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Sans doute y a-t-il une sorte de paradoxe à intituler cette anthologie de textes de Richard Roud Decades Never Start on Time. En effet, ce titre désignait originellement le projet d’autobiographie que Roud proposa à son éditeur américain (Viking Press)… qui ne voulait justement pas publier une anthologie de ses textes. Mais il faut reconnaître que ce choix éclaire parfaitement la « méthode Roud » autant que l’objet de ce livre, et ce à plusieurs égards.

D’abord parce qu’en donnant à leur anthologie le titre de ce manuscrit inédit, Michael Temple (maître de conférences en études cinématographiques et médiatiques au Birkbeck College de l’Université de Londres) et Karen Smolens (la nièce de Richard Roud) indiquent en creux qu’ils entendent non seulement rassembler des articles déjà publiés, mais aussi livrer à notre connaissance des inédits, puisés notamment dans le fonds Richard Roud du Howard Gotlieb Archival Research Center de l’Université de Boston : les extraits de Decades Never Start on Time, justement, ainsi que ceux de la biographie de Truffaut (sans titre) à laquelle Roud travailla jusqu’à son décès en 1989, mais également des rapports, comme le Memorandum on processes of prospection and selection, daté de 1976 — dans lequel il explique les dispositifs de recherche et de choix de films (réseau de correspondants, etc.) mis en place pour élaborer la programmation du Festival du film de New York, dont il eut la responsabilité à partir de 1971 (il en était le cofondateur) —, voire de textes au statut incertain, par exemple le passionnant Film Criticism in Britain, peut-être destiné à une conférence. De fait, même les connaisseurs des nombreux écrits de Roud — qui fut un des plus importants critiques anglophones, de la fin des années 1950 jusqu’en 1989, publiant notamment dans la revue du British Film Institute, Sight & Sound, et dans le quotidien britannique The Guardian, et auteur de livres sur Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub et Henri Langlois [1] — découvriront dans ce volume des inédits, en même temps qu’ils auront une perception nouvelle des textes déjà connus, liée à la structure chronologique de cette anthologie : la division de l’ouvrage en cinq parties correspondant à autant de périodes (1956-1962, 1963-1969, 1970-1976, 1977-1983 et 1984-1989) invite en effet à une lecture « sérialisée », par série de textes appartenant au même bloc temporel, attentive aussi bien aux évolutions et aux transformations de la pensée qu’aux récurrences, tant « gustatives » (les cinéastes défendus sur la durée) que méthodologiques.

Or, le deuxième intérêt du titre tient justement au fait qu’il livre d’emblée une des caractéristiques majeures, permanentes, de la pensée de Roud. En effet, cette attention aux decades peut être lue comme un symptôme de la propension de Roud à historiciser ou, du moins, à envisager systématiquement les événements commentés dans la complexité de la diachronie — ce qui distingue nettement sa pratique critique de celle de ses contemporains français (à l’exception d’André Bazin, mais qui disparaît en 1958). Faisant en 1962 le bilan des dix premières années de programmation du National Film Theatre (qu’il dirigeait), Roud décrit d’ailleurs l’ambition intellectuelle du Festival du film de Londres en des termes qui pourraient tout autant s’appliquer à ses écrits, ce bilan pouvant être perçu comme le résumé de sa démarche, tant de programmateur que de critique (les deux allant de pair, d’une manière quasi indissociable) : « Slowly and in the most non-authoritarian way possible, the National Film Theatre is rewriting film history » (p. 56). Michael Temple, dans sa présentation très approfondie, voit ce rapport à l’histoire comme la marque d’une évolution, puisqu’il écrit ceci au sujet des textes des deux dernières périodes :

What they seem to share is a turn towards the past, both in terms of Roud’s increasing role as a film historian rather than as a film critic, and also in more personal terms as he begins to look back on his own past, and to pass in review what I have called his journey through cinema

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Les articles de ces deux dernières périodes s’attachent moins à l’actualité des sorties de films [2] et ne s’inscrivent donc plus guère dans la pratique critique au sens strict. Mais déjà les textes des trois premières périodes, presque tous consacrés au présent du cinéma [3], ne se départissent jamais totalement d’une perspective sociohistorique. L’article le plus exemplaire de cette « approche », dans la première partie, est probablement The Left Bank [4], qui analyse le groupe « rive gauche » de la Nouvelle Vague (Agnès Varda, Chris Marker, Alain Resnais) envisagé comme un corpus homogène, distinct du groupe des Cahiers du cinéma, justement pour des raisons sociohistoriques : ces trois cinéastes auraient notamment en commun d’être, à l’origine, des provinciaux, tournant leurs films à l’extérieur de Paris, s’intéressant au documentaire et se référant autant aux arts plastiques qu’à la littérature. Bref, pour une bonne part, ce qui définit cette « Left Bank » ne se trouve pas dans ses films ou, plus exactement, ce qui singularise ses films trouve son origine en dehors d’eux. Or c’est notamment cette attention au dehors des films (celui-ci pouvant donc être autant économique, social ou culturel qu’historique, au sens de diachronique) qui constitue sans doute l’une des singularités du regard de Roud, comme le remarque d’ailleurs Michael Temple dès les premières lignes de son introduction, en parlant de « his subtle ability to combine close critical readings of the films with a sophisticated sense of their social and cultural context » (p. 1).

Sur cette question aussi (et enfin) le titre de l’ouvrage, choisi par les auteurs, s’avère très pertinent. Car c’est sans doute dans le « Book Proposal » intitulé « Decades Never Start on Time — the New Waves and the Film Festivals of the 60s » que se trouve l’expression la plus claire de l’ambition de Roud. Le lecteur du livre ne s’étonnera pas de la découvrir non sous sa plume, mais sous celle du poète W. H. Auden (qui est très probablement l’auteur le plus cité par Roud) : « a new aesthetic is always accompanied by and related to religious and political changes, though none can be explained away in terms of another » (p. 221). Et en effet les critiques de Roud visent le plus souvent à comprendre les films dans leur contexte, sans que l’auteur ne s’essaye jamais à des spéculations oiseuses sur la manière dont un contexte peut « déterminer » une oeuvre. Sa lecture du film Le chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1971) le montre bien : le sujet du texte [5] est tout autant le film en lui-même que son interdiction par la télévision française, laquelle révèle la pensée alors dominante (le credo de la France totalement résistante cher au général de Gaulle), qui elle-même, en retour, éclaire la singularité du film (rompre avec ce discours) ; avant que le texte ne revienne finalement à la question de la non-diffusion du film, mais à la télévision anglaise, cette fois… ce qui permet à Roud de s’arrêter sur un autre contexte en même temps que de souligner une autre dimension du film, en émettant l’hypothèse que les propos tenus dans le documentaire par les aviateurs anglais (qui remarquent qu’ils ont été systématiquement secourus par des cheminots, des ouvriers, etc., et non par des gens des classes moyennes ou supérieures) ont pu paraître trop subversifs. Cette prise en compte du contexte peut aussi parfois s’appuyer sur la réception, par exemple pour tenter de dissiper les prétendues « ambiguïtés » relevées par Marc Ferro dans La grande illusion (Jean Renoir, 1937) : alors que Ferro (1975, p. 40-41), quelques années avant lui, spéculait sur « l’idéologie […] opaque » du film, dans son rapport tant à l’antisémitisme qu’aux classes sociales et stigmatisait « [l]’heureuse complicité de Renoir pour ses héros aristocrates », Roud [6] repart de la réception du film, à l’époque, par la gauche — qui vit selon lui dans le sacrifice de Boëldieu le signe que l’aristocratie avait compris qu’elle était condamnée —, pour privilégier une lecture plutôt marxiste du film. C’est donc le contexte qui légitime une lecture, autorise à avancer une interprétation.

Bref, pour Roud, un film n’est jamais un système clos : il est à comprendre par l’étude de son contexte et permet simultanément de comprendre ce contexte. S’il est nécessaire d’insister sur cette lecture toujours compréhensive, ou plutôt « comprenante » (en ce que son but est strictement de « comprendre »), c’est aussi pour souligner le fait que Roud ne s’embarrasse pas d’un discours strictement évaluateur, ne se situe jamais dans le jugement. Aucun de ses articles n’est destiné à attaquer un film, et Roud écrit donc systématiquement pour comprendre ce qui l’intéresse (ce qui, à ses yeux, a de la valeur) — le « ce » désignant par conséquent tout à la fois le film et sa place dans un contexte, cinématographique aussi bien que socioculturel. En cela encore Roud se distingue de la majorité de ses contemporains français. Ce positionnement délibéré trouve deux explications, disséminées au gré des textes. La première raison se niche au coeur d’un article consacré à l’un des sujets fétiches de Roud : Langlois et la Cinémathèque française [7]. Roud prête en effet au directeur de cette institution une idée (qui lui vint d’ailleurs très progressivement) que Roud ne dit pas partager, mais dont tout prouve, dans cette série de textes, qu’elle résume aussi sa pensée : « our ideas of what is good or bad change with every generation ; we can never be sure » (p. 91). Dès lors, l’enjeu est nécessairement moins de dire le bon ou le mauvais que d’aider les spectateurs à percevoir la singularité de chaque oeuvre, ce en quoi Roud se rapproche d’un critique comme Bazin [8] (1958, p. 96), pour qui :

[l]a fonction du critique n’est pas d’apporter sur un plateau d’argent une vérité qui n’existe pas, mais de prolonger le plus loin possible dans l’intelligence et la sensibilité de ceux qui le lisent, le choc de l’oeuvre d’art.

La deuxième raison de ce refus du jugement tient moins à une conviction personnelle qu’au cadre social de la pratique critique à cette époque en Grande-Bretagne. Roud l’explique parfaitement dans le manuscrit daté de mai 1967 intitulé Film Criticism in Britain ; à une époque où il écrit principalement pour The Guardian, il souligne en effet les spécificités de cet exercice, a fortiori dans les colonnes d’un quotidien : un seul article sur le cinéma y est publié chaque semaine, obligeant le critique soit à traiter de plusieurs films dans un même « papier », soit à se concentrer sur l’étude d’un film, ce qui désigne automatiquement ce dernier comme digne d’intérêt (même si cette alternative n’en est pas totalement une, puisque ses deux pans sont conciliables : au sein d’un article consacré à plusieurs longs métrages, le critique peut aussi signifier son goût par la place attribuée à un film par rapport aux autres). Bref le jugement se donne naturellement, de lui-même, et épargne donc en quelque sorte au critique la nécessité de le construire, de le justifier, ce qui libère de la place pour l’analyse visant avant tout la compréhension. Les réflexions de Roud à ce sujet montrent d’ailleurs que même dans l’examen de sa pratique, il passe par une sorte de contextualisation.

Dès lors, la seule limite réelle de cet ouvrage tient justement à son propre rapport à la contextualisation, dans la mesure où ce que Roud ne cesse de faire (contextualiser pour comprendre, que ce soit des films, des événements, des pratiques), le livre de Michael Temple et de Karen Smolens ne le fait que partiellement. Certes, le recueil des textes est précédé d’une longue introduction (quinze pages) qui vise à présenter Roud et son travail, mais aussi à justifier les choix éditoriaux (le découpage en cinq parties, etc.), ainsi que d’une chronologie biographique rédigée par Karen Smolens, qui permet de mieux situer les textes dans la trajectoire professionnelle de Roud. Cependant, comme on l’a vu, la mise en série des textes produit presque mécaniquement un effet de singularité. Au-delà des questions de méthode propres à Roud émerge un goût particulier, le goût — et, plus encore, la défense assez systématique — du cinéma français « moderne » (Bresson, Demy, Resnais, Godard, Truffaut, etc.), lequel est bien plus représenté dans cet ouvrage que toutes les autres cinématographies (et notamment la cinématographie américaine). On peut penser, comme le suggère Michael Temple, que cela tient à la triple culture de Roud, né aux États-Unis, où il a grandi, avant de venir faire une partie de ses études en France, puis de s’installer en Grande-Bretagne. Roud lui-même explique que, après avoir baigné originellement dans le cinéma américain, la découverte du cinéma français lui a fait l’effet de la révélation d’une différence, qui n’a cessé de le fasciner. Nul doute que cet intérêt pour le cinéma hexagonal ne doive aussi beaucoup à sa fréquentation assidue de la France — du Festival de Cannes à la Cinémathèque française.

Mais que faire de cette singularité de la pratique critique de Roud ? Si on peut, donc, l’expliquer, lui trouver une origine, la comprendre (en la rabattant sur la biographie de Roud), on finit toujours par buter sur la question du contexte au-delà de Roud. Pour le dire autrement, en refermant le livre, le lecteur peut légitimement se demander quelle place occupait cette singularité dans les discours sur le cinéma, mais aussi au-delà du cinéma, en Grande-Bretagne. Un lien peut-il être fait avec une possible position européaniste du Guardian ? Cet intérêt pour la modernité correspond-il à la ligne de Sight & Sound ? Plus largement encore, le goût de Roud s’inscrit-il dans une conception du cinéma propre à la sphère britannique de cette époque ? Ces questions ne trouvent guère de réponses (développées) dans l’ouvrage. On peut lui en faire le reproche, comme on peut tout aussi bien dire que ce livre vaut peut-être davantage encore pour ce qu’il rend possible que pour ce qu’il donne à connaître.

Michael Temple (2013) a présenté lui-même ce travail sur Roud comme une contribution modeste à « une histoire de la critique au Royaume-Uni ». Il faut ajouter que ce livre s’inscrit, en Grande-Bretagne, dans un vaste mouvement d’anthologies de critiques cinématographiques (soit autour d’un auteur, soit autour d’une revue), dont la diversité n’a pas réellement d’équivalent ailleurs actuellement [9]. Citons, du côté des revues, Movie Heaven: An Anthology of New Film Writing from Empire [10] et The Essential Framework: Classic Film and TV Essays [11], et, du côté des auteurs, The C.A. Lejeune Film Reader [12], The Dilys Powell Film Reader [13], ainsi, bien sûr, que les nombreux écrits de Graham Greene sur le cinéma, rassemblés dans The Pleasure Dome: Collected Film Criticism 1935-1940 et The Graham Greene Film Reader: Mornings in the Dark [14]. Cette multiplication d’anthologies décrit une situation discursive en elle-même globalement singulière (importance de la critique dans les quotidiens et les hebdomadaires généralistes, forte présence de femmes comme Caroline Alice Lejeune et Dilys Powell) — lorsqu’on la compare à sa voisine française —, mais dont on peine encore à apprécier la manière dont elle se structure. De ce point de vue, l’édition de cette anthologie de textes de Richard Roud est aussi l’occasion de souligner les disparités entre les champs français et anglais de la recherche sur la critique de cinéma. D’un côté (anglais), l’édition de nombreuses anthologies rend possibles une connaissance et une appréciation de la diversité discursive, mais n’a pas encore enclenché d’étude approfondie et globale de celle-ci (il existe bien quelques travaux, mais toujours envisagés à l’échelle d’un corpus clos [15]) ; de l’autre (français), on se trouve devant un champ foisonnant de recherches aptes à décrire des situations discursives complexes, mais qui nécessitent, pour être menées à bien, une immersion dans les archives, compte tenu de la difficulté actuelle à rééditer des textes critiques (l’intégrale Bazin continue de se faire attendre et l’on ne peut que regretter l’absence d’édition de textes de Lo Duca, de Jean-Pierre Chartier, de Jean George Auriol, de René Barjavel, de Jacques Bourgeois, de Nino Frank, etc., sans parler de la méconnaissance généralisée de revues comme Cinévie, Cinévogue, Ciné-Miroir, et bien d’autres).

En définitive, ce qui ressort de la lecture de cet ouvrage c’est probablement la nécessité, aujourd’hui, de penser un vaste programme de recherches sur la critique de cinéma, dans lequel les acquis français pourraient profiter à la recherche en Grande-Bretagne, et inversement, bien sûr. Nul doute que, dans une telle perspective, Roud ne soit un « objet » essentiel, incontournable. Car ses écrits paraissent faire de lui un point nodal de la circulation des idées entre la France et le Royaume-Uni. Outre son statut ambigu (mais discuté par Langlois) d’intermédiaire entre le British Film Institute et la Cinémathèque française, Roud participe en effet à la socialisation de notions critiques françaises (« cinéma-vérité », qu’il utilise bien après sa « disparition » du champ français ; « nouvelle vague », qu’il tente d’imposer en français, avant de revenir à « new wave »), en même temps qu’il adopte une position d’observateur lointain, distancié et pour tout dire critique, de certains concepts. Les quelques lignes, dans l’extrait de son ouvrage consacré à Max Ophuls, sur le caractère finalement téléologique et discutable de la « politique des auteurs » appliquée à ce réalisateur — Roud observe que les jeunes critiques des Cahiers du cinéma ont vu le dernier film d’Ophuls, Lola Montès (1955), avant de découvrir ses films antérieurs lors d’une rétrospective de la Cinémathèque française et ont donc lu ces derniers à la lumière du premier, en même temps qu’il fait état du rôle possible des collaborateurs du cinéaste dans la permanence de son style (p. 30) —, précédées d’une analyse très fine du champ critique français de l’époque — les « néo-chrétiens », etc. (p. 29) —, exemplifient parfaitement l’intérêt de cette histoire croisée, attentive aux reprises de notions, à la discussion des hypothèses des autres (on découvre Roud lecteur de Jean Sémolué, de Michel Estève, de Francis Lacassin), donc aux dialogues entre les auteurs et les idées. Si ce livre est une entreprise modeste, il n’en ouvre pas moins des perspectives larges et stimulantes.