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Si la publication assez récente des cours de Michel Foucault au Collège de France a permis de combler les lacunes et de dresser un meilleur portrait d’ensemble de son oeuvre, force est de constater que celle-ci échappe néanmoins à toute tentative de systématisation, sa richesse d’analyse laissant place à une multitude d’interprétations parfois contradictoires. À ce titre, The Government of Life : Foucault, Biopolitics and Neoliberalism présente une collection d’essais originale et actuelle qui vise à contribuer aux débats conformistes s’articulant autour de ses travaux sur la biopolitique et la gouvernementalité. Les propos des auteurs mis à contribution reflètent de manière générale un positionnement critique par rapport à la réception italienne de Foucault. Codirigé par Vanessa Lemm et Miguel Vatter (University of New South Wales), l’ouvrage mobilise de nombreux spécialistes reconnus internationalement et provenant de traditions universitaires diverses.

Plutôt que de proposer une réponse univoque et systématique à ce en quoi consiste exactement la « nature » de la gouvernementalité et de l’ordre normatif libéral, les cours de Foucault suggèrent deux pistes d’investigation qui s’entrecroisent continuellement tout au long de son oeuvre et représentent en quelque sorte une ligne de partage perméable autour de laquelle s’articulent les différentes contributions de cette collection. La première piste d’investigation cherche à explorer la relation entre ce standard « naturel » de conduite et la sphère de la vie biologique. La seconde approche concerne plutôt le contenu légal de l’ordre normatif et les analyses de Foucault visant à repenser le système de droit libéral. Ainsi, pour Maria Muhle et Thomas Lemke, la notion de gouvernementalité représente une transformation radicale et un approfondissement des travaux antérieurs de Foucault sur le savoir-pouvoir. Alors que certains articles réagissent directement aux interprétations influentes issues de la théorie italienne, notamment celles d’Antonio Negri, de Giorgio Agamben ou de Roberto Esposito (tel est le cas des essais de Judith Revel, Roberto Nigro et Francesco Paolo Adorno), plusieurs contributions remettent aussi en question la réception anglo-américaine du « dernier » Foucault et abordent le problème de la gouvernementalité dans la perspective de la domination actuelle exercée par la philosophie politique libérale (notamment les essais de Paul Patton, Melinda Cooper et Miguel Vatter). L’originalité de The Government of Life consiste par ailleurs à traiter la question du retour de Foucault à la philosophie socratique dans ses derniers cours non pas comme une rupture par rapport à ses travaux précédents, mais plutôt comme une composante essentielle et indissociable du problème posé par la gouvernementalité, notamment en ce qu’elle ouvre la voie à des « formes de vie » alternatives comprises comme autant de formes de résistance (les essais de Frédéric Gros, Simona Forti et Vanessa Lemm s’inscrivent dans cette perspective).

L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première cherche à repenser différents aspects de la gouvernementalité néolibérale en tant qu’ordre normatif, entre autres à l’aune de la notion de « technologie de sécurité » (p. 60). La seconde partie continue d’approfondir les deux pistes d’investigation possibles d’une biopolitique « affirmative » chez Foucault, notamment en faisant état de la dette qu’il a contractée envers Georges Canguilhem et de sa conception de la normativité biologique. Les contributions de la troisième partie du volume sont dédiées à la reconstruction de Foucault du libéralisme en tant que forme de rationalité politique. Quoique cette idée soit évoquée par tous les essais précédents, la quatrième et dernière partie de la collection discute explicitement de la possibilité introduite par Foucault d’une « forme de vie » alternative qui puisse se substituer au « government of life » libéral et néolibéral. La transition de Foucault de la critique kantienne à la parrhesia grecque (ou « parole de vérité ») s’explique alors par la recherche d’une conception de l’action politique comme « critique » qui lui permettrait d’articuler la compréhension antique de la résistance au problème posé par la gouvernementalité.

Cette collection d’essais offre donc une perspective d’ensemble originale et plurielle des travaux de Foucault sur la biopolitique et la gouvernementalité à l’ère du néolibéralisme. Son positionnement critique à l’égard des traditions de réception les plus influentes et son refus de souscrire à une clé d’interprétation unique sont très appréciés ; on pourrait dire que la diversité des auteurs mis à contribution et la pluralité des approches utilisées suffisent en elles-mêmes à réfuter l’existence d’une orthodoxie foucaldienne quelconque. De plus, cet ouvrage a le mérite d’offrir une perspective d’ensemble relativement cohérente par rapport à l’oeuvre de Foucault.

Il semble ici opportun d’évoquer en guise d’exemple l’essai de Cooper. Selon cette auteure, Foucault aurait discerné dans les politiques familiales et sexuelles de la révolution iranienne l’idée d’une économie à la fois morale et souveraine du ménage qui lui permettrait d’apporter un contrepoids à la nouvelle hégémonie des relations de pouvoir du néolibéralisme et leur effet « corrosif » sur le tissu social, alternative qu’il trouvera finalement dans un retour à l’éthique sexuelle de la philosophie grecque. Ses cours de l’année 1978-1979 peuvent d’ailleurs être lus comme une reconnaissance implicite du fait que la théorie du capital humain rend en quelque sorte obsolète son analyse de la « normalisation » en ce qu’elle intervient dans un champ de pouvoir qui ne reconnaît plus les catégories de la norme (p. 40). Ainsi, tout en réfutant les auteurs qui attribuent à Foucault une prétendue conversion tardive au libéralisme, Cooper est aussi en mesure d’élucider l’incohérence apparente de la diversité de ses champs d’étude à la fin des années 1970 d’une manière qui a le mérite d’être fidèle à ce qui est connu de l’oeuvre de Foucault.

Il est tout de même de mise de souligner que cette collection n’échappe pas à la critique. En effet, l’objectif de cohérence qui sous-tend la collection dans son ensemble, quoique représentant une qualité à certains égards, se transforme en défaut dans la mesure où il induit des interprétations ou des significations qui ne rendent pas justice à la pensée originale de Foucault, ou du moins qui la traduisent de façon maladroite. À ce propos, on peut notamment évoquer la référence généralisée au sein de l’ouvrage au concept de nomos. Empruntée à Carl Schmitt, cette idée de nomos réfère initialement à une double métaphore sur la conduite pastorale des individus et la logique économique d’appropriation et de reproduction, et permet ainsi de concevoir le gouvernement comme un moyen de régenter la vie des gens qui amalgame les dimensions économique et religieuse de l’ordre social (p. 6). Quoique cette analogie soit intéressante, la question de son utilité analytique est contestable : la possibilité de référence au pastorat chrétien est limitée dans la mesure où Foucault s’en sert essentiellement afin de montrer en quoi il constitue en quelque sorte le « prélude » aux techniques de pouvoir qui caractérisent la gouvernementalité, mais sans toutefois souscrire à une définition de cette dernière qui en ferait une forme sécularisée de conduite pastorale. De plus, si la gouvernementalité néolibérale implique nécessairement l’instauration d’un ordre normatif qui lui est propre, celle-ci est loin de s’y restreindre, comme le suggèrent les analyses de Foucault de la théorie du capital humain. Il apparaît dès lors que certains des auteurs de cette contribution succombent au syncrétisme qu’ils reprochent à d’autres, à l’instar d’Agamben qui, selon Nigro, ne rend pas justice à Foucault en associant sa perspective de l’état d’exception à la notion de souveraineté d’État de Schmitt (p. 135).

On peut aussi brièvement évoquer en ce sens l’essai de Muhle, qui propose un rapprochement cohérent, quoique trop accentué, entre les travaux de Foucault et la philosophie de Canguilhem. Selon Muhle, Foucault aurait conçu la biopolitique comme la tentative du pouvoir d’« imiter » la polarité vitale intrinsèque à la vie biologique entre « auto-préservation » et « auto-transgression » dans le but d’en arriver à une « régulation » des conduites qui puisse être considérée comme « naturelle », lui permettant du même coup de mettre l’accent sur la « productivité normative » du pouvoir (p. 86-87). Tel que souligné par Revel, le traitement de la subjectivité par Foucault vise à libérer un discours épuré de tout standard normatif. En ce sens, la « vie » chez Foucault ne se résume pas à la sphère biologique et doit aussi être comprise comme un produit de la « socialité », à une capacité de « subjectivisation » qui ne peut en aucun cas se résumer au pouvoir politique (p. 120). Revel souligne à ce titre que même les interprétations les plus sophistiquées succombent fréquemment à la tentation de « biologiser » la vie, tentation à laquelle Muhle semble elle aussi succomber. Revel conclut ainsi que la notion de « vie biologique », pas plus que les autres concepts employés par Foucault, ne nous épargne l’effort d’une contextualisation spatio-temporelle et culturelle. Et c’est d’ailleurs précisément sur ce dernier point que repose peut-être une des plus grandes leçons de Foucault, à savoir qu’un tel effort constitue un préalable nécessaire à tout savoir critique et « libéré » qui ne soit pas qu’une simple reconduction des stratégies de savoir-pouvoir.