Corps de l’article

Dans son ouvrage Qu’est-ce que l’Europe ?, le politicologue Daniel-Louis Seiler, qui enseigne à Science po Aix-en-Provence et à l’Institut catholique de Lille, propose son interprétation de l’identité européenne en se servant de la carte conceptuelle de Stein Rokkan. Cette carte, élaborée peu avant la mort de Rokkan en 1979, permet de prédire et de comprendre des phénomènes multiples, telles récemment la crise grecque ou celle de l’Ukraine. L’auteur se sert de ce modèle pour analyser les cas de chacune des régions qui constituent l’Europe, en commençant par les nations impériales maritimes à l’ouest jusqu’aux États-tampons de l’est, en passant par l’Europe des cités-États et les faibles nations impériales continentales qui se situent entre les deux.

Des points de vue théorique et méthodologique, Seiler s’inspire de l’approche de la sociologie historique, une approche, qui, contrairement à l’histoire, n’entend pas restituer le passé, mais bien se servir de celui-ci pour comprendre les faits sociaux les plus contemporains (p. 137). La carte européenne conceptuelle de Rokkan représente un modèle dans la sociologie historique qui cependant demeure bien moins connu que son modèle des clivages. L’objectif de Seiler est de faire une application empirique de ce modèle, qui selon lui n’inspire aucun intérêt en français, et de montrer son utilité empirique (p. 8-9).

Concernant la structure du livre, il se compose de deux parties et neuf chapitres. La première partie (chap. 1 à 3) expose un modèle interprétatif pour comprendre l’Europe. Le premier chapitre présente la carte conceptuelle de l’Europe. Elle est une taxonomie des processus d’édification étatique et nationale à partir de la combinaison d’un petit nombre de variables déterminantes d’ordres économique, culturel et politique (p. 17). Le résultat est le positionnement de chaque pays selon deux axes, représentant la dimension État-économie (ouest-est) et la dimension État-culture (nord-sud). Ainsi, la combinaison de ces deux dimensions comprend, de l’ouest à l’est, cinq groupements de pays : les périphéries maritimes, les empires maritimes, les cités-États, les empires continentaux et les États-tampons de l’est. La division nord-sud suit la division entre le catholicisme et le protestantisme. Selon cet axe, les pays sont divisés en quatre groupes : protestant, en cohabitation religieuse, catholicisme national et catholicisme contre-réformateur (p. 18). Le deuxième chapitre a plusieurs objectifs. Il introduit le concept de la dorsale européenne, une région clé pour comprendre le processus contemporain de l’intégration européenne, une région qui s’étend du nord de l’Italie jusqu’aux Pays-Bas, en passant par la Suisse et des régions françaises et allemandes frontalières. De plus, ce chapitre présente chaque casier de la carte conceptuelle de Rokkan dans son évolution historique. Finalement, le troisième chapitre offre un narratif analytique sur l’évolution sociale et politique des pays maritimes impériaux comme la France et l’Angleterre. L’intégration nationale dans ces cas périphériques s’avère possible en raison du contrôle national de la religion et de l’absence d’un réseau de villes autonomes (p. 46), deux facteurs qu’on ne trouve pas ensemble dans d’autres régions européennes.

La deuxième partie (chap. 4 à 9) présente l’inventaire de l’étude en discutant des autres régions européennes, avec un accent fort sur la dorsale européenne. Le quatrième chapitre s’intéresse au sud de l’Europe sans la Grèce, qui selon l’auteur ne fait pas partie de la culture européenne, mais ressortit à la civilisation byzantine (p. 57). Les trois pays du sud – la France, l’Espagne et le Portugal – se caractérisent par l’existence d’un républicanisme anticlérical et par la présence des trois droites (p. 72). Les chapitres cinq et six discutent du cas de la Belgique, un pays qui a essayé d’importer le modèle politique français après 1830, mais qui n’a pas réussi à obtenir les mêmes résultats sur le plan de l’unité nationale à cause des tendances lourdes de la dorsale européenne, surtout l’histoire d’un réseau de villes autonomes. Le modèle consociatif contemporain devient un résultat de cet échec de la construction de l’État belge à la française (p. 101). Les chapitres sept et huit présentent le cas de la Suisse, une fédération qui est considérée à tort comme un autre exemple d’une démocratie consociative. Le pays aussi fait partie de la dorsale européenne. Avec ses villes influentes, il partage la culture du fédéralisme, qui s’étend de l’Italie du Nord jusqu’aux Pays-Bas. Selon l’auteur, cette culture fédéraliste avec l’exemple de bon fonctionnement en Suisse doit aider à intégrer l’Europe beaucoup mieux que doter l’Union européenne de structures fonctionnant à la majorité (p. 133). Finalement, le chapitre neuf discute de la pertinence de la carte conceptuelle de Rokkan après l’implosion de l’Empire soviétique. Ce chapitre contient des narratifs individuels sur plusieurs pays ex-communistes dans lesquels les tendances lourdes affectent les développements politiques récents.

La force de l’analyse de Seiler est sans doute l’avancement du concept de la dorsale européenne. Elle n’est pas juste une région géographique parmi les autres, mais la souche sociale porteuse de la culture fédéraliste, une des causes et un des moteurs principaux de l’intégration européenne contemporaine. Ce changement paradigmatique est suffisant à lui seul pour recommander cet ouvrage aux européanistes et aux comparativistes. De plus, l’application de la sociologie historique est un cheminement intéressant dans le contexte de l’intégration européenne, dominée par des approches intergouvernementales et néo-fonctionnelles.

L’étude de Daniel-Louis Seiler comporte quelques faiblesses, dont la plus importante est le déterminisme historique qui donne plus de pouvoir explicatif aux structures et aux événements médiévaux qu’aux forces et aux décisions politiques contemporaines. Une autre faiblesse est l’impossibilité de lancer des hypothèses falsifiables dans le cadre théorique de la sociologie historique. On peut s’attendre intuitivement à ce que les pays appartenant aux casiers différents auront des trajectoires différentes, mais quelles seront ces trajectoires ? On ne peut pas le savoir avant que les tendances lourdes produisent leurs résultats. Enfin, il semble que l’auteur n’ait pas été assez attentif à la chronologie de la présentation. Ainsi, des questions théoriques justifiant le modèle de recherche se trouvent plutôt vers la fin de l’ouvrage (p. 137 et 148) et des événements d’il y a 20-25 ans sont discutés comme s’ils avaient lieu aujourd’hui (p. 158).

Malgré les faiblesses de taille relevées, Qu’est-ce que l’Europe ? Essais sur la sociologie historique de Stein Rokkan demeure un livre intéressant pour les chercheurs et les étudiants des études européennes en raison, comme nous l’avons dit plus haut, de son avancement du concept de la dorsale européenne.