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Dans « Le contemporain. Autopsie d’un mort-né », René Audet s’interroge sur la pertinence d’étudier le « contemporain » et en propose, entre autres, la définition suivante : le contemporain serait ce qui est du même temps que soi et qui, par conséquent, échappe à l’Histoire pour s’ancrer dans le domaine de l’actualité. Dans cette acception, il « se situe[rait] hors de l’histoire, narrativement parlant », il serait ce qui n’est pas racontable[2]. Ce « défaut de raconter » n’empêche toutefois pas le terme, comme le remarque Audet, de prendre de plus en plus une valeur sémantique et de devenir une « étiquette » désignant une période précise de l’Histoire, période à laquelle se greffent indubitablement un certain nombre de valeurs et de caractéristiques spécifiques. En effet, il suffit de se référer aux nombreux efforts de théorisation du concept même pour constater l’importance grandissante de cette réflexion dans diverses disciplines des sciences humaines[3], y compris les études littéraires qui, assurément, « prennent acte du succès du corpus contemporain et s’attachent à mettre en perspective non seulement la chose mais aussi le mot[4] ».

Cependant, on aurait tort de croire que l’exercice de définition du terme est facile, et que ces différents efforts de théorisation, louables et utiles, constituent un socle solide sur lequel édifier une compréhension de la littérature contemporaine. Du moins, la fréquentation des ouvrages qui abordent ce corpus particulier révèle rapidement que l’emploi du substantif varie généralement d’un critique à l’autre, tout comme les bornes temporelles qui en délimitent l’extension. De même, si c’est par rapport à des événements historiques et politiques ayant des répercussions importantes sur l’imaginaire collectif et les valeurs dominantes d’une société que l’on pose les jalons de l’Histoire, l’étude de la période dite « contemporaine » se pense souvent selon l’idée d’une « constitution », voire d’un « avènement » ou encore – c’est alors la variante désenchantée – sur le mode d’une « rupture », d’une « clôture », d’une « fin » de ce qui a précédé. Autrement dit : un point tournant dans l’Histoire ou la fin d’un épisode de cette Histoire. Or, une fois ce moment déterminé avec plus ou moins de précision, le « contemporain » lui-même (c’est-à-dire la période qui suit un tel moment) demeure toujours difficilement saisissable, dans la mesure où on continue généralement de le penser et de le lire « par » l’Histoire, en termes de rupture ou de continuité avec ce qui précède, favorisant par là une certaine nostalgie du passé qui peut brouiller, en fin de compte, l’appréciation du présent.

C’est donc, peu ou prou, face à cette appréhension si problématique de l’idée même de contemporain que se trouve tout chercheur voulant dresser un bilan ou un panorama de la littérature contemporaine. Rien n’est encore figé ni scellé et, pour parvenir à une synthèse minimale, les études de cas, les inventaires, la mise en valeur d’oeuvres jugées représentatives ou de courants semblant se dessiner avec une certaine netteté sont souvent les voies privilégiées par les critiques. Dans ce contexte, on peut proposer d’emblée que, pour appréhender et étudier la littérature contemporaine, toutes les méthodes seraient pertinentes, à l’exception de l’histoire littéraire elle-même… Cela expliquerait du moins plus aisément la variabilité des formes que prennent les discours sur le sujet : chroniques, blogues, entrevues menées par des journalistes et des critiques, études privilégiant une problématique spécifique ou encore panoramas énumératifs prudents par ceux qui osent offrir une forme de bilan de la production… L’histoire de la littérature québécoise des dernières décennies étant, par définition, en devenir, nous en sommes tous (journalistes, critiques et chercheurs qui veulent saisir « ce qui se fait ») à grappiller et à composer ça et là de « petits récits » et de « petits événements », à repérer les principaux acteurs et personnages qui serviront de support à une éventuelle histoire. Nous sommes donc partie prenante de cette histoire en train de se constituer et l’influençons certainement autant que nous sommes influencés par elle.

C’est pourquoi la réflexion que je veux mener ici est avant tout méthodologique et exploratoire. Sur le mode métacritique, elle vise à présenter quelques hypothèses sur l’état présent de la littérature québécoise, non pas à partir des propos que la critique, au sens large, tient sur elle, mais plutôt en étudiant comment, par des choix méthodologiques et rhétoriques, les critiques construisent un discours sur la littérature québécoise contemporaine susceptible d’en déterminer la réception. Ainsi, à travers un ensemble de textes critiques qui tantôt font de leur objet « le roman contemporain », tantôt se concentrent sur des oeuvres parues au cours des trente-cinq dernières années, certains topoï critiques se mettent en place malgré les difficultés inhérentes à l’exercice de « saisie » du contemporain. C’est cet état présent du discours sur la littérature qui m’intéresse. Il ne s’agira donc pas tant « d’interroger les présupposés de la mise en récit de la littérature québécoise contemporaine et par là même de la fabrication de la borne temporelle de 1980 », comme le fait avec justesse Martine-Emmanuelle Lapointe dans ses travaux récents[5], que de voir comment la critique qui s’intéresse à la littérature québécoise des dernières décennies construit une appréhension particulière du corpus contemporain. On verra que, du consensus difficile autour d’une borne temporelle indiquant un basculement de l’Histoire vers « l’actuel » à la négociation de l’héritage de Pierre Nepveu autour du concept de post-littérature québécoise[6], la critique universitaire contribue, à travers des voi(x)(es) particulières, à « créer » le contemporain, voire à en conditionner l’émergence et la réception.

Ruptures et commencements : 1960 et 1980

Au coeur du récit historique québécois, deux dates constituent des moments de « ruptures » qui, selon les critiques, fondent l’avènement de ce qui est, aujourd’hui, du domaine du contemporain au Québec : 1960 et 1980. D’une part (et pour résumer grossièrement), 1960 marquerait l’avènement de la modernité littéraire (essentiellement représentée par de grandes figures, dont Anne Hébert, Gérard Bessette et Hubert Aquin, mais également déterminée par l’émergence de la « poésie du pays »), tandis que, d’autre part, 1980 marquerait le début du « contemporain ». Hans-Jürgen Greif et François Ouellet expliquent :

Les années 1970 consacrent de nouveaux écrivains, tandis que la fin de la décennie marque le retour du lyrisme et l’essoufflement de l’engagement politique. La défaite référendaire, mais sans doute aussi le malaise existentiel d’une société qui a évacué trop rapidement les valeurs traditionnelles, accentuent ce virage. Ils entraînent le désengagement des intellectuels et des écrivains et valident la promotion d’une écriture de l’intime et du repli sur soi, l’essor d’une écriture postmoderne (phénomène qui caractérise toute la littérature occidentale contemporaine)[7].

Cependant, en pratique, les choses sont rarement aussi simples. En effet, lorsqu’on tente de cerner un discours sur la littérature contemporaine à travers les textes critiques, on se rend bien vite compte que l’une ou l’autre période peut se voir accoler telle ou telle étiquette selon la perspective adoptée par le critique (c’est-à-dire selon le phénomène qu’il entend étudier), mais aussi selon sa position historique, sa situation d’énonciation et ce qu’il considère être le « moment » marquant, le lieu de rupture de « l’Histoire ». Plus précisément, trois cas de figure se dessinent.

1) La rupture de 1980 n’est pas un « début » mais plutôt un « moment », la littérature québécoise étant marquée de part en part par la question identitaire, celle-ci prenant diverses formes d’expression. Ici, il faut évidemment renvoyer à l’essai capital de Pierre Nepveu, L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, en rappelant bien sûr qu’il a été rédigé et publié vers la fin des années 1980, ce qui fait que le « contemporain » dont parle Nepveu recouvre la période de 1960 à 1988. Cependant, malgré cette proximité historique, Nepveu a conscience du « schisme » que représente le tournant de 1980, ainsi que du sentiment de « l’après » qui constituera l’essence de la conscience collective de la période. L’essai va d’ailleurs plus loin que la simple question de l’identité problématique des Québécois, puisque c’est l’identité même de la littérature québécoise qui est l’enjeu fondamental de la réflexion. L’essai de Simon Harel, Le voleur de parcours : identité et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine[8], paru un an après, s’inscrit dans une logique similaire, puisqu’il s’agit aussi, à partir d’une thématique d’ensemble de la littérature québécoise (la formation imaginaire de l’identité québécoise à travers la figure de l’étranger dans le roman), de mesurer en quoi les oeuvres contemporaines s’inscrivent en continuité ou en discontinuité avec ce qui, de ce point de vue thématique, les précède. L’ouvrage de Jacques Pelletier, Le roman national. Néo-nationalisme et roman québécois contemporain[9], constitue un autre exemple probant, puisque, d’une part, le terme « contemporain » s’applique à la période de 1960 à 1990 et que, d’autre part, l’auteur a conscience qu’il se passe quelque chose à la charnière des années 1980, marquées par l’échec référendaire. L’étude de Pelletier, teintée d’un désenchantement certain quant à la question nationale, examine l’oeuvre de trois écrivains (Jacques Godbout, Victor-Lévy Beaulieu, André Major) pour en mesurer les différentes fluctuations au cours de ces trois décennies.

2) Le phénomène observé embrasse la littérature d’avant 1980 mais se perpétue au-delà et constitue de ce fait une caractéristique de la littérature contemporaine. Les travaux de Janet Paterson sur le postmodernisme, par exemple, sont assez typiques de cette tendance, puisque Paterson fait remonter l’éclosion du postmoderne québécois aux bouleversements consécutifs à la Révolution tranquille[10]. Même chose chez André Lamontagne qui, dans son étude Le roman québécois contemporain. Les voix sous les mots, discerne dans la convocation incessante « des mots des autres[11] » un phénomène récurrent dans la littérature québécoise. Son corpus dit « contemporain » comporte ainsi des oeuvres datant de 1970 à 1993, et la modification qu’il voit s’affirmer par l’observation de l’intertextualité découlerait des bouleversements de la Révolution tranquille :

Après l’explosion des années 1960 et la percée du roman québécois sur la scène internationale, le quart de siècle qui suit voit s’écrire en accéléré nombre d’enjeux textuels propres au Québec et se bousculer – ou se rejouer – des mouvements littéraires qui, dans des sociétés séculaires, se sont constitués sur de longues durées : nationalisme et postcolonialisme, modernisme et postmodernisme, déconstruction féministe, écriture migrante, bref, pour reprendre l’hypothèse de Pierre Nepveu, la mort et la naissance de la littérature québécoise contemporaine[12].

3) Les critiques voient une rupture franche après 1980, rupture résultant de la convergence d’un certain nombre de facteurs. Deux ouvrages sont particulièrement emblématiques de cette position. D’abord, le collectif dirigé par Lise Gauvin et Franca Marcato-Falzoni, L’âge de la prose. Romans et récits québécois des années 1980 qui, par son titre, pointe déjà une nouvelle configuration de l’espace littéraire, ce que Gauvin justifie ainsi :

L’âge de la prose, dans les années 80, fait succéder le « je » au « nous », l’intime au collectif, le brouillage des voix aux accords de l’orchestre. C’est l’âge par excellence du récit. Alors que les frontières deviennent de plus en plus floues entre prose et poésie, la poésie se narrativise et l’essai adopte parfois les contours de la fiction. Modifications dans l’horizon des genres donc, qui favorisent le roman et ses alliés[13].

Ensuite, l’Histoire de la littérature québécoise de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, dont la cinquième partie, intitulée « Le décentrement de la littérature (depuis 1980) », propose qu’« à partir de 1980, la littérature au Québec entre dans l’ère du pluralisme[14] ». Les auteurs suggèrent que

le projet qui a défini la littérature québécoise de la Révolution tranquille a débouché, depuis 1980, sur une situation différente où de nouvelles questions se posent. Il ne s’agit plus de se demander si la littérature québécoise existe ou non, comme on a pu le faire au début du xxe siècle à propos de la littérature canadienne-française. C’est plutôt la place de la littérature et la définition de la nation qui sont devenues problématiques, alors même que l’institution littéraire québécoise est plus solidement établie que jamais[15].

En résumé, il y aurait soit une rupture[16] soit un « bougé » à partir de 1980, bien que l’année 1960 et la Révolution tranquille continuent de planer comme une ombre sur la lecture qu’on peut faire du contemporain. De plus, il semblerait qu’au sein de la critique cette rupture ait été très tôt remarquée. On pense aux essais de Nepveu et d’Harel, mais aussi à ce que Gauvin affirme déjà en 1992 à propos de la décennie 1980, « solidement encadrée par deux événements historiques majeurs : le Référendum perdu de 1980 d’une part et, d’autre part, l’échec de l’accord du lac Meech reconnaissant le Québec comme société distincte, en 1990[17] ». Selon Anne Caumartin, cette rupture serait également perceptible du côté des intellectuels et essayistes québécois. Après l’échec référendaire, résume-t-elle, « sortir de sa compétence pour influencer la cité – ce qui se veut le propre de l’intelligentsia – ne se fait plus que timidement » :

Dès lors, on constate dans les essais québécois sinon une rupture d’avec le politique du moins un passage vers le poétique : on délaisse le mot d’ordre mobilisateur, la virulence rhétorique (tributaires de la passion, la colère, l’ironie ou le ressentiment que confesse Belleau) pour adopter un certain lyrisme, pour cultiver plus avant le pouvoir suggestif du symbolisme[18].

Dans l’ensemble du discours critique, le contemporain n’échappe donc pas à une « mise en récit » historique, mais celle-ci s’établit essentiellement sur la décennie 1980 et sur ce qui l’a précédée. Ce faisant, cette décennie devient en quelque sorte fondatrice et déterminante pour la suite des choses, orientant la lecture tout entière du contemporain. Pourtant, comme le remarque Gilles Marcotte, elle pourrait bien avoir des caractéristiques propres qui l’« isolent » :

On ne cesse pas de s’interroger sur les années 80, marquées par la morosité (prétendue) de l’après-référendum ; on se penche sur elles comme au chevet d’un grand malade ; on se désole, on suppute, on cherche désespérément du neuf. Cette décennie se porte comme une génération, isolée pour ainsi dire dans sa propre réalité, éternellement en deuil de ce qui la précède et de ce qui la suit[19].

Héritières de cette « morosité », les décennies subséquentes subiraient presque par défaut leur lien avec cette époque.

En somme, si le tournant de 1980 fait généralement consensus auprès des chercheurs et des critiques d’aujourd’hui, il semble qu’il puisse difficilement se passer de sa « préhistoire », soit celle qui permet d’expliquer en quoi la période actuelle marque son originalité (même si celle-ci peut se concevoir en termes de « pertes »). En d’autres mots, malgré les différentes perspectives présentées succinctement ici, on construit généralement – à de rares exceptions près – sa lecture de la littérature contemporaine québécoise dans un rapport très étroit avec les deux décennies antérieures. Par exemple, selon François Ricard, ce ne serait pas tant les années post-référendaires qui seraient responsables de l’état actuel de la littérature, mais bien ce qui les a précédées :

Au Québec, la période littéraire qui commence vers 1980 et s’étend jusqu’à aujourd’hui [c’est-à-dire le début des années 2000] est précédée par une dizaine d’années de remise en question, voire de démolition pure et simple[20].

Ce serait alors « la littérature elle-même comme art et comme tradition[21] » qui aurait été remise en question, et la période actuelle hériterait de ce désarroi.

« Évolution » de la critique

Malgré ces discours parfois teintés de nostalgie à propos d’une littérature dite « moribonde » depuis 1980 ou encore trop éclectique pour qu’on puisse en déterminer la valeur, un changement de perspective tend à se dessiner peu à peu. C’est du moins ce que donne à penser une certaine évolution de la critique qui se consacre à l’étude de la littérature contemporaine, évolution qui ne se fait toutefois pas par étapes successives, mais bien sous forme de mouvements de pensée, discernables dans le choix des points de vue et des méthodes, eux-mêmes liés à ce que je propose de nommer des « générations » qu’on peut schématiser ainsi :

1) La première « génération », représentée essentiellement par des essayistes tels Nepveu, Harel ou Pelletier, constitue un mouvement critique inaugural de configuration du contemporain par l’étude diachronique de phénomènes qui annoncent une partie de la littérature à venir[22]. Témoins directs des suites de l’échec référendaire, les essayistes ont une conscience certaine de la coupure que constituent les années 1980, mais étudient celles-ci de manière chronologique pour, justement, mettre en relief le changement qui se produit dans la production littéraire. Favorisé par un désir de légitimation de l’ensemble du corpus littéraire québécois – désir encore très prégnant au début des années 1990 –, tout autant que par la recherche d’une spécificité québécoise, le besoin de situer la littérature contemporaine par rapport à une tradition antérieure est manifeste, comme l’est celui de considérer les années 1980 comme un moment stratégique de reconfiguration de l’identité québécoise, identité qui se répercute (ou se donne à lire ?) dans la littérature[23].

2) La deuxième « génération » reprend quant à elle le principe de l’étude en diachronie d’un phénomène particulier mais commence à théoriser davantage le contemporain. Cette approche se démarque donc des études précédentes par un souci plus net de construire un regard théorique sur l’objet littéraire, ainsi que par une volonté de cerner non pas ce que la littérature québécoise a de spécifique, mais bien comment elle s’inscrit dans un mouvement plus global qui est celui de la littérature dite postmoderne. Cette tendance critique participe alors d’un processus de légitimation axé davantage sur l’étude de la composante contemporaine de la littérature québécoise, celle-ci n’ayant plus rien à envier à la littérature française. La réflexion de Robert Dion sur les fictions critiques, les travaux d’André Lamontagne sur l’intertextualité et ceux de Janet Paterson sur la question postmoderne – déjà cités – sont les plus représentatifs de ce courant. De plus, dans ce mouvement de légitimation, la publication de recueils critiques, comme celui des articles initialement parus dans La Presse du journaliste littéraire Réginald Martel[24], ou encore celui des chroniques de Jacques Allard parues dans Le Devoir[25], participe d’une valorisation de la littérature contemporaine mais aussi de sa lecture immédiate[26].

3) La troisième « génération » fait quant à elle cohabiter les considérations théoriques avec la lecture du corpus contemporain de manière à inscrire la littérature québécoise dans la littérature occidentale et à en montrer le caractère universel. Ainsi, il ne s’agit plus de lire la production contemporaine de façon diachronique (dans le prolongement de la production des époques antérieures), mais bien de façon transversale, voire synchronique, par l’étude d’un phénomène particulier représentatif de la période contemporaine dans son ensemble. Ce faisant, cette « génération » rompt plus radicalement avec une pensée et une méthode « historicisantes » du présent, le « récit » du contemporain étant relégué aux marges de la théorie, ou encore dans la prolifération des « micro-récits » qui constituent l’histoire littéraire contemporaine. Les divisions classiques ayant été remises en cause, il n’est guère surprenant qu’on leur en substitue de nouvelles, axées davantage sur des problématiques « qui, sans discrimination, embrasse[nt] plus d’un genre[27] » : « enjeux des genres », questions de « narrativité » ou d’ « autorité narrative », « écriture du corps[28] », etc.

Désormais, la littérature québécoise est un objet d’étude pleinement reconnu et l’analyse de sa composante contemporaine légitime. Autrement dit, les précautions de la première « génération » ne sont plus de mise ici. Cependant, il aura peut-être fallu pour cela que cette littérature elle-même indique la voie à suivre, car, si l’on en croit les critiques, les oeuvres québécoises contemporaines s’inscrivent de plus en plus dans un imaginaire universel, que ce soit par l’emprunt d’intertextes appartenant à la littérature mondiale[29], par son imaginaire dit « migrant », ou encore par ses innovations formelles. Selon Maurice Lemire, « cette orientation du roman résulte moins d’une influence sociologique que d’une certaine intertextualité ». Il propose : « Les romanciers d’aujourd’hui, grâce à leurs études universitaires, imitent les grandes tendances de la littérature internationale[30]. » Mais, plus encore, ce serait par le passage du collectif à l’individuel que la littérature québécoise contemporaine aurait pris pied, justement, dans le contemporain :

Au cours des trente dernières années, la littérature québécoise s’est réellement dégagée des derniers relents du régionalisme, pour atteindre un certain universalisme. […] En abandonnant le « nous » au profit du « je », les écrivains québécois ont renoncé à étaler en public leurs problèmes collectifs, pour recentrer leur attention sur les problèmes personnels qui rejoignent plus directement l’humain[31].

Bref, en s’éloignant de la question nationale et de la seule référence française, écrivains et critiques tenteraient désormais de faire de la littérature québécoise une littérature autonome qui n’a rien à envier à personne, même si, selon certains, cette autonomie n’est pas encore complète, du moins en ce qui concerne le corpus romanesque[32]. Nombreux sont aussi les critiques qui, comme Lemire, sous-entendent que le contemporain advient à partir du moment où la littérature québécoise « s’universalise ». Parallèlement, cette critique est de plus en plus encline à s’intéresser à des phénomènes de la littérature en général et non plus de la seule littérature québécoise, dont il ne s’agit pas pour autant de sous-estimer l’intérêt, mais au contraire de présupposer qu’elle reflète les grandes problématiques qui traversent la littérature mondiale actuelle. Néanmoins, cet aplomb des commentateurs actuels pourrait bien venir de la distance historique dont ils disposent, la décennie fondatrice de 1980 s’éloignant peu à peu et la « fin de siècle » semblant appartenir déjà à l’histoire. Peut-être est-elle désormais racontable.

Une littérature fantomatique : l’héritage de Pierre Nepveu

À la lumière de ces premières observations de et sur la critique, est-il possible de tenter une esquisse de portrait de la littérature québécoise contemporaine ? Oui et non, car, outre les enjeux déjà abordés, le trait le plus saillant de cet ensemble est certainement l’insistance de la critique sur le caractère « protéiforme » et multiple de la production narrative contemporaine[33]. Questions de posture et de proximité, sans doute, jumelées à une certaine crainte des récits totalisants – crainte qui se répercute dans toutes les sphères de l’activité littéraire, y compris la critique[34] –, en plus des enjeux de cette production elle-même qui serait encore et toujours à la recherche de son identité. Comme le note Viviane Asselin :

[T]out porte à croire que la période contemporaine privilégie l’exploration et l’interrogation plutôt que la contestation et l’invention. Peut-être s’agit-il, en définitive, de la raison du malaise actuel : en plus de l’hétérogénéité de la production, qui gêne le geste rassurant de rassembler et d’étiqueter, le roman d’aujourd’hui n’occupe pas, comme par le passé, une position franche…[35]

Cependant, malgré l’éclectisme supposé de la production récente, il n’en demeure pas moins que l’on peut dresser, à partir du discours critique qui tente de la saisir, un portrait assez uniforme de la littérature narrative québécoise contemporaine. En effet, plusieurs tendances communes sont repérées par la critique : best-sellers, romans historiques, romans minimalistes, romans migrants, etc. Du coup, on ne peut s’empêcher de trouver à ce discours une certaine homogénéité, d’autant plus que plusieurs écrivains (ou leurs oeuvres) deviennent des figures de proue de ces courants et, donc, des figures d’élection pour la critique, des incontournables que l’on retrouve dans presque toutes les études : Volkswagen Blues de Jacques Poulin (1984), La vie en prose de Yolande Villemaire (1980), La Québécoite de Régine Robin (1983) et Maryse de Francine Noël (1984), quatre désormais « classiques » de la décennie 1980, auxquels s’ajoutent peu à peu La rage de Louis Hamelin (1989), La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy (1998), etc. Malgré la difficulté d’une synthèse, une liste des « classiques contemporains » s’établit par l’accumulation des critiques et des analyses qu’on leur consacre.

Qui plus est, à part quelques études isolées[36], le discours d’ensemble reprend généralement les propositions de Nepveu, soit le concept de « mort et naissance de la littérature québécoise », soit les différentes figures et les différents courants qu’il identifiait déjà en 1988 comme les principaux vecteurs de la littérature contemporaine : triomphe de la prose sur la poésie, importance de la figure de Jacques Poulin et force symbolique et esthétique de l’écriture migrante[37], trois caractéristiques commentées à de nombreuses reprises. En ce sens, il ne fait pas de doute que, dans le mouvement de constitution d’un discours critique sur le contemporain québécois, l’ouvrage de Nepveu constitue une référence. En effet, l’auteur semble frayer la voie à la critique à venir, non seulement en accordant une légitimité à la production contemporaine (et partant à son étude critique), mais également en donnant plusieurs pistes de lecture qui vont conditionner en grande partie la réception à venir de cette littérature. Ainsi, la célèbre hypothèse d’une littérature post-nationale, et plus spécifiquement « post-québécoise », sera reconduite sous bien des angles par les critiques et théoriciens de la période contemporaine[38] ; elle est validée par la critique universitaire récente (la troisième « génération ») qui inscrit la littérature québécoise contemporaine dans un mouvement plus global de théorisation de la littérature. Dans un contexte de mondialisation, la recherche d’une spécificité québécoise semble en effet perdre de sa pertinence, et l’idée d’une littérature nationale paraît devenir obsolète tout en demeurant d’une paradoxale actualité, comme en font foi les études qui se penchent sur la question[39]. La littérature contemporaine du Québec s’inscrit ainsi de plus en plus dans une réflexion générale où le fait québécois ne se démarque plus de la production mondiale, mais, au contraire, en représente les tendances. Dans ce contexte, si, comme le suggère Lucie Robert, « le syntagme “littérature québécoise” résulte lui-même d’une sorte de synthèse de l’hétérogène, construite par l’histoire », cet adjectif pourrait bien être « en crise » et sa « dissolution » quasi prochaine[40]… Sans souscrire à cette hypothèse alarmiste[41], force est de constater que, pour plusieurs commentateurs, la littérature québécoise est devenue une littérature contemporaine à partir du moment où elle a cessé d’être une littérature nationale[42], mais sans que cela empêche pour autant l’adjectif « québécois » de planer, encore et toujours, comme un spectre familier…

On lira, pour s’en convaincre, l’article volontairement polémique de François Ricard, « Après la littérature. Variations délirantes sur une idée de Pierre Nepveu », dans lequel l’auteur suggère l’idée d’une « post-littérature » qui expliquerait la vitalité de la production actuelle, rendant le contemporain québécois encore plus difficilement saisissable parce qu’il serait non pas le prolongement de ce qui a précédé, mais plutôt le début de quelque chose d’autre, soit ce qu’on pourrait appeler une littérature sans la nation et sans la littérature et qui ne vit que sur un mode fantomatique[43]. D’où, on peut bien le souligner, le caractère un peu nostalgique (bien que Ricard s’en défende) d’une telle prise de position. Mais l’hypothèse, à mon sens, mérite d’être creusée, car ce serait alors une toute nouvelle conception de la littérature qui émergerait à l’époque contemporaine : la littérature non plus comme un monument face auquel on doit se soumettre, mais au contraire comme un lieu hautement « démocratique » où chacun a droit de cité. La littérature québécoise contemporaine serait ainsi un espace de liberté, de foisonnement ; un espace où tout un chacun peut écrire, publier et participer activement, tout en contenant son envers : une perte de qualité de la production et une perte de repères pour la critique, puisqu’elle serait devenue volontairement anarchique sur le plan qualitatif pour laisser place à de nouveaux critères de hiérarchisation (la valeur commerciale ou idéologique par exemple). Qui plus est, cette littérature serait bouillonnante en surface (festivals, associations, militantisme, etc.), mais une grande paix y régnerait à l’intérieur ; c’est le « repos du guerrier », écrit encore Ricard : « Finies les avant-gardes, finies les écoles littéraires, finies les polémiques et les imprécations[44]. »

Reprise de façon moins virulente, l’idée de Ricard semble faire son chemin – ou être cautionnée implicitement par d’autres observateurs. Par exemple, selon Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, la période contemporaine se caractériserait aussi par une certaine effervescence du marché littéraire, alliée à une démocratisation de la littérature en général mais qui irait de pair avec un certain sentiment de perte, une « absence de symbole », une « minorisation » et un « décentrement » de la littérature :

Pour plusieurs, cette absence de symbole ou de « grands auteurs » définit en creux la période qui s’ouvre vers 1980. Celle-ci ne parvient pas à se représenter positivement, comme si elle était privée de repères ou ne se voyait que sur un mode négatif, en accumulant les signes de ce qu’elle a perdu, de ce qu’elle n’est plus[45].

Cependant, si cette idée d’une mort de la littérature québécoise a une postérité indéniable, elle n’est pas toujours perçue de façon négative par la critique. Lise Gauvin, par exemple, se demande :

la plus grande nouveauté de la littérature québécoise récente, cette littérature dite post-nationalitaire, aura-t-elle été de s’inventer, par-delà la question des langues et des langages, une culture et une littérature comme références[46][?]

Références qui, si on en croit André Lamontagne, s’inscrivent aussi au coeur même des textes contemporains où la culture québécoise côtoie d’égale à égale la littérature internationale.

En bref, ce que cette relative homogénéité du discours critique tend à illustrer, à mon sens, est probablement moins la convergence d’une interprétation solidement ancrée dans la réalité que la preuve que toute lecture critique n’est pas exempte d’orientations et d’influences ; c’est surtout à quel point la critique, dans son ensemble, construit son contemporain, en conditionne la réception et peut-être même l’émergence. Dès lors, le discours critique – et particulièrement le discours universitaire – en révèle autant sur une façon de concevoir et d’interpréter l’ensemble de la production qu’il commente (façon qui s’enracine dans son époque) que sur cette production elle-même.

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Au terme de ce parcours métacritique, dont l’objectif premier était de tracer le portrait « réfléchi » de la littérature québécoise contemporaine, plusieurs voies de réflexion s’ouvrent à nouveau. Reprenons-les dans l’ordre. D’abord, en ce qui concerne la frontière du contemporain, on notera que cette seule réflexion évolue elle-même de manière « historique » (ou du moins quasi chronologique), puisque la borne de 1980 continue d’être pensée, discutée et réévaluée depuis la fin même des années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, alors qu’en 1991 Jacques Pelletier voit la défaite référendaire comme le début « d’une longue période de morosité[47] » selon un constat qui semble entériné par de nombreux témoins de l’époque, des chercheures de la « nouvelle génération » dont Anne Caumartin et Martine-Emmanuelle Lapointe – dans le sillage des réflexions de Fernand Dumont, il est vrai[48] – tendent à relativiser la « fracture » constituée par l’événement historique qu’est le référendum de 1980. À preuve, dans son article « Construction et déconstruction d’une borne temporelle. L’année 1980 dans Spirale et Liberté », Martine-Emmanuelle Lapointe conclut que

dans la perspective d’une mise en récit de la culture québécoise, […] 1980 ne marque pas le passage à une ère nouvelle modelée par la fin des idéologies et des grands récits, mais bien le prolongement d’un rapport malaisé à l’Histoire et à la souveraineté[49].

Selon elle, l’année 1980 ne constituerait donc pas « la fin d’une époque », mais plutôt « un trait d’union » – bien que, comme le souligne Lapointe, « nous ne pouvons défendre une telle lecture qu’a posteriori[50] ». Toutefois, ce qui se joue, à une échelle plus globale, est la surdétermination que constitue la décennie 1980. Cette décennie décisive, constitue-t-elle en somme une « fin », un « début », un « tournant », ou n’est-elle qu’un « micro-récit », une « parenthèse » qui serait devenue un prisme déformant pour lire la production ultérieure ?

Du côté des considérations esthétiques et thématiques, ce qui semble le plus probant est que la période dite « contemporaine » – et par extension l’esthétique du même nom – se manifeste à partir du moment où la littérature québécoise cesse d’être un tout « homogène », soit à partir de l’éclosion des littératures migrantes dans les années 1980, mais aussi lorsque des interrogations plus profondes sur le sens à donner désormais à l’expression « littérature québécoise » s’inscrivent dans l’espace critique. On peut à cet effet penser à la polémique suscitée par la conférence de Monique LaRue, L’arpenteur et le navigateur, et plus encore aux questions que soulevait la réflexion de LaRue qui affirmait en 1996 :

Notre littérature a jusqu’à maintenant été l’expression d’un monde commun, d’une expérience commune et relativement homogène, et nous ne nous sommes pas souvent demandé ce qu’était un écrivain québécois. Si, politiquement, nous ne pouvons maintenant penser notre société que comme un monde hétérogène, pluriel, divers et cosmopolite, alors, sur le plan littéraire, quelle sera cette littérature québécoise[51] ?

Les multiples « décentrements » (dont les écritures migrantes ne sont qu’un élément parmi d’autres) viendraient, de plus, cautionner en partie l’idée que la littérature contemporaine est difficile à définir, traversée par une multitude de courants indépendants les uns des autres. Cependant, la question demeure : sommes-nous réellement en présence d’une littérature si hétérogène qu’il est impossible d’en prendre la mesure ? Sur ce point, Dominique Viart, spécialiste de la littérature française contemporaine, s’exaspère du prétendu caractère hétérogène de la production littéraire française actuelle, hétérogénéité que la critique proclame selon lui pour justifier de ne pas s’y confronter :

On le voit, écrit-il, la réflexion critique ne peut finalement proposer que le constat d’une dispersion et souligner le défaut, l’absence de toute théorisation esthétique générale. Sauf à faire de ces recherches dispersées et de cette absence théorique même la caractéristique du temps[52].

Les travaux récents de Mathilde Barraband sur « L’histoire littéraire du contemporain. Un siècle d’une pratique paradoxale (1894-2011) » apportent pour leur part un nouvel éclairage, montrant notamment que la déploration de la dispersion constitue l’un des inévitables topoï du discours sur le contemporain, déjà présents au tournant du xxe siècle :

Mais la réticence critique qui s’exprime à l’égard de l’analyse du contemporain n’est pas le propre de l’époque, tout comme, d’ailleurs, les réserves qui se formulent à l’égard d’une littérature actuelle jugée décadente. Au contraire, on ne peut que remarquer la permanence, jusqu’à aujourd’hui, non seulement de clichés sur la littérature qui se fait (effacement des genres, disparition du grand écrivain, fin des chefs-d’oeuvre, etc.), mais aussi d’a priori sur l’impossibilité de commenter la littérature récemment publiée[53].

Dans ce contexte, on peut certainement parler, pour le contemporain qui nous concerne, d’une certaine démission de la critique, voire d’une forme d’aveuglement, ou mieux d’une myopie qui fait inévitablement partie du geste critique, sans pour autant le rendre caduc.

Cependant, le paradoxe le plus important concerne en fin de compte les rapports complexes de l’étude du contemporain avec la discipline de l’histoire littéraire. Car si, d’une part, les grandes réflexions sur l’épistémologie de l’Histoire ont permis, dans les années 1970, de mettre de l’avant l’inévitable présence du présent et de la subjectivité dans la mise en récit historique[54], un regard attentif sur les travaux qui tentent de cerner les particularités de la littérature contemporaine permet de constater que le présent, à son tour, semble avoir du mal à se penser en dehors du passé. Or lire la période contemporaine dans son seul rapport à l’Histoire amène presque inévitablement à chercher à comprendre ce qui rompt ou ce qui continue, plutôt que ce qui pourrait être nouveau. Ou, formulons-le mieux : la narrativité inhérente à l’histoire littéraire créant ses propres lois, dont celle de la cohérence est sans doute la plus forte, il apparaît que rien ne peut être véritablement nouveau (c’est-à-dire sans passé pour l’expliquer), mais seulement hérité, repensé ou recréé, que ce soit sur le mode de la célébration ou de la réaction – du moins si l’on reste dans une logique du récit propre à l’Histoire. Comme le suggère Viviane Asselin : « Réfléchir en fonction de perte ou de gain revient, somme toute, à ne penser le roman contemporain qu’à la lumière de ce qu’il a hérité d’une littérature tenue comme parangon[55]. » Mais il semble bien que ce soit souvent sur cette cohérence toute linéaire que les critiques de la production contemporaine entendent faire porter leur attention… sans doute parce que raconter nécessite, qu’on le veuille ou non, la présence d’un début et d’une fin.

Quoi qu’il en soit, la somme de tous ces « petits récits » finira bien par former une courtepointe, pour reprendre la belle image proposée par Micheline Cambron qui affirme avec justesse : « Posséder une littérature, c’est exister comme communauté ou comme peuple, raconter l’histoire de cette littérature, c’est témoigner de son existence[56]. » En définitive, malgré les inévitables pièges que tend l’exercice critique, il faut être reconnaissant envers ceux qui osent raconter la littérature au présent, puisque tenter l’expérience de ce récit impossible est une tâche ingrate, mais nécessaire et éclairante.