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Gérard Bouchard, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaires collectifs, est historien et sociologue à l’Université du Québec à Chicoutimi. L’essai de sociologie culturelle qu’il propose est motivé par un constat, exposé en introduction de l’ouvrage : la sociologie et les sciences sociales dans leur ensemble ont délaissé l’étude du mythe dans les sociétés contemporaines. Pourtant, l’auteur soutient que le mythe occupe toujours une place fondamentale dans le monde actuel. Il rejette donc d’emblée le positionnement confinant le mythe aux collectivités pré-modernes, selon lequel la modernité aurait graduellement réduit le territoire du mythe comme peau de chagrin, ne laissant subsister que quelques vestiges voués à disparaître. Pour lui, le mythe demeure un incontournable mécanisme social pour toute société qui cherche à se penser, se poser ou se projeter de façon efficace dans le temps et l’espace.

L’essai s’articule autour d’un questionnement central, soit expliquer pourquoi certaines idées parviennent à « acquérir un rayonnement et une autorité confinant au sacré, de telle sorte qu’elles pourront s’imposer aux consciences et influer durablement sur les comportements individuels et collectifs » (p. 13). Ce faisant, il montre comment le mythe, situé à la charnière du social et du culturel, travaille en profondeur la société en usant de puissants ressorts émotifs.

Dans le premier chapitre, Bouchard situe le mythe au sein de l’univers de la culture en ayant recours au concept d’imaginaire collectif. Même si ce concept peut être appliqué à diverses échelles, de la famille à la nation en passant par l’organisation, Raison et déraison du mythe se concentre sur la société et la nation. L’imaginaire collectif, tel que le conçoit l’auteur, se compose de quatre dimensions. La première est celle de l’inconscient, des pulsions et des instincts, la seconde concerne les substrats cognitifs et les archétypes, ensuite viennent les catégories analytiques et, enfin, la dernière dimension recouvre les schémas culturels ou les représentations collectives socialement produites. C’est dans ce dernier niveau que s’inscrit le mythe.

Le deuxième chapitre précise l’objet de la réflexion en définissant le concept de mythe social. En effet, si plusieurs types de mythes peuvent être identifiés (social, religieux, philosophique, allégorique, scientifique), c’est le premier qui se situe au coeur de l’analyse. Notons ici que la typologie proposée montre rapidement ses limites, comme le concède d’ailleurs l’auteur. Le mythe social est défini comme une représentation collective historiquement et socialement située, fondée sur des archétypes, stratégiquement produite et utilisée, amalgamant la vérité et la fiction, mue par l’émotion davantage que par la raison, et qui est porteuse de sens, de valeurs et d’idéaux. De plus, et c’est ici l’attribut le plus important pour le distinguer des représentations non mythiques, le mythe dispose d’un caractère sacré, dont il tire une autorité qui lui permet d’échapper aux remises en question. De ce fait, il bénéficie généralement d’une grande longévité. Précisons que Bouchard distingue le mythe social de l’idéologie, laquelle est une construction argumentative se voulant davantage rationnelle et cohérente, avec une orientation politique claire qui comporte une dimension programmatique, car elle fait la promotion d’une voie d’action. Néanmoins, les idéologies entretiennent une relation étroite avec les mythes, puisque c’est en s’appuyant sur eux qu’elles obtiennent une part de leur force de persuasion et de leur capacité à mobiliser les populations. Le mythe sert en quelque sorte de ressort symbolique, pour lequel l’argumentation n’est pas nécessaire.

Dans le troisième chapitre, le plus volumineux de l’essai, Bouchard examine le processus d’élaboration du mythe, la mythification, où interviennent huit éléments distincts : la construction du sujet désigne le public auquel s’adresse le mythe ; l’ancrage est le renvoi à au moins un événement significatif du passé ; l’empreinte est une émotion positive ou négative, à la fois profonde et durable, qui est directement associée à l’ancrage ; l’éthos constitue la traduction de l’empreinte en un ensemble de croyances, dispositions, normes, valeurs ou attitudes ; la sacralisation, étape cruciale de la mythification, voit s’opérer un « saut cognitif » par lequel l’émotion devient le moteur premier de la conscience dans le rapport à la représentation concernée ; le récit est la traduction du mythe en message suivant diverses voies, par exemple le conte, l’iconographie ou la commémoration ; les techniques de persuasion permettent la (re)formulation du message pour en assurer la diffusion dans la population ; enfin, les acteurs sociaux, étroitement associés aux éléments précédents, jouent le rôle d’initiateurs et de promoteurs en tissant diverses relations de pouvoir.

La mythification est modélisée par Bouchard comme une dynamique comportant quatre pôles en interaction, soit les éléments présents dans l’imaginaire collectif, les acteurs ayant des visées stratégiques, la population ciblée et les relations de pouvoir qui les unissent. En proposant le concept de mythification, l’auteur cherche à ouvrir un large terrain d’enquête pour l’étude du mythe dans une perspective dynamique. Soulignons que le modèle proposé est intéressant, mais qu’il demeure néanmoins très schématique et que son fonctionnement soulève certaines questions (les relations de pouvoir sont-elles réellement un pôle distinct des acteurs ?). Le pôle des acteurs souligne la fonction essentiellement instrumentale du mythe social pour Bouchard. Cependant, le processus de mythification demeure ouvert et imprévisible, car aucun joueur ne le contrôle totalement. De plus, les mythes peuvent être délibérément créés, mais une fois entrés dans l’imaginaire collectif ils acquièrent une vie propre et peuvent constituer une ressource pour d’autres acteurs.

Le mythe ne doit pas être jugé sur la base de sa véracité, mais plutôt sur celle de son efficacité symbolique, laquelle n’est en soi ni bonne ni mauvaise. En effet, le mythe est susceptible d’être mobilisé pour des causes aussi variées que le nazisme ou les droits de l’homme. Dans le quatrième chapitre, Bouchard s’intéresse donc aux conditions d’efficacité du mythe, ce qui se traduit par une longue énumération de facteurs. Certains d’entre eux sont intrinsèques, d’autres dépendent des interactions qui se créent avec d’autres mythes ou éléments de l’imaginaire collectif. Cependant, quelques facteurs se confondent ou empiètent sur des éléments vus dans les chapitres antérieurs. Par exemple, le parasitage aurait pu être présenté parmi les techniques de persuasion, au chapitre précédent. À notre humble avis, cette partie du livre est un peu moins intéressante que les autres.

Le thème du déclin et du remplacement du mythe est abordé très succinctement en quelques endroits de l’ouvrage, ce qui est un peu regrettable. Les causes probables identifiées par l’auteur sont la perte de résonance d’une ou plusieurs des composantes du mythe par rapport à son contexte social et la compétition avec d’autres mythes en émergence. Ce dernier élément est en accord avec la thèse de Bouchard voulant que, puisqu’il échappe en grande partie à la critique rationnelle, le meilleur adversaire qui puisse être opposé au mythe demeure un autre mythe.

La dernière partie du livre, très courte, propose une « architecture » des mythes au sein des imaginaires. L’auteur y distingue deux types de mythes sociaux d’inégale importance. Ainsi, les mythes directeurs sont des « arrangements symboliques fondamentaux » (p. 163) qui participent à la création d’autres mythes, dits dérivés. Les premiers sont peu nombreux dans une société et changent très lentement. Un exemple québécois que donne Bouchard est celui du destin national inachevé, interrompu par la Conquête anglaise en 1760. Les seconds sont présents en plus grand nombre et évoluent plus étroitement avec la société. Parmi les exemples qu’il donne pour le Québec, mentionnons l’anticolonialisme et la défense de la langue française. Les mythes dérivés peuvent eux-mêmes être la source d’autres mythes, ce qui conduit Bouchard à affirmer que les mythes adoptent une structure pyramidale, c’est-à-dire une première couche de quelques mythes directeurs sur laquelle se superposent d’autres strates de mythes dérivés. Ce chapitre discute également des façons dont les mythes peuvent se combiner ou s’opposer.

S’adressant en particulier aux sociologues, l’essai de Bouchard intéressera néanmoins un vaste public. Les nombreux exemples fournis, bien que succincts, piquent la curiosité et la lecture est en règle générale aisée même si le texte est parfois dense. Raison et déraison du mythe constitue à cet égard une belle porte d’entrée pour quiconque désire aborder l’étude du mythe. Il permet de découvrir une terminologie et de nombreux concepts spécifiques. Ces derniers sont présentés et généralement discutés en faisant appel aux auteurs importants. Ainsi, le lecteur curieux trouvera dans ce livre de nombreuses références utiles vers les travaux fondateurs de ce champ de recherche. En outre, l’index en fin de volume facilite son utilisation comme référence.

En guise de remarque ultime, nous sommes d’avis que le mythe n’est pas totalement délaissé par les chercheurs qui étudient les sociétés contemporaines et que des travaux dans diverses disciplines recoupent plusieurs de ses manifestations, quoique en leur donnant des noms différents. Certains sont d’ailleurs mentionnés au passage dans Raison et déraison du mythe. C’est le cas notamment des paradigmes de politiques publiques, que Bouchard classe dans les mythes scientifiques, mais qui pourraient aisément être placés parmi les mythes sociaux. En effet, les frontières délimitant les types de mythes sont notoirement poreuses. De même, la notion de référentiel global de Pierre Muller ne peut-elle pas être apparentée à une forme de mythe social ? Ces remarques n’enlèvent rien à l’attrait de l’invitation lancée par Gérard Bouchard, bien au contraire, elles paraissent même y ajouter l’attrait supplémentaire d’un regard multidisciplinaire, voire transdisciplinaire, porté sur les multiples conceptualisations d’un objet commun.