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Le terrorisme est au coeur des préoccupations de la recherche depuis plus d’une décennie, et pour cause. La brutalité des attentats du World Trade Center à New York a exposé l’existence d’une « nouvelle » menace internationale capable d’ébranler les colonnes du temple (Kaldor, 2007 ; Hewitt, 2010). Les impératifs de défense et de sécurité ont dès lors poussé les universitaires et les conseillers stratégiques à se pencher sur le phénomène pour mieux le contrer (Newman, 2009 ; Pape, 2009).

Multiforme, le terrorisme peut être décrit comme une tactique employée par des groupes d’obédiences diverses dans le cadre d’une stratégie de confrontation asymétrique avec les pouvoirs constitués dont l’écho des actions doit se faire entendre auprès d’une vaste audience, de manière à la contraindre ou à lui imposer ses vues (Crenshaw, 2011 ; Schmid, 2011). Motivé par un programme politique, identitaire, social, religieux ou nihiliste, radicalisé par dépravation économique, par appât du gain, par pression des pairs ou par endoctrinement, et même diront certains par altruisme (Pape, 2003), le terroriste, ce nouvel antihéros du vingt et unième siècle, reste pourtant aussi insaisissable qu’il l’était au siècle dernier.

Mais devant la multiplication des travaux en la matière, j’ai été frappé de constater l’absence de réflexions de nature théorique autour de la notion de terrorisme dans l’historiographie québécoise, autrement que dans son acception générale. En fait, la notion de terrorisme, quand elle est appliquée aux organisations insurgées, semble se cantonner à l’intertexte, sans qu’il y ait trace du vaste appareil théorique développé ailleurs, comme dans les périodiques scientifiques de renommée internationale qui s’intéressent spécifiquement à la question du terrorisme, dont Studies in Conflict and Terrorism (1977), Terrorism and Political Violence (1988), Journal of Conflict and Violence (2007), Journal for the Study of Radicalism (2007), Perspectives on Terrorism (2007), Critical Studies on Terrorism (2008) et Dynamics of Asymmetric Conflict (2008).

Le Front de libération du Québec (FLQ), qui constitue la seule organisation dans l’histoire moderne du Québec à avoir fait le choix stratégique de privilégier ce mode opératoire, semble avoir largement échappé aux perspectives théoriques développées sur le terrorisme. En d’autres termes, aucune recherche ne s’est attardée à mettre en relation le cas felquiste au corpus existant sur le terrorisme, ce qui aurait pourtant permis de rendre intelligibles ses activités et ses actions. Conséquemment, quand il est mis en récit, l’épisode felquiste semble être étudié sous un angle événementiel et biographique. Il ne s’est pas accompagné à ce jour d’une démarche systématique d’appropriation théorique.

Cette absence semble d’autant plus singulière que l’historiographie québécoise est riche de plusieurs essais et d’études en tous genres portant sur les épisodes de violence politique au Québec, qu’il s’agisse de la Conquête, des soulèvements de 1837-1838 et de la féroce répression qui s’est ensuivie, des rébellions métisses sous Louis Riel, des émeutes de la conscription, du Forum et de la Saint-Jean présentées comme des moments cathartiques de la nation québécoise en devenir, de la radicalisation de la lutte syndicale en 1972 et, bien entendu, d’Octobre 1970.

Le constat qui se dégage de ce survol est donc sans appel : le terrorisme ne constitue pas un objet de recherche ou un domaine d’investigation à part entière dans l’historiographie québécoise. Il est plutôt abordé comme un épiphénomène ou une manifestation sous-jacente des bouleversements sociaux, politiques et culturels qui ont secoué le Québec contemporain. Un silence historien bien étrange pour une communauté de savoir habituée aux débats et aux mêlées épistémologiques, qui revêtent plus souvent qu’autrement un caractère éminemment politique. Il suffit de penser aux vives réactions suscitées par les récentes révélations de Frédérick Bastien sur les circonvolutions entourant le rapatriement de la Constitution de 1982. Plus encore, le débat qui fait rage sur l’enseignement de l’histoire témoigne du rôle qui incombe à l’historien québécois au coeur de la Cité.

En somme, les praticiens de l’histoire au Québec semblent avoir été rétifs à étudier le phénomène terroriste, comme s’ils étaient restés imperméables aux avancées spectaculaires réalisées par leurs collègues issus des autres disciplines des sciences sociales. Ces observations m’ont conduit à me demander : qu’est-ce qui, dans l’historiographie québécoise, explique l’absence de réflexion de nature théorique et de débat sur la notion de terrorisme ?

Répondre à cette question permettra de mieux apprécier l’occasion qui est offerte à la communauté historienne de s’approprier pleinement les termes du débat qui mobilise des chercheurs provenant d’horizons disciplinaires particulièrement variés. Ainsi, loin de vouloir discréditer les recherches qui ont été faites à ce jour sur les mouvements sociaux et les organisations radicales au Québec, dont je reconnais avec enthousiasme la riche contribution, mon objectif est d’inviter les historiens du politique à réfléchir au potentiel explicatif qui réside dans l’opérationnalisation de la notion de terrorisme dans le contexte des recherches portant sur les violences sociales et politiques des années 1960-1970. En lançant un chantier de recherche intéressé à faire le pont entre leurs préoccupations de recherche et celles des théoriciens du terrorisme, ils pourront en retour apporter une contribution originale et significative aux discussions qui ont cours sur le sujet et qui occupent des centaines de chercheurs d’un bout à l’autre de la planète. Je tiens à préciser que cet article ne vise pas à lancer une querelle sémantique sur la nature des termes à utiliser pour qualifier les actions felquistes, mais invite plutôt à recourir à un ensemble d’outils analytiques qui permettraient d’en élargir la compréhension.

L’historiographie des « troubles » des années 1960-1970 au Québec

Comprendre l’état de la recherche historique sur le terrorisme au Québec exige que l’on prenne en compte les récents bouleversements de nature épistémologique et herméneutique qui ont secoué le petit monde de la production historienne au Québec. Il s’agit de la reconquête du champ politique et du réinvestissement du paradigme national (Fecteau, 1994 ; Bouchard, 1997).

À la fois territoire d’investigation historienne et enjeu épistémologique, le « politique » a fait l’objet d’une importante entreprise de réappropriation par les historiens québécois au cours des deux dernières décennies. Inspirés par les différents chantiers ouverts en France autour de l’histoire des idées, de l’histoire politique du social et de la construction de la mémoire nationale (Tartakowsky, 2007), les historiens québécois associés à ce regain d’intérêt pour le politique ont voulu redonner leur pleine intelligibilité à des objets de recherche qui avaient été délaissés, laissés en friche, de manière à leur redonner sens.

Leur programme s’est déployé autour de deux objectifs. Ils ont d’abord cherché à offrir une réponse structurée à l’apparent éclatement des recherches, dispersées dans autant d’histoires thématiques, culturalistes et largement dénationalisées, de manière à leur redonner une apparence de cohésion. Pour ce faire, ils ont cherché à donner une signification nouvelle aux transformations et aux mutations de notre temps, la Révolution tranquille et la question nationale jouant le rôle de catalyseur de cette démarche renouvelée. Ils ont du même souffle voulu contrecarrer la propagation des thèses qui revendiquent la dénationalisation de l’histoire du Québec au profit de sa canadianisation (Ducharme, 2010). Ainsi donc, l’état de la recherche sur le terrorisme en histoire est indissociable des récents développements en histoire politique et doit être compris par et à travers eux.

En pratique, l’essor récent de l’histoire politique s’est concrétisé par la résurgence des questions identitaires et sociales. Par conséquent, le phénomène terroriste, qui n’est évoqué qu’implicitement, se manifeste en marge des problématiques relevant du républicanisme et de l’indépendantisme dans l’historiographie ; mais il se manifeste surtout en marge de l’étude des différents registres d’actions privilégiées par les groupes radicaux des années 1960-1970. La période qui est aux premières loges des préoccupations historiennes, tant elle semble constituer la véritable genèse de la nation québécoise moderne, est la Révolution tranquille.

L’histoire politique du national

D’emblée, les courants politiques nationalistes des années 1960 et les transformations identitaires du Canada français sont les thèmes privilégiés par les historiens du politique. Le saut du Québec dans la modernité s’accompagne de courants nationalistes qui rompent définitivement avec l’héritage canadien-français et catholique de la première moitié du siècle. La littérature s’est donc attardée à tracer les contours de l’implication militante parallèlement aux luttes nationalistes et linguistiques de l’époque (Bouchard, 2000 ; Comeau 2010 ; Martel et Pâquet, 2010).

Le spectre politique de la nouvelle gauche nationaliste s’étend alors des partis politiques légitimes, et particulièrement des transfuges d’un Parti libéral jugé trop accommodant, aux organisations plus vindicatives qui promeuvent le recours à la violence politique[1]. Associées par Sean Mills (2010) au courant « néo-nationaliste » québécois, ces organisations sont ouvertes à de nouvelles stratégies de mobilisation qui se situent hors du champ de la politique institutionnalisée. Les projecteurs se sont dès lors tournés vers le militantisme de combat dont ces groupes se sont faits les incontournables artisans et dont le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) est devenu l’idéaltype.

La succession d’événements à caractère identitaire est présentée comme la preuve des bouleversements ontologiques qui ébranlent les fondements de la nation. Il s’agit des manifestations contre le projet de loi 63, le projet de loi 85 et les manifestations de Saint-Léonard, la vaste mobilisation populaire pour l’affichage en français à Montréal, les coups d’éclat nationalistes comme McGill français, ainsi que les manifestations de violence, comme l’émeute de la fête de la Reine ou celle de la Saint-Jean à laquelle participe le tribun Pierre Bourgault.

Cette littérature semble donc suggérer que les partisans de la voie radicale se seraient d’abord insurgés contre la subordination politique à l’occupant anglais et canadien. Leurs actions auraient visé à libérer le peuple québécois d’un régime colonial aliénant, basé sur un système d’exploitation multiforme et marqué par le népotisme et le favoritisme, la discrimination et la négation de la volonté populaire.

Le FLQ apparaît à l’extrême du continuum des mouvements nationalistes des années 1960. Étant la seule organisation à promouvoir ouvertement le terrorisme pour obtenir gain de cause dans sa croisade pour l’indépendance, le FLQ attire autant les militants contrariés par la lenteur des changements sociétaux que les dissidents politiques opposés jusqu’au principe même des institutions issues de la monarchie constitutionnelle, qui institutionnalise l’infériorité des Québécois et les condamne à l’opposition politique perpétuelle. Somme toute, cette interprétation est intimement liée à la littérature de la décolonisation qui voyait dans la prise des armes un moyen pour les peuples conquis de se réapproprier les territoires spoliés par l’occupant (Mills, 2010).

À propos des événements d’Octobre 1970, on assiste à un étonnant revirement de situation. En effet, l’historiographie s’intéresse ici à la violence politique générée par l’État, au « terrorisme d’État » dans son acception première formulée par Saint-Just au Comité de salut public, en mettant en relief les stratégies répressives de l’État fédéral, et le choix délibéré du Premier ministre canadien de l’époque, Pierre Elliott Trudeau, de suspendre l’État de droit en appliquant la Loi sur les mesures de guerre en période de paix. La suspension des libertés civiles, le quadrillage de Montréal par les militaires canadiens et l’arrestation de plusieurs centaines de personnes sans mandat se sont avérés largement disproportionnés par rapport au risque réel d’« insurrection appréhendée ». Cela dit, ce qui mérite d’être souligné ici, au-delà de la polysémie du terme, c’est la récupération en contexte « opportun » de la notion de terrorisme, et par extension de la charge morale qui l’accompagne dans le discours public, pour décrire les actions non pas des groupes insurgés, mais de l’État répressif (Bouthillier et Cloutier 2011 ; Tessier, 2012).

L’histoire politique du social

Le réinvestissement du politique en histoire s’est accompagné dans un deuxième temps d’une réappropriation des thématiques associées aux mouvements radicaux, syndicaux et étudiants qui avaient été laissés en plan jusqu’alors. Ce deuxième volet, qui se revendique plutôt d’une histoire politique du social (Fecteau, 2004 ; Petitclerc, 2007), s’attarde à dresser le portrait des mouvements sociaux actifs dans les années 1960-1970, qu’il s’agisse des syndicats ouvriers et étudiants, et plus particulièrement des associations syndicales reconnues pour leur radicalisme comme celles des taxis ; des groupes de pression féministes ; et des organisations politiques et communautaires situées à l’extrême gauche du spectre politique telles que le Front d’action politique (FRAP), les comités d’action politique (CAP) et les groupuscules marxistes-léninistes.

La « jeunesse » québécoise des années 1960 est aux premières loges des préoccupations de recherche tant elle semble se trouver au coeur des bouleversements culturels, sociaux et démographiques de son temps. Les collèges d’enseignement général et professionnel (cégeps) récemment créés sont des lieux bouillonnants où sont débattus avec la ferveur reconnue à la jeunesse les enjeux qui font l’actualité nationale et internationale. La création de ces institutions s’accompagne de la constitution des premières associations nationales qui regroupent à la fois des universitaires et des collégiens autour de programmes de plus en plus revendicateurs. Il y est question d’accès à l’éducation supérieure et d’actions sociales de grande ampleur, dont la grève étudiante de 1968 est le parangon.

Cette littérature s’intéresse aussi au syndicalisme de combat. Les luttes ouvrières, qui puisent dans le souvenir de la grève d’Asbestos, ont été ponctuées de nombreuses confrontations avec le pouvoir constitué et les forces de l’ordre, que ce soit lors de la grève des pompiers, celles de La Presse et de Radio-Canada, des chauffeurs de taxi, etc., qui culminent avec l’épisode du front commun de 1972 à l’occasion duquel sont emprisonnés Marcel Pépin (CSN – Confédération des syndicats nationaux), Louis Laberge (FTQ – Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec) et Yvon Carbonneau (CEQ – Centrale des syndicats du Québec), les chefs des trois principales centrales syndicales du Québec. Ce dernier événement constitue le véritable point d’orgue des conflits syndicaux au Québec.

S’ajoute enfin la littérature intéressée aux initiatives communautaires telles que les CAP de Saint-Jacques et de Maisonneuve, qui se sont matérialisées dans l’épisode éphémère du FRAP aux municipales montréalaises de 1970. Leur création découle de l’ambition partagée par certains de développer des formes alternatives d’organisation au service des travailleurs et dissociées des modes de production et de consommation capitalistes (Warren 2007 ; Gagnon 2008).

L’explication qui semble être privilégiée par les auteurs associés à ce courant allègue en somme que les inégalités économiques et symboliques sont vécues de manière structurelle et sur une base nationale. Les antagonismes de classe apparus dans les années 1960 au Québec sont donc une réponse nationaliste à la discrimination économique dont étaient victimes les Québécois. Marcel Rioux (1965) a développé à cet effet le vocable de « classe-ethnie » pour décrire la condition de subordination et de prolétarisation du peuple québécois. Cela fait écho à la thèse du colonialisme interne de l’historien néo-marxiste Michael Hechter (1999) qui associe le particularisme culturel des régions périphériques à leur retard économique dans les sociétés capitalistes divisées. En clair, les États capitalistes multinationaux reproduisent en leur sein une division culturelle du travail où les régions ethniquement distinctes sont désavantagées économiquement sur la base de leur culture.

L’existence de courants radicaux est donc expliquée ici par la condition d’oppression vécue par le prolétariat québécois. Les ouvriers étaient engagés dans un combat visant à se réapproprier collectivement, c’est-à-dire nationalement, les moyens de production accaparés par une élite parasitaire. L’impossibilité de réformer le système capitaliste et l’impératif de lutter contre le capital anglo-saxon sont autant d’arguments qui expliquent chez les protagonistes l’existence d’une voie violente.

Du reste, en promouvant le socialisme par l’indépendance, le FLQ des troisième et quatrième générations (approximativement de 1964 à 1970) s’inscrit résolument dans ce courant ouvert à la cause des travailleurs, dont il se fait le porte-parole dans son manifeste de 1970 diffusé à la télévision publique. En effet, l’indépendance n’était qu’une étape avant la mise en place d’une république socialiste pour les idéologues Pierre Vallières et Charles Gagnon, la violence étant la tactique privilégiée pour vaincre et pour publiciser leur programme social radical.

Hors du champ de l’histoire universitaire institutionnalisée, on constate une littérature foisonnante. La contribution des journalistes-biographes mérite d’être particulièrement soulignée. Ils ont largement investi le champ de l’histoire biographique et ont fait leur spécialité de « portraitiser » les figures nationalistes incontournables des années 1960-1970. Bien qu’on puisse adresser quelques réserves quant au caractère anecdotique de ces travaux, dont le ton pamphlétaire semble s’appuyer plus sur le registre de l’essai que sur celui de l’histoire académique, on ne peut que saluer la multiplication des travaux qui augmentent le bassin des connaissances disponibles sur les différents acteurs phares de la Révolution tranquille et du mouvement indépendantiste québécois. Au demeurant, les journalistes qui s’investissent dans de longues enquêtes qui requièrent des sources et des témoignages multiples profitent généralement d’une crédibilité et de réseaux bien étoffés qui leur permettent d’avoir un accès privilégié aux acteurs des conflits (Fournier, 1998 ; Nadeau, 2007).

Bilan de la littérature

Le bilan qui peut être dressé de ce rapide parcours de la littérature est double. Non seulement les historiens québécois ont été peu ou pas influencés par les travaux des disciplines déjà intéressées par la question du terrorisme, mais ils ont peu ou pas été influencés par les débats sur le terrorisme qui occupent leurs collègues historiens de l’étranger.

D’une part, il y a peu de traces de l’influence des disciplines qui ont été les fers de lance des études sur le terrorisme, dont la science politique et les études de sécurité en relations internationales. Pas de trace non plus du vaste appareil théorique développé autour de la notion de terrorisme et, très concrètement, des 400 théories recensées par Alex Schmid (2004). Pas de trace des nombreuses grilles d’analyses proposées en études de sécurité pour comprendre la radicalisation des acteurs qui conduit au déclenchement des conflits civils et du terrorisme, par exemple du greed and grievance avancé par Paul Collier et Anke Hoeffler (2004). En outre, il n’y a pas de trace du lexique employé pour décrire les différents aspects de la contention, comme les catégories de l’ethnonationalisme ou l’ethnoséparatisme (Brubaker, 2002 ; Kaufmann, 2005 ; Kaufman, 2006) qui sont pourtant d’une pertinence certaine dans le contexte québécois[2]. Pas de trace enfin des catégories du transnationalisme (Salehyan, 2009) et, par conséquent, des questions relatives aux réfugiés politiques et aux diasporas, aux dynamiques conflictuelles induites par les mouvements transfrontaliers, au nexus crime-terrorisme, aux alliances entre groupes insurgés, etc. La littérature intéressée aux phénomènes transnationaux pourrait s’avérer d’une aide précieuse dans le cadre d’une démarche comparée, entre le FLQ et d’autres organisations de libération par exemple.

D’autre part, il n’y a que peu de traces de l’influence qu’auraient pu exercer leurs collègues historiens de l’étranger qui se sont appliqués à faire l’exposé des principaux moments du terrorisme contemporain à partir de ses origines jusqu’à nos jours. À cet égard, une des théories diachroniques les plus influentes est celle des « vagues du terrorisme » développée par l’historien culturaliste David Rapoport (2004) qui suggère que le terrorisme contemporain connaît des vagues qui se succèdent à un rythme variable et qui se distinguent les unes des autres sur la base de la récurrence de caractéristiques spécifiques. Selon lui, la menace doit donc être analysée structurellement à la lumière des bouleversements de l’ordre mondial : les deux guerres mondiales, la confrontation des blocs soviétiques et capitalistes, et la postmodernité. Rapoport emprunte à cet effet sa définition du terrorisme à Walter Enders et Todd Sandler qui interprètent le phénomène comme « [a] premeditated use of extra-normal violence or brutality by subnational groups to obtain a political, religious or ideological objective through the intimidation of a huge audience, usually not involved with the policy making that the terrorist seek to influence » (2002 : 145-146). Il intègre à sa définition des composantes idéologiques et discursives, qui s’ajoutent aux éléments tactiques, organisationnels et communicationnels, qui sont susceptibles de trouver un écho favorable auprès des historiens québécois.

Ainsi, l’absence de discussion sur la pertinence ou non de la notion de terrorisme et l’absence d’une voix historienne dans les débats interdisciplinaires sur le terrorisme privent les historiens québécois d’un apport théorique à mon sens essentiel pour appréhender la nébuleuse felquiste. En fait, comme la référence au terrorisme n’est qu’implicite et qu’elle ne s’accompagne à ce jour d’aucune posture théorique ou épistémologique, on remarque une dissonance conceptuelle au niveau tant des registres de violence que du choix des acteurs et des degrés d’analyse quand il est question d’étudier les « troubles » des années 1960-1970 au Québec.

La question reste donc entière : comment aborder le terrorisme dans l’écriture de l’histoire du Québec ? Est-il une manifestation parmi tant d’autres de l’agitation politique ou constitue-t-il un objet de recherche historiquement légitime ? En d’autres termes, le terrorisme doit-il être compris à l’intérieur des différents registres des luttes politiques et sociales ou possède-t-il des attributs qui lui sont propres et qui le distinguent des autres formes de violence des années 1960 au Québec ? Les louvoiements de la recherche attestent de l’absence de prise de position sur cette question.

Le terrorisme pris comme une catégorie indistincte des violences politiques

Comme on a pu le déceler à l’aide des pistes fournies par la littérature, les différentes manifestations de la violence politique seraient la résultante de la radicalisation des acteurs et de leurs « moyens de pression », sous l’effet conjugué du raidissement des organes de répression et de l’influence révolutionnaire employée ailleurs. La gauche nationaliste se serait dès lors radicalisée d’un même souffle et, parmi ses rangs, les franges extrémistes auraient pris le maquis.

Abordée sous un tel angle processualiste, la radicalité apparaît comme une catégorie d’analyse structurante en histoire. En d’autres termes, les manifestations de violence sont autant de composantes dérivées d’une même dynamique, celle de la radicalisation des acteurs pour des raisons politiques. Les frontières entre les différentes catégories de la violence politique se brouillent dès lors, les actions terroristes se mêlant parmi ces différents registres, réduisant d’autant la valeur heuristique de la notion de terrorisme.

Par conséquent, le terrorisme ne correspond plus à la définition qu’en donnait Bruce Hoffman (1998) pour qui le terrorisme est le produit de militants appartenant à une organisation non étatique dotée d’une chaîne de commande reconnaissable, qui s’identifie à une idéologie commune, dont les actions sont motivées par des visées politiques et qui fait l’usage indiscriminé de la violence en vue d’installer un climat de peur auprès des victimes et des populations visées. Il est plutôt associé indistinctement aux pratiques politiques subversives des mouvements sociaux et aux diverses actions de résistance où peuvent surgir la violence comme les grèves ou les manifestations illégales, les actions spontanées de perturbation économique, ou toute autre forme de protestation prohibée. Il englobe en outre les affrontements entre groupes rivaux, entre scabs et grévistes par exemple, ou entre les forces de l’ordre et les émeutiers, et ainsi de suite. En clair, des actes terroristes tels que les attentats à la bombe, les prises d’otages et les assassinats ciblés ne constituent plus que l’extrême manifestation de la violence politique, un mode opératoire parmi d’autres à la disposition du mouvement radical pris dans son ensemble (Steinhoff et Zwerman 2008 ; Bosi, 2012).

Un exemple probant peut être tiré de l’ouvrage collectif Violences politiques, où les auteurs Ivan Carel, Robert Comeau et Jean-Philippe Warren (2013 : 14) relaient l’hypothèse clausewitzienne voulant que la violence politique ne soit que la politique par d’autres moyens. En ce qui a trait au terrorisme, la notion est à nouveau présentée sous un angle réaliste, en référence à la littérature réaliste en relations internationales, où elle est « simplement [associée à] une forme de l’art de la guerre » relevant « d’une logique implacable et rationnelle » (ibid. : 10). Cette présentation pour le moins laconique fait office de seule réflexion sur le terrorisme de la part des directeurs de la publication, en introduction. Il aurait pourtant été souhaitable d’accompagner cette réflexion d’une perspective critique qui aurait permis d’en connaître davantage sur la position des auteurs quant au bien-fondé de la notion de terrorisme en histoire ; d’autant que cette démonstration qui s’appuie sur l’argumentaire réaliste suscite de profondes interrogations quand elle est appliquée au terrorisme : comment peut-on parler de politique par d’autres moyens, comme l’entend Carl von Clausewitz (1999), quand l’acteur qui performe la violence est illégitime dans le sens wébérien du terme ? Le paradigme clausewitzien qui se base sur le principe stratégique de la bataille décisive ne s’oppose-t-il pas à la déterritorialisation et à la dématérialisation du champ de bataille tel qu’on l’observe avec le terrorisme ?

On constate donc qu’il y a inadéquation entre la compréhension de la radicalité en histoire au Québec, et par extension du répertoire d’actions associées aux violences politiques, et les modes opératoires spécifiquement terroristes. En d’autres termes, ce décalage entre le narratif de l’histoire du radicalisme politique au Québec et les débats sur le terrorisme est une première piste pour comprendre la mise en abyme du concept en histoire.

Confusion des degrés d’engagement : terrorisme, guérilla ou insurrection ?

Il convient aussi de noter que ce ne sont pas tous les épisodes de violence politique ou de terrorisme qui revêtent un caractère insurrectionnel. De plus, les actions violentes investies de significations politiques ne sont pas nécessairement générées dans le cadre d’un conflit armé ou dans une logique propre au conflit armé. En retour, des groupes fortement militarisés impliqués dans des luttes de guérilla peuvent privilégier l’utilisation du terrorisme au moment jugé opportun, sans que cela rende la guérilla « terroriste » pour autant.

On comprend fort bien la confusion qui peut résulter de ces chevauchements et de ces entrecroisements qui viennent brouiller un peu plus la distinction entre la guerre conventionnelle, les conflits asymétriques et le terrorisme, comme le souligne Martha Crenshaw (2011). Pour y voir clair, Hoffman (1998) offre une typologie synthétique dans son incontournable opus Inside Terrorism, où il énonce un certain nombre de variables à prendre en compte, dont le degré d’intensité et de préméditation de la violence, le niveau d’organisation des acteurs, la stratégie préconisée et l’amplitude de la menace qui pèse sur le pouvoir établi.

La frontière entre ces différentes catégories semble d’autant plus floue qu’on observe l’hybridité et la polymorphie du terrorisme, qui peut apparaître autant dans un contexte de conflit politique de très basse intensité que dans celui d’un conflit asymétrique de haute intensité. Une des illustrations les plus éclatantes de cette confusion des genres est le fait qu’il soit généralement admis que le FLQ ait reproduit l’adaptation urbaine de la stratégie guévariste du foquisme.

Brièvement, le foquisme est une théorie de la guérilla rurale qui est inspirée de l’expérience cubaine de la révolution. Dérivé du terme foco, qui fait référence au foyer révolutionnaire, le foquisme est basé sur une avant-garde armée mobile, active dans des zones agricoles difficilement accessibles au pouvoir central. Cette avant-garde constitue le noyau autour duquel doit se rallier et s’organiser la paysannerie conscientisée à la cause révolutionnaire. Limitée au départ à des opérations de harcèlement localisé, telles que des escarmouches avec les troupes loyales ou des raids sur des casernes isolées, l’augmentation des moyens et des effectifs paramilitaires à la disposition des guérilleros doit permettre la constitution d’une véritable « armée de libération » destinée à affronter à armes égales les forces restées fidèles et, à terme, à marcher victorieusement sur une capitale insurgée ralliée à la cause prolétarienne.

Mieux adapté aux conflits de la décolonisation, comme ceux d’Algérie, du Vietnam et de Cuba, le foquisme dans sa version originale était strictement inopérable dans les sociétés industrialisées. Au demeurant, il sera rapidement assimilé par les états-majors sud-américains, qui auront tôt fait de faire échec aux équipées bolivariennes et argentines de Che Guevara. Il faudra donc attendre 1969 pour que Carlos Marighella publie son Manuel du guérillero urbain, au moment même où sera enclenchée la campagne de la Provisional IRA en Irlande du Nord, l’année suivant le début de la campagne des Tupamaros en Uruguay et deux ans seulement après que Huey Newton, cofondateur du Black Panthers Party, eut tiré sur un policier à Oakland en Californie. Mais, en 1969, cela faisait déjà six ans que le FLQ avait commencé ses activités.

Les archives sont tout de même manifestes, les militants felquistes ont ouvertement cherché à s’inspirer de la réussite de la révolution cubaine de manière « à faire partout des Vietnam », comme l’entendait Guevara (1967). Dans « Le combat du FLQ, son but, ses moyens », paru en 1966 dans le journal L’Avant-garde, Pierre Vallières, qui emprunte le pseudonyme Mathieu Hébert, en fait l’apologie :

la situation coloniale du Québec ne nous laisse pas la liberté d’opter pour ou contre la guérilla ; elle ne nous laisse que le choix d’un certain type de guérilla adapté à notre pays […] La guerre des partisans se caractérise […] par la dispersion des hommes en petits groupes extrêmement mobiles sur une grande portion du territoire et par la concentration des décisions politiques de façon à planifier efficacement l’action et à lui faire atteindre ses objectifs réels. Seules la guerre de guérilla, la lutte de harcèlements, d’offensives-éclairs, faites de surprises et de ruses, permettent de faire de la faiblesse initiale des patriotes une arme redoutable.

Vallières, 1990 : 75-76

Exaltés par la compatibilité des contenus idéologiques, mais bien au fait de l’inopérabilité du foquisme dans le contexte québécois, les felquistes ont cherché ultérieurement à concilier la théorie de la guérilla avec les conditions empiriques prévalant sur leur théâtre d’opérations en tenant compte de la distribution effective des forces en présence, de la capacité opérationnelle de l’organisation, de ses appuis logistiques ainsi que de son potentiel de croissance et de résilience. À cet effet, Charles Gagnon réajuste le tir par rapport à ce qu’affirmait Vallières, tout en faisant état de l’inspiration que représentent pour lui les modèles de lutte anti-impérialiste dans son essai phare Feu sur l’Amérique :

l’expérience révolutionnaire des peuples du tiers-monde, dont la grande majorité sont encore au stade de la destruction des gouvernements fantoches valets de l’impérialisme, [ont] une valeur exemplaire même pour les Nord-Américains. Non pas qu’il faille copier qui que ce soit (il serait difficile de copier à la fois la révolution cubaine et celle de la Guinée – dite portugaise – car elles sont profondément différentes), chacune des stratégies utilisées dans les pays en voie de se libérer est instructive quant à la façon de tirer d’une situation particulière les moyens de la faire évoluer vers un but déterminé, sans compter que toutes les luttes de libération comportent des exemples de courage, d’imagination, de persévérance qui ne peuvent que nous stimuler.

Gagnon, 2006 : 138

Ainsi, de l’aveu même des acteurs de l’époque, le FLQ n’a jamais eu la prétention ou les capacités de mettre sur pied un gouvernement provisoire capable d’asseoir son contrôle sur un territoire donné ; il ne s’est pas doté d’une structure de commandement hiérarchisé de type militaire, mais il a plutôt préconisé la souplesse d’une structure en réseau ; il a privilégié les attentats à la bombe sur des cibles symboliques aux affrontements frontaux avec les forces armées ; et il a cherché à avoir un impact plus communicationnel que tactique.

En clair, on remarque que la transposition alléguée du foquisme dans le contexte québécois s’est faite au prix de l’évacuation de ses dimensions opérationnelles, tactiques et stratégiques. Largement élagué de ses composantes militaires qui sont au principe de la guérilla, il ne consistait plus au final qu’en un énoncé de principes, ou tout au plus en un corps de doctrines générales, fixant les étapes devant mener au triomphe de la révolution : du harcèlement, à l’escalade, au soulèvement prolétarien.

Ce constat appelle à prendre des précautions supplémentaires quand vient le temps d’aborder les processus d’échanges et d’appropriation des contenus radicaux idéologiques ou tactiques des années 1960-1970. De plus, ce court examen de la question démontre l’importance d’analyser en priorité les manifestations empiriques de la violence au-delà des tentatives de formulation des acteurs. Sur une base comparative, l’étude des faits démontre que les modes opératoires privilégiés par le FLQ étaient beaucoup plus compatibles avec la stratégie d’action politique des anarchistes russes de la fin du dix-neuvième siècle qu’avec ceux des guérilleros cubains ou sud-américains.

Pour conclure sur ce point, le degré de violence utilisé et le niveau d’organisation et de préméditation conjugués à la nature des objectifs stratégiques ainsi qu’au caractère non conventionnel et « spectaculaire » des actions sont autant de facteurs qui doivent être pris en compte pour mieux cerner le phénomène terroriste et le distinguer des autres formes de violences organisées. Parmi eux, le caractère non conventionnel du terrorisme est un critère central pour Charles Tilly, spécialiste des mouvements sociaux, qui conçoit le phénomène comme le « déploiement asymétrique de la menace et de la violence contre des ennemis en utilisant des moyens qui ne relèvent pas des formes de lutte politique courantes sous un régime donné » (2004 : 5).

Silence des historiens à propos du phénomène terroriste

Force est donc de constater que l’intérêt pour le terrorisme ne s’est pas concrétisé à l’image des nombreux chantiers de recherche ouverts en histoire politique. En fait, la contribution des historiens québécois est plus que contrastée. Différents registres de la violence politique associée à la radicalité de gauche ont bel et bien été explorés, tandis que la question du phénomène terroriste reste en suspens. Afin de clarifier mon propos, je ne prétends pas ici que le FLQ et ses différentes composantes n’ont pas été étudiés en histoire, bien au contraire ; c’est plutôt sur le plan théorique que la réflexion mérite d’être poussée davantage. De fait, à ce jour, les historiens n’ont semblé montrer aucun intérêt pour les discussions de nature théorique sur le terrorisme, même si elles se sont avérées particulièrement fécondes en science politique et en études de sécurité en relations internationales.

À défaut d’une prise de position claire, on peut suggérer que les historiens québécois ont ignoré la notion de terrorisme. Cela peut d’abord s’expliquer par le scepticisme que suscite chez eux le surinvestissement théorique dont la notion a fait l’objet qui heurte l’herméneutique empiriciste sur laquelle se fonde la notion de véridicité en histoire (Pâquet, 2007).

Cette occultation peut aussi trouver sa source dans l’apparence de contemporanéité et d’orientalisme du phénomène. Le terrorisme semble aujourd’hui appréhender dans le « là-maintenant », c’est-à-dire un ailleurs, l’Orient exotique mythifié qui est le lieu par excellence où surviennent les violences terroristes, et le maintenant, dans lequel l’hypertrophie des manifestations contemporaines du terrorisme structurent les représentations qu’ont les individus du phénomène. L’effet du présentéisme sur la compréhension du terrorisme s’observe explicitement dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001 à New York et prend la forme d’une utilisation tous azimuts du champ lexical du terrorisme pour catégoriser indistinctement, et souvent d’une manière cynique ou partisane, les groupes associés à la mouvance islamiste radicale (le groupe État islamique), les États réfractaires à Washington (l’Irak sous Saddam Hussein), les associations paramilitaires, voire paraétatiques, qui s’opposent à Israël (le Hezbollah libanais), les milices tribales insurgées (les chiites au Yémen), etc. L’industrie de la recherche sur le terrorisme qui s’est développée en amont de l’industrie de la sécurité publique a d’ailleurs fait l’objet de nombreux reproches par les tenants d’une perspective dite critique aux États-Unis (Mueller, 2006 ; Jones et Smith 2009 ; Neyrat, 2011). Pas surprenant dans un tel contexte que l’acceptation contemporaine du terrorisme propagée par les médias de masse semble être foncièrement étrangère à l’épisode felquiste ou aux mouvements de libération actifs dans les années 1960.

Par extension, plusieurs sont alors tentés de critiquer la récupération politique dont la notion a fait l’objet. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle les historiens auraient été réticents à utiliser les notions de « terrorisme » et de « terroristes » pour qualifier les actes de violence et leurs auteurs, parce que ces termes ne sont pas neutres, qu’ils sont utilisés comme des armes de disqualification morale et parce que, sous l’apparence de termes descriptifs, ils servent trop souvent à combattre ou à rejeter les idéologies et les mouvements politiques auxquels ils sont appliqués. Dans une telle perspective, l’occultation de la notion de terrorisme par les historiens pourrait être associée à une prudence intellectuelle élémentaire face à des termes trop « connotés » et à la volonté de s’abstenir de prononcer des jugements de valeur sur les événements du passé. D’ailleurs, les politiciens des années 1960 et 1970 interpelés par les violences felquistes ont eux-mêmes été réticents à utiliser les termes de « terroristes » et de « terrorisme », le recours à ces vocables étant de nature à minorer les actes de violence et à disqualifier, par exemple, la thèse de l’insurrection appréhendée ayant justifié l’imposition des mesures de guerre.

Plus encore, plusieurs chercheurs rechignent à qualifier de terroriste une organisation qu’ils assimilent plutôt à la mouvance anticoloniale des années 1960. En visant à juste titre à contrecarrer la diffusion des thèses révisionnistes des acteurs de l’époque et des chercheurs acquis aux thèses loyalistes qui usent de la notion dans son acceptation la plus grossièrement connotée (Tetley, 2010), ils se privent d’un corpus théorique particulièrement riche et varié qui stimulerait pourtant la réflexion sur le FLQ et sur l’ensemble du courant anticolonial.

En contrepartie, l’utilisation de la notion de violence politique pour caractériser le répertoire d’actions du FLQ a le défaut de diluer à l’intérieur des différents registres des luttes politiques et sociales l’expérience pourtant unique du felquisme. Cela vient en quelque sorte vider de sa substance référentielle l’expérience québécoise du terrorisme. À mon sens, le terrorisme, comme mode opératoire, n’est pas tant une simple catégorie parmi d’autres du répertoire d’actions politiques, « que la politique autrement ». Pour l’illustrer, il suffit de penser à l’acrobatie intellectuelle à laquelle devra s’adonner celui qui voudra inclure dans une même catégorie d’analyse une émeute spontanée regroupant des individus radicalisés certes, mais associés à des courants politiques variés, et l’utilisation préméditée de la violence aggravée par une organisation spécifique contre un auditoire choisi. La notion de terrorisme a par conséquent le principal bénéfice d’être plus spécifique que celle de violence politique.

Je crois aussi qu’il n’est pas profitable d’un point de vue scientifique de céder à l’argumentaire relativiste et d’ainsi concéder la disparition de toute catégorie signifiante de la violence politique sous l’argument qu’elles sont toutes générées sous l’impulsion d’un corpus politique spécifique. À ce compte, comme l’affirment les auteurs postmodernes, tous les rapports sociaux sont investis d’une dimension de pouvoir. « Le champ politique a contaminé tout énoncé », affirmaient à cet effet Gilles Deleuze et Félix Guattari (1975 : 31-32) en parlant de l’acte d’écriture dans lequel s’investit l’écrivain et par lequel s’exprime le récit collectif.

En retour, l’histoire peut contribuer d’une manière significative à la compréhension du phénomène terroriste. Elle contribuerait à aller au-delà d’une stricte compréhension contextualiste ou événementielle du terrorisme grâce à sa capacité à réfléchir les processus sociohistoriques, à donner sens aux contenus idéologiques et à rendre leur évolution et leur mutation intelligibles dans le temps. Martha Crenshaw note à cet effet : « what has become the interdisciplinary field of terrorism studies is now impressive in terms of quantity, scope, and variety, although the level of theoretical development remains inconsistent and uneven and there is still acute need for a solid empirical foundation » (2011 : x).

L’histoire ouvre sur une compréhension renouvelée du lyrisme, de l’emportement et du déchaînement des passions des acteurs en les situant dans leur contexte d’énonciation afin d’offrir une alternative aux travaux dérivés de la théorie du choix rationnel qui est particulièrement en vogue auprès des chercheurs anglo-saxons. Convenons du fait que les motivations des terroristes ne peuvent être réduites à la seule évocation de la rationalité ou au calcul des coûts-bénéfices. Elles reposent sur des convictions et des aspirations diverses dont la discursivité doit être mise en relief par l’historien.

La réflexion d’ordre méthodologique qui a plus particulièrement mobilisé les historiens offre des pistes prometteuses par rapport au processus de contextualisation de l’objet d’étude. De plus, en adoptant une méthode empirique et inductive qui fait appel à l’étude des faits et au recoupement systématique des données recueillies, l’histoire peut offrir un regard neuf sur le terrorisme tout en comblant le déficit d’études empiriques, comme l’a souligné Crenshaw.

Au final, la multiplication des colloques et des articles portant sur le FLQ, les épisodes contemporains de la violence politique et les mouvements radicaux des années 1960-1970 sont autant de preuves qui suggèrent une éclosion prochaine du débat sur le terrorisme en histoire. Les « célébrations » du quarantième anniversaire de la crise d’Octobre et du mouvement Soixante-huitard au Québec ont par ailleurs permis de constater que ces événements ne laissent pas les historiens indifférents, bien au contraire. C’est en m’appuyant sur cet intérêt renouvelé pour l’épisode felquiste que j’entends esquisser les grands traits d’un programme de recherche sur le terrorisme en histoire au Québec.

Quelle appropriation du phénomène terroriste ?

Au terme de cette réflexion, je suis d’avis que l’appropriation du corpus théorique pertinent devrait être la priorité des chercheurs intéressés à approfondir l’étude du terrorisme. L’objectif de l’opération est d’enrichir notre compréhension de l’épisode felquiste et d’en repenser la singularité, mais aussi la « banalité », pour reprendre les termes de Michael Billig, au vu d’incidents survenus dans le cadre d’autres luttes sociales ou nationales, au Québec comme ailleurs.

Notre connaissance du FLQ et du terrorisme au Québec pourra être considérablement enrichie si les chercheurs québécois s’inspirent, par exemple, des discussions qui ont cours sur les catégories du terrorisme, les causes du basculement dans la violence, les facteurs identitaires et idéologiques dans la fabrication du terrorisme, l’(in)adéquation des objectifs politiques et culturels aux impératifs de survie d’une organisation terroriste, etc. Mais pour ce faire, il est impératif de militer en faveur d’une plus grande interdisciplinarité pour que les historiens s’approprient les termes du débat international sur le terrorisme. Il faut insister à cet égard sur le caractère inédit de la rencontre des préoccupations historiennes avec celles des spécialistes des études internationales, des études de sécurité et du terrorisme. Cela offre d’innombrables possibilités pour faire le pont entre des disciplines et des spécialités qui sont restées imperméables l’une à l’autre, toujours en faisant appel à des procédés propres à l’histoire et en accordant une place prépondérante à l’analyse de contenu des sources primaires, mais en procédant en parallèle à une étude davantage systématique des modes opératoires et des types d’organisations mis en place dans la poursuite de leurs objectifs respectifs.

Plus particulièrement, la conversation entreprise par des chercheurs issus d’horizons disciplinaires divers au sujet des vagues du terrorisme permet de repenser l’expérience felquiste au-delà de son exceptionnalité en la replaçant dans un contexte global, celui des luttes sociales et nationales des années 1960-1970. Le décloisonnement des espaces et des territoires de recherche, favorisé par l’éclosion des études postcoloniales, permet de poser un regard neuf sur les jeux d’appropriations et d’échanges à l’oeuvre entre les organisations de libération et les mouvements radicaux internationaux. Cela permet surtout de faire surgir les régularités et les corrélations d’un ensemble de variables idéationnelles, tactiques, opérationnelles et organisationnelles, sans pour autant négliger de situer l’objet dans un temps diachronique qui convient davantage aux historiens. L’étude de terrorisme s’insère ainsi dans un ensemble de composantes qui se justifient et se renforcent communément selon la manière dont se présentent l’environnement tactique, les objectifs opérationnels, etc. Cela permet en outre de mesurer l’adéquation ou la disjonction entre le discours et les actions et d’évaluer la relation que les deux variables entretiennent. La richesse de cette démarche est de s’intéresser à la fois aux contenus, aux discours, aux productions idéologiques, aux acteurs, dans le cadre d’une réflexion plus vaste sur les dynamiques politiques et sociales à l’oeuvre. Les historiens québécois s’ouvrent d’ailleurs de plus en plus aux dimensions internationales de la radicalité et de la violence politique, comme en témoigne l’ouvrage Violences politiques dirigé par Robert Comeau (2010).

S’ouvrir aux travaux produits ailleurs contribuera à l’élaboration d’une typologie des violences politiques et du terrorisme davantage adaptée à l’expérience québécoise du felquisme. Cela permettra de mieux circonscrire les actions dites terroristes par rapport à d’autres catégories d’actions contentieuses. De plus, cela permettra de porter un regard plus juste sur les actes commis par des organisations agissant en vertu de motivations analogues à celles du FLQ, mais ayant recours à des modes d’action qui ne sont pas en tous points identiques. C’est peut-être seulement de cette manière que nous parviendrons à nous défaire de cette fausse conviction de l’exceptionnalité du felquisme au Québec.