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Dans cet imposant ouvrage, Charles-Philippe David plonge au plus profond des débats qui ont mené à la formulation de la politique étrangère américaine depuis la Deuxième Guerre mondiale. Pour ce faire, il décrit dans les plus menus détails le fonctionnement du National Security Council et la relation de ses membres avec chaque président depuis Harry Truman. De cette exploration, il ressort non pas l’image d’une politique étrangère marquée au sceau de la continuité, comme on peut en trouver chez certains critiques de la politique impériale américaine, mais plutôt une série de portraits dans lesquels la personnalité et le style décisionnel de chaque président interagissent avec l’appareil gouvernemental pour donner lieu à des décisions particulières. Comme le souligne Marie-France Toinet dans une préface datant de 1994, « Au total, c’est la centralité des hommes par rapport aux organes de décision et du réalisme par rapport aux principes qui frappe dans la démonstration » (p. 28). Les décisions de politique étrangère sont ainsi conçues moins comme le produit d’une rationalité froide que comme le fruit des interactions entre une pléthore d’hommes et de femmes, porteurs d’intérêts divers.

L’objectif explicite de David est de montrer comment et pourquoi les présidents américains en arrivent à leurs décisions de politique étrangère. Pour ce faire, il mobilise un cadre conceptuel issu des postulats de la théorie cognitive et de la théorie organisationnelle. De la première, on retiendra que les perceptions, ces construits cognitifs qui permettent l’interprétation de l’information, ont un impact fort sur la prise de décision, notamment par le biais « d’analogies personnelles ou historiques, qui structurent les termes de référence des décideurs » (p. 64). De la théorie organisationnelle, on retiendra qu’un gouvernement, loin d’être un monolithe, se compose d’une multitude d’acteurs institutionnels (individus ou organismes) dont la « position face à un problème est déterminée par la situation et le poste qu’ils détiennent dans l’appareil administratif de la politique étrangère » (p. 83).

Au terme de trois chapitres extrêmement étoffés sur les théories de la prise de décision, les mécanismes internes du système décisionnel américain et les différents styles de gestion que l’on rencontrera chez les présidents américains, David se lance dans l’analyse historique de la politique étrangère américaine. Chaque chapitre se concentre sur un président, décortiquant son style et sa personnalité propres, et contient de plus une analyse globale des relations (étonnamment variables) entre le National Security Council (dont le National Security Advisor) et le président, de même qu’une étude de cas. Chacune de ces sections accomplit son objectif didactique. En particulier, les chapitres traitant des présidents recèlent une mine d’informations qui seront des plus utiles aux étudiants de l’histoire de la politique étrangère américaine. Par ailleurs, les leçons que David tire de son analyse interpelleront très certainement tous ceux qui s’intéressent à la prise de décision en politique. On pense en particulier à ses conclusions sur l’importance du National Security Advisor pour le bon fonctionnement du système de « plaidoirie multiple » : un conseiller qui joue le rôle « d’honnête courtier » s’assurera que les diverses bureaucraties pourront transmettre leurs recommandations au président et qu’elles seront prises en considération, tandis que les conseillers qui ont directement pris parti dans les débats, tels Henri Kissinger et Condolleezza Rice, ont faussé le fonctionnement du National Security Council, menant aux décisions désastreuses d’envahir le Cambodge (Kissinger) et l’Irak (Rice).

David aborde autant les bonnes que les mauvaises décisions des présidents américains. Concentrons-nous sur les secondes. Il s’agit de comprendre, on l’a dit plus haut, comment et pourquoi des erreurs ont été commises. En effet, David ne prétend pas seulement analyser, il veut aussi montrer le sens des décisions (p. 35). À ce niveau très précis, son analyse gagnerait à être poussée davantage. La plupart des décisions erronées dont il traite ont en commun de découler, au moins en partie, d’un biais cognitif lié au recours à l’analogie historique. Truman s’est engagé dans une guerre dont il a perdu le contrôle (aux mains du général Douglas MacArthur) avant tout parce qu’il était « aveuglé » par « l’analogie de Munich » (p. 259). La crise des missiles cubains, qui s’est soldée par un succès de John F. Kennedy, a été aggravée par ce même biais cognitif : « L’influence de ‘l’analogie de Munich’ reste omniprésente : l’apaisement était aux yeux de Kennedy tout à fait impensable, tout comme l’était un troc négocié (Cuba contre Turquie) officiel. » (p. 348) (Ici, la sortie de crise favorable a été rendue possible par le bon fonctionnement du système de plaidoirie multiple permis par Kennedy.) La décision de Lyndon B. Johnson d’intervenir à plus grande échelle au Vietnam a, pour sa part, été marquée par la « très grande importance » accordée aux analogies historiques de Munich, de la Corée et de Diên Biên Phu : « C’est sur la base de ces trois analogies historiques que la question vietnamienne a été appréhendée, sous-tendant l’obligation de contrer l’agression pour ne pas l’encourager ailleurs. » (p. 381) De la même manière, « l’analogie de l’apaisement » était l’un des éléments évoqués par Richard M. Nixon pour justifier l’invasion du Cambodge (p. 481).

David montre très bien comment les décisions de politique étrangère sont prises, mais il cherche aussi à comprendre le sens de ces décisions. Dans le cas de celles mentionnées ci-dessus (qui ne représentent qu’un échantillon de l’analyse présentée par l’auteur, il faut le souligner), il se réfère à l’analogie de Munich. Mais à la question « pourquoi Nixon a-t-il décidé d’envahir le Cambodge ? » (par exemple), la réponse du biais cognitif lié à l’analogie de Munich soulève tout simplement la question « pourquoi cette analogie ? ». L’analogie historique, rappelons-le, est un des facteurs cognitifs qui jouent un rôle essentiel dans la prise de décision. Elle consiste en un lien mental, effectué par le décideur, entre la décision à prendre et une (ou des) référence(s) au passé (p. 66). La question est donc : pourquoi les décideurs américains sont-ils revenus constamment, au cours de la guerre froide, à l’analogie de l’apaisement ? Une véritable compréhension du sens des décisions sous-tendues par l’analogie de Munich exigerait de comprendre… son sens. Ici, ce sont des théories que David n’aborde pas qui pourraient fournir une réponse plus complète au rejet de l’apaisement. Ce rejet pourrait ainsi être conçu comme une posture « nécessaire » pour l’un des deux pôles d’un système bipolaire qui désire maintenir ou augmenter sa puissance relative (explication structuraliste), ou comme le fruit du désir de combattre l’expansion du communisme en tant qu’entrave à la libre circulation du capital (explication marxiste). On pourrait aussi proposer une compréhension de type féministe et lier le refus de l’apaisement à une volonté de consolider l’identité virile américaine. David écrit, à propos des « théories postmodernistes », qu’elles réduisent la politique étrangère « à un discours, à une lecture discursive, à une identité », et qu’elles « interprètent la prise de décision sans l’analyser (p. 32). On pourrait accuser l’auteur de commettre la faute inverse et d’analyser sans interpréter ou, du moins, en interprétant a minima. En ce sens, il ne répond pas entièrement à la question du « pourquoi », du sens des décisions de politique étrangère américaine.

En dernière analyse, Charles-Philippe David propose un ouvrage extrêmement utile pour tous ceux qui s’intéressent à la dimension historique de la politique étrangère américaine. Mais en rejetant les approches concurrentes, David se prive d’outils qui permettraient d’approfondir l’analyse des motifs des présidents américains et du sens de leurs décisions. Ce n’est pas là un gros défaut : après tout, même un ouvrage de mille pages ne saurait épuiser un objet aussi vaste que l’histoire de la politique étrangère américaine.