Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Le mouvement vers l’inclusion scolaire qui prend de plus en plus d’ampleur dans le monde implique un changement en profondeur des pratiques éducatives (Bélanger et Duchesne, 2010; Prud’homme, Ramel et Vienneau, 2011; Rousseau, 2010). Fondée sur le droit à l’éducation pour tous (UNESCO, 1994; 2009), l’inclusion scolaire se veut un processus toujours inachevé qui place les agents d’éducation devant le défi de favoriser la pleine participation de tous les élèves à l’école et à la communauté, de valoriser leurs accomplissements quelles que soient leurs capacités. Même si l’inclusion scolaire prête une attention spéciale aux individus et aux groupes les plus vulnérables et à risque de marginalisation, sur le plan international, elle se veut un mouvement de réforme qui accueille et soutient la diversité parmi les apprenants, et s’applique à réduire les barrières à l’inclusion sociale (Ainscow, Booth et Dyson, 2006).

Pour plusieurs, le succès de l’inclusion scolaire dans le quotidien des écoles repose sur un ensemble de conditions dites essentielles (Rousseau et Bélanger, 2004; AuCoin, Goguen et Vienneau, 2011), parmi lesquelles s’inscrit, sans contredit, la collaboration professionnelle entre les divers intervenants (Friend et Cook, 2010). Par intervenants, on entend l’enseignant, l’enseignant-ressource, l’orthopédagogue, le conseiller scolaire, l’enseignant spécialisé, la direction d’école, l’orthophoniste, le logopédiste, le psychologue, le travailleur social, le physiothérapeute, l’ergothérapeute, et toute autre personne qui contribue à répondre aux besoins différents de l’élève. Les rôles et responsabilités de ces intervenants sont considérés complémentaires et la collaboration entre eux, une nécessité. En conséquence, de multiples politiques et écrits dans le domaine de l’inclusion scolaire les exhortent à la collaboration, discutent les attributs et les conditions d’exercice de celle-ci, et proposent des stratégies pour en promouvoir le développement (Dettmer, Thurston, et Dyck, 2005; Doudin et Ramel, 2009; Knackendoffel, 2005; Éducation Manitoba, 2006; Johnson et Pugach, 1996; Ouellet, Caya et Tremblay, 2011; Porter et AuCoin, 2012; Walter-Thomas, Korinek, McLaughlin et Williams, 2000). Cependant, comme l’affirment Beaumont, Lavoie et Couture (2010), dans tous les pays où une collaboration professionnelle est prescrite, la collaboration désirée ne se concrétise pas d’une manière conséquente au niveau de la pratique. Comment expliquer un tel constat? Quelles dynamiques sous-tendent les modes de collaboration qui s’établissent en contexte scolaire? Comment les divers intervenants conçoivent-ils et vivent-ils la collaboration dans leurs interactions quotidiennes? Comment se développent, se maintiennent ou se transforment les pratiques de collaboration? Il semble que la recherche actuelle mette l’accent sur les modes idéaux de collaboration, mais néglige l’examen attentif des pratiques effectives sur le terrain. Ce problème a été relevé par Friend, Cook, Hurley-Chamberlain et Shamberger (2010), de même que Benoit et Angelucci (2011), dans les études sur le coenseignement, une pratique collaborative centrale préconisée pour favoriser l’inclusion scolaire.

C’est ce souci de prendre en compte ce qui se fait au sein des écoles qui amène les auteurs de cet article à mettre en commun leurs travaux de recherche qui, malgré des contextes, des orientations théoriques et des problématiques qui diffèrent quelque peu, se rejoignent quant à leur apport à l’élargissement de la compréhension du phénomène de la collaboration professionnelle qui se construit, ou ne se construit pas, entre les intervenants engagés dans le mouvement historique vers l’inclusion scolaire. Comme le concept de collaboration s’avère polysémique et recouvre des réalités différentes selon les courants théoriques auxquels les auteurs se réfèrent (par exemple, Friend et Cook, 2010; Johnson et Johnson, 2009; Marcel, Dupriez, Périsset Bagnoud; McEwan, 2003 et Tardif, 2007), nous adoptons, pour les besoins de cette étude, une définition minimale de la collaboration professionnelle qui renvoie à la participation d’acteurs, appartenant à des groupes professionnels différents, aux processus de prise de décision ou d’intervention visant à répondre aux besoins particuliers des élèves.

S’inspirant de l’approche de la métasynthèse décrite par Bondas et Hall (2007), cette étude cerne d’abord la diversité et les similitudes des contextes et des objets concrets d’étude de quatre recherches empiriques qui mettent en lumière des aspects complémentaires de la collaboration professionnelle entre enseignants et autres intervenants, afin d’approfondir la compréhension de ce phénomène comme objet de recherche commun (Davallon, 2004). Nous décrivons ensuite la méthodologie employée dans les quatre recherches et le processus de croisement des regards suivi par les chercheurs, avant d’en présenter les résultats en relation avec les questions spécifiques propres à chacune des recherches et celles guidant l'analyse croisée. Ces résultats conduisent enfin à brosser un tableau des pratiques effectives de collaboration professionnelle sur le terrain, et débouchent sur l’identification de thématiques récurrentes, transversales aux quatre recherches, malgré leurs différences contextuelles et méthodologiques. La discussion qui s’ensuit situe ces analyses en regard de divers courants théoriques, avant de s’intéresser à l’orientation du soutien à offrir pour favoriser une telle collaboration en contexte scolaire inclusif.

2. Contexte théorique

Portés par des valeurs communes, intéressés au développement d’une pédagogie inclusive (Rousseau, 2010; Vienneau, 2002; Plaisance et Schneider, 2009), les quatre auteurs de cet article ont réalisé leurs recherches en Suisse et au Canada. Bien que les contextes structurels et culturels de mise en oeuvre de l’inclusion s’avèrent fort différents d’une recherche à l’autre, tout en présentant certaines similarités, les auteurs portent leurs regards sur les interactions entre enseignants et divers autres intervenants dans l’école comme objets d’études spécifiques.

2.1 Contextes structurels et culturels

Dans les cantons suisses de Berne et de Vaud, où Gremion (2012) et Allenbach (2015) poursuivent leurs recherches, les classes et établissements d’enseignement spécialisé coexistent avec les mesures de soutien aux élèves au sein de l’école et de la classe ordinaire. Les intervenants participent à des processus de signalement qui débouchent, ou non, sur une prise en charge de l’élève en dehors du système d’enseignement ordinaire. L’inclusion scolaire suscite des oppositions actives, entre autres, de la part de certains partis politiques. Par contre, au Manitoba et au Nouveau-Brunswick, les provinces canadiennes où oeuvrent Duchesne (2012) et Leblanc (2011), les classes et institutions d’enseignement spécialisé se sont fermées au cours des dernières décennies. Leur réouverture n’y apparait ni comme un argument sur la scène politique, ni comme une option envisagée dans l’école. Par contre, les lois scolaires de ces provinces permettent encore, par dérogation, les interventions hors classe ordinaire, dûment justifiées par les besoins exceptionnels de l’élève. De plus, bien que les lois et politiques scolaires dans les quatre régions concernées visent à promouvoir l’inclusion scolaire, les changements opérés n’ont pas, jusqu’à maintenant, atteint certains fonctionnements institutionnels : la prestation des services se fait le plus souvent au cas par cas, après confirmation d’un diagnostic; les ressources professionnelles sont attribuées individuellement pour chaque élève désigné; les rapports annuels exigés par les autorités, s’il y en a, concernent principalement le nombre d’élèves suivis et les prestations offertes en fonction de catégories prédéterminées.

2.2 Objets d’études spécifiques

Les quatre recherches constituant la présente étude ont été menées par les auteurs de façon indépendante et portent toutes sur des problématiques particulières reliées aux pratiques effectives de collaboration professionnelle en milieu scolaire.

2.2.1 Rapports entre psychologues et enseignants dans le canton de Berne

Comme premier objet d’étude spécifique, Gremion analyse les rapports entre psychologues et enseignants dans le processus d’orientation des élèves vers des structures séparatives, dans un contexte où un mandat d’expertise est donné au psychologue. Au travers d’un processus historique qui lie étroitement l’histoire de la psychologie scolaire avec celle de l’enseignement spécialisé (Bélanger, 2002; Gateaux-Mennecier, 2000; Michelet et Woodill, 1993; Ruchat, 2003, 2006), les psychologues scolaires sont devenus des acteurs incontournables dans les prises de décisions concernant les mesures d’aide aux élèves et leurs trajectoires scolaires. Dans le canton de Berne, psychologues et enseignants dépendent des mêmes départements de l’éducation et prennent en charge une même population d’élèves. Cependant, depuis l’étude pionnière de Wickman (1928), la récurrence d’une dissymétrie entre l’approche des psychologues qui donnent beaucoup d’importance aux symptômes d’ordre émotionnel et celle des enseignants qui s’inquiètent avant tout des exigences de l’école, est documentée par de nombreux travaux qui montrent que ces regards différenciés sont à l’origine de courts-circuits dans la collaboration entre eux (pour une recension, voir Abella, Gex-Fabry et Manzano, 2001). Comment alors les psychologues vivent-ils la collaboration dans leurs interactions avec les autres acteurs scolaires?

2.2.2 Soutien désiré, soutien reçu par les enseignants des écoles du Manitoba

Comme deuxième objet de recherche, Duchesne s’intéresse aux propos d’enseignants en termes de soutien désiré et de soutien reçu des autres intervenants dans des écoles où tous sont appelés au travail en collaboration. En effet, dès sa création en 1994, la Division scolaire franco-manitobaine (DSFM) adopte le modèle de consultation et de collaboration (Dougherty, 2009; Trépanier et Paré, 2010) pour la livraison des services aux élèves en situation de handicap et en difficulté. Divers intervenants, communément appelés spécialistes, offrent ces services : des psychologues, orthophonistes, physiothérapeutes, ergothérapeutes et travailleurs sociaux, rattachés à la division scolaire, visitent les écoles selon les besoins; plus près des élèves, les orthopédagogues et les conseillers scolaires comptent parmi les membres du personnel de chaque école. Le modèle de consultation et de collaboration, adapté au contexte manitobain dans les années 1980 (Freeze, Bravi et Rampaul, 1989), combine l’offre de services directs de remédiation pour l’élève à un processus de consultation indirect avec son enseignant. En 1996, l’Association des orthopédagogues de langue française du Manitoba promeut ce modèle, en précisant qu’il s’agit d’une démarche systématique de résolution de problèmes, où le partage d’informations et d’idées entre partenaires «égaux» conduit aux prises de décisions concernant les interventions susceptibles de favoriser l’apprentissage autonome chez les élèves. Plus récemment, Éducation Manitoba (2007) confirme la place centrale de ce modèle pour les conseillers scolaires également, lesquels doivent consulter les élèves et d’autres éducateurs, et collaborer avec eux dans le but de planifier les interventions efficaces en vue de promouvoir le développement global des élèves. Les avancées de l’inclusion scolaire ne semblent pas avoir remis ce modèle en question. On peut alors s’interroger sur la façon dont se vit la collaboration ainsi modélisée dans les écoles inclusives manitobaines.

2.2.3 Sens accordé à la collaboration dans les écoles du Nouveau-Brunswick

Comme troisième objet de recherche, Leblanc étudie le sens accordé à la collaboration au sein de dyades d’enseignants-ressources et d’enseignants se côtoyant quotidiennement dans des écoles inclusives du Nouveau-Brunswick. Le modèle mixte de livraison de services en adaptation scolaire dans cette province privilégie l’offre de soutiens tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la classe. Dans les faits, ce modèle comprend des interventions hors classe ou en retrait, réalisées directement par l’enseignant spécialisé, nommé enseignant-ressource, auprès de l’élève en difficulté, et d’autres interventions indirectes auprès de l’enseignant décrites dans les modèles d’enseignant-ressource-consultant et d’équipe stratégique de soutien (Leblanc et Vienneau, 2010; Trépanier, 2005). Une particularité de ce modèle mixte tient au rôle central qu’y occupent l’enseignant-ressource et l’enseignant, deux acteurs clés dans la mise en oeuvre de l’inclusion au sein de l’école. Bien que la collaboration entre eux soit préconisée pour édifier une école plus inclusive (AuCoin et Goguen, 2004; Leblanc et Vienneau, 2010; ministère de l’Éducation du Nouveau-Brunswick, 2010, Porter et AuCoin, 2012), elle demeure peu connue et peu comprise. Il est ainsi légitime de s’interroger sur la façon dont l’enseignant-ressource et l’enseignant perçoivent et vivent cette collaboration, de même que sur les avantages qu’ils y associent.

2.2.4 Développement de pratiques collaboratives à l’école du canton de Vaud

Enfin, comme quatrième objet de recherche spécifique, Allenbach examine le développement de pratiques collaboratives chez des intervenants à l’école du canton de Vaud : psychologues, logopédistes et psychomotriciens, infirmiers et médiateurs scolaires, enseignants spécialisés itinérants, c’est-à-dire toutes les personnes ressources qui interviennent lors de situations particulières ou complexes, pour des élèves de l’enseignement régulier. Dans les quelques recherches portant sur ces professions (Dupanloup, 1998; Moreau, 2006; Thomazet, Ponté et Mérini, 2011), l’évolution des rôles professionnels occupe une place centrale. Les intervenants sont incités à dépasser l’aide individuelle aux élèves et à développer d’autres pratiques que l’on peut qualifier de collaboratives : travail en réseau, soutien à l’enseignant, coenseignement ou interventions en classe, participation à des projets d’établissement, travail sur la relation école-famille, etc. Cette évolution se retrouve dans de nombreux pays, sous l’influence conjointe des apports de la pensée systémique en psychologie scolaire (Curonici et MacCulloch, 1997; Evéquoz, 1984), de la santé communautaire, de la pédagogie inclusive (Rousseau et Bélanger, 2006; Prud'homme, Ramel et Vienneau, 2011), ainsi que d’une approche anthropologique de la définition du handicap (Fougeyrollas, Cloutier, Bergeron, Côté et St-Michel, 1998). Cependant, le cas des intervenants à l’école semble emblématique d’une évolution plus générale constatée en psychosociologie du travail, où le rôle professionnel n’est plus seulement prescrit par la hiérarchie, mais constitue une structure dynamique négociée par les divers acteurs eux-mêmes (Clot, 2006; Maisonneuve, 1993). La diversité des pratiques possibles qui en découle soulève la question du choix entre celles-ci dans chaque situation particulière. Il est attendu que les intervenants s’autodéterminent (Moreau, 2006), s’adaptent, innovent, tout en développant des relations de collaboration avec les acteurs de l’école ordinaire. Mais qu’en est-il vraiment sur le plan des pratiques?

2.3 Questions spécifiques de recherche et objet d’étude commun

Malgré des ancrages théoriques propres à chacune des quatre recherches, et le fait que les concepts centraux de chacune diffèrent quelque peu (collaborations, interactions, pratiques, négociations…), les dynamiques liées aux rôles y font toujours l’objet d’analyse, avec une attention prêtée aux attentes envers les intervenants et au positionnement de ces derniers. Ainsi, ces analyses apportent des éléments de réponse aux questions spécifiques suivantes :

  1. Comment les psychologues scolaires du canton de Berne répondent-ils à ce qu’ils perçoivent comme étant les attentes de l’école et des enseignants dans le processus de signalement des élèves?

  2. Comment les enseignants des écoles inclusives du Manitoba perçoivent-ils leur relation de collaboration avec les autres intervenants en termes de soutien désiré et reçu?

  3. Comment les enseignants-ressources et les enseignants des écoles inclusives du Nouveau-Brunswick conçoivent-ils leur collaboration et les bénéfices qu’ils en retirent?

  4. Comment les intervenants du canton de Vaud négocient-ils et coconstruisent-ils leurs pratiques de collaboration avec les enseignants?

Les réponses à ces questions s’inscrivent dans une quête d’intelligibilité (Barbier, 2009) du phénomène de la collaboration. L’objet d’étude commun aux quatre recherches est en effet d’élargir la compréhension des pratiques de collaboration professionnelle telles que conçues et vécues sur le terrain des écoles. L'analyse croisée vise à cerner les dynamiques qui sous-tendent les vécus de collaboration entre enseignants réguliers et intervenants, et à travers lesquelles se développent, se maintiennent ou se transforment les pratiques de collaboration.

2.4 Processus de croisement des regards

Le croisement des regards sur ces quatre recherches se présente comme un processus de métasynthèse en trois temps (Bondas et Hall, 2007). D’abord, une rencontre des chercheurs révèle un intérêt commun envers l’étude de la collaboration professionnelle et motive des échanges plus ou moins formels sur les résultats des recherches de chacun. Chaque chercheur soumet alors au regard critique des trois autres chercheurs un premier jet d’analyse du phénomène de la collaboration professionnelle à partir de ses propres données de recherche. Dans un deuxième temps, les discussions autour de ces premiers jets permettent de préciser les questions spécifiques à chacune et d’en établir la complémentarité. Chaque chercheur revoit ensuite ses analyses en mettant en veilleuse ses a priori théoriques, selon une approche de théorisation ancrée (Glaser et Strauss 1967/2010). Chacun procède en tenant compte des questions et commentaires reçus des trois autres chercheurs, tout en préservant l’intégrité de ses propres données. Enfin, dans un troisième temps, la mise en parallèle de ces quatre analyses, en fonction des questions fondamentales de départ portant sur les dynamiques qui sous-tendent les modes de collaboration qui s’établissent ou non en contexte scolaire, les conceptions et les vécus de collaboration des divers intervenants ainsi que le développement, le maintien et la transformation des pratiques de collaboration, permet d’élargir la compréhension du phénomène de la collaboration professionnelle, indépendamment des contextes particuliers à chacune des études.

3. Méthodologie

Les quatre recherches constituant cette étude se regroupent autour d’une approche psychosociologique de l’éducation et utilisent des méthodes qui s’inscrivent dans un paradigme qualitatif et compréhensif (Pourtois et Desmet, 1997; Hughes, 1996; Glaser et Strauss, 1967/2010). Les éléments de méthodologie (sujets, méthodes de collecte et d’analyse des données, considérations éthiques) propres à chacune se résument comme suit.

3.1 Sujets et collecte des données

Pour mieux comprendre la façon dont les psychologues scolaires répondent à ce qu’ils perçoivent comme étant les attentes de l’école et des enseignants du canton de Berne, Gremion analyse leur discours recueilli au cours d’une recherche plus vaste portant sur le processus de signalement des élèves (Gremion, 2012). L’enquête comprend une observation de près de deux ans (2006-2007) dans l’école et une collecte de données qualitatives de diverses sources (journal de terrain, informations obtenues d’entretiens informels, par téléphone ou courriel, entretiens formels transcrits, documents officiels). Les données incluent dix ans de signalements initiés par les enseignants d’une école primaire, en vue d’orienter les élèves hors de la classe ordinaire. Sur les 520 signalements, 357 sont accompagnés de rapports rédigés par 20 psychologues ou leurs assistants, travaillant tous dans un même service de psychologie scolaire (SPS). Suivant l’approche interactionniste, l’analyse procède par recoupement et confrontation des données provenant des diverses sources en guise de triangulation.

De son côté, pour connaitre les perceptions de soutien désiré et reçu par les enseignants du Manitoba, Duchesne jette un second regard aux données d’une enquête sur les défis et besoins reliés à l’inclusion scolaire, réalisée en 2002, auprès du personnel de la Division scolaire franco-manitobaine. Ces données ouvrent une fenêtre sur un moment particulier du mouvement vers l’inclusion scolaire qui, au Manitoba, s’étend déjà sur plus de deux décennies (Duchesne et AuCoin, 2011). Les données proviennent d’entretiens semi-dirigés avec des groupes de 2 à 10 enseignants, de maternelle à 4e année, oeuvrant dans 12 écoles différentes. Les participants avaient reçu au préalable les thèmes de discussion approuvés par la division scolaire et leur syndicat. Il s’agissait donc de discuter 1) de leurs expériences récentes ayant posé des défis particuliers en classe; 2) des contenus de formation désirés pour mieux relever ces défis; 3) des domaines prioritaires pour un soutien accru. Les entretiens se sont tenus pendant les heures de classe, la division scolaire défrayant les coûts de remplacement pour les enseignants se portant volontaires. Le chercheur a dirigé les entretiens de groupe en présentant brièvement les thèmes et en donnant l’occasion à chaque participant de s’exprimer avant de passer au thème suivant.

3.2 Analyses des données

Le second regard dont il est ici question, inspiré de l’approche de la théorie enracinée (Glaser et Strauss 1967/2010; Dionne, 2009), implique plusieurs relectures des transcriptions des propos des participants, après quelques années de recul, et une recatégorisation des unités de sens pertinents, jusqu’à saturation, en fonction de deux sous-thèmes émergents portant sur les perceptions de soutien désiré et soutien reçu reliés au thème général de la collaboration professionnelle. Étant donné la situation de groupe, l’analyse se fait de façon globale, les répétitions et les accords inévitables entre participants sur un même sujet étant tous classés dans une même unité de sens. Les multiples relectures permettent d’estimer d’une manière globale si les perceptions sont partagées par une majorité ou une minorité de participants.

Pour savoir comment les enseignants ressources et les enseignants conçoivent leurs relations de collaboration, Leblanc a entrepris une étude multi cas auprès des professionnels concernés. Dix participantes, regroupées en dyades constituées chacune d’une enseignante-ressource et d’une enseignante (du primaire) ont pris part à l’étude. Chaque dyade représentait un groupe naturel, ses membres travaillant déjà ensemble avant leur implication dans le processus de recherche. La collecte de données a été faite par entretiens semi-dirigés avec chaque dyade et la rédaction, par les participantes, d’un carnet réflexif sur leur vécu de collaboration. Ainsi, un total de 10 entretiens, de 45 à 90 minutes chacun, a été réalisé en deux temps, à l’hiver et au printemps 2007. Les premiers entretiens ont permis aux participantes de s’exprimer librement sur leur vécu de collaboration. Lors des deuxièmes entretiens, les discussions ont été dirigées vers l’explicitation et la validation de thèmes abordés lors des premiers entretiens et vers certains thèmes généraux découlant du cadre théorique de la recherche. Pour ce qui est du carnet réflexif, un total de 16 carnets, d’environ 300 mots chacun, a été rédigé par les participantes. L’analyse de ces données, guidée par la méthode de la théorisation ancrée (Paillé, 1994) a favorisé l’émergence de catégories qui, par la suite, ont été mises en relation et modélisées.

Enfin, pour comprendre comment les intervenants négocient et coconstruisent leurs pratiques collaboratives avec les enseignants, Allenbach a tenu, de novembre 2010 à mai 2012, un entretien de type compréhensif (Kaufmann et de Singly, 2008) suivi d’un entretien d’explicitation (Vermersch, 2008), avec chacun de treize intervenants de six professions différentes (psychologue, logopédiste, psychomotricien, infirmier et médiateur, tous en milieu scolaire, et enseignant spécialisé itinérant). Ceux-ci ont été sélectionnés à la suite d’une recherche préalable (Allenbach, 2015) ayant mis en évidence qu’ils avaient développé une variété de pratiques collaboratives.

3.3 Analyses des données

Les résultats se révèlent au croisement de trois modes d’analyse : analyse de contenu par catégories émergentes sur l’ensemble des données, analyse structurale greimassienne (Piret, Nizet et Bourgeois, 1996; Paillé et Mucchielli, 2012) et analyse de cas, puis intercas.

3.4 Considérations éthiques

Signalons enfin que les quatre recherches ont été menées dans le respect des règles d’éthique de la recherche sur les êtres humains, selon les modalités en vigueur dans leurs juridictions respectives. Des mesures ont été prises pour assurer la confidentialité et l’anonymat des participants, leur consentement éclairé, incluant leur droit de retrait sans préjudice, de même que pour minimiser les inconvénients de la participation à la recherche. Les certificats d’éthique appropriés ont été obtenus des institutions d’appartenance des chercheurs. Pour Allenbach, Gremion et Leblanc, l’utilisation des données pour cette métasynthèse se situe dans le prolongement des travaux associés à la rédaction de la thèse de doctorat et des publications qui y sont normalement prévues. Quant à Duchesne, aucune restriction formelle dans l’utilisation des données n’a été faite au moment de la collecte originale de celles-ci en 2002. Toute la documentation contenant des informations d’identification des participants a été détruite, comme prévu, et il n’est plus possible de retracer ces derniers.

4. Résultats

Les résultats sont présentés ci-après en fonction des quatre questions spécifiques de recherche et de leur analyse croisée.

4.1 Psychologues face aux attentes des enseignants et du milieu scolaire dans le canton de Berne

En principe, le psychologue scolaire suisse dépend du département de l’Instruction publique, mais pas directement de l’école. Aussi, n’a-t-il aucun compte à rendre aux autorités scolaires : direction, inspecteur ou commission scolaire. Dans le canton de Berne, le Service de psychologie scolaire (SPS) est mandaté au travail en collaboration avec les parents, l’école et les autres partenaires, en offrant des consultations et des traitements psychothérapeutiques. Pour les enseignants, la place du psychologue est celle d’un consultant extérieur. Cette position en marge lui assure une certaine autonomie, mais le prive du même coup de toute action ou de tout pouvoir légitime d’intervention dans ou sur l’école.

On n’est pas une autorité scolaire… on n’est pas habilité comme les commissions scolaires à se prononcer sur la pédagogie (…) Par contre, on peut faire des suggestions, sur un plan pédagogique, on peut faire des propositions… Ça fait partie peut-être des choses qu’on ne peut pas mentionner mais… on peut l’avoir en tête

Entretien avec OT, psychologue

Parce que l’élève en difficulté lui est adressé sur proposition de l’enseignant, par l’intermédiaire des parents, parce que les rapports qu’il rend n’ont pas force obligatoire mais légitiment les décisions de l’école, le rôle du psychologue se restreint généralement à confirmer le diagnostic posé par l’enseignant, à soigner l’élève, à aider sa famille, sans interroger ni l’institution, ni l’enseignant.

…dans l’ensemble, nous on est un peu un service, dans certaines situations, on est un service alibi. On est un service de justification de l’école aussi. Je ne devrais pas le dire que comme ça, parce qu’il y a quand même des enseignants qui sont collaborants

Entretien avec NC, psychologue

Pris entre les attentes de l’école et celles des parents, entre ses projets thérapeutiques et son mandat scolaire, entre son rôle de soignant et son rôle d’évaluateur, le psychologue se trouve souvent contraint à des stratégies d’évitement ou de négociation plus que de collaboration avec les acteurs de l’école. L’examen des données met en évidence cinq stratégies : allégeance à l’école, retrait et décharge de ses responsabilités, calmer le jobard, opposition à l’école et coalition avec les familles de classe moyenne.

4.1.1. Allégeance à l’école

Le psychologue rend une décision conforme aux attentes de l’école et désigne l’élève comme étant en difficulté. Dans ce cas, par son rapport, et pour arranger l’école, le psychologue cautionne la décision scolaire, soit parce qu’il est en accord avec elle, soit pour ménager la relation de confiance avec les enseignants.

Mais si les enseignants disent que ça ne va pas, que c’est pas possible de les garder dans la classe, si tu dis non, inconsciemment, l’enseignant ou le suivant doit démontrer qu’il n'y avait pas d’autres solutions que celles qu’ils proposaient. Si on n’a pas pu les rallier à notre cause, on prend le risque d’arranger l’école

Entretien informel avec NC, psychologue

4.1.2. Retrait et décharge de ses responsabilités

Pour éviter un conflit ouvert avec l’école, le psychologue rend un rapport qui cautionne la décision scolaire, mais indique clairement qu’il ne fait qu’entériner une décision prise par les enseignants.

Sur demande de l’enseignante, Mme T, la situation scolaire de l’enfant a été discutée avec les parents au SPS [Service de psychologie scolaire]. Comme les parents sont d’accord avec le transfert en classe spéciale, nous n’avons pas jugé utile, pour le moment, de faire un examen plus approfondi de l’enfant. Nous restons à disposition des parents et des futures enseignantes pour discuter de son évolution au sein de sa nouvelle classe

Dossier L5, rapport de BB, psychologue

4.1.3. Calmer le jobard

Goffman (1990) propose cette expression pour décrire l’attitude qui consiste à consoler celui qui perd et à rendre acceptable la situation de celui qui se sent floué. Ainsi, tiraillé entre les attentes des enseignants et celles des parents, parfois pris de vitesse, le psychologue assume un rôle de modérateur. En offrant appui, soutien ou médiation, il tente alors de rendre acceptables des décisions d’orientation difficiles à consentir pour des parents. Parce qu’il sait les enseignants déterminés à ne plus garder l’élève dans leur classe, le psychologue s’emploie à convaincre les parents en les rassurant, en leur expliquant les avantages du passage par une classe spéciale et en leur promettant que la situation sera réévaluée plus tard, promesse sur laquelle il n’a aucune prise.

Ainsi, en m’appuyant sur ces diverses observations, je propose donc l’entrée en classe spéciale en gardant à l’esprit la possibilité ultérieure d’un transfert dans le circuit habituel. La mère de B est d’accord avec cette proposition après avoir longuement hésité

Dossier B4, second rapport de JG, psychologue

4.1.4. Opposition à l’école

Lorsque le psychologue perçoit que les attentes de l’école vont par trop à l’encontre de ce que lui-même considère bénéfique pour l’élève, il manifeste son opposition. Une telle stratégie le place dans une posture inconfortable qui révèle les conflits de points de vue entre le partenaire scolaire et le thérapeute, soutien à l’élève dont l’école ne veut plus. Le psychologue nuance alors ses propos et s’exprime avec retenue.

(…) Je comprends parfaitement que certains enfants puissent créer de grosses difficultés au sein d’une classe et que les enseignants expriment légitimement leurs limites. Il me paraît cependant important, surtout dans le cas présent, de garder une cohérence vis-à-vis de l’enfant et des parents. Je souhaiterais que nous restions partenaires dans le choix de l’avenir scolaire de cet enfant et que nous en rediscutions ensemble plutôt que d’impliquer d’autres intervenants extérieurs aussi compétents soient-ils (…) V. doit rester au centre de nos préoccupations

Dossier D23, réponse de CB, psychologue

4.1.5. Coalition avec les familles de classe moyenne

Cette stratégie transparaît dans le choix des mots que les psychologues utilisent dans leurs rapports. Par exemple, pour un même type de difficultés, lorsqu’il s’agit d’un enfant de classe ouvrière, le rapport du psychologue BK indique : L’enfant présente une grande immaturité affective et instrumentale qui rend son entrée à l’école primaire impossible cette année [Dossier A15]. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’un enfant de la classe moyenne, le psychologue BB écrit : La maman nous a expliqué que c’est uniquement le manque de maturité qui motive sa demande. Il y aurait donc une logique à lui permettre d’effectuer une deuxième année d’école enfantine [Dossier C22]. L’alliance du psychologue avec les familles de classe moyenne, qui savent comment faire appel à lui et se concilier ses faveurs, est alors perceptible.

En fin de compte, l’analyse qui précède montre que le psychologue scolaire se trouve souvent dans une situation paradoxale. L’élève n’est pas demandeur de ses services; plus encore, l’institution s’attend à ce que la prise en charge qu’il offre, dans le cadre de son mandat, change l’élève. Sous peine de disqualification, le psychologue, comme un magicien sans magie (Selvini Palazzoli, D’Ettore,. Garbellini, Grezzi, Lerma, Lucchini, Martino, Mazzoni, Mazzucchelli et Nichel, 1980), est alors mis en demeure de résoudre rapidement des situations conflictuelles et d’offrir des réponses qui soutiennent l’enseignant. Entre les attentes des élèves, de leurs familles, celles de ses mandataires scolaires et ses propres convictions, le psychologue ne trouve pas toujours d’autre solution que celle de cautionner la décision de l’école, tout en la minimisant dans ses conséquences auprès des parents. La réponse aux attentes de l’école et des enseignants prend ainsi le pas sur les besoins avérés de l’élève, et la collaboration se réduit à une négociation entourant le placement de ce dernier plutôt qu’à un engagement autour d’un projet pédagogique commun.

4.2 Soutien désiré et reçu par les enseignants des écoles manitobaines inclusives

Le mouvement vers l’inclusion dans les écoles manitobaines présente aux enseignants de l’ordre primaire des défis nouveaux en termes de gestion pédagogique, comportementale et sociale de la classe. Nombreux sont ceux qui ne se sentent pas suffisamment outillés pour relever ces défis et qui souhaitent recevoir davantage d’appui de la part des spécialistes des services aux élèves et, en particulier, des orthopédagogues et des conseillers scolaires.

Le soutien désiré en termes de gestion pédagogique concerne l’évaluation initiale des capacités des élèves, la programmation éducative personnalisée et l’évaluation différenciée des progrès. Les discours se situent ici entre deux extrêmes et apparaissent paradoxaux, un même enseignant pouvant exprimer des opinions divergentes à des moments différents, sans conflit cognitif apparent. Ce constat semble indiquer un certain déséquilibre chez les enseignants qui doivent réajuster progressivement leurs attentes à un contexte plus inclusif. Ainsi, pour une majorité, les tâches d’évaluation et de programmation devraient être la responsabilité de l’orthopédagogue, qui devrait aussi superviser des auxiliaires pour mettre en oeuvre le programme de l’élève en salle de classe. Cette position est le plus souvent justifiée en se référant aux 20 autres élèves autour (entretien C99, tour de parole 3) dont les besoins différents interpellent constamment l’attention, et aux programmes d’études surchargés. À l’autre extrême, quelques-uns avancent que pour connaitre les capacités de l’élève et adapter l’enseignement pour aider cet enfant-là! [C86, 1], ils ont besoin du soutien d’une personne qui s’intéresse à leurs préoccupations et tient compte de leurs inquiétudes. Ce discours est associé à la question du comment inclure l’élève [] sans le marginaliser, alors qu’on sait très bien qu’on doit lui accorder une attention spéciale [C69, 2].

Dans le domaine des difficultés comportementales et sociales, les problèmes sont dits très sérieux, car l’enseignant est pris avec l’enfant et tous les autres; ça nuit à l’éducation de tout le monde [C21, 3]. Certains discours révèlent une grande insécurité, et même la peur de se retrouver seul en classe avec un élève difficile ou rebelle. D’autres soulèvent une inquiétude face aux élèves qui rêvent, qui ne font pas de travail [C23, 1]. D’autres encore soulignent l’importance, pour l’enseignant, de sensibiliser ses élèves et de solliciter leur appui dans la gestion du comportement en classe. Cependant, qu’il s’agisse de gérer le comportement rebelle ou inattentif d’un élève, ou de créer un environnement social plus tolérant et aidant, le besoin de recevoir davantage de soutien de la part des conseillers scolaires est fortement ressenti.

Quant à la perception du soutien reçu, la majorité des enseignants déplore le fait que les élèves dits inclus n’ont pas vraiment de plan éducatif personnalisé, mais simplement plus de garderie [C63, 2]. Les recommandations des spécialistes ne cadrent pas, ou très peu, avec les activités de la classe. Les échanges entre enseignants et autres intervenants se limitent souvent à confirmer les diagnostics, ce qui n’aide en rien à la programmation éducative. Les enseignants déplorent aussi les listes d’attentes trop longues et la paperasse administrative [C20, 2] qui retardent l’obtention des services et réduisent le temps disponible aux orthopédagogues et aux conseillers pour aider en salle de classe. On se plaint des rencontres entre spécialistes et avec les parents pendant les heures de classe, et auxquelles les enseignants ne peuvent pas participer. Malgré ces doléances, plusieurs discours révèlent un réel besoin de collaboration : Je voudrais qu’elle (orthopédagogue) soit dans ma classe, avec moi, pour aider les enfants qui ont vraiment besoin [C20, 2]. Cependant, pour collaborer, dit-on, il faut du temps pour se rencontrer, discuter et planifier ensemble, et ce temps ne doit pas être emprunté aux périodes de classe, quand on est dans le feu de l’action [C69, 2]. En fin de compte, les enseignants affirment devoir régulièrement patauger [C63, 2] et planifier seuls, au jour le jour, les interventions susceptibles de répondre aux besoins des élèves.

En somme, les discours des enseignants en matière de soutien désiré et reçu révèlent un profond bouleversement. Les attentes des enseignants fluctuent entre la délégation des responsabilités envers les élèves en situation de handicap et en difficulté aux autres intervenants, et un accompagnement par un professionnel à l’écoute de leurs préoccupations et inquiétudes. De façon générale, le soutien perçu ne correspond pas aux attentes. Déçus et désillusionnés, certains enseignants se résignent à leur sort tout en mettant en garde contre l’épuisement professionnel, mais plusieurs autres se montrent résilients et réitèrent avec force leur demande d’un appui approprié. Sans aucun doute, le besoin de repenser le modèle de livraison des services se fait sentir. En particulier, la consultation et la collaboration devraient être moins centrées sur le diagnostic et davantage sur le renforcement des capacités des élèves, et la posture d’experts qui semble adoptée par les intervenants aurait avantage à être remplacée par la posture d’accompagnement dans le sens accordé à ces expressions par Vial et Caparros-Mencacci (2007).

4.3 Collaboration entre enseignants-ressources et enseignants au Nouveau-Brunswick

Toutes les participantes de cette recherche abordent le caractère désormais incontournable de la collaboration dans les écoles inclusives néo-brunswickoises. En contrepartie, bien qu’elles lui accordent une valeur élevée, la collaboration leur apparait plutôt vague, tout en étant présente un peu partout dans les rapports entre les différents professionnels scolaires.

De façon générale, la collaboration est perçue par une majorité de participantes comme innée, peu susceptible d’être apprise et encore moins enseignée. En quelque sorte, on a une personnalité collaborative, ou on ne l’a pas. Ces participantes considèrent la personnalité comme le facteur général déterminant le succès d’une collaboration fondée sur la bonne entente. Cette conception innéiste semble susciter peu de réflexion sur la façon de vivre la collaboration. Neuf des dix participantes mentionnent n’avoir jamais vraiment réfléchi au phénomène de la collaboration avant leur engagement dans cette recherche. L’extrait qui suit illustre ce constat.

Je n’ai jamais porté une réflexion comme telle sur la collaboration, mais j’ai vécu des frustrations et je ne m’étais jamais questionnée sur le pourquoi de mes frustrations. Qu’estce que je peux faire pour améliorer la collaboration?

Enseignante-ressource, deuxième entretien, dyade 4

Analysées plus précisément en rapport avec les fonctions professionnelles des participantes, nos données indiquent que pour les enseignantes-ressources, le caractère incontournable de la collaboration est vécu dans un contexte d’obligation où elles doivent offrir un service ou un soutien aux enseignantes.

[…] après toutes ces années en tant qu’enseignante-ressource, je réalise que je n’ai pas le choix. Je ne peux pas m’enfermer dans mon bureau et travailler seule et recevoir les enseignantes titulaires de temps en temps. Je n’ai pas le choix, je suis continuellement en collaboration

Enseignante-ressource, deuxième entretien, dyade 4

De leur côté, les enseignantes accordent une valeur positive à la collaboration qui découle des pratiques de consultation prescrites aux enseignantes-ressources. Une majorité apprécie les avis et les conseils reçus des enseignantes-ressources concernant les adaptations ou les modifications à apporter aux situations d’apprentissage, et la consignation de celles-ci dans les bulletins des élèves en difficulté. Ces enseignantes valorisent également la collaboration qui résulte de l’intervention individuelle avec l’élève effectuée hors de la classe par l’enseignante-ressource. Elles affirment ne pas pouvoir répondre à tous les besoins éducatifs des élèves en difficulté, d’où la nécessité d’une telle intervention. Ces propos d’une enseignante reflètent le sentiment partagé par la plupart d’entre elles.

C’est une bonne chose que certains élèves aient du temps avec l’enseignante-ressource parce que moi je ne peux pas nécessairement répondre à tous leurs besoins au niveau où ils sont rendus, pas avec les 23 autres élèves. Ces élèves-là travaillent beaucoup mieux un à un qu’ils travaillent en salle de classe

Enseignante, premier entretien, dyade 1

Une autre enseignante considère que ces interventions hors classe lui offrent des moments de répit, pendant lesquels elle n’a plus à assumer la responsabilité de l’élève en difficulté. Elle apprécie grandement ces interventions de l’enseignante-ressource et décrit la collaboration avec elle comme très avantageuse, presque vitale.

Des fois, je me sens comme si je négligeais cet enfant-là et j’essaie juste de survivre avec ce que j’ai ou ce qui est à ma portée. Quand l’enseignante-ressource vient le chercher, c’est comme ouf! Au moins, il est avec quelqu’un. Je ne suis pas certaine de ce que l’enseignante-ressource fait avec lui, mais ça ne fait rien

Enseignante, premier entretien, dyade 3

De plus, les propos analysés dans chacune des cinq dyades indiquent que ce type d’intervention directe de l’enseignante-ressource est considéré comme une forme de collaboration qui favorise une évaluation plus complète ou plus globale du profil d’apprentissage de l’élève.

Je suis certaine qu’on voit quelque chose de différent : moi, je vais voir l’élève plus avec le groupe-classe, tandis que l’enseignante-ressource va le voir plus individuellement, ce qui fait que l’enfant peut réagir d’une façon différente. Il y a des choses que l’enseignante-ressource peut voir plus en profondeur

Enseignante, premier entretien, dyade 5

Cette complémentarité des regards impliquerait toutefois que l’enseignante-ressource et l’enseignante puissent mettre en commun leur vision respective de ce profil d’apprentissage. Dans les faits, ce partage semble leur poser un défi, étant donné les difficultés à trouver du temps pour se rencontrer et échanger leurs visions.

La collaboration est aussi perçue positivement dans le cadre de la gestion des interventions éducatives hors classe. L’enseignante-ressource et l’enseignante, qui interviennent le plus souvent dans des endroits différents, doivent se parler, d’une part, afin de coordonner les interventions éducatives et d’éviter les répétitions. D’autre part, l’enseignante-ressource n’a pas d’autre choix que d’établir, en consultation avec les enseignantes concernées, un horaire permettant de gérer la fréquence et la durée des interventions hors classe.

Enfin, la collaboration est jugée avantageuse et satisfaisante, tant par l’enseignante-ressource que par l’enseignante, lors des rencontres formelles de l’équipe stratégique de soutien. En particulier, les effets positifs de la collaboration se révèlent lorsque celle-ci permet de faire face aux difficultés engendrées par des relations adverses avec certains parents d’élèves en difficulté. L’extrait qui suit illustre les défis associés à cette collaboration.

C’est très, très compliqué […]. C’était des parents très, très agressifs qui attaquaient tout. Tu essayais de mettre en place quelque chose et ça n’allait pas. On dirait qu’on s’est comme tenu ensemble pour dire : OK, ils paniquent eux autres, mais comme équipe on va se tenir solide, on est sur la bonne route, on va y aller pas à pas et on va s’ajuster au fur et à mesure

Enseignante-ressource, deuxième entretien, dyade 1

Dans de telles situations, la collaboration repose sur le sentiment de solidarité qui se développe entre les membres de l’équipe, pour faire face à la pression et au stress engendrés par ces parents insatisfaits.

Somme toute, les avantages perçus de la collaboration, ce carburant qui permet de la faire émerger et évoluer, peuvent prendre différentes formes. Dans bien des cas, le jugement de valeur posé sur la collaboration se base non pas sur la qualité de celle-ci, ni même sur la réponse aux besoins de l’élève, mais sur la capacité de l’enseignante-ressource de répondre aux besoins ou aux attentes de l’enseignante. Par ailleurs, la collaboration vécue dans la mise en oeuvre du modèle mixte de livraison de services en adaptation scolaire ne semble pas favoriser le changement des pratiques éducatives vers une plus grande inclusion. On constate plutôt un travail en parallèle, chacun des intervenants demeurant relativement isolé et peu réflexif à l’endroit de leur collaboration vécue dans un contexte qui aspire pourtant à une école plus inclusive.

4.4 Négociations et coconstruction de pratiques collaboratives par les intervenants du canton de Vaud

L’analyse des propos recueillis dévoile en premier lieu, au coeur de chaque métier d’intervenant à l’école du canton de Vaud, un travail peu reconnu de négociation de son propre rôle, à partir des attentes des divers acteurs concernés : Ma position, elle est faite du cahier des charges, et puis de ce qu’on me demande : les enseignants qui me sollicitent ou pas, les psychologues, logopédistes et psychomotriciens qui me sollicitent ou pas... [Infirmière 1]. Les négociations qui permettent de développer des pratiques collaboratives se déroulent principalement avec les enseignants. Ce travail implique une écoute, une empathie, un intérêt pour les représentations et les besoins de l’enseignant : Je l’écoute, je prends du temps avec lui pour qu’il pose un peu sa colère, sa frustration en lien avec l’impuissance qu’il vit dans cette situation [Infirmier 2]. S’ensuit un travail d’analyse de la demande et de coconstruction d’une représentation des bénéfices éventuels d’une collaboration : Moi, je travaille avec la demande : De quoi as-tu besoin? Parce que c’est vrai qu’on peut faire plein de choses. Et puis après, je regarde l’implication que l‘enseignante a envie d’avoir [Médiatrice 4]. La négociation des modalités de l’intervention nécessite d’oser se positionner et assumer des confrontations d’opinions : Il faut respecter ce que l’autre a envie et expliquer ce que nous on a envie ou besoin parce qu’autrement on dessert la situation, à mon sens [...] ce travail nous met un peu en conflit les uns avec les autres [Psychomotricienne 13]. Enfin, pour développer leurs pratiques collaboratives, les intervenants veillent à se distancer d’une posture d’experts :

Des fois il y a un peu cette idée de la personne extérieure qui vient et qui apporte la solution, donc c’est vrai qu’il faut travailler un petit peu ça : on peut offrir certaines choses, mais on est vraiment là pour collaborer, réfléchir avec les enseignants de l’école

Psychologue 9

Or, chaque intervention implique de nouveaux acteurs, porteurs d’attentes spécifiques. Ces dernières se modifient au cours du temps, en fonction de l’évolution de la situation. Les intervenants qui développent des pratiques collaboratives s’investissent donc de manière réitérée dans des processus de négociation de leur rôle, qui se construit de manière spécifique en fonction de chaque situation : Tout au cours de ma pratique, je me suis rendu compte que ce n’est jamais acquis d’avance, que c’est toujours à recommencer [Psychomotricienne 13]. De négociation en négociation, ces intervenants diversifient leurs pratiques et développent de nouveaux champs d’activité collaborative (démarches d’accompagnement des enseignants, interventions en classe, projets d’établissements, etc.).

En deuxième lieu, pour supporter les dimensions éprouvantes de cette activité itérative de négociations, sur le plan de la légitimité, de la reconnaissance et de la confrontation à la complexité, les intervenants ont besoin de supports identitaires (Martuccelli, 2002), c’est-à-dire d’établir des relations de confiance avec des personnes en qui ils se reconnaissent, ou avec des groupes de référence au sein desquels ils se sentent en communauté de valeurs, et avec lesquels ils partagent leurs préoccupations. Le premier support identitaire évoqué est un groupe de pairs relativement stable :

L’équipe est importante [...] Être dans un climat de confiance, avoir des collègues qui sont aussi dans une idée de créer, essayer de nouvelles choses, diversifier la pratique, ça aide beaucoup [...] c’est vrai qu’ici il y a une équipe stable depuis maintenant cinq ans…

Psychologue 10

Vient ensuite un proche collègue avec qui l’intervenant a développé une relation de confiance : Par rapport aux attentes de l’école, quand il faut se positionner, c’est quand même plus facile quand on est deux [...]. On a chacune nos différences, c’est important aussi, mais… on parle, et on a construit une culture commune… [Psychologue 10]. On mentionne également une personne occupant une fonction hiérarchique, par qui l’intervenant se sent compris, et avec qui il peut réfléchir aux dilemmes et paradoxes rencontrés :

Il y a aussi une responsable d’équipe qui est une personne ressource, pour moi [...] Elle est toujours à l’écoute [...] Elle va me poser des questions. Dans la discussion, dans l’interaction, on n’a pas forcément débloqué la situation, mais en tout cas, apaisé mes préoccupations

Logopédiste 12

De fait, situés à l’interface entre plusieurs systèmes en évolution (service de santé ou d’enseignement spécialisé, école, famille), les intervenants à l’école font face à des attentes paradoxales. Il s’agit, par exemple, de privilégier le coenseignement avec des enseignants qui y sont réticents, tout en développant une relation de confiance, collaborative, avec eux; ou encore de travailler sur le climat d’établissement, la gestion de classe et de développer l’accompagnement des enseignants, alors que certains fonctionnements institutionnels sont encore largement empreints du modèle médical-individuel. Les intervenants à l’école du Canton de Vaud sont ainsi placés régulièrement dans des situations de double-contrainte (Bateson, 1980) qui peuvent générer de la souffrance au travail et les amener à se replier sur des pratiques traditionnelles d’aide individuelle. Par contre, ces situations représentent aussi des occasions de créativité. Engeström et Sannino (2010) parlent d’apprentissage par expansion pour désigner ces situations où des changements de pratiques doivent s’inventer collectivement, se coconstruire, car aucun acteur ne possède de solution a priori aux paradoxes rencontrés.

Cette recherche met en évidence que certains intervenants développent une variété de pratiques collaboratives à condition de s’éloigner d’une posture d’experts pour investir des espaces interpersonnels et collectifs de négociations de leurs pratiques. Cependant, pour travailler à partir d’attentes multiples et contradictoires, ils doivent non seulement se sentir reconnus par des pairs et des supérieurs hiérarchiques, mais aussi analyser avec eux les paradoxes auxquels ils sont confrontés, et inventer ensemble des réponses créatives et contextualisées.

4.5 Analyse croisée

Le croisement des regards sur les résultats de ces quatre recherches s’inscrit, rappelons-le, dans une quête d’intelligibilité du phénomène de la collaboration professionnelle, en termes de dynamiques sous-jacentes aux vécus de collaboration et au développement de pratiques collaboratives entre enseignants et autres intervenants dans l’école inclusive. Malgré les problématiques, les approches méthodologiques et les contextes différents, ces résultats convergent pour créer l’image d’une collaboration professionnelle présente un peu partout dans les rapports entre intervenants. Cependant, elle demeure le plus souvent peu réfléchie et incomprise, tout en étant façonnée par les attentes des acteurs en présence, leur mandat et leur positionnement institutionnel. Au-delà des attentes des acteurs, le mandat d'expertise et l'espace de négociation des rôles et des pratiques ressortent transversalement des quatre recherches comme des thématiques centrales susceptibles de contrecarrer ou de favoriser le développement de pratiques collaboratives effectives en milieu scolaire inclusif.

En ce qui a trait aux attentes des acteurs, Gremion montre que lorsque les attentes des enseignants et du milieu scolaire sont polarisées vers la prise en charge de l’élève hors de la classe ordinaire, les autres intervenants n’ont souvent pas d’autre choix que de réduire leur collaboration à une relation de soumission ou de dissimulation, sans espace pour une coconstruction. De son côté, Duchesne révèle que malgré un contexte institutionnel inclusif, lorsque les attentes paradoxales et fluctuantes des enseignants vont majoritairement dans le sens d’une prise en charge de l’élève par les autres intervenants, la collaboration a du mal à s’établir. Le risque que celle-ci s’oriente vers la participation à des mécanismes d’exclusion, qui réapparaissent sous des formes plus pernicieuses, s’avère très présent. Cette observation se confirme dans la recherche de Leblanc où les bénéfices perçus de la collaboration professionnelle se révèlent le plus souvent dans la coordination et la mise en oeuvre des interventions hors classe ordinaire. Par contre, les intervenants vaudois sélectionnés par Allenbach témoignent qu’il est possible de développer un éventail de modes d’intervention collaboratifs et inclusifs, même dans un contexte où existent des structures séparatives. Néanmoins, ce développement passe par un travail de négociation à partir de l'explicitation des attentes des enseignants, et implique la confrontation à des situations paradoxales générées par les attentes formelles et informelles des divers acteurs et des instances hiérarchiques. Ces divers constats invitent à un travail sur les attentes des enseignants et de l'institution scolaire, mais aussi sur les postures prises par les autres intervenants.

En effet, les quatre recherches montrent que dans un contexte où les enseignants se perçoivent comme peu compétents pour répondre aux besoins des élèves handicapés ou en difficulté, les autres intervenants sont appelés à combler ce manque, et le choix qu’ils font plus ou moins consciemment entre une posture d’expert et une posture d’accompagnement semble critique pour le développement, ou non, de pratiques collaboratives favorables à l’inclusion scolaire. Le cadre bernois de procédure d’orientation des élèves vers des structures spécialisées cantonne le psychologue à l’émission d’un rapport d’expert, plutôt que d’apporter un soutien aux enseignants et de participer à l’élaboration d’un projet éducatif. Dans le contexte du Manitoba, la figure de l’expert réapparait sous forme de discussions autour des diagnostics et de recommandations jugées peu utiles par les enseignants. Au Nouveau- Brunswick, la collaboration est jugée satisfaisante lorsque chacun se cantonne dans son champ d’expertise : aide individuelle pour l’enseignant-ressource par rapport à la gestion du reste de la classe pour l’enseignant. Quant aux intervenants du canton de Vaud ayant développé des prestations d'aide indirecte ou de coanimation en classe, ils insistent sur l'importance de s’éloigner d’une posture d’expert pour développer des relations de collaboration avec les enseignants. Les quatre recherches soulèvent, chacune à leur manière, le fait que, en ce qui concerne le rôle de l'intervenant, le mandat ou la posture d'expert ne favorisent pas la négociation de pratiques collaboratives.

Ces résultats orientent l’attention vers l’importance de l’aménagement d’espaces de négociation des rôles et des pratiques entre enseignants et autres intervenants. Dans les recherches analysées, l’importance de ces espaces apparait souvent en creux, à travers leur manque. L’espace de négociation des psychologues bernois semble limité au contenu de leurs rapports. Ainsi, les stratégies mises en évidence par Gremion témoignent du poids des enjeux liés aux rôles non négociés entre professionnels. Au Manitoba, c’est grâce à l’espace de parole ouvert par le dispositif de recherche que s’expriment les attentes des intervenants, souvent sous forme d’insatisfactions. Duchesne (2012) en effet constate que le soutien offert rejoint difficilement les besoins des enseignants, sans un travail préalable d’identification de leurs attentes, ce qui exige un espace de rencontre et de négociation. Au Nouveau-Brunswick, ce sont les entretiens de recherche conduits par Leblanc (2011) qui offrent l'occasion d'une réflexion commune entre enseignant et enseignant-ressource sur leur collaboration; la satisfaction réciproque exprimée par ces acteurs ne signifie pas que leurs rôles respectifs aient été, auparavant, réfléchis et choisis quant à leur pertinence; les entretiens de recherche offrent alors l’occasion d’une réflexion commune entre enseignant et enseignant-ressource, jugée profitable par les acteurs, bien que peu pratiquée spontanément. Les intervenants vaudois interrogés par Allenbach (2015) témoignent, quant à eux, de leur engagement dans un travail peu reconnu de négociations de leurs propres rôles, pour adapter leurs interventions à chaque situation particulière : avec chaque enseignant, pour chaque élève, dans chaque classe. Il en résulte une augmentation de l’hétérogénéité de leur activité professionnelle, qui implique des défis complexes en termes de légitimité, de reconnaissance et de dynamique identitaire. Pour y faire face, ils ont besoin de s'appuyer sur des espaces de négociation d'un autre ordre: des relations de confiance avec des collègues, des groupes de pairs, des équipes pluridisciplinaires et des supérieurs hiérarchiques, avec qui ils négocient le sens et la légitimité de leurs pratiques. C'est souvent l'absence ou la disparition de ces relations qui en révèlent l'importance, provoquant une souffrance au travail ou le repli sur la prise en charge individuelle des élèves.

5. Discussion

L'analyse croisée de ces quatre recherches montre que ni les injonctions à collaborer, ni la suppression des structures séparatives ne suffisent à garantir le développement de pratiques collaboratives favorables à l’inclusion scolaire : la collaboration nécessite un engagement en temps et en réflexion, une ouverture à la confrontation et à la négociation entre les acteurs en présence. Cette étude montre aussi l’importance de ne pas limiter la notion de collaboration à certains paramètres plus facilement observables de l’activité : présence ou non des intervenants en classe, coenseignement, entretiens de consultation, réunions d’équipe ou de réseau, etc. Car ces paramètres ne renseignent pas sur la nature et la qualité des relations entre intervenants. Friend et Cook (2010) parlent de relation de collaboration pour mettre l’accent sur ces processus interactionnels : Y a-t-il un travail d’élaboration d’une problématique et d’un but commun? Y a-t-il partage d’expertises, confrontation possible et coconstruction? La façon dont se négocient les pratiques collaboratives à partir des attentes perçues (Maisonneuve, 1993; Strauss, 1992) est peut-être plus importante, dans une perspective inclusive, que la prescription d’un type d’intervention jugé davantage collaboratif, mais dont le sens risque d’être détourné au détriment des élèves.

La figure de l’expert semble représenter une forme de programme institutionnel (Dubet, 2002) qui continue à fortement régir les pratiques des intervenants, au-delà des prescriptions formelles. S’affranchir quelque peu de ce modèle semble nécessaire pour investir les espaces inter-métiers (Thomazet et Mérini, 2014), qui vont de pair avec le développement de collaborations. Ces évolutions nécessitent des occasions de débat, de controverse, pour que puissent s’exprimer les conflits et les dilemmes, et s’élaborer collectivement des repères, qui ne résolvent jamais définitivement les mises en tensions. La collaboration apparait dès lors comme intrinsèquement liée à des paradoxes, des potentialités conflictuelles, et des processus de négociation.

Mais qu’entend-on par négociation? Les échanges entre les quatre auteurs de cette étude aboutissent, après diverses controverses et quelques tensions entre leurs cadres de référence respectifs, au constat suivant : trois définitions de la négociation, et les approches théoriques qui les sous-tendent, apportent des regards complémentaires dans la compréhension de l’objet de cette étude. Au sens où l’entend Strauss (1992), la négociation représente une trame d'analyse sociologique, visant à comprendre, à travers les interactions, comment se tissent les rapports entre acteurs, de manière souvent implicite, voire inavouable. La négociation peut aussi être considérée et étudiée comme une pratique, lorsque les acteurs en présence analysent des demandes reçues, en élaborent une représentation partagée, définissent un but commun, voire un projet collectif explicitant les attentes réciproques et les rôles de chacun (Curonici et McCulloch, 1997; Guillaume, Guerrero et Andreetta di Blasio, 2011). Ce travail de négociation contribue aux processus à travers lesquels se développent des relations de collaboration, au sens de Friend et Cook (2010). Enfin, les négociations de sens (Giddens, 1979; Wenger, 1998) définissent des interactions qui ne visent pas nécessairement un objectif concret, ni le positionnement des acteurs au sein d’une organisation, mais portent sur l’élaboration collective du sens accordé par les praticiens à leur activité. Ce type de négociation englobe les controverses à travers lesquelles se définissent un métier commun et des styles individuels (Clot, 2006). Ces définitions et cadres théoriques de la négociation représentent donc trois angles d’approches susceptibles de contribuer à l’approfondissement de la compréhension des dynamiques de collaboration.

En somme, la présente étude suggère que le processus de négociation de son propre rôle professionnel par chaque intervenant gagnerait à être reconnu comme une dimension à part entière du travail des intervenants à l’école. Pour confronter les multiples tensions, attentes déçues ou paradoxes qui surgissent dans les différents contextes, il apparait nécessaire de développer des pratiques collaboratives basées sur l’établissement de relations d'accompagnement et de coconstruction, tant dans le cadre des consultations (aide indirecte), que dans celui des collaborations liées à une intervention directe auprès de l’élève. Dans une optique inclusive (Vienneau 2002; 2004), ces collaborations doivent viser à la fois un enseignement efficace pour tous les élèves et des interventions adaptées aux besoins éducatifs particuliers de certains élèves, en prenant en considération les attentes et les préoccupations des divers acteurs concernés. La relation de collaboration, au sens où l’entendent Friend et Cook (2010), apparaît dès lors comme une situation d’apprentissage permanent.

6. Conclusion

Ce processus de croisement des regards sur quatre recherches effectuées par des chercheurs d’expériences et d’appartenances disciplinaires, institutionnelles et nationales diverses fait ressortir les tensions et paradoxes à traverser pour parvenir à collaborer. Reconnaissant une convergence d’intérêts envers l’étude de la collaboration professionnelle en contexte d’inclusion scolaire, les chercheurs engagent le processus par une mise en commun de certains résultats de leurs recherches en cours. Le questionnement qui s’ensuit met en évidence les complémentarités et permet de formuler de nouvelles questions spécifiques à chacune des quatre recherches. Une nouvelle analyse des données tenant compte de l’objectif commun, tout en préservant la spécificité des contextes, conduit enfin à une analyse croisée permettant d’élargir la compréhension des dynamiques qui sous-tendent le vécu et le développement des relations de collaboration professionnelle favorables à l’inclusion scolaire. Au risque de trop simplifier, cette analyse met en évidence les enjeux liés aux attentes des enseignants et les postures adoptées par les autres intervenants en réponse à celles-ci, encadrées par les prescriptions sociales et institutionnelles, comme facteurs d’influence sur la dynamique entourant la construction de pratiques collaboratives créatives et contextualisées en milieu scolaire inclusif. Ces attentes, tout comme ces postures, sont en flux constant. Pour favoriser le renouvellement des collaborations, il apparait comme impératif que soient investis des espaces où les acteurs concernés réfléchissent à leurs relations, confrontent leurs pratiques et négocient leurs rôles.

Sans préjuger de la pertinence des diverses formes d’intervention, menées ou non en étroite collaboration dans l’école inclusive, la question est de savoir comment appuyer les divers acteurs concernés pour identifier les enjeux et les attentes à prendre en considération, analyser les paradoxes rencontrés, négocier leurs rôles et chercher ensemble des solutions créatives demeure ouverte. Dans quelle mesure les intervenants peuvent-ils être préparés, soutenus et accompagnés dans cette dimension de leur travail? Comment les contextes institutionnels peuvent-ils créer des espaces d’analyse collective susceptibles de remettre en question certaines dimensions du prescrit? Chercher réponse à ces questions ne vise pas à résoudre la fragilité, la complexité et la difficulté des relations entre professionnels de l’école mais, bien au contraire, à les accepter comme inhérentes aux défis que pose la construction des pratiques collaboratives en contexte inclusif.