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Dans notre univers politique où l’environnement ne semble être compris qu’en termes de rentabilité et de profitabilité par ceux qui nous dirigent, Louis Marion livre une synthèse de ses travaux portant sur la décroissance. Comment exister encore ? Voilà la question qui anime les réflexions du philosophe tout au long de cet ouvrage de théorie politique. En 2011, il codirigeait avec Yves-Marie Abraham et Hervé Philipe un livre important intitulé Décroissance versus développement durable (aussi chez Écosociété) ; depuis, il a écrit plusieurs articles portant sur les thèmes de l’environnement, du capitalisme et de la techno-science. Comment exister encore ?, dédié « aux non-solvables, aux pauvres et aux sans-pouvoirs de négo » (p. 7), « se présente sous la forme d’une introduction aux valeurs écosociales et entend procéder à une description critique des obstacles politique, économique et technique à l’émancipation sociale et écologique » (p. 17).

Plus qu’un ouvrage théorique portant sur la nécessité d’adopter les postulats de la décroissance, le livre de Marion dévoile les idées d’un auteur peu connu au Québec, soit Günther Anders. Plutôt que de présenter des études empiriques portant sur la dévastation de notre biosphère, l’auteur tente de saisir à la racine la logique qui anime la destruction de la planète et de tout ce qui y vit. Il établit une liste de cinq grands coupables de cette crise. Le premier, et le plus déterminant, est le capitalisme avec sa logique d’abstraction de la valeur. Le deuxième, l’idéologie, va de pair avec le capitalisme, le libéralisme. Le troisième est la perversion du langage, la réappropriation et le détournement du sens des mots par ceux qui nous dominent. Le quatrième est l’illusion du progrès de la technique comme possibilité d’éliminer la résistance du monde à la vie. Enfin, le cinquième est la critique des fondements de la technique et de son appareil, soit la mégamachine. Après une présentation systématique de ces ennemis de la vie, Marion propose un manifeste politique où il est question d’orienter la critique théorique faite dans les premiers chapitres vers une action politique cohérente. En guise de conclusion, il présente une ébauche de réflexion portant sur l’édiction et le milieu universitaire.

Le capitalisme, ce premier coupable, est le concept politique, économique et philosophique le plus traité de l’ouvrage. L’auteur en discute d’ailleurs dès le début et prend l’espace nécessaire pour construire une définition théorique du capitalisme. C’est avec une lecture savante de Moishe Postone et de Guy Debord que Marion entreprend une interprétation des thèses de Karl Marx sur le capitalisme. Le prisme de la théorie de la valeur le conduit à définir le capitalisme d’abord comme « un mode de production qui réduit le travail à une marchandise » (p. 22). Il explique que le capitalisme est le premier mode de production économique à avoir généralisé le travail salarié et que celui-ci est objectivement la dépossession de notre force essentielle dans le but d’en faire une marchandise. Le capitalisme n’a pas comme objectif de produire des marchandises ayant une valeur d’usage, mais, bien au contraire, des marchandises ayant une valeur d’échange. De cette logique découle la non-importance de ce qui est produit. Les conséquences écologiques de ce changement sont que la marchandise produite a comme a priori sa rentabilité et la destruction de l’environnement n’a aucune incidence dans le choix de sa production. Par ailleurs, l’abstraction du travail salarié a de graves conséquences éthiques. Celles-ci sont reflétées par l’absence de responsabilité du travailleur dans le processus de production ; celui-ci doit obéir aux impératifs de production. Il est impossible de remettre en question les moyens et les finalités de ce qui est produit et, « en conséquence, on ne demande pas et on ne permet pas l’exercice d’une réelle responsabilité dans la sphère matérielle productive […] Cette cécité théologique peut être assez tragique, puisqu’au fond il n’y a pas une grande différence avec cet autre ‘innocent’ du travail, l’employé de camps de concentration nazis. » (p. 45)

Le libéralisme, idéologie fondatrice de la modernité, est complémentaire à la domination du capitalisme et ce que Marion cible lorsqu’il entreprend la critique du libéralisme, c’est son aspect individualisant et la réduction du concept de liberté en son sens négatif. Pour lui, « on peut résumer le libéralisme et son succès historique par cette simple formule : vivre et laisser vivre » (p. 55). Dans cet adage, nous retrouvons l’idée que la mesure de toute chose est l’individu ayant des besoins et étant guidé par l’impératif de ne pas empêcher leur satisfaction. L’individualisme méthodologique a comme corollaire la volonté d’absence de restriction sociale sur l’individu. Ainsi, nous passons d’une conception de la liberté positive (visant l’émancipation collective) à celle d’une liberté négative (visant à restreindre les contraintes appliquées au sujet). Le libéralisme entraîne donc une atomisation des individus et de leurs désirs, ce qui a comme conséquence « que nous [arrivons] fatalement à une société qui ne demande plus à personne d’en faire partie, à une humanité béate qui contemple l’étendue de ses destructions » (p. 66).

L’explication détaillée du capitalisme et du libéralisme sert d’introduction à la critique de la techno-science et du progressisme (les deux termes sont complémentaires dans l’analyse de Marion). Comme plusieurs auteurs avant lui (Marcuse, Anders, Heidegger ou encore Freitag), il explique que la technique n’est pas neutre, qu’elle porte en elle-même une vision du monde bien précise, soit celle de la quantification du réel. La logique derrière la technique est que nous pouvons calculer tout phénomène naturel et ainsi l’orienter à notre guise. Ce qu’il nomme la métaphysique de la machine a pour fonction la domination du monde par la technique puisque « dans l’ère technocratique, c’est l’‘être de la machine’ qui est passé au premier plan. D’où le danger de déshumanisation, c’est-à-dire de l’intégration totale au dispositif, chacun devenant un rouage de l’appareil planétaire. » (p. 110) Le changement total qu’engendre la domination de la technique est que l’être humain perd son contact réel avec le monde et la nature. Or, même les solutions proposées pour cesser la destruction de l’environnement impliqueraient l’utilisation de nouvelles techniques. Pour l’auteur, cela est une des conséquences de la domination de la techno-science et il nous implore d’adopter des solutions qui diminuent le rôle de la machine dans nos vies. Bref, c’est entre autres là que l’idée de décroissance prend tout son sens.

Dans les deux derniers chapitres, Marion offre un manifeste de la décroissance. Après avoir critiqué les différents mécanismes de domination du monde (capitalisme, libéralisme, techno-science, progressisme, etc.) et présenté les conséquences de ceux-ci (aliénation, perte d’autonomie, destruction de l’environnement, etc.), il entre dans un mode affirmatif. C’est vers la fin de l’ouvrage qu’il passe de la théorie à la pratique en affirmant que « la décroissance – comme projet de dépassement des luttes partielles – nous invite à comprendre le monde pour fonder l’espérance politique » (p. 131). Marion évite certaines critiques déjà formulées dans ce courant en expliquant que la décroissance n’est pas synonyme de récession volontaire ou qu’elle n’est pas une solution individuelle. Il est d’avis qu’il est nécessaire que ce projet politique passe par des mouvements collectifs. Au coeur de la décroissance, il y a l’affirmation que la catastrophe environnementale nous oblige à envisager à nouveau notre rapport au monde et à réapprendre à nous servir de notre corps et non de la machine. C’est ainsi que Marion nous propose de troquer notre voiture pour un vélo ou encore de diminuer nos achats d’aliments déjà prêts en cultivant notre jardin.

Comment exister encore ? est une bonne introduction à la vision écologiste de la décroissance conviviale. L’auteur est capable en termes simples, mais pas simplistes, de faire comprendre les mécanismes modernes de domination des humains et, surtout, de la nature. Contrairement à d’autres ouvrages sur le sujet (notamment Objecteurs de croissance de Serge Mongeau, 2007, Écosociété), l’analyse du capitalisme y prend une place centrale. Le rapport que l’auteur réussit à construire entre la destruction de l’environnement et le capitalisme est très bien élaboré. D’un tel raisonnement, il devient presque impossible de penser la protection de l’environnement sans envisager la nécessité de rompre avec le capitalisme et cela constitue le point fort de l’ouvrage. Malheureusement, les moyens pour en finir avec ce mode de production ne sont pas assez abordés. Oui, Louis Marion affirme qu’il faut lutter collectivement, mais il mentionne trop peu de moyens concrets pour briser le système économique capitaliste. Il ne lésine pas sur la critique d’une certaine bonne vieille gauche marxisante qui n’aurait en tête que la socialisation des moyens de production ; pourtant, au moins cette dernière offrait des propositions claires de changement radical. Il est difficile de ne pas être d’accord avec lui quand il affirme que la crise environnementale doit forcer ceux qui luttent à trouver de nouvelles solutions, mais ceux-ci n’ont pas à partir de zéro.