu vois, pour aller à l’école elle fait six kilomètres pieds nus, et elle ne lave pas souvent ses cheveux qui sont comme les boucles des chèvres. Ma fille, celle du camion, la plus forte de tous mes enfants, était comme ça. Maintenant elle est étudiante en France, elle sera docteur là-bas. Et ici tous les hommes jeunes voudraient l’avoir pour femme. Mais elle, elle ne veut pas d’Arabe. Alors, cette petite-là, il vaut mieux pour elle qu’elle ne parte pas. Je sais ce que j’ai gagné en France, mais je sais encore plus ceux que j’ai perdus, toute ma famille qui n’arrive pas à faire comme moi, à se sentir bien ici.

Mohamed est un notable. Il se définit comme le « seul entrepreneur responsable » de son district : alors que les engins de travaux publics des entreprises d’État stagnent dans des enclos, faute de pièces détachées ou de conducteurs compétents, il connait les maniements « qui ménagent la machine », il sait déterminer le coût de l’heure « réelle », et obtenir très rapidement à partir de Belsunce n’importe quelle pièce détachée. Des responsables du gouvernorat s’adressent désormais à lui pour des travaux modestes, mais urgents ou délicats. Ils le remercient par toutes sortes de distinctions : par exemple pour installer rapidement l’eau chez soi, et donc provoquer l’attention de ces services publics tellement absents, c’est à Mohamed qu’il faut s’adresser dans le village. Mais encore un visa est plus vite obtenu : bien sûr, la condition c’est de faire travailler Mohamed et son entreprise qui compte désormais trois ouvriers qu’il a formés en quelques mois de travail. Après errance et nomadisme, il va bientôt définitivement s’installer dans son village.

Mais ce double statut, cette double façade de plus petit chez nous et de notable chez lui exige encore bien des aller-retour, et le temps vient où l’histoire de chacun, dans son foyer, va aboutir à l’explosion du lien familial en France. Mohamed réalise, et au-delà, son projet de départ, annule en quelque sorte le temps qui le sépare de sa fuite nocturne, mais de fait il est enchâssé dans une histoire de la désagrégation des liens familiaux. Quatre filles ont quitté la maison pour des études, et fuient le mode de vie tunisien, deux d’entre elles ont obtenu la naturalisation française.

On l’a demandée, me dit l’ainée, pour être sûres qu’on ne nous emmènera pas là-bas de force. Il a détruit notre mère, et nous avec si on le suit. Pour être respecté là-bas, on deviendrait une marchandise, comme ses camions. Bonnes à marier avec un tel ou un tel, “qui est riche”, “qui connait la famille”…

Son ainé vit la classique adolescence un peu délinquante de ces jeunes en « galère » chez nous et refuse de retourner, pour quelque durée que ce soit, en Tunisie. Enfin son épouse est malade. J’avais vu les photos d’une belle jeune femme, j’ai rencontré une femme de 45 ans recroquevillée, vieillie, coiffée d’un large foulard, ne parlant pas le français et ne comprenant rien au départ de ses enfants et de son mari. Elle vit avec une tuberculose assortie d’une décalcification dans l’ombre et l’humidité d’un taudis. Quant à Mohamed, j’ai vu, en Tunisie, qu’il pouvait là-bas fonder une nouvelle famille. Mohamed invoque Dieu et va régulièrement à la Mosquée : « depuis deux ou trois ans » dit-il. Comment savoir si cette invocation s’avère un préalable nécessaire à la répudiation des siens et conforte une réussite là-bas, ou bien anticipe une inversion de ce processus de désagrégation familiale ? Le doute ne profite guère à cette dernière perspective.

D’un unique dispositif à la multiplication des dispositifs commerciaux : naissance du marché mondial de l’économie souterraine de l’entre pauvre

La trajectoire de Mohamed si singulière pourtant, nous permet de mieux comprendre un nombre toujours croissant de destins collectifs de migrants toujours à la recherche d’un « mieux-être » économique et social, en investissant les mobilités transnationales, connectés essentiellement à un pays d’origine. Si ce rapport au pays d’origine s’amplifie dans le temps comme s’amplifie d’ailleurs et se densifie les migrations internationales, il nous faut rajouter à la forme migratoire telle que décrite ci-dessus, une autre forme qui se caractérise par l’influence forte de la mondialisation et pose davantage la question de la généralisation des circulations...

En effet, le dispositif de Belsunce quittera l’unique lieu de référence marseillaise pour s’imposer dans plusieurs territoires circulatoires dès 1991. Un dispositif n’en est un que si sa capacité à devenir support aux initiatives économiques souterraines de populations migrantes se multiplie en suivant la vague de ces nouveaux migrants qui ont en commun de privilégier la mobilité pour la distribution des marchandises souterraines, sur la concentration en vastes comptoirs commerciaux : ainsi naissent le long des routes méditerranéennes et rhodaniennes des Marocains, commerçants nomades et transmigrants, des implantations commerciales dans des métropoles régionales et des villes moyennes, en Espagne et en France, Alicante, Valencia, Perpigan, Montpellier, Nimes, Vienne, Lyon (Tarrius, Missaoui, 1995). Il ne s’agit pas encore de localisations dans les enclaves ethniques urbaines, mais à la lisière de ces quartiers, tournées vers la plus grande diversité de consommateurs. C’est d’ailleurs à ce moment-là que nous observons une plus grande diversité de clientèles parmi les populations immigrées maghrébines, mais aussi est-européennes et moyens orientaux[14]. Et contrairement à la centralité unique d’origine (qu’était Belsunce) une mixité sociale et ethnique est observable parmi les clientèles, ainsi les populations autochtones et de voisinage fréquentent plus assidument ces espaces commerciaux. Ces multiples dispositifs fédèrent en collectifs cosmopolites autour des Marocains très actifs dans ces initiatives économiques, diverses origines ethniques, sociales, de genre et générationnel (Tarrius, Missaoui, 2006). Autrement dit, cette « route des Marocains » redessine les contours des territoires circulatoires internationaux reliés entre eux par des systèmes de réseaux commerciaux suffisamment amples et ouverts permettant ainsi des interactions entre les identités les plus éloignées les unes des autres du point de vue linguistique, d’origine et de genre.

Encore plus de mobilité, toujours plus de cosmopolitismes : institution d’un poor to poor informel et mondial

Nos derniers travaux sur les cosmopolitismes entre transmigrants lors de leurs étapes urbaines en France montrent les articulations et les interactions intenses entre ces différentes catégories de population et les initiatives économiques (Tarrius, Missaoui, Qacha, 2013). Non seulement ces derniers amplifient les mobilités de petits entrepreneurs de l’économie souterraine, mais en plus ils nous permettent à nouveau de complexifier la lecture de la réalité des migrations internationales. Cette migration, nous l’avons vu apparaitre et le processus de son émergence suit la courbe ascendante de l’inhospitalité des pays européens envers les migrants venant des Suds. De plus, ces migrants-là ne ressemblent pas à leurs ainés de la mobilisation internationale du travail sédentaire, des regroupements de main-d’oeuvre bon marché : ils proposent un modèle migratoire transnational encore plus efficient que celui décrit plus haut, et s’en différencient par leur refus de s’installer durablement dans les pays d’accueils. De fait, les aborder par leur place dans l’organisation des échanges économiques est bien sûr un moyen de saisir leurs productions de rapports sociaux originaux le long de territoires circulatoires, qui fédèrent, sous régulations autres, des éléments disjoints de ceux créés par l’histoire des nations. Ils sont superposés à ces derniers, mais ils articulent des quartiers de villes distantes en voisinages originaux. Cette nouvelle forme sociale, plus encore que la précédente redéfinit, dans ses circulations, des territoires spécifiques, mais pas aussi distincts dans leurs finalités de ceux qui régulent les échanges officiels, entre nations. Plus encore cette forme là, sur le mode du transit, a des aspirations très proches du libéralisme économique des empires financiers, favorables aux libertés de circulations transfrontalières des personnes et des biens défiscalisés. La proximité ne s’arrête pas là, car l’enjeu est de taille et les multinationales l’ont bien compris en fabriquant des produits à leur destination. La collaboration reste bien sûr discrète et non dite, donc souterraine, à part au détour d’une conversation avec quelques ingénieurs de ces multinationales.

L’ordre mondial construit par les transnationales du Sud-Est asiatique

C’est seulement à partir de 2000 que les majors de l’électronique du Sud-Est asiatique ont compris que ce modèle économique leur sera profitable : pour eux, c’est la matérialisation du rêve commercial ultralibéral d’un monde sans frontières, sans taxes et sans contingentements. Les riches, leurs bourses et leurs transnationales, en ont rêvé, et tentent inlassablement de le négocier avec les États, les pauvres l’ont réalisé. Et c’est aussi à cette même période, précisément que nos investigations nous ont permis d’identifier la présence de transmigrants Afghans fournisseurs de produits électroniques fabriqués par ces mêmes grandes marques du Sud-Est asiatique et commercialisés en Europe hors-taxes via Dubaï[15]. Ces Afghans effectuent leurs livraisons à Barcelone et Valencia et fournissent les Marocains des tournées commerciales européennes par l’intermédiaire des Géorgiens employés en nombre conséquent dans les clubs prostitutionnels espagnols. Il faut d’évidence repenser la frontière en incluant dans notre réflexion les territoires de circulation des transmigrants et de leurs associés en centre urbain, mais aussi celles des multinationales

« […] nous ne sommes pas aveugles[16] nous dit un ingénieur : les centaines de milliers d’appareils d’ouverture de gamme » que nous exportons vers les Émirats, légalement sans réexportations possibles[17] ne sont pas destinés aux habitants, ni aux touristes, qui recherchent des séries haut de gamme à prix avantageux – par exemple un XXX (marque japonaise) et ses objectifs à six cents euros alors qu’il est vendu treize cents euros en Allemagne –. Et puis, si vous divisez les produits importés par le nombre de résidents, chaque habitant devrait disposer de 500 téléviseurs, d’autant de micro-ordi, etc. […] Tous ces bons appareils photo d’entrée de gamme, à cent euros dans les circuits officiels européens[18] et quarante euros livrés en poor to poor repartent sans déclaration de réexportation, en avion vers Bakou, Azerbaïdjan ou vers les ports turcs de la mer Noire, par les petits aéroports côtiers… après c’est des Iraniens, des Géorgiens, plein d’Afghans, des Kurdes, qui se chargent de passer les frontières chargés à bloc, des cargos ukrainiens qui chargent à Odessa des containers passés par Samson et débarqués ensuite à Varna ou Burgas, à l’arrivée des Afghans. […] Il y en a même qui font tout par voie terrestre, par l’Arabie Saoudite et la Syrie – l’Irak est devenue impossible – […] Et toutes les marques sont concernées, alors tu vois le tsunami d’appareils. On ne pourrait jamais organiser de telles logistiques […] Les pauvres en demandent partout, alors c’est un gigantesque marché mondial du « main à main ». […] Nous fournissons le premier importateur en « terminal », en gros soixante pour cent – ou plus même – en dessous du prix « réimportation zone euro ». Et nous sommes débarrassés de tous les soucis de distribution, de passages de frontières, d’après-vente […]

[…] Nous sommes, pour l’officiel, des victimes de trafics incontrôlables […] Mais tu comprends bien que c’est désormais pour nous un extraordinaire marché : le « poor to poor ». Des centaines de millions de consommateurs potentiels […] Pour nous il nous revient de trouver les bonnes accointances banques-importateurs pour que le commerce puisse exister et de faire passer partout les messages sur les qualités des derniers produits « poor ». […] Ils fonctionnent en moyenne sur trois ou quatre mois entre livraison et paiement et nous devons donc nous porter informellement garants pour les avances consenties[19]. Informellement, c’est-à-dire que nous désignons des importateurs qui n’ont jamais fait défaut et qui dealent avec les contrebandiers du poor to poor. Ils doivent veiller aussi à une diffusion la plus large possible : pour l’Europe, arriver jusqu’au bout de l’Espagne, […] la voie Moyen-Orient/Balkans n’est bien sûr pas la seule... Et surtout le matériel de base que nous leur fournissons doit être impeccable. Surtout pas d’appareils jetables, les pauvres n’en veulent pas.

« […] À votre question sur l’immense écart entre la formation de nos commerciaux et nos revendeurs dans les circuits commerciaux officiels et l’absence totale de ces qualifications chez les migrants des économies… comment les qualifier ? Pas informelles, car sous leur désordre apparent elles sont bien organisées, invisibles ou souterraines ? Je vous réponds encore une fois par le « peer to peer » : des clients de nos « passe-frontières » sont experts, consommateurs qui lisent des revues spécialisées que nous informons, revendeurs officiels qui font du « noir », jeunes qui vont sur les forums des marques ; ce sont les experts du peer to peer ! […] Mon point de vue tout à fait personnel, puisque je vois fonctionner cette économie mondiale depuis cinq ou six années, c’est que le monde commercial régulé par des lois, des conventions, des organismes douaniers, policiers, etc., se réduit comme une peau de chagrin ; il ne tient que par les menaces et les répressions : pour combien de temps ? Déjà les majors de l’électronique multiplient les productions pour le « poor to poor ». La logique marchande ultralibérale du poor to poor est trop alignée sur la philosophie de la globalisation pour céder la première. […] et la corruption des autorités est une arme terrible qui transforme les frontières en fromage devant des hordes de souris […] Les pauvres, entre eux, maitrisent mieux le libéralisme économique, avec leurs accords de poignées de mains, leurs transports par des foules de miséreux, leurs corruptions aux frontières, leurs confusions entre argent sale et presque propre, que les « officiels » qui inventent année après année des règles de protection et, en même temps, les astuces bancaires pour les contourner, qui inventent des profils de spécialistes de plus en plus déconnectés de la réalité des échanges […]

C’est à la suite de cette conversation que nous comprenons que l’intervention des multinationales ne se limite pas seulement à la fabrication de produit moyen gamme à destination des pauvres, mais qu’elle doit aussi rassurer certains banquiers sur le grand intérêt du « poor to poor » en leur désignant – de bouche à oreille – des partenaires fiables qui leur ménageront des entrées dans cette « jungle ». Les banquiers savent alors comment consentir des avances « sur parole ». Nos différentes lectures sur les liens par « le simple échange de paroles » dans les milieux d’affaires plus anciens nous montrent que c’est ainsi que la banque s’est développée au XVIe siècle en Europe notamment entre banquiers juifs génois, espagnols, portugais, rhénans (Alvaro, 1964). De fait, ces passe-frontières du « poor to poor » renouent clairement avec des siècles d’échanges à l’initiative des colporteurs par exemple, avant la codification récente des échanges marchands, qui sépare la force de la parole donnée entre contrat écrit et contrat oral. De plus ils nous montrent aussi combien « cette parole d’honneur » opère aussi au coeur même des institutions les plus représentatives du Marché, chez les banquiers.

Et notre interlocuteur précédent de rajouter « […], mais aux banquiers on n’y touche pas ; c’est actuellement plus risqué que de lointains contacts avec ces miséreux contrebandiers. […] nous ne brassons que l’argent de nos productions, jamais avec celui des innombrables blanchiments bancaires… par exemple, vous m’avez parlé de la présence de la banque anglaise xxx partout où se nouent les relations entre “poor to poor” et échanges officiels : je confirme… »

Autrement dit, à la mobilisation bien connue, au service de l’omniprésente mondialisation, d’élites professionnelles internationales, s’ajoute celle, bien moins identifiée, de populations pauvres : le « poor to poor », l’« entre pauvres », se déploie mondialement avec comme arrière-fond les grandes firmes multinationales. Des chercheurs nous en livrent, par-ci par-là des descriptions anecdotiques, surtout localisées dans les zones de moindre richesse, surtout basées sur le commerce de vêtements, de fripes, de tapis… ces touches impressionnistes, sur le tableau des mobilités économiques, à condition d’y intégrer les vastes trafics industriels, et les mobilités transfrontalières entre périphéries pauvres et centralités riches[20], commencent à suggérer une forme d’ensemble qui, elle, n’est ni exotique ni anecdotique, c’est celle d’un capitalisme marchand ultralibéral triomphant.

Autrement dit encore, la mondialisation aime les pauvres comme les États ne savent plus le faire. Les entreprises trans, multi, inter nationales, qui composent le substrat matériel de cette insaisissable mondialisation, aiment l’argent des pauvres : ils sont tellement plus nombreux que les riches. Mais, voilà : toutes sortes de protections frontalières maintiennent des conditions de circulation et de valorisation des biens tant convoités par tous, afin de mieux cristalliser les hiérarchies locales de la richesse et du pouvoir. Ici, les taxes à payer pour acquérir un véhicule représentent quatre à cinq fois sa valeur de sortie d’usine, là les appareils électroniques sont contingentés, voire interdits. Les grands acteurs économiques de la mondialisation ont donc besoin des pauvres non seulement comme clients, car il est possible et lucratif de produire des marchandises à leur portée, mais encore comme entrepreneurs du monde occulté de l’économie souterraine, comme passeurs, hors des règles et des lois des circulations officielles : il faut atteindre les pays pauvres, les derniers de la classe mondiale, mais aussi des populations pauvres dans les pays riches, les dernières de la classe locale, sans s’exposer aux taxes et contingentements. La vieille mobilisation des migrants pour les activités localisées peu rémunérées se double désormais d’une mobilisation pour passer les marchandises et atteindre des populations peu ou moins « solvables ». L’« entre pauvres » fédère une foule de rapports économiques « horizontaux » ; les transmigrants, eux-mêmes pauvres, diffusent leurs produits de contrebande directement aux foules de pauvres qui constituent, partout dans le monde, leur milieu d’immersion immédiate ; leurs activités ne nécessitent pas l’intervention de chaines commerciales spécialisées, hiérarchisées, de vendeurs organisés à l’abri de vastes magasins, d’experts, de services financiers, de diffusions publicitaires, etc. Le peer to peer, l’« entre experts » est indissociablement lié au poor to poor : les jeunes, et d’autres, des beaux quartiers comme des zones d’habitat enclavé, des quartiers suburbains de Dakar, Sao Paulo, Bangkok ou Marseille, connaissent les caractéristiques techniques des derniers produits électroniques, leurs performances : images et autres messages publicitaires, forums internet… les pixels sont déclinés par tous, comme les octets, MP3 et 4 n’ont pas de secrets, les jeux 3 D sont manipulés avec brio par des enfants qui ne savent encore ni lire ni compter.… Une innovation dans l’imagerie ou la technique rend immédiatement abordables par les plus pauvres les produits convoités par tous quelques mois ou semaines au paravent.

Que les stratèges des multi ou transnationales ne s’encombrent pas des préséances des idéologies de la mondialisation pour les riches et de ses grandes institutions, et se comportent comme des pickpockets des pauvres, n’est pas nécessairement nouveau, mais pour nous, là n’est pas l’essentiel : la mobilisation des pauvres, pour passer, pour contourner normes et règles, produit de nouvelles formes de migrations, peuplées d’une multitude de touts petits acteurs économiques transnationaux. Ces transmigrants-là généralisent en Europe des mobilités de fourmis qui s’amplifient. Ils sont en outre, excédant des limites de toutes les nations traversées, hors de portée des idéologies et des pratiques de l’intégration. Ainsi les inépuisables stratégies de conquêtes de marchés par les grandes firmes, recourant à une mobilisation internationale originale des pauvres, par leur circulation, créent une nouvelle contradiction sociale et économique à l’échelle mondiale : si complémentarité il y a – la conquête des marchés – entre les représentants de l’officialité et ceux de la subterranéité, par contre les modalités de professionnalisation, les types de déploiement, la nature des liens, l’usage des temps sociaux et des territoires des nations, par les uns et les autres sont antagoniques. La contradiction économique à l’échelle mondiale n’est qu’un leurre, mais les effets des incompatibilités entre les formes commerciales de l’officialité et celles, souterraines, de l’entre pauvres, du poor to poor, sont producteurs de comportements nouveaux qui interrogent de plus en plus ouvertement l’ordre, l’idéologie, des nations.

La conséquence immédiate la plus évidente concerne les frontières, leur nature et leur tracé : à son échelle politique, l’Europe, par exemple, effaçant ses frontières internes nationales, suggère des frontières continentales. C’est ainsi que 300 kilomètres de côtes bulgares « contiennent-contrôlent » des dizaines de nations caucasiennes et proche-orientales, au bénéfice de dizaines de nations européennes. Il en est de même du Sud italien et espagnol : de longues bandes frontières se substituent à quelques rares passages entre nations. D’autre part les territoires de circulation des transmigrants amalgament bien sûr de nombreuses voies de passage, mais sur des périmètres inédits, telles de larges percées cosmopolites transnationales, exprimant des sociabilités originales entre les transmigrants et les populations locales ; enfin, à l’intérieur même des nations, des formations villageoises – en Italie – ou urbaines – en France – connectées à ces territoires circulatoires comme étapes privilégiées, deviennent des espaces sociaux enclavés sous surveillance quasi frontalière des policiers et bientôt, selon des souhaits fréquemment exprimés, des militaires. Complexifier l’analyse des migrations par les mouvements transnationaux c’est nécessairement modifier l’identification des frontières…

De l’inhospitalité des États à l’hospitalité des siens : transmigrants et migrants sédentaires

Les commerçants transmigrants marocains les plus impliqués actuellement dans les circulations louent ou possèdent généralement des appartements de quatre ou cinq pièces dans les regroupements d’habitats sociaux, vestiges de leur présence familiale dans les années 1990. Leurs enfants, incités en cela par la mobilité de leurs pères, ont déserté ces hébergements, les épouses sont souvent retournées au Maroc, là où leurs maris ont investi les bénéfices de leurs mobilités dans l’achat d’un commerce, d’un hôtel ou d’une ferme. Le logement et les avantages qui y sont liés, durement acquis à l’époque du travail sédentaire, sont précieusement conservés et trouvent une nouvelle utilité comme lieux étapes.

Ce sont les transmigrants qui abritent certaines de leurs activités communes dans ces logements sous-loués par des Maghrébins : il s’agit par exemple d’usages communs de l’internet. Bien qu’il n’y ait pas cohabitation au sens propre, il y a coprésence autour de l’usage d’ordinateurs : qui pour repérer les marchés commerciaux parallèles ou pour stocker des marchandises, qui pour des commandes de médicaments, qui pour des rendez-vous périurbains avec des clientèles. Il s’agit encore d’autres stockages, de consultations médicales « informelles » et collectives, de coordination d’activités commerciales. Ces usages nombreux d’appartements partagés nécessitent souvent le recrutement local de jeunes filles ou de jeunes hommes qui sont rapidement initiés aux stratégies de la transmigration. Les transmigrants instituent donc des nouvelles sociabilités, caractéristiques de milieux nouveaux, entre cosmopolitisme et mixité. Ils créent de fait les conditions de départs volontaires et raisonnés de jeunes des cités, « un courant d’air » salutaire : réalisant, timidement pour l’heure, ce que l’intervention publique espérait produire depuis des décennies… ce mouvement oeuvre en renforcement de tendances internes, manifestes depuis la « marche des Beurs[21] », que produit la succession de « ruptures postcoloniales »[22]. Il était de bon ton de dire, dans les années 80, que les Beurs étaient orphelins de pères victimes des tourmentes migratoires : en fait ces pères étaient nombreux à « prendre la route » et traçaient les voies d’une émancipation future.

La maitrise des circulations internationales, comme liberté d’entreprendre, renouvelle les perspectives de sortie des enclavements résidentiels, économiques et sociaux, très différemment des voies tracées et institutionnalisées par les pouvoirs publics. L’action publique, incapable d’assumer cette rupture est perçue comme porteuse d’une autre histoire : celle de l’héritage colonial.

L’extrait d’entretien qui suit explique justement la complexité de cette nouvelle forme migratoire :

« […] On avance seulement si on sait où habiter, mettre la marchandise, avoir un accès à Internet et à Skype. Et ça, ce n’est plus dans les grandes villes. […] Mon père a commencé le commerce dans les années 1980 : il faisait la route, mais son travail ressemblait plus à celui de livreur que de commerçant. Il portait de la marchandise dans des marchés au centre des grandes villes, à des commerçants de chez nous qui commençaient à apparaitre et qui avaient la clientèle des nôtres ; c’était entre Turcs, entre Arabes, entre Africains, entre Chinois, avec une petite fréquentation de Français qui se faisaient plaisir : ceux qui appréciaient nos recettes. Mais enfin, il s’était déjà libéré des patrons, et de tout ce poids des administrations qui te fixent, te surveillent, éloignent tes enfants, bref de ce qui a fait la migration des Algériens, après leur guerre. […] C’est à partir de 1990, ça tout le monde est d’accord, que ça a vraiment changé : les fournisseurs étaient directement des boites mondiales, Sony, Olympus, si tu vois, qui vendaient massivement par le Golfe, ou le pèlerinage, sans s’embêter des grandes surfaces et tout ça. Et surtout, il y avait le marché mondial des pauvres qui commençait à nous demander des livraisons partout ! Les grandes marques faisaient comme si elles ne voyaient rien et livraient sans taxes à tour de bras les importateurs des Émirats. […] Les grandes boites ont commencé à se battre à coups de bas de gamme : tous les trois mois un nouvel engin, encore moins cher, et de bonne qualité. Ils se battaient et c’était notre marché : les pauvres. […] Et va que je te fourgue du Samsung, du Panasonic, du Sony… […] Ils sortaient un bel appareil par an pour les riches, et dix appareils à 40 euros pour les pauvres, pour nous donc ; cet appareil, les officiels le vendent 100 à 150 euros et nous 45 […].

Alors nous sommes devenus ce que tu vois : mélangés entre nous, appelés partout par une clientèle qui devient immense, ceux qui se démerdent pour deux à trois fois moins cher pour avoir les appareils audio-vidéo, etc. garantis[23] comme ceux des riches. […] On n’a plus aucun besoin d’aller dans les grandes villes, il y a les ordinateurs partout. En même temps que nous ouvrions nos marchés partout ailleurs, la mer quittait les grandes villes, les anciennes capitales du business, Naples, Marseille et d’autres… […] et nous on passait partout, on jouait à saute-mouton sur n’importe quelle frontière. Tu vois ça ? Les commerces officiels de plus en plus chers et rigides pour de moins en moins de clients, et en dessous, nous, avec des océans de clients partout, dans les villages, les quartiers, les routes.

Alors pour habiter : des apparts de nos amis qui font la route, pas de truc d’une seule couleur, hein tu vois, tous barbus, tous frérots, tous gris : non ! Tous mélangés plutôt, des Polacks, des Blacks, des Arabes, des Polonais, des Ukrainiens, Albanais, Italiens et tutti quanti ; nous parlons des soirées entières, on se montre la marchandise et on se refile des adresses et des photos, par Skype, et souvent on appelle tout de suite ensemble le marchand qui nous intéresse. […]

Tu sais comment on dit ? Tombé du camion, le camion, c’est nous qui sommes dedans et qui envoyons la marchandise. […] On est là, aussi, parce qu’on ne nous attend pas, du côté des douanes et tous les autres. Et parce qu’il y a des jeunes des cités, ceux qui bossent aux ordis et les autres qui vont vendre à leurs copains, vers les grandes villes, pas sur place. Et puis les filles d’Espagne travaillent entre Nimes et Arles ; et je pourrais te trouver des raisons comme ça, mais dis-toi bien que les grandes villes, c’est nul pour nous, puisque leurs ports ne servent plus aux cargos mixtes. Ça, c’est passé par Burgas ou Varna, ça marche, mais c’est des villes petites. Istanbul, qui est à côté, on n’y passe surtout pas, pour un habitant, tu as deux indics.

Extrait d’un entretien avec un circulant Marocain de 35 ans pour la recherche PUCA 2012

Ces jeunes sont recrutés pour faire bien plus que du secrétariat ; autrement dit, l’une de leurs compétences premières est la maitrise de l’informatique, c’est-à-dire savoir à la fois repérer du matériel que recherche les transmigrants en surfant sur le net, mais aussi réparer les ordinateurs lorsqu’ils sont en panne... L’un des transmigrants me vante leur compétence :

[…] Nous devons atteindre tous nos vendeurs en Europe, tu comprends, il n’y a pas que Dubaï ; des machines à laver, etc. chez les monteurs de bonnes sous-marques, nous sont vendues à 50 % de leur prix magasin. […] des appareils photo russes […] et beaucoup d’outils allemands vendus à moitié prix directement aux usines ; […] il y a trois ans, avec deux collègues polonais, nous avons acheté la production d’une usine de petit électroménager en faillite, à 16 % du prix commercial ! Alors il faut être partout à la fois et là il n’y a pas mieux que des forums-ordinateurs et Skype que les jeunes repèrent pour nous […].

Extrait de l’entretien d’un transmigrant afghan rencontré à Marseille pour la recherche PUCA 2012

L’ordinateur, on le voit dans les extraits d’entretiens rapportés, est un outil indispensable. Les transmigrants qui revendent des portables neufs, passés par les Émirats à 40 % du prix pratiqué dans la grande distribution française, récupèrent les vieux ordinateurs. Ceux-ci vont servir à leur usage propre comme à celui, plus collectif, des appartements où ils font halte. La crainte d’un repérage douanier ou policier du numéro d’identification électronique (adresse IP) dès lors qu’ils communiquent avec certains sites Internet les pousse à pratiquer une rotation intense des appareils. C’est aussi souvent par le don des portables d’occasion qu’ils « paient » leur séjour.

Les usages sont multiples et associent Google, principal moteur de recherche sur la Toile, son portail Gmail et le logiciel de communication par image Skype. L’usage basique est celui de la communication familiale, qui donne au transmigrant le sentiment de ne jamais quitter son milieu. Toutefois, dans les périodes jugées critiques, certains passages de frontière ou certaines transactions, le lien familial est mis en sourdine. Les autres usages concernent des situations d’urgence, lieux de rendez-vous pour les transactions, etc. avec utilisation de forums pour des échanges directs. Skype est toujours préféré, mais dans les zones où il est exclusivement associé à un téléphone fixe, il présente les mêmes dangers de repérage que l’ordinateur.

Enfin, l’usage le plus fréquent des ordinateurs dans les appartements d’étape concerne les recherches et commandes de médicaments pour les « docteurs égyptiens » et pour leurs auxiliaires locaux, quand les docteurs sont en tournée. Ce travail occupe deux ou trois personnes, généralement des jeunes femmes. À Nimes, par exemple, nous avons rencontré trois jeunes filles qui se disent aides médicales, sans le diplôme adapté, mais qui ont un savoir-faire réel d’écoute et de conseil des personnes ne sachant pas lire leur ordonnance ou suivre leur traitement médical. De plus, les jeunes devant les ordinateurs servent aussi à trouver et confirmer les informations données lors de discussions entre les différents transmigrants lorsqu’ils se rencontrent dans les appartements. Ils doivent alors vérifier la qualité des produits, les prix officiels, etc. Parfois même, les jeunes remplacent les transmigrants lors des transactions par Skype lorsque ces derniers sont absents. Très souvent, c’est l’occasion pour eux d’entrer en contact avec d’autres commerçants qui ne sont pas encore passés dans les appartements étapes.

L’autre usage intense des ordinateurs concerne les sites Internet spécialisés, qui permettent aux transmigrantes travailleuses de sexe de fixer leurs rendez-vous. Ces transmigrantes n’installent pas la totalité de leur activité dans les appartements étapes, car l’accès à ces appartements est filtré en fonction de l’appartenance des transmigrants et en fonction de leurs activités commerciales. Les transmigrantes travailleuses de sexe ne doivent pas pratiquer le rapport sexuel directement dans les appartements. Ce lieu étape ne sert qu’à prendre des rendez-vous avec des clients pour des rencontres ultérieures et dans d’autres lieux urbains. À Avignon, dans un appartement d’étape, huit jeunes de la cité sont employés à plein temps. Évidemment, le locataire en titre de l’appartement qui héberge les transmigrants de diverses origines exige que la prostitution ne soit pas décelable par son voisinage. On pourrait penser qu’il y a séparation radicale entre la localisation des activités communicationnelles liées à la prostitution et celles des autres transmigrants. Mais ce serait ignorer que les liens entre Marocains, Géorgiens, Afghans et jeunes transmigrantes se nouent, bien avant, dans les clubs prostitutionnels espagnols à l’occasion de ventes ou livraisons de divers produits de l’économie du poor to poor. Une fois établi, le lien entre transmigrants et transmigrantes se perpétue en contournant les conventions, comme on contourne les frontières étatiques et sociales. Par contre, les jeunes qui travaillent à la tenue des rendez-vous sont très liés à ceux qui travaillent dans le secteur médical et ceux qui facilitent les logistiques des circulations de marchandises ; ils se relaient ou se remplacent dans la diversité des tâches.

Et Karim un autre jeune recruté ajoute, comme dans une dernière provocation :

[...] Retiens bien : la plupart des commerçants qui se croisent ici sont des diplômés dans leur pays ; les docteurs bien sûr, mais aussi des ingénieurs, des vrais commerciaux qui n’ont aucun espoir de travailler chez eux, ou pour une misère. Alors, ils connaissent l’informatique, ils parlent l’anglais, et d’ailleurs même les paysans avec leur « broken », le baragouinent ; et quelques-uns parlent le français comme il est écrit dans les livres, comme on ne sait plus le faire au lycée. Avec ceux-là, toi et ta collègue n’aurez pas à réécrire l’entretien.

ibid.

Conclusion : nécessaire compréhension d’une mondialisation par le bas

Les parcours des transmigrants sont souvent tracés, entre et dans les nations, par les localisations sédentaires de proches, immigrés des années 1900-1980. Leurs initiatives commerciales transnationales produisent des transformations identitaires, partagées avec leurs clients, depuis les solidarités ethniques, lors de leur mobilisation, jusqu’aux cosmopolitismes marchands pendant leurs circulations (Tarrius, 2015a). De la singularité de leurs différences d’origines et de croyances, ils évoluent vers la transversalité de l’identité cosmopolite[24]entre pauvres. En franchissant les frontières, ils découvrent, étape après étape, les leurs sédentarisés jusque dans les années 1980 et toujours proches. Le capitalisme industriel national les fixait, une fois recrutés au-delà des frontières, dans une immobilité résidentielle, comme force de travail bon marché et disponible. Le capitalisme transnational, ses logistiques commerciales et financières les déplacent sans fin sur les routes à la conquête d’un vaste marché transfrontalier des pauvres. À l’inverse de la mobilisation-sédentarisation forcenée, les voici en tournées de chez eux à chez eux. Au fur et à mesure de leurs pérégrinations le long d’itinéraires qui forment des territoires circulatoires[25] supports à sociabilités originales, des agrégations cosmopolites, à même de créer de vastes collectifs transnationaux, suggèrent de plus en plus nettement la gestation de peuples européens sans nation, de communautés transnationales de destin (Bauer [1907] 1987) excédant de toute assignation à frontières. C’est le cas emblématique des migrations marocaines et turques dans l’espace Schengen.

Un intérêt majeur de l’approche de ces transmigrants en tournées du commerce mondial entre pauvres est la manifestation de la continuité de la « raison économique » avec les im-migrants de la première moitié du XXe siècle : mobilisation internationale de populations pauvres. Mais la classique captation-immobilisation nationale n’opère plus : désormais les mobilités transfrontalières des transmigrants en tournée relient entre eux les quartiers urbains enclavés en vastes espaces transnationaux, à l’inverse de leurs prédécesseurs, ils décloisonnent ces quartiers. Ces nouvelles logiques de circulation font sens et suggèrent de nouvelles pratiques circulatoires à l’ensemble des migrants, transmigrants de tournées ou d’un seul voyage, éloignés de « l’entre pauvres » et déterminés à rejoindre une nation choisie, par des étapes nationales préalables[26]. La pratique de la migration comme mobilité transnationale entre étapes le long de territoires circulatoires s’est rapidement imposée comme modèle : le migrant choisit désormais ses étapes.

Ceci concerne tout autant les tournées de transmigrants de nations pauvres vers les populations pauvres résidant dans les nations riches, itinéraires que nous étudions, que les tournées de nations de production à bas prix (Chine, Vietnam…) vers des nations pauvres (Pliez, Belguidoum, 2012).

Les pauvres deviennent sources de revenus, non plus par l’exploitation directe de leur force de travail, mais aussi, désormais, par leur consommation de biens fabriqués pour eux et surtout commercialisés par eux-mêmes, hors taxes, contingentements, assurances, stockages, chaines commerciales, etc.

Le rêve des très riches et très libérales fabriques mondialisées de supprimer les frontières pour mieux vendre, combattu par les nations jalouses de leurs pouvoirs, se réalise par les plus pauvres circulants, pour les plus pauvres résidents.

Et bien sûr entre populations de circulants, des normes sociales nouvelles sont instituées, qui, permettant l’usage d’une éthique transversale de la parole, de l’honneur, du lien fort, abaissent les différenciations ethniques, religieuses, culturelles, alors même que les États-nations européens ne savent comment gérer les « multiplications communautaires », et leurs étanchéités culturelles ; les parcours de l’intégration, généreusement proposés par les institutions des « pays d’accueil », ne font plus sens pour ces populations nomades ou semi-sédentaires qui restent totalement attachées à leurs lieux d’origine (Missaoui, 1995) loin des normes des « pays de traversée » : l’autoformation à la transmigration des jeunes de nos enclaves urbaines se multiplie au fur et à mesure que se développent les échanges où l’économie souterraine, dominante, déborde les lois et réglementations locales. « L’être d’ici et de là-bas à la fois » (Missaoui 1999, 2003) remplace le « ni d’ici ni de là-bas » de Park et de Stonequist, et plus récemment d’Abdelmalek Sayad, et de tant d’autres chercheurs contemporains, peut-être trop fidèles, à la pensée républicaine. Cette dualité n’a plus cours parmi les populations déployées, durant leurs activités, dans des temps et des espaces sans communes mesures avec ceux des sédentaires. Ce monde nouveau qui crée au-delà des frontières nationales ses espaces de sociabilités, de circulations fluides, ne demeure pas sans liens avec les territoires autochtones : il s’y connecte dans les villes. Im-migrants et é-migrants, acteurs d’une dialectique violente des Nations vis-à-vis l’étranger, ne forment plus qu’un couple dérisoire devant la triade im-, é-, trans-migrants qui délocalise la question de l’étranger de l’ordre national. La mise en évidence d’une pléiade de manifestations de ces phénomènes conduit à l’hypothèse, qui fut la nôtre pendant l’enquête que nous venons de présenter, d’une origine commune dans le déploiement mondial d’un capitalisme marchand ultralibéral . L’« entre pauvres », poor to poor, est à penser en même temps et très complémentairement à « l’entre riches », rich to rich. Et les effets différenciant l’un par rapport à l’autre, dont on pourrait attendre une sorte de conflagration mondiale, se résolvent pour l’heure dans l’enrichissement des firmes transnationales et dans l’appauvrissement des nations.