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Les rapports de sexe sont au coeur des enjeux liés à la guerre et le féminisme constitue un outil essentiel pour une paix durable, soutient Cynthia Cockburn dans son ouvrage Des femmes contre le militarisme et la guerre. Dans ce recueil rassemblant trois textes[1] précédés d’une courte introduction, Cockburn présente ses travaux menés dans le domaine des relations internationales. Par la recherche-action, cette militante et intellectuelle puise ses matériaux de recherche à même ses engagements antimilitaristes qui remontent à près de trois décennies[2]. D’ailleurs, l’ouvrage est magnifiquement illustré par les photos d’archives de Cockburn. À partir d’une posture de militante féministe antiguerre, par solidarité avec ses camarades de luttes et pour toutes les femmes qui s’activent en faveur de la paix, l’auteure d’origine anglaise documente et théorise la tendance antimilitariste du féminisme. Si le mouvement des femmes pour la paix a pu être qualifié péjorativement de « maternaliste » ou d’« essentialiste » (par exemple, un discours selon lequel les femmes seraient plus enclines au pacifisme ou bien qu’elles militeraient pour la paix au nom du fait qu’elles sont des mères), les travaux de Cockburn aspirent à lui restituer toute son ampleur politique et théorique pour situer au coeur du féminisme les luttes des femmes contre le militarisme et la guerre. D’ailleurs, elle affirme que le féminisme pacifiste est « complexe et holistique, à la fois transnational et anticapitaliste » (p. 25), et qu’il repose sur un postulat constructiviste social, étape nécessaire pour envisager un monde sans guerre, car « il est impossible de faire coexister une vision essentialiste des différences entre les sexes avec l’ambition de transformer totalement les rapports de genre » (p. 135).

Dans le premier chapitre, intitulé « Trouver une voix : les femmes dans l’histoire du militantisme pacifiste en Grande-Bretagne » (p. 29-81), Cockburn montre la manière dont se sont historiquement et idéologiquement construits les liens entre militarisme et genre ainsi qu’entre famille patriarcale, domination des hommes, impérialisme économique et nationalisme des États-nations, du xvie au xxe siècle. Elle explicite l’idée de la citoyenneté virilisée, militarisée et hétérosexualisée comme puissance et domination des États-nations forts (et des hommes) contre les États faibles et les femmes. Il semble donc y avoir des logiques analogues qui guident ces rapports de pouvoir, « c’est-à-dire la symétrie entre la domination d’un sexe sur l’autre, et celle des nations puissantes sur les nations faibles » (p. 53-54), ce que des militantes pacifistes du début du xxe siècle avaient déjà compris. D’ailleurs, un pan de ce chapitre est consacré à deux cycles d’histoire des luttes pacifistes en Grande-Bretagne en débutant par la fondation de la Society for the Abolition of War, en 1815. Ce passage (qui aurait gagné à être plus court) renseigne sur les logiques qui ont guidé les argumentaires pour la paix dans ce pays. Celles-ci ont été parfois dominées par des discours religieux et évangéliques, tandis qu’à d’autres époques les personnes qui s’opposaient à la guerre venaient plutôt des courants socialiste et marxiste. Dès la fondation des premières organisations pour la paix, des femmes ont choisi de faire entendre leur voix, mais non sans défis. Si certains regroupements ont résisté à leur présence et à leur prise de parole publique, des militantes pacifistes s’organisent et publient, et ce, souvent contre l’avis des hommes, plutôt qu’avec leur soutien (p. 43). Le sexisme de la société et des organisations pacifistes pousse des femmes à considérer rapidement la nécessité d’agir de façon autonome (par exemple, une section féminine de la Peace Society est fondée en 1874). Cependant, la résurgence du féminisme au cours des années 70 entraînera une politisation de la non-mixité des luttes des femmes pour la paix. Pour illustrer cela, Cockburn présente les luttes entourant le campement non mixte à la Royal Air Force à Greenham Common dans le Berkshire (qui accueillait des missiles nucléaires pendant la guerre froide) qui aura duré de 1981 à 1992 (quelle mobilisation extraordinaire!). En opposition avec les armes nucléaires, ces pacifistes auront fait des manifestations, des actions directes, des occupations, toujours solidaires d’autres groupes féministes antimissiles et antinucléaires partout dans le monde. Il reste que c’est la non-mixité politiquement choisie du campement de Greenham Common qui singularise cette action des femmes pour la paix et repositionne ces luttes au sein du féminisme : le campement était un « espace unique d’action féministe » (p. 66).

Le deuxième chapitre, « Les femmes en Noir traîtres à la nation et à l’État serbe » (p. 83-122), relate le militantisme de féministes serbes qui fondent en 1991 à Belgrade leur propre chapitre des Femmes en Noir, appelé « Žene u Crnom », dans le contexte de l’écroulement de l’unité yougoslave. Les Žene u Crnom, au-delà d’actions silencieuses immobiles dans les villes pour la distribution de tracts, développent également, selon Cockburn, « une analyse éclairante du système qui les avait entraînées dans la guerre, et de sa nature sexiste, nationaliste et militariste » (p. 98). Ces féministes ont voulu montrer que l’ethnicité n’était pas une cause de la guerre dans les Balkans, mais plutôt une démarche politique des idéologues nationalistes. Ainsi, l’antinationalisme est devenu un liant entre elles malgré les nouvelles frontières en ex-Yougoslavie. Par ailleurs, la question du viol comme arme de guerre a fait l’objet de nombreuses discussions entre elles : par exemple, certaines condamnaient tous les viols (y compris ceux qui étaient commis par « leurs » hommes), tandis que d’autres mettaient en cause uniquement les violeurs « ennemis ». À partir d’une perspective féministe (qui leur permettait de penser au-delà de l’ethnicité et de l’identité), elles se sont accordées sur l’idée que violer des femmes en temps de guerre est « un moyen pour un groupe d’hommes de s’adresser à un autre groupe d’hommes pour l’insulter et l’humilier » (p. 107). Les Žene u Crnom développent une vision commune « où nationalisme et militarisme étaient envisagés dans une même perspective intersectionnelle, c’est-à-dire comme des idéologies fondées sur le genre, qui manipulaient la masculinité et la féminité pour établir un pouvoir politique ethnique » (p. 100). Ces féministes montrent à quel point le caractère international de ce réseau était nécessaire à leur survie (et ce réseau reste un héritage des luttes pacifistes passées). Enfin, l’une des dimensions de leurs actions est le fait de prendre soin de soi et des autres (care) et l’écoute, ce qui leur a permis, à la suite de discussions, d’entrevoir l’idée de responsabilité collective par rapport aux atrocités commises en temps de guerre.

Dans le troisième chapitre, « Le genre fait la guerre : un point de vue féministe sur le militarisme » (p. 125-159), Cockburn approfondit sa théorisation du féminisme pacifiste (si ce n’est que la proposition théorique qui intéresse, la lecture de ce chapitre suffit). Deux idées sont maîtresses dans ce texte. La première repose sur le postulat selon lequel les femmes contribuent, en raison de leur expérience du patriarcat, distinctement à l’analyse du système guerrier. Pour défendre cette idée, Cockburn s’appuie sur la théorie du point de vue (standpoint theory). En fait, cette expérience « située » concerne notamment la violence : « pour les femmes, il est clair que les formes de coercition qu’elles subissent de la part des hommes sont très similaires en temps de guerre et en temps de “ paix ” » (p. 142). Cela permet donc de montrer les liens indéniables qui existent entre militarisme, nationalisme, virilisme (masculinité patriarcale), violence (des hommes et des États) et guerre. Pour Cockburn, les travaux dans le domaine des relations internationales sur la guerre doivent retenir du féminisme pacifiste que le genre s’ajoute comme « cause-racine » aux enjeux économiques et nationaux/ethniques (p. 149). La violence expérimentée précisément par les femmes en temps de guerre et de paix s’inscrit dans un continuum, dont chacune des étapes contribue à un cycle (militarisme, militarisation, guerre, cessez-le-feu, paix instable, nouvelles violences, etc.) qui entraîne une institutionnalisation de la violence, dont les femmes restent largement victimes. La seconde idée est sans doute la plus audacieuse du féminisme antiguerre : « dans les sociétés patriarcales, les rapports de sexe nous prédisposent à la guerre et jouent un rôle moteur dans la perpétuation des conflits » (p. 126). Aux yeux de Cockburn, le message porté par les féministes pacifistes est donc clair : « il faut défier le patriarcat, en même temps que le capitalisme et le nationalisme » (p. 158) pour envisager une paix durable, dont l’une des conditions essentielles demeure l’élaboration de rapports de sexe différents.

Les intéressants travaux de Cockburn montrent comment l’action et la pensée féministes, dans ce cas-ci pacifiste, offrent une vision du monde novatrice (pour ne pas dire révolutionnaire). L’expérience singulière (bien qu’elle varie selon le positionnement de chacune) des violences patriarcales que vivent les femmes – en temps de guerre comme en temps de « paix relative » – les persuade que la transformation des rapports de sexe reste centrale dans la pacification du monde. Les logiques analogues qui gouvernent les violences des hommes et des États forts envers les femmes et les États faibles commandent l’importance des analyses multiniveaux du patriarcat (micro/macrosociales). L’ouvrage de Cockburn rappelle aux féministes leur nécessaire engagement pour la paix (pensons à la Marche mondiale des femmes qui en fait l’une de ses valeurs), tout comme il met en évidence la partialité et l’insuffisance du militantisme pacifiste et des théorisations issues du domaine des relations internationales qui ne considèrent pas le genre comme un enjeu du militarisme et de la guerre. À l’instar des travaux de la pionnière féministe en relations internationales Cynthia Enloe, les recherches et les théories de Cockburn montrent que les perspectives féministes pacifistes ne constituent pas un cadre d’analyse (ou une « théorie », comme disent les politologues) parmi un éventail pour expliquer la guerre ou penser la paix, mais un outil essentiel qui se doit d’être conjugué avec les « autres enjeux », que ceux-ci soient d’ordre économique ou nationaliste/ethnique[3]. Le féminisme, avec sa mouvance antiguerre, formule un projet de société qui concerne tout le monde (exit les accusations de particularisme) : la paix du monde et l’arrêt des violences, rien de moins.

Un élément mérite tout de même une réflexion. Dans la proposition de Cockburn, hormis la posture de constructivisme social (p. 135), rien n’est clair sur ce que représente, en fin de compte, pour elle le genre (au-delà de cette masculinité militarisée), ni sur ce que l’on peut entrevoir comme transformations des rapports de sexe. L’idée n’est pas de détourner le travail de Cockburn dans ce recueil de ses objectifs (c’est-à-dire présenter le féminisme pacifiste), mais plutôt de pointer dans quelle mesure ces imprécisions donnent lieu à une ambiguïté tout à fait évidente dans la conclusion de son dernier chapitre. Elle termine comme suit : « pour que les associations antimilitariste et antiguerre soient fortes, efficaces et adaptées aux réalités du terrain, il est essentiel que les femmes s’opposent à la guerre non pas seulement en tant qu’êtres humains, mais encore en tant que femmes » (p. 159). Il semble clair que Cockburn ne baigne pas dans une conception essentialiste de la différence des genres (elle réfute d’ailleurs ces accusations fréquemment formulées aux femmes qui militent pour la paix). Toutefois, il reste possible d’interroger cet attachement à l’identité genrée pour penser l’action collective quand, pourtant, l’expérience des Žene u Crnom montre que l’identité constituée de nombreuses composantes ne peut être un ciment à l’action politique. C’est pourquoi elles se sont coalisées relativement à l’antinationalisme, dans une perspective féministe, pour orienter leurs luttes. Sans nier l’apport singulier des femmes à l’analyse et à la compréhension de la guerre en raison de ses logiques analogues au patriarcat, il me semble que le fait d’être des féministes pacifistes, c’est-à-dire d’avoir le projet politique commun de la paix, reste davantage porteur de solidarités que l’identité « femme », celle-ci demeurant toujours insuffisante pour en arriver à l’inclusion de toutes les singularités qui la composent.