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I think that naming things is a great part of my craft.

Leonard Cohen, « Duel », hiver 1969

Leonard Cohen et le français : l’histoire d’une rencontre pendant les années 1960

« I’m learning a whole new vocabulary » écrivait Leonard Cohen à John Glassco en janvier 1964, l’année même où il avait reçu le Literary Competition Prize du Québec pour son roman The Favourite Game. Cohen avait rencontré son poète-collègue canadien lors de la Foster Conference en Estrie en octobre 1963. Dans cette lettre, il évoque ses expériences de traducteur à l’occasion de son travail sur le script français d’un film québécois, À tout prendre, réalisé par Claude Jutra. La version « anglaise » est remarquable : Take it all[2] combine les sous-titres anglais des dialogues français (traduits par Cohen) avec l’anglais parlé des monologues intérieurs tels qu’ils apparaissent dans la version originale. Dans la même lettre, Cohen mentionne également qu’il prépare une autre traduction avec Jutra, mais celle-ci n’a jamais vu le jour. Cette collaboration entre le cinéaste québécois et le poète montréalais anglophone constituait sans doute le moment le plus intense de la carrière de Cohen au moment d’« explorer » cette deuxième langue de sa ville natale[3].

Quelle est la place du français dans l’oeuvre littéraire de l’artiste préféré de deux présidents français ? Telle est la question de départ. Elle sera en premier lieu rapprochée du contexte montréalais bilingue concret qui joue un rôle important dans la vie et l’oeuvre de l’auteur, par exemple dans The Favourite Game (1963). Cette analyse débouchera sur la problématique des capacités de la langue en général dans la fiction de Cohen, et notamment dans une nouvelle inédite. Dans quelle mesure la langue est-elle apte à rendre la réalité (et à établir un contact réussi entre un émetteur et un récepteur) et dans quelle mesure sait-elle la modifier (dimension performative du langage) ? Enfin, ces résultats seront confrontés à une lecture de Beautiful Losers (1966). Le défi heuristique auquel l’on est confronté n’est pas moindre : l’« oeuvre » de Leonard Cohen n’est pas seulement extrêmement diverse (littéraire – poésie, romans, théâtre –, musicale, graphique, cinématographique) mais également d’un accès difficile. Un grand nombre des recueils de poésie sont épuisés et sont devenus de véritables collector’s items. D’autres textes n’ont jamais été publiés et sont en partie conservés aux « Archives Leonard Cohen » (ALC) dans la bibliothèque Thomas Fisher de la University of Toronto[4].

Toutefois, il est possible d’y distinguer une tendance claire : la langue française n’apparaît de façon nette que dans l’écriture cohénienne de la première période, soit entre le début des années 1950 et 1967, lorsque le disque Songs of Leonard Cohen paraît et que la carrière musicale de Cohen devient plus importante que sa carrière d’écrivain, qu’il ne délaissera jamais cependant[5]. Par ailleurs, la fin de cette première période coïncide avec l’abandon de la prose. Après Beautiful Losers (1966), Cohen n’a plus jamais écrit de roman[6]. Un facteur important dans cette chronologie concerne l’actualité prégnante du Québec, qui passait par la « Révolution tranquille ». Au cours des années 1960, la société québécoise subissait des modifications profondes à tous les niveaux. Malcolm Reid[7] note que la culture francophone du Québec était en expansion. « Des messages venant du Québec français étaient dans l’air : […] Apprends le français si tu veux vraiment être de cette ville » (Reid, 2010, p. 70). Or, Cohen était parti depuis avril 1960 pour l’île grecque de Hydra mais retournait souvent au Canada et suivait les événements de près. En 1963, il écrivait à sa mère :

Five years ago […] I said that unless the French Canadians got a better deal in this country, there would be violence in the streets. I was in contact with many French nationalists at the time. My remarks were met with general laughter. I am sad but not surprised to learn that my prophecies have been fulfilled[8].

Cinq ans auparavant, Cohen résidait encore à Montréal et avait des contacts réguliers avec des artistes issus des milieux francophones québécois, comme l’artiste peintre Marcelle Maltais[9]. Au mois d’avril de la même année 1963, il s’était déjà prononcé sur la question du nationalisme dans la correspondance avec son éditeur Jack McClelland : « Jack, you know that I will side with French Canada when the Confederation disintegrates. I just want to let my Anglo-Saxon friends know[10] ». Que Cohen ne se soit pas prononcé ouvertement sur cette question n’impliquait donc pas qu’il n’avait pas d’opinion – comme certains l’ont suggéré (cf. Reid, 2010, p. 105 et 113).

Pourtant, en deçà des prises de position politiques, ce n’est pas du tout un hasard si l’écriture de Cohen pendant cette période-là porte les traces des événements bouleversants de l’actualité politique et sociale. L’exemple le plus connu est sans doute Beautiful Losers, un roman qui, selon Frank Davey, est « unambiguously tied to francophone Montreal of the 1960s » (Davey, 2000, p. 13). Dans ses pages de poésie de cette période, Cohen se réfère également à l’actualité, par exemple dans « Queen Victoria and Me » ou dans « Montreal 1964 », deux poèmes repris dans Flowers for Hitler (1964). Celui-ci contient une paraphrase de quelques lignes de W.B. Yeats : « Canada is a dying animal / I will not be fastened to a dying animal / That’s the sort of thing to say, that’s good, / that will change my life[11] ». Dans une nouvelle non publiée, il se sert d’une formulation similaire, quoique plus explicite. « French is all the thing » y énonce le personnage principal de façon énigmatique, et il poursuit un peu plus loin : « Canada is a dying animal. Quebec doesn’t want to be fastened to a dying animal. Amputation, even blind amputation, is indicated[12] ».

Ce rapprochement éphémère mais intense avec le français, provoqué par les circonstances historiques, constitue la raison pour laquelle nous nous concentrerons dans les pages qui suivent sur la production littéraire de Cohen de cette première période. Ceci n’empêche que, dans sa carrière artistique, Cohen a toujours puisé son inspiration dans plusieurs traditions internationales. Ainsi, il se réfère régulièrement à l’imaginaire américain, il cite de nombreuses sources littéraires et religieuses orientales, s’identifie volontiers à la tradition européenne (p. ex. du « chansonnier » français à la Jacques Brel), etc. Toutefois, il n’a jamais caché qu’il est resté avant tout un écrivain montréalais. Cette combinaison entre ancrage local et aspiration internationale a donné lieu à une oeuvre originale. Elle pose des défis considérables aux traducteurs, qui doivent se frayer un chemin entre ces divers points de référence. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur l’histoire des traductions en français de l’oeuvre littéraire pour s’en convaincre. La première traduction de Beautiful Losers, par exemple, a été mise au pilori par Michel Garneau (le traducteur québécois de Cohen) parce que les références montréalaises y seraient mal traduites. Garneau refusait de lire un extrait de la traduction à la radio et préférait faire sa propre traduction… à vue. Un autre exemple constitue le recueil Poèmes et chansons où sur la page couverture il est indiqué qu’il s’agit de poèmes « adaptés » (et non traduits). Mentionnons aussi les traductions des recueils Stranger Music et Book of Longing, qui sont disponibles en deux versions : l’une pour le Québec, l’autre pour la France. Cette histoire des traductions de Cohen – « Cohen en français » – sort du cadre de cet article, où j’analyserai le « français en Cohen ».

Regardons d’abord comment dans son premier roman le français et le bilinguisme montréalais se manifestent.

Le bilinguisme montréalais dans The Favourite Game (1963)

On se souvient de la rencontre pénible du personnage principal de The Favourite Game, Lawrence Breavman, et de son ami Krantz avec un groupe de jeunes francophones dans un dancing montréalais[13]. L’opposition entre les personnages ne concernait pas seulement la langue, mais avait également une portée sociale : « The dancers were Catholics, French-Canadian, anti-Semitic, anti-Anglais, belligerent » (Cohen, 2000 [1963], p. 45). En dansant avec Yvette, une fille francophone, Breavman lie une conversation qui se déroule en anglais :

“Do you come here often, Yvette?”
“You know, once in a while, for fun.”
“Me too. Moi aussi.”
He told her he was in high school, that he didn’t work.
“You are Italian?”
“No.”
“English?”
“I’m Jewish.”
[…] He returned her to her friends. Krantz had finished his dance, too.
“What was she like, Krantz?”
“Don’t know. She couldn’t speak English.”

Cohen, 2000 [1963], p. 46-47

Un peu plus tard, une querelle surgit entre les deux amis et le groupe de jeunes auquel appartenaient les jeunes filles. Là où les quelques mots de Breavman en français-langue étrangère servaient plutôt à établir le contact avec la jeune francophone, la réaction en français-langue maternelle d’un des jeunes souligne la clôture du groupe : « Reste là, maudit juif ! » (Cohen, 2000 (1963), p. 49). Cette scène reflète avant tout une vision de la réalité canadienne des années 1960. Parmi les huit fonctions de l’hétéroglossie littéraire distinguées par Horn (1981, p. 226), deux d’entre elles sont pertinentes pour ce fragment-ci, à savoir caractériser un personnage et accentuer l’illusion de réalité. Toutefois, le bilinguisme sert à produire un effet plus réaliste, sans induire pour autant une véritable réflexion sur la coexistence (ou la confrontation) des deux langues, en dehors peut-être de la distinction langue maternelle/langue étrangère sur laquelle il faudra revenir.

« To speak in names » : vers une conception romantique de la littérature

Il en va tout autrement dans une nouvelle inédite[14], qui fait partie d’un ensemble de textes avec mention « unpublished 1952-1956 ». Malgré l’absence de données paratextuelles, le texte mérite d’être étudié pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la longueur diffère considérablement des autres nouvelles non publiées (quelque 25 pages, tandis que la plupart ne comptent en général qu’une dizaine de pages). Ensuite, il y a ici bel et bien une réflexion poussée sur le bilinguisme.

De quoi s’agit-il ? Le narrateur, Roger Solicer, qui est aussi le personnage principal, est un jeune graduate student à l’Université McGill qui travaille pendant l’été comme surveillant dans une remise à bateaux, dans les Laurentides, près de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson[15].) Il y fait la rencontre d’un couple québécois :

He addressed me in French.

“My name is Pierre Dupuis. And the young lady in the tent, her name is Rachelle Leveque. I hope you do not mind if we share this camp-site with you for the night. We are just going to have some lunch. Would you care to join us?”

He was speaking quite rapidly and my French is not very good. It’s quite possible to grow up in Montreal and not speak any French at all, except the French you are taught in school and that it is only a dull relation of the language spoken in Quebec. I had understood that he wanted to camp for the night but I didn’t get the last question.

“I’m sorry,” I began in English, “my French is very poor. I didn’t understand your last question. Do you speak English?”

He replied in French and spoke very slowly. “Yes I do speak English. I studied it at the university and when I am in Ontario or the United States I speak it. But here, in my home, in my province of Quebec, I prefer to speak my own language. Ici on parle français.” […]

“I hope you don’t mind if I speak in English.” He raised one eyebrow. Evidently he did mind. But, Hell, it was my province too. We hadn’t beaten them on the Plains of Abraham for nothing.

p. 5

La rencontre n’est pas hostile ; elle est décrite par Roger comme un « gentle combat », comme l’illustre d’ailleurs la remarque ironique à la fin du fragment cité. Roger est ébloui par l’apparition de Rachelle. Tout en étant francophone, elle lui parle pourtant en anglais « with only a hint of a French accent ». Pierre et Rachelle sont à l’opposé l’un de l’autre. Deux sexes opposés d’abord, formant un couple, certes, mais dont l’harmonie sera rompue à la fin de l’histoire par une rencontre nocturne amoureuse de Roger et Rachelle. Mais Pierre et Rachelle sont aussi deux natures fondamentalement différentes. Rachelle représente un mode de vie authentique, « naturel » tandis que Pierre apparaît comme le produit d’une culture « factice ». À un niveau linguistique, par exemple, Pierre, tout en maîtrisant l’anglais, parle le français par principe. Rachelle, par contre, se sert de l’anglais de façon naturelle. Pierre « believes in blood and soil and family, you know, things which people hardly ever think about today ». Roger se moque de ces partis-pris et adopte une position relativiste :

“Of course Pierre is right,” I said. “Pierre is right, and the Arabs and their veils are right and the Catholics are right and so are the orthodox Jews who cannot look upon a woman while they are studying. On the other hand, I am happy in the company of the wrong, among the Venus-carvers, among the Botticellis, among the Catulluses and the Henry Millers.

p. 7

En prenant ses distances vis-à-vis de Pierre, Roger se range dans un autre groupe, celui des artistes, notamment ceux qui ont chanté la beauté féminine dans leur art. La réponse de Roger fait la preuve non seulement de son affinité avec (la beauté de) Rachelle, mais elle a également une portée performative : « The speech was spoken to impress her ». La nouvelle montre à plusieurs reprises le lien étroit avec la nature que partagent Roger et Rachelle. Ainsi, dès le début, Roger affirme : « I felt the silent gratitude of the animals around the boathouse who lived off my garbage ». Ou encore, pendant le déjeuner, il offre la couenne du fromage aux animaux et se montre un « Brother human » ou un « St. Francis » contemporain. Pierre, pour sa part, incarne la loi civile : « You ought not to clutter up the woods with garbage ». L’union entre Roger et Rachelle culmine dans la scène nocturne où Rachelle, seule, s’approche de l’eau, s’agenouille, enlève sa chemise pour baigner son visage et sa poitrine dans l’eau. Roger se joindra ensuite à elle.

Mais il y a plus. Dans la description de la scène du déjeuner, Roger remarque : « […] my visitors speaking in French and I in English, and the three of us bound, I think, at least for moments, by a sort of love for each other ». Ce qui est ici encore un constat deviendra le point de départ d’une recherche délibérée d’une union et d’une communication plus spontanée, authentique, naturelle. Étant donné que « la langue » en général (le système linguistique au sens saussurien) appartient moins à la nature qu’à la culture, le personnage principal cherchera une alternative pour échapper à ce moyen de communication factice. Cette quête se déroule en trois étapes.

Première étape : le soir, la langue cède la place au silence – ou à une autre sorte de langage : « We watched the embers and they told stories to us. […] What they were to Rachelle or Pierre I will never know for the night demanded silence and none of us dared talk ». Deuxième étape: c’est de nouveau au silence que Roger est confronté au premier abord lors de la rencontre avec Rachelle au moment où elle baignait son visage et sa poitrine. Toutefois, il se reprend et cherche à trouver un moyen pour s’exprimer :

I did not know what to say. I did not want to speak my own words. I only could think of that hot night in Jerusalem and David. I hoped my voice would not frighten her or frighten me, and I spoke very softly. “And it came to pass in an evening tide that David arose from off his bed, and walked upon the roof of the king’s house: and from the roof he saw a woman washing herself; and the woman was very beautiful to look upon.”

p. 12

Afin de mettre en mots ce qu’il éprouve, Roger recourt à un discours existant, à savoir à l’Ancien Testament et en particulier au deuxième livre de Samuel (chap. 11, v. 2). Il fera la même chose lorsqu’il se retrouvera seul et essaiera de comprendre ce qu’il vient de vivre avec Rachelle en citant une strophe d’un poème de Gerard Manley Hopkins (sans mentionner la référence, d’ailleurs)[16]. Cette dimension intertextuelle est considérée par Linda Hutcheon (1980, p. 15) comme « a formal constant » dans l’oeuvre de Cohen, qui est explicité dès le titre de son premier recueil de poésie Let Us Compare Mythologies (1956). Mais alors que Hutcheon attribue une fonction subversive à l’intertexte (le lecteur serait amené à en inverser le sens, voire à y porter un regard ironique), il occupe ici un rôle éminemment constructif. Le recours à un discours existant a quelque chose de rassurant : l’énonciateur se trouve dans un environnement connu, et non dans une nouvelle situation d’énonciation. C’est exactement le sentiment qu’exprime Michel Foucault dans son célèbre discours inaugural au Collège de France : « Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. » (Foucault, 1971, p. 7).

Dernière étape : après le départ de Pierre et de Rachelle, Roger va voir Lucy, serveuse dans un restaurant, qui lui donne une lettre de la femme avec qui il a rompu. Roger se retrouve de nouveau seul, tiraillé entre une souffrance existentielle et un désir inassouvi pour la beauté :

Suffering. Beauty. Suffering. Beauty. It seemed I had no other words to think with. What a foolish thing to tell Lucy. Of course, go on with me. When would I learn to think in other words? I did not mean suffering. I did not mean beauty. I thought desperately: I must find other words. Suffering. Beauty. Did they mean the same thing to me? I needed another vocabulary. There were rocks I didn’t know the names of. There were machines I didn’t know the names of. I had to learn to speak in names.

p. 22

Que signifie cette dernière phrase ? Le langage possède ici une dimension performative. Son emploi sert à réaliser quelque chose, à savoir la séduction de la femme désirée. Pour y arriver, il lui faut un langage unique : « to speak in names » réfère à la relation univoque entre le langage et la réalité. Le nom est inextricablement lié à la chose qu’il désigne et ne varie pas selon les langues concrètes utilisées. Par conséquent, changer son nom implique plus qu’un changement de surface[17]. Il s’agit d’un acte fondamental, toujours lié à un sentiment de crise[18].

« She was playing with the Name » (Cohen, 1991, p. 223) : comparaison avec Beautiful Losers (1966)

Bref, tout en étant « enraciné » dans une culture montréalaise fondamentalement plurilingue, l’écrivain cherche ici à dépasser ce niveau linguistique concret pour atteindre une manière plus universelle de communication[19]. C’est sur ce point qu’une comparaison avec Beautiful Losers s’impose. Ce roman « expérimental » – dans une lettre à Northrop Frye, l’éditeur Jack McClelland avouait ne pas l’avoir compris[20] – est centré autour d’une « situation narrative » (Scobie, 1978, p. 96 – il n’y pas de véritable développement narratif) impliquant trois personnages : le protagoniste anonyme (« I » [le pronom personnel]), F. et Edith. Un parallèle est établi entre Catherine Tekakwitha, une jeune Indienne du XVIIe siècle, et l’histoire contemporaine d’un ménage à trois composé de deux hommes (F. et « I ») et d’Edith. Après le suicide d’Edith et la mort de F., « I » essaie de reconstruire leur relation afin de mieux la comprendre. Il le fait à travers cette légende indienne. Le livre est divisé en trois parties. Dans « The History of Them All », écrite à la première personne, c’est « I » qui tient la parole. Ensuite vient « A Long Letter of F. » et dans la troisième partie, les identités d’ « I » et F. se confondent et deviennent un.

Stephen Scobie a expliqué en détail que le thème majeur du livre consiste en une déconstruction de plusieurs « systèmes », à savoir « those [systems] of religion, sexuality, politics, history and that general area which Dave Godfrey has called the banal, of which the main sub-systems are pop songs, movies and machinery » (Scobie, 1978, p. 102). Frank Davey, pour sa part, a mis en évidence une tension entre un enracinement local et une aspiration universelle dans ce qu’il appelle le « roman postcolonial » de Leonard Cohen (Davey, 2000, p. 12-23). Il s’étonne même que :

Interpreters of Beautiful Losers have offered little comment about its Quebec setting or the cultural context of its characterizations. They have focussed on the novel’s critiques of history and material ambition and on the apparent transcending of time, cultural specificity, and identity that occurs in its closing pages. […] Yet despite the various thematic elements that emphasize generality, diffusion and transcendence, Beautiful Losers is also closely tied to history – specifically located in time and place, in terms of both its writing and publishing story and setting.

Davey, 2000, p. 12-13

Davey procède alors à une lecture historisante, qui lie les événements intradiégétiques à leur contexte social des années 1960 et considère le roman comme une réponse ferme au nationalisme francophone du Québec pendant les années 1960 (Davey, 2000, p. 19). Il se penche également sur la dimension linguistique du roman, mais d’un point de vue intradiégétique : quelle langue les personnages principaux parlent-ils entre eux et qu’est-ce que cela signifie pour l’interprétation du texte qui se déroule dans un cadre québécois ?

Nous proposons une combinaison des deux approches : comme dans l’article de Davey, c’est le plurilinguisme qui retiendra notre attention, mais celui-ci sera mis en rapport avec la transcendance d’un ensemble de systèmes décrite par Scobie, qui passe toutefois sous silence le système linguistique, alors qu’il mériterait bel et bien sa place dans sa liste.

Face à l’idée générale, signalée plus haut, selon laquelle il y a une relation problématique entre le référent extra-linguistique et les unités de langue (française, anglaise, peu importe ici), le plurilinguisme peut apporter deux réponses différentes.

a) Tout d’abord, le locuteur peut apprendre to speak in names afin d’établir une relation univoque entre langue et référent. En se servant d’une écriture plurilingue, il peut aller à la recherche du « langage pur » au sens qu’y donnait Walter Benjamin : « À travers chaque langue quelque chose est visé qui est la même et que pourtant aucune des langues ne peut atteindre séparément, mais que par le tout de leurs visées intentionnelles complémentaires : le langage pur » (Benjamin, 1923, p. 42). Le commentaire d’Umberto Eco de ce passage est intéressant à propos de Cohen. Selon Eco, cette Reine Sprache n’est pas une langue :

Si nous n’oublions pas les sources kabbalistiques et mystiques de la pensée de Benjamin, nous pouvons pressentir l’ombre, très pesante, des langues saintes, quelque chose de beaucoup plus ressemblant au génie secret des langues de la Pentecôte et de la Langue des Oiseaux, qu’aux formules d’une langue a priori.

Eco, 1994, p. 390

La même remarque serait à faire pour Cohen : son oeuvre se nourrit également d’écrits et de traditions philosophiques et théologiques. Dans Beautiful Losers, ces influences sont manifestes : le roman mérite l’étiquette de « postmoderne » par l’inclusion d’autres textes, genres, langues dans le texte premier. L’histoire parallèle de Catherine Tekakwitha est reconstruite par le biais de citations tirées d’une série de livres dont le narrateur donne les références dans le 43e chapitre de la première partie[21]. Ces citations sont le plus souvent en français, mais également en latin, en grec et même en langue iroquoise. Le plurilinguisme fonctionne ici comme citation (une autre fonction distinguée par Horn), donnant à lire les textes en tant que tels.

La confrontation des langues affecte aussi l’énonciateur même : il s’agit pour lui/elle de (re)trouver un rapport authentique et pur, comme dans le dicton célèbre de Wordsworth « The Child is the Father of the Man » (Sharrock 1958, p. 85) tiré d’un poème où le poète souhaite revivre la spontanéité innocente de l’enfance. Comment la retrouver ? Pour le maître F., c’est la prière qui peut soulager : « Prayer is translation. A man translates himself into a child asking for all there is in a language he has barely mastered » (Cohen, 1991, p. 60). Cette référence à Wordsworth permettrait de qualifier Cohen de « (black) romantic[22] ». Cette étiquette n’est cependant valable qu’en partie. Certes, dans les textes analysés, l’auteur évoque le thème romantique par excellence de la nomination de l’innommable. En tant que poète, il est doté d’un talent que d’autres n’ont pas. Mais la recherche de la langue pure, qui permettrait de « speak in names » ne suffit pas toujours. Cela apparaît dès la première phrase de Beautiful Losers : « Catherine Tekakwitha, who are you? Are you (1656-1680)? Is that enough? ». La réponse est négative et le livre entier relate l’histoire d’une recherche d’une alternative, par le biais d’un travail littéraire. Ce travail ressemble à une forme de violence : il s’agit d’opposer, de confronter, voire de faire éclater l’ordre existant.

b) En deuxième lieu, l’écrivain peut donc procéder à une déconstruction du système linguistique, en opposant et en confrontant des langues différentes. Il s’agit dans ce cas-là d’exposer les langues à elles-mêmes afin de mettre à nu leurs limites, c’est-à-dire de voir ce que la langue peut désigner et ce qui lui échappe. « Foreign languages are a good corset » écrit I à lui-même (Cohen, 1991, p. 68), comme remède pour sortir de l’impasse de l’écriture d’un chapitre qui n’avance pas. Les langues étrangères l’obligeront à penser et à expliciter le rapport entre langue et référent. En effet, à plusieurs reprises, les énoncés plurilingues s’accompagnent d’une traduction, où les différences entre texte original et texte traduit sont mises en valeur, comme il ressort de certaines déclarations telles, par exemple : « Here is another woman buried up to her neck in a drift beside the frozen river, reciting her Rosary in this strange position, and let us remember that the Indian translation of this angelic salutation takes twice as long to say as the French one » (Cohen, 1991, p. 206, nous soulignons). Ou encore la citation d’une des sources françaises sur la vie de Tekakwitha que le narrateur a consultées :

Entre le village, he writes, Entre le village et le ruisseau Cayudetta, Between the village and the brook Cayudetta, au creux d’un bosquet solitaire, in the hollow of a lonely grove, sortant de dessous un vieux tronc d’arbre couvert de mousse, ensuing from beneath an old moss-covered tree trunk, chantait et chante encore de nos jours, sang and in our own day still sings, une petite source limpide, a small clear spring…

Cohen, 1991, p. 71-72

En outre, en s’aventurant dans le pays inconnu des langues étrangères, l’on s’expose à certains dangers, ou plus précisément l’on se rend mieux compte de certains dangers inhérents au langage. Par exemple, la longue lettre de F. (la deuxième partie du livre) est écrite :

[…] in the old language, and it has caused me no little discomfort to recall the obsolete usages. I’ve had to stretch my mind back into areas bordered with barbed wire, from which I spent a lifetime removing myself. However I do not regret the effort. […] I’ve gone too deep in the old language. It may trap me here.

Cohen, 1991, p. 164-174

Le passage du « langage ancien » au « langage nouveau » constitue une forme de traduction intra-linguistique. Dans ce cas-ci, le plurilinguisme ne constitue qu’un moyen concret (parmi d’autres) pour faire « bégayer » la langue en tant que telle. Le livre entier est truffé d’expérimentations linguistiques où l’auteur met la langue elle-même à l’épreuve. Par exemple : la succession illogique de phrases dont les mots sont tous écrits avec des majuscules (partie 1, chap. 17, p. 23 et 38), l’avalanche de mots vides de sens sinon témoignant d’un excès sexuel (partie 1, chap. 25), les variations sur la phrase « God is alive. Magic is afoot. » (Cohen, 1991, p. 167-168, sans doute le passage le plus connu du roman[23]), le jeu avec les conventions typographiques (partie 1, chap. 52) ou l’usage abusif d’onomatopées (passim), etc. L’expression « faire bégayer la langue » vient de Gilles Deleuze qui la considère comme la manière par excellence selon laquelle les grands écrivains procèdent :

Ce qu’ils font, c’est […] inventer un usage mineur de la langue majeure dans laquelle ils s’expriment entièrement ; ils minorent cette langue, comme en musique où le mode mineur désigne des combinaisons dynamiques en perpétuel déséquilibre. […] Cela excède les possibilités de la parole, pour atteindre au pouvoir de la langue et même du langage. Autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale. […] C’est un étranger dans sa propre langue : il ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas. Faire crier, faire bégayer, balbutier, murmurer la langue en elle-même.

Deleuze, 1993 [2002], p. 135-136

En principe, c’est-à-dire dans l’optique de Deleuze, la création de cette nouvelle langue étrangère n’a rien à voir avec la confrontation de plusieurs langues existantes. En effet, l’emploi du plurilinguisme décrit sous a) n’a rien à voir avec la description donnée par Deleuze, qui considère l’écriture plurilingue ici comme une pratique qui ne fait que juxtaposer des énoncés en langues différentes. Par contre, il peut être aussi un moyen pour faire bégayer la langue. Déjà, souvent, les exemples de plurilinguisme cités font plus que juxtaposer, mais s’influencent mutuellement en prétendant être leur traduction. À un moment donné, le contenu du message y fait explicitement allusion : « Inspice et fac secundum exemplar. Regarde, et copie ce modèle. Look, and copy this model » (Cohen, 1991, p. 230). Bref, tantôt, Cohen fait bégayer la langue dans une écriture expérimentale, tantôt il y fait explicitement ou implicitement référence. Que penser, par exemple, du passage suivant où l’agonie de Catherine Tekakwitha est racontée :

At three o’clock in the afternoon the final agony began. On her knees, praying with Marie-Thérèse and several other whipped girls, Catherine Tekakwitha stumbled over the names of Jesus and Mary mispronouncing them. “[…] elle perdit la parole en prononçant les noms de Jésus et de Marie.” But why didn’t you record the exact sounds she made? She was playing with the Name, she was mastering the good Name, she was grafting all the fallen branches to the living Tree. Aga? Muja? Jumu? You idiots, she knew the Tetragrammaton!

Cohen, 1991, p. 223

La langue est mise en valeur de différentes manières : le plurilinguisme renforce l’effet de la citation, le personnage principal se met à bégayer et les mots qui suivent Aga/Muja/Jumu montrent le bégaiement de la langue elle-même. « Prayer is translation », ici aussi. La prière de Tekakwitha fait vibrer la langue. L’activité même de la traduction, dont la juxtaposition des versions originales et traduites dans les passages plurilingues montre les traces, le prouve. Le résultat est une suite de trois mots incompréhensibles, caractérisée ici par la métaphore du Tetragrammaton : le nom de Dieu, c’est-à-dire l’innommable par excellence, celui qui, faute de mieux, est désigné dans le langage par quatre lettres YHWH, « G-d » (sans voyelle).

Trois fonctions du plurilinguisme

Nous sommes parti d’un constat : les circonstances historiques des années 1960 résonnent parfaitement avec l’attention pour le plurilinguisme dans l’écriture de Cohen au même moment. Ainsi, dans The Favourite Game il sert avant tout à évoquer la réalité. Dans la suite de sa carrière, Cohen n’est plus revenu de manière explicite sur cette question « montréalaise ». Peut-être, comme le suggère Malcolm Reid, avait-il trouvé en tant que chanteur un moyen de « franchir le mur entre Anglais et Français » (Reid, 2010, p. 82). Par contre, l’attention pour la capacité du langage (en tant que tel) à s’exprimer n’a cessé de croître. C’est la raison pour laquelle Cohen se sert du langage par le biais d’un jeu intertextuel (dont fait partie le plurilinguisme comme citation) qui lui permet de s’installer dans un discours existant. De cette façon, il réussit à « speak in names », mais la réussite n’est pas toujours totale. Voilà pourquoi il lui faut mettre un autre pas en avant. Il peut défier (faire bégayer) la langue même et Cohen l’a fait nulle part aussi explicitement que dans Beautiful Losers. Le plurilinguisme montre la difficulté de la traduction et les limites du langage en tant que tel. Dans un des premiers rapports de lecture, l’évaluatrice de McClelland & Stewart abordait Beautiful Losers comme « a sort of poem about not being able to write a poem, an attempt to find something to say about not being able to find something to say. We’re locked in the prison of an imagination which can’t find any way out of the world of otherness[24] ». Par le biais du plurilinguisme, le système langagier est attaqué par le biais de ses propres moyens.

Il serait intéressant de voir si Cohen dans la suite de sa carrière littéraire – et musicale ! – a continué à chercher ce que Deleuze appelle l’usage mineur de la langue, « comme en musique où le mode mineur désigne des combinaisons dynamiques en perpétuel déséquilibre. » (Deleuze, (2002) [1993], p. 138). « Bless the continuous stutter » chantera-t-il treize ans plus tard dans The Window