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Mon discours d’adieu et d’enfer est d’arracher le fer de mon visage

Denis Vanier

Dès les premières séquences de Melancholia (Lars von Trier, 2011), une planète errante entre en collision avec la Terre et la détruit. Ce prologue en flash-forward annonce deux choses : que la fin du monde est imminente, et que le récit qui suit n’en est pas indépendant. L’ingéniosité de Lars von Trier est d’avoir situé le drame de Melancholia entre deux catastrophes, l’une au début et l’autre à la fin du film, suggérant par le fait même que l’une est à l’origine dudit drame, tandis que l’autre en est la conséquence, ou le symptôme. De fait, les deux parties du film, soit la célébration de mariage à laquelle l’union ne survit pas, puis la plongée de la mariée dans une dépression profonde, sont liées d’une manière fort symbolique à la fin du monde. Cette dernière est bien plus qu’une trame de fond sur laquelle un drame familial se déroule à l’avant-plan. Mais pour comprendre les enjeux symboliques que représente la fin du monde, encore faut-il se demander de quelle fin du monde il s’agit. Est-ce le monde réel qui prend fin, ou est-ce que cette fin du monde représente quelque chose qui participe à notre manière d’être au monde, et qui est malencontreusement laissé pour compte ?

Dans Deuil et mélancolie, Freud (1917) explique que les symptômes mélancoliques surgissent à la suite de l’ébranlement de la relation d’amour qu’un sujet entretient avec un objet, lorsque ce sujet, au lieu de se détacher de son objet pour développer de nouvelles relations d’amour avec un autre objet, s’identifie narcissiquement à l’objet perdu, ce qui déclenche le torrent mélancolique. Ce que nous devons retenir de la structure de la mélancolie, c’est qu’elle se produit en deux temps : un premier événement traumatique survient, à la suite duquel des symptômes se manifestent. Cette structure nous permettra en fait de distinguer entre elles les deux représentations de la fin du monde dans Melancholia et d’interroger ce qui se joue au coeur de l’intervalle qui les sépare. Nous montrerons ainsi que la relation entre l’histoire personnelle de Justine — l’héroïne mélancolique du film — et la destruction du monde implique un tiers qui a été laissé pour compte et qui revient en force.

Comme les symptômes de la mélancolie suivent toujours la perte d’un objet réel ou imaginé, et que, ainsi que le souligne Marie-Claude Lambotte (2011, p. 42-43), « le mélancolique ne peut repérer aucun point d’origine à sa maladie et reste sous le coup d’une déception traumatique provoquée par une perte inconnue, mais qui continue à produire des effets et qui qualifie son rapport au monde », l’analyse doit chercher à découvrir ce qui, dans le film, caractérise cette perte originaire ou, plutôt, ce que représente la première fin du monde. À cet égard, il n’est pas dépourvu d’intérêt de noter au passage que cette représentation de la fin du monde est synthétique, qu’il s’agit d’une image de synthèse, créée de surcroît par un signataire du manifeste Dogme 95, ce qui appuie l’idée que cette fausse image ne doit pas être prise à la lettre et que le sens qu’elle recèle demande à être dégagé. Comme l’analyse d’un film diffère de l’analyse psychanalytique, nous nous abstiendrons cependant de rechercher, dans la petite histoire névrotique de Justine, la source de sa mélancolie. Certes, nous pourrions émettre l’hypothèse que son incapacité à dialoguer avec son père est à l’origine de la perte de son objet d’amour, mais à s’en tenir à ce détail, à la réalité psychologique d’un seul personnage, nous manquerions toute la portée symbolique du film. Nous passerions effectivement à côté du fait que la fin du monde n’est pas mise en parallèle seulement avec la mélancolie de Justine, mais également avec l’histoire de l’art, comme en témoignent les références aux oeuvres de Bruegel, Shakespeare, Wagner, etc. C’est bien plutôt l’allégorie mise en place à partir de la représentation de la fin du monde et de l’histoire de l’art qui doit intéresser l’analyse. Autrement dit, ce n’est pas la représentation de la mélancolie qui importe, mais ce que la mélancolie représente. Il y a un discours dissimulé dans Melancholia, et c’est sa vérité refoulée que nous voulons faire entendre.

Le problème est cependant le même que pour la cure psychanalytique. Comme le constate Jacques Lacan dans son séminaire de 1975-1976, ce type de vérité demeure forcément à l’état de parole sans voix, il n’est qu’un mi-dire :

[…] il n’y a de vérité qu’elle ne puisse que se dire — tout comme le sujet qu’elle comporte — qui ne puisse se dire qu’à moitié, qui ne puisse… pour l’exprimer comme je l’ai énoncé… que se mi-dire [1].

En ce sens, l’objectif de l’analyse présente est moins d’énoncer une vérité catégorique que de retrouver le souffle discret qui menace d’anéantir le monde, c’est-à-dire de déceler le noeud dans lequel tous les éléments du film s’enchevêtrent.

Nous pensons que cet entremêlement correspond à ce que Lacan appelle le « sinthome [2] », soit le quart qui apparaît au croisement entre le symbolique, l’imaginaire et le réel. L’imaginaire de Melancholia, c’est le support même du film, les représentations de la fin du monde, de la mélancolie, la célébration de mariage et l’angoisse devant la menace que représente la planète Melancholia ; le symbolique, c’est le dense réseau signifiant qui se trame entre ces images, ainsi qu’avec les autres oeuvres auxquelles le film fait référence ; et le réel, c’est le dialogue que le sens ouvre avec notre propre monde, notre histoire. Or, ce qui noue ensemble tous ces éléments, ce qui y apparaît comme sinthome, et c’est là l’hypothèse que nous avançons, c’est le nihilisme moderne. Autrement dit, c’est en suivant le fil du nihilisme, depuis son origine cartésienne jusqu’à ses symptômes romantiques, que nous comprendrons comment les différents éléments du film se superposent, et le rendent consistant.

Le premier indice appuyant cette hypothèse se retrouve dans la scène où Justine, après s’être enfermée seule dans un boudoir, remplace des oeuvres modernes par des oeuvres classiques. Cette séquence, qui réactualise à sa façon la querelle des Anciens et des Modernes, suggère innocemment que la mélancolie du film est liée au passage à la modernité. D’autres exemples appuient cette hypothèse, comme la perte des valeurs traditionnelles qui est mise en scène au cours de la première partie, et l’opposition entre Claire (la soeur de Justine) et son mari John, dans la seconde partie, au sujet de la certitude scientifique. De la perte des valeurs traditionnelles jusqu’à la croyance aveugle de John dans les calculs scientifiques, en passant par la querelle entre les anciens et les modernes, il y a un réseau de sens qui nous permet de penser que la mélancolie de Justine, qui débute et s’achève sur une catastrophe symbolique, est moins le symptôme d’un trouble personnel que d’un bouleversement dans notre rapport au monde qui aurait eu lieu lorsque nous sommes entrés dans la modernité.

Selon Martin Heidegger paraphrasant Nietzsche, la notion de nihilisme ne désigne pas seulement la négation de la vie, de la réalité, ou d’une quelconque métaphysique ; elle sert à décrire le mouvement historique dans lequel nous sommes entraînés sitôt que nos valeurs changent :

Le nihilisme dès lors n’est plus un processus historique auquel nous assisterions en spectateurs le voyant se dérouler face à nous, hors de nous, voire déjà derrière nous ; le nihilisme se révèle en tant que l’histoire de notre propre époque, histoire qui lui forme et dégage son propre champ d’action et par laquelle nous sommes requis. Nous ne nous tenons point dans cette histoire comme dans un espace neutre où nous pourrions occuper des points de vue et des positions à notre gré. Cette histoire est elle-même la manière dont nous nous tenons, la manière dont nous marchons, la manière dont nous sommes

Heidegger 1961, p. 72

Le nihilisme ainsi compris concerne strictement la transformation — le processus de dévaluation — des valeurs qui déterminent notre rapport au monde. Un tel bouleversement est inévitable dans des sociétés qui prônent le progrès et qui se développent à un rythme de plus en plus effréné, mais encore faut-il comprendre qu’en dévaluant les valeurs traditionnelles nous risquons tout autant de perdre au change que d’y gagner, car le nihilisme peut nous plonger dans la morosité : « Le nihilisme est donc cette chose étrange, tel un vent mauvais, qui vient saisir le vif en nous forçant à devenir, en dépit de notre résistance, des nihilistes » (Mattéi 2005, p. 3). La fin du monde, quand on la comprend comme la fin d’un certain rapport au monde, d’un certain ensemble de valeurs, n’est pas aussi fatale qu’elle en a l’air, car elle nous offre également la possibilité de donner un nouveau sens à la vie. Cela dit, la fin du monde, ou la fin d’une certaine représentation du monde, est nécessairement brutale. Plus les valeurs sont profondément enracinées, plus leur dévaluation produit un choc.

C’est ce choc que représente en fait la collision entre la Terre et la planète errante qui sert de prologue à Melancholia. Cette allégorie illustre le bouleversement des valeurs, voire le changement de paradigme, qui s’est opéré lors du passage à la modernité. Et toute la représentation carnavalesque du mariage qui suit, séquence où les valeurs traditionnelles sont dévaluées, témoigne quant à elle de l’onde de choc de cette transformation. Au vu de l’éclatement de la famille de Justine, de l’adultère qu’elle commet et de son incapacité à lancer son bouquet de mariée, il est évident que l’héritage culturel et symbolique est devenu impuissant, qu’il a perdu sa force. Or, s’il y a, dans cet héritage, une partie constituante du sujet qui n’est plus reconnue, tout porte à croire qu’elle tâchera, d’une manière ou d’une autre, de revenir. C’est en ce sens que la mélancolie de Justine sera comprise, dans la deuxième partie du film, comme un symptôme de la dévaluation moderne des valeurs. Une mélancolie qui se trouve par ailleurs dans le romantisme, courant auquel von Trier ne cesse de faire référence, ne serait-ce que par l’utilisation de l’accord qui ouvre l’opéra Tristan et Isolde de Richard Wagner. Nous montrerons ainsi que la mélancolie dont Justine est affligée, jusqu’à lui laisser un goût terreux dans la bouche — son plat préféré, le pain de viande, goûte la cendre —, est moins le signe d’un trouble mental que la conséquence symptomatique d’un désenchantement du monde.

L’objet mélancolique du désir

Le postulat sur lequel la présente analyse de Melancholia se fonde veut que l’homme ait perdu autant qu’il a gagné en entrant dans la modernité. Ce passage à la modernité correspond au moment cartésien, moment où nous avons acquis la certitude de notre représentation. Le gain dont il est question, c’est la capacité de déterminer, à l’aide nos propres représentations, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. La perte qui l’accompagne, cependant, c’est la non-reconnaissance, voire l’exclusion, de tous les phénomènes mystérieux qui nous dominent.

Suivant le discours rationalisant de la méthode scientifique, il y a effectivement toute une sphère du réel qui a été séquestrée, soit ce qui échappe au regard objectif et qui affecte néanmoins notre manière d’être au monde. Et s’il y a une chose que la psychanalyse s’est évertuée à faire « voir », et ce, même si elle n’est pas reconnue comme une science, c’est qu’il y a une réalité inconsciente qui se manifeste figuralement à travers des symptômes. Or, l’incapacité objective de reconnaître cette réalité inconsciente n’est pas sans conséquence, car elle entraîne nécessairement une double perte, celle de l’objet a, qui n’est justement pas un objet réel mais l’objet du désir, et celle du grand Autre, dont le plus insigne représentant est sans contredit Dieu.

Ce n’est pas par hasard que Melancholia s’ouvre précisément sur une représentation de la chute des anges, symbole de la perte de la transcendance. La toute première image du film, avant même qu’on ne voie la planète errante, montre sur un fond orageux une Justine au regard tragique derrière laquelle tombent des oiseaux morts. Quand son visage assombri fait place à un énorme cadran solaire, on comprend un peu mieux ce qui a pu porter un tel coup fatal, puisque le cadran solaire a effectivement repoussé les mystères du ciel en mettant à notre portée le mouvement des astres. L’image suivante, le tableau Les chasseurs dans la neige (1565) de Bruegel l’Ancien, met quant à elle en scène la cohabitation, ou la confrontation, de deux modes de vie opposés : celui, plus traditionnel, que représentent les chasseurs, et celui, qui tend vers la modernité, des villageois qui s’adonnent oisivement au patinage. Peint quelques décennies avant la publication, en 1637, du Discours de la méthode de Descartes, ce tableau annonce en quelque sorte les transformations à venir ; ce qui rend d’autant plus significatif le fait qu’il s’enflamme, comme si l’équilibre qu’il représente entre le primitif et le moderne était appelé à disparaître.

Devant la majesté d’un tel prologue, il est difficile de ne pas penser au 125e aphorisme du Gai savoir, « L’insensé », où Nietzsche (1882, p. 169-170) compare l’humanité à une planète qui, depuis la mort de Dieu, ne gravite plus autour d’aucun soleil :

N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne en plein jour et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » […] « Où est allé Dieu ? s’écria-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué… vous et moi ! C’est nous, nous tous, qui sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné une éponge pour effacer tout l’horizon ? Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil ? […] Ne tombons-nous pas sans cesse ? […] N’allons-nous pas errant comme par un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne vient-il pas toujours des nuits, de plus en plus de nuits ? Ne faut-il pas dès le matin allumer des lanternes ? N’entendons-nous encore rien du bruit que font les fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous encore rien de la décomposition divine ?… les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers ! Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu’à ce jour a saigné sous notre couteau… qui nous nettoiera de ce sang ? Quelle eau pourrait nous en laver ? Quelles expiations, quel jeu sacré serons-nous forcés d’inventer ?

Dans cette sévère critique de la modernité, la figure de l’insensé permet à Nietzsche de représenter le désarroi d’une humanité désorientée depuis qu’elle a perdu son soleil, son centre gravitationnel, celui-là même qui l’empêche d’errer vers le néant. Cette perte, faut-il le rappeler, coïncide avec le moment où l’homme s’est détourné de la lumière divine pour allumer ses propres lanternes, celles de la raison :

Le nouveau de l’époque moderne à l’opposé de l’époque médiévale consiste en ce que l’homme prend l’initiative d’acquérir à partir de lui-même et avec ses propres moyens la certitude et la sécurité de sa condition humaine au sein de l’étant dans sa totalité

Heidegger 1961, p. 108

On notera au passage que l’astre qui anéantit la Terre dans Melancholia est justement une planète qui ne gravite autour d’aucun soleil.

Une fois que le monde est devenu représentation, et que nous avons fait de la certitude scientifique l’unique vecteur de la vérité, nos valeurs ont profondément changé. La vérité du monde est devenue objective, et, par le fait même, le discours dominant a forclos les mystères de la vie :

Là où le Monde devient image conçue (Bild), la totalité de l’étant est comprise et fixée comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter, comme ce qu’il veut par conséquent amener et avoir devant soi, aspirant ainsi à l’arrêter, dans un sens décisif, en une représentation. […] L’étant dans sa totalité est donc pris maintenant de telle manière qu’il n’est vraiment et seulement étant que dans la mesure où il est arrêté et fixé par l’homme dans la représentation et la production

Heidegger 1950, p. 81

Si, dans un monde traditionnel, l’homme doit apprendre à coexister avec des forces inconscientes ou irrationnelles qui le dépassent, l’ordre des choses se renverse quand la certitude de la représentation devient l’unique vecteur de vérité. L’homme croit dorénavant connaître le monde, la vie étant réduite à un ensemble de connaissances. Dans cette nouvelle perspective, comme le souligne explicitement Kant (cité dans Gadamer 1994, p. 321), la nature n’est rien d’autre que « la matière régie par des règles ». Voilà donc ce qu’est devenue la vie : un ensemble de règles. Ce qui explique pourquoi la nature tombe dès lors sous l’emprise de l’entendement :

Quand l’homme cherchant et considérant suit à la trace la nature comme un district de sa représentation, alors il est déjà réclamé par un mode du dévoilement, qui le provoque à aborder la nature comme objet de recherche. […] La technique arraisonne la nature, elle l’arrête et l’inspecte, et elle l’arraisonne, c’est-à-dire la met à la raison, en la mettant au régime de la raison, qui exige de toute chose qu’elle rende raison, qu’elle donne sa raison

Heidegger 1954, p. 25-26

C’est précisément cette transition vers un monde où toute chose est « arraisonnée », où tout est justifié par des liens causals, et où il n’y a plus de forces mystérieuses qui nous dominent, que représente le prologue de Melancholia.

Au-delà de la perte du sacré ou de la tradition, ce qui est problématique dans ce passage, c’est le refoulement du tiers, de ce qui agit dans l’ombre. Échappant à la représentation, l’ineffable devient dès lors exclu de la vérité. Le mi-dire de la vérité est forclos. Heureusement qu’il nous reste l’art pour le faire résonner ! En nous assurant de la réalité de l’objet, grâce à la certitude de la représentation, nous nous sommes par le fait même aveuglés à ce que Lacan appelle l’objet a et le grand Autre :

Dès lors, la matière doit être dominée enfin sans qu’on l’imagine habitée par des forces actives ou dotées de qualités occultes. Tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l’utilité est suspect à la Raison

Horkheimer et Adorno 1947, p. 24

Il ne s’agit pas de prétendre que l’objet a et le grand Autre étaient reconnus auparavant, mais de souligner qu’ils avaient la possibilité de s’exprimer, notamment à travers la représentation de Dieu. Et c’est à cela que tient le paradoxe des Lumières : elles obscurcissent le monde tout autant qu’elles l’éclairent !

Ce paradoxe se reflète précisément dans le titre de chacune des deux parties du film : « Claire » et « Justine » ne sont pas que les prénoms des deux soeurs, ce sont également des figures importantes des Lumières, qui sont diamétralement opposées, à savoir Kant et Sade. Claire, c’est l’éclaircissement de l’Aufklärung, tandis que Justine renvoie aux Malheurs de la vertu du marquis de Sade (1791). Von Trier n’est pas le premier à rapprocher ces deux figures, le rapprochement ayant déjà été fait, notamment par Max Horkheimer et Theodor Adorno (1947) dans La dialectique de la raison, ainsi que par Lacan (1963) et, plus récemment, par Slavoj Žižek (2004). Sans insister sur les considérations philosophiques que ce rapprochement soulève, notons simplement qu’il appuie l’idée voulant que l’histoire personnelle de Justine soit mise en parallèle avec l’avènement de la modernité, et que sa mélancolie ne soit pas indépendante du choc qui s’est produit à cette époque.

La danse du retour

Quand le mélancolique perd son objet d’amour, son univers subjectif s’écroule et il n’est pas rare qu’il projette cette catastrophe dans une fin du monde. C’est sur ce point que Paul Denis (2011, p. 756), dans l’article justement intitulé « Ce qui a été perdu à l’intérieur est appréhendé à l’extérieur », constate une affinité entre la mélancolie et la paranoïa, puisque ces deux troubles se déclenchent à la suite d’une perte d’objet :

Dans la mélancolie, c’est autour de l’ombre de l’objet — intériorisée — que le patient se réorganise, reportant l’investissement de ses efforts d’emprise, désarmés par la perte, sur cette ombre pour en ranimer l’éclat.

Ce qui est particulièrement intéressant avec la mélancolie, comparée au deuil, c’est que l’objet perdu n’est pas toujours réel, mais peut aussi être symbolique, ce qui nous permet de penser que la perte des valeurs nihiliste puisse être à l’origine de l’anéantissement du monde subjectif. Et puisque modernité et nihilisme vont de pair, comme l’exprime à sa manière Victor Hugo (1862, p. 535 : « La négation de l’infini mène droit au nihilisme. Tout devient une “conception de l’esprit” »), nous pouvons penser que le désenchantement du monde et la perte de l’infini — qui survient lorsque tout devient une « conception de l’esprit » — seraient à l’origine à la fois de la mélancolie de Justine et, dans une plus large mesure, du romantisme. Notons d’ailleurs que la dévaluation des valeurs est un des symptômes caractéristiques du mélancolique : « Dépourvue de tout relief, la réalité du sujet mélancolique apparaît nivelée, plane, désespérément neutre, au point que tous les objets se juxtaposent sans qu’aucun ne puisse jamais acquérir plus de valeur qu’un autre » (Lambotte 2008, p. 7). Nul besoin d’insister sur le fait que la réalité de Justine est désespérément neutre.

Si on admet que le prologue met en scène la fin d’un certain rapport au monde — la destruction d’un monde où le sacré avait encore une place parmi les hommes — et que cette « catastrophe » coïncide avec le moment cartésien, alors on comprend mieux la dimension carnavalesque de la première partie du film [3]. Le carnaval, comme le souligne Mikhaïl Bakhtine (1965, p. 97), permet justement de concevoir un autre monde : « Pour un bref laps de temps, la vie sort […] de son ornière habituelle, légalisée et consacrée, et pén[ètre] dans le domaine de la liberté utopique. » C’est une célébration où l’ordre symbolique se renverse, ce qu’annonce la première séquence, où la limousine reste prise dans un petit chemin de terre ; lorsque les mariés changent de place avec le chauffeur pour essayer de la déprendre, l’ordre symbolique se renverse pendant un bref laps de temps, puisque les maîtres occupent la place du serviteur. Et il faut insister sur le fait que ce renversement s’opère alors que la limousine, symbole de la décadence moderne, coince là où n’importe quel moyen de transport traditionnel pourrait circuler librement. Ce blocage appuie l’idée que le passage vers la modernité est à l’origine de la mélancolie latente de Justine et du romantisme.

De ce point de vue, toute la cérémonie du mariage, qui rappelle à plusieurs égards Festen (Fête de famille, Thomas Vinterberg, 1998), apparaît comme une caricature nihiliste de la perte des valeurs traditionnelles. L’incapacité de la mariée à lancer son bouquet en est sans doute l’exemple le plus probant, ce geste avorté témoignant de l’impossibilité où elle se trouve de transmettre la tradition. Mais la séquence où Justine se réfugie en pleurs dans un boudoir et se met à remplacer frénétiquement des oeuvres abstraites du xxe siècle par des tableaux figuratifs de maîtres anciens est encore plus éloquente. Cette séquence rend évident le choc entre l’art classique et l’art moderne. Les gestes de Justine traduisent sa volonté de rétablir quelque chose qui a été perdu dans l’art. On pourrait émettre l’hypothèse qu’il s’agit de l’aura que décrit Walter Benjamin (1936), puisqu’il n’est pas étonnant que dans un monde en perte de sacré l’art change ses horizons. L’oeuvre devient objet esthétique, sinon objet de consommation. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Justine, au cours de son mariage, soit promue directrice artistique au sein d’une agence publicitaire. Que l’art soit affilié à la publicité, voilà qui en dit long sur sa décadence. Sur ce point, il est difficile de ne pas penser aux boîtes de conserves d’un célèbre artiste américain…

L’opposition entre la tradition et la modernité qui se dégage de la scène où Justine se retrouve seule dans le boudoir est également dépeinte dans la toile de Bruegel déjà mentionnée, qui reparaît dans cette scène. Un détail de cette toile mérite qu’on s’y attarde ici : c’est la présence des chiens dans le bas à gauche. Le retour dans la civilisation des chasseurs accompagnés par ces bêtes s’apparente à un retour du primitif, du refoulé. La structure du retour du refoulé, dans ce contexte, confirme thématiquement l’hypothèse selon laquelle la mélancolie serait symptomatique d’un refoulement moderne. À l’instar de la limousine qui bloque dans un sentier, il y a quelque chose qui coince, qui ne passe plus. S’il fallait trouver l’origine de ce blocage moderne, on pourrait s’inspirer d’un passage du Malaise dans la culture qui suggère que le développement du « moi » est à la base d’un clivage au sein du sujet :

[…] à l’origine le moi contient tout, ultérieurement il sépare de lui un monde extérieur. Notre actuel sentiment du moi n’est donc qu’un reste ratatiné d’un sentiment beaucoup plus largement embrassant, et même… embrassant tout, sentiment qui correspondait à un lien plus intime du moi avec le monde environnant. S’il nous est permis de faire l’hypothèse que ce sentiment du moi primaire s’est conservé — dans une plus ou moins grande mesure — dans la vie d’âme de nombreux hommes, il se juxtaposerait, comme une sorte de pendant, au sentiment du moi qui est celui de la maturité, dont les frontières sont plus resserrées et tranchées, et les contenus de représentation qui lui conviennent seraient précisément ceux d’une absence de frontières et ceux d’un lien avec le Tout, ceux-mêmes par lesquels mon ami explicite le sentiment « océanique »

Freud 1930, p. 9

Le moi de la maturité auquel Freud fait ici référence, c’est celui de la modernité. Celui dont les frontières représentationnelles sont plus resserrées et tranchées depuis que la certitude scientifique s’est imposée comme nouveau vecteur de vérité. Mais avec le resserrement des frontières de son moi, se pourrait-il que l’homme moderne ait évacué du monde ce qui lui permet de tenir ensemble ?

Ce qui est particulièrement intéressant dans ce passage, et qui nourrit l’analyse, c’est qu’il suggère que la perte d’objet du mélancolique, s’il s’agit du grand Autre, pourrait être liée à la perte du sentiment « océanique ». Et en mettant en parallèle la mélancolie du film de von Trier avec le nihilisme moderne, nous pouvons dès lors penser qu’avec la dévaluation des valeurs qui a accompagné la modernité, quelque chose a souffert, quelque chose d’irrationnel qui est au plus intime de nous. « Quelle eau pourrait nous en laver ? Quelles expiations, quel jeu sacré serons-nous forcés d’inventer ? », s’exclamait l’insensé de Nietzsche (1882, p. 170). Quand le philosophe se demande justement ce que le nihilisme signifie, et qu’il répond tout simplement : « Que les suprêmes valeurs se dévalorisent » (Nietzsche 1888, p. 28), il critique plus précisément l’incapacité de donner vie au grand Autre, de créer de nouveaux soleils autour desquels graviter : « Presque deux millénaires et toujours pas un seul nouveau Dieu ! », s’étonne-t-il dans L’Antéchrist (Nietzsche 1896, p. 62).

C’est cette castration, cette incapacité d’injecter du symbolique dans la vie que Nietzsche reproche à l’homme moderne, qui virevolte de connaissances en connaissances sans pour autant graviter autour de ce qui importe le plus. Il erre de calcul en calcul, et quand il réalise trop tard que ses calculs sont insuffisants pour comprendre la réalité inconsciente qui le domine, il ne lui reste plus qu’à avouer son impuissance. L’affrontement entre Claire et son mari au sujet de la justesse des calculs mathématiques ne signifie rien d’autre. John choisit de se suicider dans l’étable ; à l’inverse des primitifs qui retournent dans la civilisation, il termine ses jours au milieu des bêtes. Contrairement à lui, Justine ne cherche pas à échapper à ce qui la menace, mais s’y accommode. Comme quoi l’unique moyen de dépasser le nihilisme, c’est de revaloriser le monde :

[…] s’il faut détruire, c’est pour créer, s’il faut avoir la force de reconnaître que le monde n’a pas de sens, c’est que cette force est aussi celle de lui en imposer un. Le mot d’ordre est désormais : « Ne pas chercher un sens dans les choses, mais l’y imposer ! »

Ponton 2005, p. 26

S’il faut cependant imposer un sens, ce n’est pas à n’importe quel prix ! Du moins, c’est ce que défend Melancholia. À la fin du film, lorsque Justine construit une cabane magique, elle impose un nouveau sens aux choses, certes, mais elle le fait pour créer un lieu où le mystère — l’ineffable, l’équivoque — peut s’exprimer librement.

Vivre avec la mélancolie, ou l’art d’enchanter le monde

La fonction suprême de l’art, pour le cinéaste Andreï Tarkovski (1984, p. 45-46), c’est de « donner un éclairage, pour soi-même et pour les autres, sur le sens de l’existence, d’expliquer aux hommes la raison de leur présence sur cette planète, ou, sinon d’expliquer, du moins d’en poser la question ». Il faut reconnaître que c’est exactement ce que le film de von Trier réussit à faire, au sens où il nous met face aux mystères qui nous dominent. Et il le fait de belle façon ! À l’instar de Justine qui s’étend nue sous la lune, telle une sorcière païenne qui invoque le désir, Melancholia nous envoûte par ses charmes. On sait, depuis Antichrist (Antéchrist, Lars von Trier, 2009), que le réalisateur danois respecte énormément le cinéaste russe, ce qui nous invite à faire un parallèle, avant de conclure, entre Melancholia et Solaris (Andreï Tarkovski, 1972).

De fait, ce parallèle tient à davantage qu’à la commune citation des Chasseurs dans la neige de Bruegel, puisque l’intrigue, dans les deux cas, s’organise autour d’une planète dont le mystère menace l’humanité. Dans Solaris, des scientifiques sont envoyés sur une station spatiale afin d’observer une nouvelle planète qui engendre d’étranges comportements chez quiconque s’en approche. Dès que les scientifiques arrivent à proximité de la planète inconnue, ils sont effectivement en proie à des hallucinations. Ainsi, lorsque le protagoniste, peu après son arrivée sur la station spatiale, s’allonge pour faire une sieste, il reçoit aussitôt la visite d’Hari, sa femme décédée. Ce n’est pas un hasard si c’est à la frontière du rêve, voie royale vers les processus inconscients, que se manifestent les visites malvenues dans Solaris. Celles-ci sont autant de symptômes, de retours du refoulé, qui accablent les scientifiques — rappelons que l’un d’entre eux se suicide justement à cause de ces manifestations. Dans les deux oeuvres, il y a un sous-texte moderne qui semble être à l’origine de la menace inconsciente des protagonistes.

Dans Solaris, la menace inconsciente est illustrée de manière magistrale dans la scène où la femme du protagoniste, enfermée derrière une porte de fer, se défigure, tel un retour du refoulé, en la traversant. C’est sans doute de là que Justine tient le surnom que lui donne son neveu : aunt Steelbreaker ; elle est celle qui traverse les rideaux de fer, qui s’affranchit de ce qui la contraint, de la limite qui l’empêche d’exprimer ce qui se manifeste en elle. Mais qu’est-ce qui, dans Melancholia, contraint Justine ? Dans la première partie, ce sont tous les contrats symboliques (mariage, travail, famille) qui l’accablent et dont elle doit se libérer pour retrouver sa vitalité. Or, en dévaluant systématiquement tous les liens symboliques qui la rattachent au monde, elle devient morose et sombre dans la dépression, et ce, jusqu’à ce qu’elle fabrique, de ses mains, un lieu imaginaire, empreint de mystère, où des liens symboliques peuvent à nouveau s’enraciner. Ce n’est que lorsqu’elle construit la cabane magique, et qu’elle communie avec sa soeur et son neveu, que la vie retrouve ses enchantements. Le film met ainsi en images la « grande politique » de Nietzsche, qui veut « réenchanter le monde “assombri” par l’idéal moral et redonner à la vie, devenue morne et plate après la mort de Dieu, toute sa chair » (Constantinidès 2005, p. 59-60). Ce n’est pas tant que le film offre une solution contre la fin du monde, puisque la planète Melancholia entre bel et bien en collision avec la Terre, mais il indique néanmoins le chemin à emprunter. En ce sens, Melancholia est, comme le souligne Žižek [4], un film plein d’espoir.

Si, pour vaincre l’arraisonnement du monde, le réenchantement du monde est l’unique option viable, alors von Trier prêche par l’exemple. À l’instar de la cabane magique, son film est une construction imaginaire qui, par son fin maniement de l’héritage culturel, ouvre un espace symbolique où l’ineffable n’est pas évacué hors des frontières serrées de la raison. Ce qu’il y a néanmoins d’étonnant dans le rapprochement qu’il suggère entre le nihilisme, la fin du monde et le réenchantement du monde, c’est la place accordée à la mélancolie : aussi destructrice qu’elle puisse être pour ceux qui en sont la proie, elle devient aussi pour eux paradoxalement féconde, puisqu’elle les conduit à ouvrir un espace symbolique (la cabane magique, l’oeuvre ou la cure) au sein duquel l’objet d’amour, qu’il soit petit a ou grand Autre, pourra être reconnu. La défiguration n’est pas ici uniquement le signe de quelque chose qui, à l’instar d’Hari, se heurte à une porte de fer, mais également celui d’une transformation qui permet au tiers, à ce qui demeure excédentaire, de jaillir. Et c’est seulement quand on considère ce réseau de sens comme le sinthome de Melancholia, son noeud borroméen, qu’on comprend que, pour von Trier, briser le mur du refoulement devient par le fait même l’unique possibilité de dépasser la morosité nihiliste qui caractérise notre époque. Et s’il en est ainsi, c’est probablement parce que ce dépassement crée l’ouverture nécessaire pour que résonne ce qui demeure exclu de la représentation claire et raisonnée.