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On aura peut-être remarqué que l’écriture dramatique est généralement le fait de jeunes auteurs. Doit-on s’étonner dès lors que les textes dramatiques qui s’écrivent au présent mettent en scène des personnages qui, en termes sociologiques, reproduisent en miroir les caractéristiques génériques de leurs auteurs et qu’ils privilégient les personnages jeunes qui ont l’avenir devant eux plutôt que ceux qui sont à l’heure des bilans ? L’enjeu du héros est alors celui de « passer au rang de père[1] ». Au risque de quelques raccourcis, on peut ainsi soutenir que le Cid et Tit-Coq sont, de ce point de vue, de la même génération. De même pour Marion De Lorme, Fanny ou Carmen, même si celles-ci doivent plutôt sortir de « la maison du père[2] ». Les personnages féminins écrits par des femmes — pensons à ceux de Carole Fréchette (Béatrice, Violette, Élisa, Hélène, Marie) — sont plus souvent dans la position de sujet à l’identité forte, mais n’en traversent pas moins semblables étapes. Les pièces dont il est question ici mettent ainsi en présence des jeunes adultes, aux prises avec la condition qui est la leur : petits boulots, amours de surface, amitiés bon marché. Il s’agit de portraits, parfois de tranches de vie, qui jamais ne laissent voir l’emprise de leur auteur sur le réel.

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Les pièces antérieures de Fabien Cloutier, Scotstown[3] par exemple, présentaient une structure proche de celle du conte : les anecdotes se succédaient, réunies autour d’un personnage ou d’un lieu pivot, suggérant fortement une instance narrative chargée de distribuer la parole. Pour réussir un poulet[4] (pièce qui a obtenu le Prix du Gouverneur général 2014), créée le 23 septembre 2014 au théâtre La Licorne, dans une mise en scène de l’auteur, renonce à cette structure pour faire place à une action dramatique plus conventionnelle où les personnages sont laissés à eux-mêmes. L’ensemble tourne autour de Steve et de Carl, deux jeunes hommes instables, incapables de conserver un emploi plus de quelques jours et donc d’assumer les responsabilités qui sont les leurs, notamment en ce qui a trait à leurs conjointes et à leurs enfants. Devant eux, deux femmes : Mélissa, l’amoureuse de Steve qui s’échine à servir les clients du restaurant, et Judith, qui passe ses journées sur Internet à regarder des vidéos comiques et idiotes, mais qui sait ou croit saisir les occasions d’affaires qui se présentent. Entre les deux couples, Mario, l’homme d’affaires véreux, propriétaire du centre d’achats, toujours en quête d’employés pour réaliser ses combines douteuses, comme saboter les funérailles d’un client qui n’aurait pas payé ses dettes avant de mourir ou encore, et c’est l’anecdote qui fait tenir la pièce, se lancer dans la contrebande d’huîtres : « Avec vot’ secondaire trois pas fini/On s’entend-tu que/Quand y arrive des occasions/Faut en profiter. » (47) Le voyage fut évidemment trop long, le camion mal réfrigéré, les clients peu satisfaits, de sorte que Steve et Carl se retrouvent encore plus endettés après l’expérience qu’avant. Mélissa n’en peut plus : « Travailler/C’est avoir tant d’heures à faire/Entre telle heure pis telle heure […] C’est s’faire chier mais l’faire pareil. » (71) Rien à faire. Steven ne répond plus au téléphone et Mario propose à Carl de vendre ses deux filles à un souteneur. « C’est réglé, hein ? » (76) Le poulet est désormais bien cuit.

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Le propos de As is (tel quel)[5] de Simon Boudreault, pièce créée au Théâtre d’Aujourd’hui le 11 mars 2014, dans une mise en scène de l’auteur, n’est pas si différent. L’action (car il y a une action) se passe dans le sous-sol de l’Armée du Rachat (!). Saturnin, qui a terminé son baccalauréat en musique classique et qui s’est réorienté en philosophie politique, vient d’y trouver son premier emploi, celui de « trieur de cossins » (13). Il fait la connaissance des autres membres du personnel : les trieuses d’abord, Diane, Suzanne et Johanne ; son assistant, le gros Richard, un ex-joueur en période de désintoxication qui refait les casse-tête reçus pour vérifier si toutes les pièces y sont ; le contremaître, Tony, prêt à fermer les yeux sur les vols de chaudrons pour un pot-de-vin en argent ou en nature. Il découvre les relations de travail, qui distinguent les emplois, les étages (Saturnin est au sous-sol) et même les tablées de repas. Chacun est à sa place et cette place est immuable. Depuis que Saturnin fait les paniers, cependant, les autres étages ne fournissent plus et s’en plaignent, car la circulation des marchandises est trop rapide ; il faudrait jeter plus, recycler moins. Bien naïf le Saturnin, qui tente d’être efficace au travail et de résoudre les problèmes des uns et des autres, offrant conseil ou batterie de cuisine à qui en aurait besoin. Il finit même par devenir employé du mois — c’est la première fois que quelqu’un du sous-sol obtient cette reconnaissance —, à la stupeur de Tony, ex-danseur du 281, réorienté dans le recyclage, mais qui triche depuis vingt ans et qui voit maintenant son autorité sapée. Qu’importe ! Saturnin a été si efficace qu’on va fermer la succursale faute de stock à trier. Il ne lui en coûte rien puisqu’il retourne à l’université sous peu. Mais des autres, qui n’avaient déjà pas grand-chose, qu’adviendra-t-il ?

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Dans une précédente pièce, Sauce brune[6], le même Simon Boudreault écrivait : « Plus les personnages sont près de leurs émotions, plus ils sacrent. » (6) Et il ajoutait : « Faut bien que Dieu serve à quelque chose. » (7) Qu’en est-il alors de la violence verbale qui caractérise Tranche-cul[7] de Jean-Philippe Baril Guérard ? Créée le 4 décembre 2014 à l’Espace Libre, dans une mise en scène de l’auteur, la pièce n’est pas sans rappeler l’humour grinçant d’un humoriste comme Jean-François Mercier, qui adopte le point de vue du personnage violent plutôt que celui de la victime. Bien qu’empruntant des thèmes distincts, les seize tableaux très brefs reproduisent la même situation : un personnage en invective un autre de manière humiliante. Ainsi, une spectatrice déchire le discours lu par l’ouvreuse de théâtre : « C’est plate ce que tu dis. » (12) Il en va de même du critique d’art, qui explique à l’artiste que son oeuvre est laide ; de l’homme qui refuse une invitation parce qu’il n’aime pas son interlocuteur ; de la spectatrice qui considère l’ouvreuse trop grosse et pas assez instruite pour lui parler ; ainsi de suite. Quelques scènes soulèvent des enjeux qui dépassent les relations interpersonnelles et atteignent un certain degré d’absurde : l’annonceur radio qui lie la liberté d’expression à un permis de parler similaire au permis de port d’armes ; l’homme blanc, hétéro et sans enfants qui entend congédier toutes les femmes lesbiennes, autochtones et handicapées s’il obtient l’emploi qu’il postule ; la secrétaire médicale qui offre dans huit mois un rendez-vous à la personne qui va mourir dans trois. Une sorte de danse clôt la pièce, où le spectateur menace l’ouvreuse, puis est menacé par quelqu’un d’autre… jusqu’à ce que les personnages d’origine reviennent en scène.

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On trouve semblable modèle dans le J’accuse[8] d’Annick Lefebvre, pièce créée le 14 avril 2015 au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, dans une mise en scène de Sylvain Bélanger. Admettons qu’il faut avoir un certain culot pour reprendre un titre aussi connoté que celui-ci. Lefebvre met en scène cinq personnages féminins anonymes qui prononcent cinq monologues semblables, tous construits à partir de phrases longues, à tiroirs, qui demandent du souffle, des phrases volontairement difficiles à dire. De cette manière, la comédienne déploie une énergie forte et constante ; la lectrice aussi. Ces personnages n’ont qu’une identité générique et ils sont définis par un verbe : la fille qui encaisse (la vendeuse de magasin), la fille qui agresse (la patronne de petite entreprise), la fille qui intègre (la technicienne en garderie), la fille qui adule (la réceptionniste), la fille qui aime (la travailleuse autonome). Les personnages s’adressent à l’auteure et ils se construisent dans l’opposition, c’est-à-dire que la prise de parole est défensive. Domine le « C’est pas vrai que… », comme si le monologue prenait le contrepied des lieux communs et avait pour fonction de rétablir la vérité. C’est donc l’auteure qui est accusée par ses personnages : « Je suis pas l’hostie de nunuche sans discernement que tu penses que je suis, Annick Lefebvre ! » (50) Dans sa postface à la pièce, Paul Lefebvre commente : « la matrice de ces cinq prises de parole […] est faite d’une rage immense, profonde, à la fois sujet caché et moteur secret de l’écriture. » (83) Paraphrasant Guillaume Corbeil, l’auteure annonce plutôt : « ma pièce pourrait s’appeler Cinq visages pour Annick Lefebvre[9]  » (88). Il y aurait donc là le portrait d’une génération de jeunes femmes en colère, réclamant d’être le sujet de leur propre parole.

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Après Un, Deux et Trois, de Mani Soleymanlou, voici Ils étaient quatre[10], pièce écrite avec Mathieu Gosselin, créée le 9 mars 2015, au théâtre La Licorne, dans une mise en scène de Soleymanlou. L’auteur annonce que, tel Un, « Ils étaient quatre [est] l’histoire d’une soirée, d’une fête » (7). Y sont réunis Jean-Moïse, de Sherbrooke, passionné de musique, d’histoire et de théâtre ; Éric, du Richelieu, acteur de télévision, amateur de chasse et pêche ; Mani, iranien, auteur dramatique ; et Guillaume, beauceron, collectionneur et père de famille. La fête est d’abord une manière de livrer des confidences sur la trentaine au masculin. Les personnages qui ont atteint leurs objectifs professionnels se distinguent de ceux qui végètent ou qui sont fauchés ; ceux qui ont trouvé une forme de stabilité affective, de ceux qui butinent et qui s’ennuient. Chacun a ses raisons immédiates pour fêter bien qu’il s’agisse toujours de fuir quelque chose : la peur de vieillir, la vie familiale… Aussi l’écriture crée-t-elle deux espaces-temps en contrepoint, celui de l’action (parler, fumer, draguer) et celui de la confidence (observer, commenter, discuter). À mesure que la pièce (et la soirée) avance, le temps accélère, les scènes sont plus brèves, voire désorganisées. Les gars sont gelés, prêts à tout et, avant même qu’il se passe quelque chose, l’on sent qu’ils vont le regretter amèrement le lendemain. Les textes de Soleymanlou présentent tous une sorte d’exubérance qui renvoie sans doute davantage au bonheur de dire et de bouger sur une scène de théâtre, seul ou avec d’autres, qu’à la volonté de tracer un réel portrait ou de problématiser une situation. Et je comprends ainsi la volonté qu’il a de laisser les comédiens, qui sont aussi des amis, écrire leur propre rôle, même s’il en résulte parfois une pensée qui n’avance pas. Pour que la fiction devienne argument, il faut que les personnages puissent être autonomes face à leur destin, que l’auteur accepte de les laisser vivre hors de lui au lieu de les enchaîner à son nom et à sa personnalité publique comme à un bouclier protecteur.

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La pièce de Philippe Boutin, Détruire, nous allons[11], présente une construction qui est la complète inversion de la précédente, mais qui produit le même effet. L’accumulation des références agit ici comme un corset restreignant l’autonomie des personnages, dont les actions deviennent prévisibles, comme si l’argument était construit d’avance. Créée le 24 mai 2013, à l’ouverture de la septième édition du OFFTA, sur un terrain de football de Sainte-Thérèse, et premier texte de son auteur — qui l’a écrite alors qu’il était encore étudiant, en vue de « créer le spectacle le plus viril » (130) —, Détruire, nous allons prétend opposer des éléments de la culture populaire (Family Guy, Pulp Fiction, Bronson) aux classiques (Cyrano, Richard III, Caligula). C’est ainsi que la précieuse Félicité tombe amoureuse de Christian et que celui-ci a recours à son frère Claude pour lui souffler des mots d’amour, ou encore que Christian meurt de la main du roi Richard (un handicapé) qu’il avait tabassé dans une bagarre de bar. Tout aussi prévisibles sont le mariage entre Félicité et Richard, sur le corps encore chaud de Christian, la mort par empoisonnement de Félicité (qui a reconnu son erreur envers Claude) et, enfin, l’errance de Richard puis son retour quand la révolte populaire gronde. Il a changé : « Je cherche à être bon, Morgan/Être bon. » (119) On cherche en vain les traces de cette culture populaire annoncée. Peut-être est-ce dû au fait que celle-ci emprunte aux mêmes sources canoniques que l’auteur et que les superficielles références aux accessoires de golf, aux terrasses locales ou aux amours d’enfance ne parviennent pas à masquer que, à travers l’accumulation, le trop-plein d’action dramatique, ne subsiste que la structure de la tragédie shakespearienne.

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Tous ces auteurs sont les héritiers des contes urbains, où ils ont fait leurs classes. La structure du conte informe donc celle de la pièce tout entière, qui juxtapose des monologues et de brefs sketchs à peu de personnages. Doit-on voir en cela le portrait d’une nouvelle génération d’auteurs dramatiques ou seulement un reflet des faibles moyens mis à la disposition des jeunes troupes par les organismes subventionneurs, qui les contraint à une production superficielle et rapide pour consommation immédiate ? On doit reconnaître, chez ces jeunes auteurs, la capacité d’insuffler une énergie nouvelle au langage, au point de fracasser le présent à force de colère et de ressentiment. Mais à quoi sert cette énergie si elle reste à la surface du réel, si elle n’atteint jamais les profondeurs de la réflexion ou la construction de personnages signifiants ? Rien ne vaut alors le conte authentique, écrit par un auteur d’expérience qui est, quant à lui, déjà passé au rang de père et qui ne semble pas trop vouloir fermer sa maison. Telle est L’amour incurable[12] de Louis-Dominique Lavigne, créée le 28 janvier 2010 à l’Espace Libre, dans une mise en scène de Ghyslain Filion, et dont Catherine Cyr écrit judicieusement qu’elle est un « lumineux conte de fées pour adultes » (90). Divisé en douze tableaux suivis d’un épilogue, le conte de Lavigne a comme point de départ l’annonce du père, veuf depuis peu, à ses trois fils : « Je vais mourir ! » (7) Ayant décidé de distribuer son héritage, il impose trois conditions successives : trouver le plus petit chien possible, trouver la toile la plus fine, trouver la plus belle princesse. Chaque fois, les fils partent, chacun par son chemin. L’attention du spectateur est portée sur le plus jeune, qui a rencontré une chatte habillée comme une princesse dans un château isolé. Elle lui offre d’abord un tout petit chien dans une coque de noix, puis une toile presque transparente dans une toute petite boîte et, enfin, elle lui demande de couper sa tête et sa queue. Amoureux, il s’y refuse d’abord, puis lui fait confiance. La chatte était une véritable princesse, ensorcelée autrefois. De retour à la maison, aucun des trois frères ne veut de l’héritage, car chacun tient à sa princesse respective. L’épilogue révèle l’intention véritable du père qui, s’adressant à sa femme décédée, lui annonce à son tour son décès proche « à présent que [s]es fils ont rencontré l’amour fou aussi passionnément qu[’il] l’[a] rencontré avec [elle]. » (86) L’avenir s’ouvre ainsi devant les trois fils, auxquels le père a imposé de sortir de sa maison pour découvrir le monde. La sérénité l’emporte finalement sur toute violence verbale, car l’important est bien de construire l’avenir et non de rester victime du présent.