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Dans leur désormais classique ouvrage intitulé Questionnements féministes et méthodologies de recherche, Michèle Ollivier et Manon Tremblay (2000 : 6-9) articulent la double dimension de la recherche féministe, qui représente à la fois : un projet intellectuel, se fondant sur l’analyse des rapports sociaux de sexe − imbriqués dans d’autres rapports de domination, de discrimination et de pouvoir − à travers différentes disciplines et thématiques; un projet de transformation sociale, en vue d’une transformation de ces rapports à court, à moyen et à long terme, s’inscrivant ainsi dans la visée politique des féminismes.

Cette double dimension se traduit également dans l’enseignement de ces méthodologies de recherche. Ainsi, la pédagogie féministe[1] peut être définie en tant que théorie et praxis ayant pour objet, de pair, de favoriser les apprentissages en profondeur (pédagogie) dans une optique de transformation des savoirs, de l’apprenant ou de l’apprenante et même de l’enseignant-formateur ou de l’enseignante-formatrice[2] au cours de ce procédé non seulement éducatif mais aussi politique (féministe).

Par ailleurs, si des pédagogies féministes peuvent être appliquées dans plusieurs contextes disciplinaires et à différents ordres d’enseignement, elles revêtent un caractère d’autant plus (et nécessairement) consistant lorsqu’elles sont utilisées dans des cours qui portent précisément sur les féminismes. Par exemple, dans le cours FEM1200[3] : Introduction aux problèmes et méthodes de recherche en études féministes (cours obligatoire du certificat de premier cycle en études féministes[4]), où les personnes étudiantes sont notamment invitées à remettre en question le rapport hiérarchique « scientifique qui produit activement des connaissances » versus « sujets humains de recherche, réceptacles passifs », la cohérence intellectuelle et politique entre la matière enseignée et les principes professés implique de déconstruire un autre rapport hiérarchique, soit celui d’enseignante-apprenante ou apprenant.

Si l’enseignement postsecondaire peut être apparenté à un écosystème, « un système complexe dont l’équilibre, résultat d’ajustements délicats, est facilement rompu » (Aylwin 1996 : 13), les personnes étudiantes inscrites au certificat en études féministes dans mon cours − qui se reconnaissent à forte majorité comme féministes et qui maîtrisent déjà plusieurs théories et pratiques allant en ce sens − forment certainement un écosystème aux nombreuses possibilités pédagogiques et politiques. Quels rôles jouent ces personnes dans la construction des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être? Mon expérience d’enseignement (répétée) du cours FEM1200 m’a permis d’observer la variété et la multiplicité de ces rôles, qui seront brièvement explorés ci-dessous. Je mettrai l’accent sur le rôle de coenseignement joué par les personnes étudiantes, de même que sur la nécessaire cohérence entre les principes politiques et méthodologiques féministes ainsi que leur application auprès du groupe-cours.

« Jamais je n’aurais cru qu’un cours de métho puisse être intéressant » : de l’interactivité comme source d’apprentissage des méthodologies

Les pédagogies interactives[5] impliquent généralement des échanges intellectuels fréquents entre l’enseignante et les personnes étudiantes de même qu’entre ces dernières (en sous-groupes). Ces échanges sont ici pensés et réalisés comme sources d’apprentissages non seulement efficaces sur le plan pédagogique, mais aussi « féministement » parlant. Ils favorisent, de concert, la coconstruction des connaissances, la prise de parole et l’affirmation (devant le reste du groupe, incluant l’enseignante), permettent de réduire la distance entre l’enseignante et sa classe, entre autres bénéfices (hooks 1994). Or, dans le contexte particulier de l’enseignement des méthodes et des techniques de recherche, cette stratégie d’enseignement comporte un autre avantage non négligeable : elle permet de susciter l’intérêt des personnes qui suivent le cours et de déconstruire leur perception préalable de la méthodologie, considérée de prime abord comme une matière aride, voire rébarbative.

Lors de la première séance d’enseignement, je sonde les personnes présentes, à l’oral comme à l’écrit, relativement à leurs expériences préalables des apprentissages méthodologiques. Sans surprise, la grande majorité d’entre elles avouent ne pas avoir sauté de joie à l’idée de s’inscrire à mon cours (obligatoire) et ont conservé un certain souvenir, allant de mitigé à douloureux, de leurs cours de méthodologie antérieurs. Après avoir entendu les fondements pédagogiques (interactifs) du cours, qui invite les personnes sur place à s’exprimer pendant au moins la moitié de chaque cours, certaines sont intriguées, tandis que plusieurs sont déstabilisées. Cependant, la méthode ne laisse personne indifférent. Typiquement, des étudiantes me confient, dès la fin du premier cours, être très gênées à l’idée de s’exprimer en public[6]. Or, certaines d’entre elles se transforment véritablement, sous mes yeux et ceux de leurs collègues, au cours de la session; cette transformation ne saurait être uniquement attribuable à l’utilisation de pédagogies interactives, mais elle n’y est certes pas étrangère.

Par ailleurs, l’exercice de métacognition (réflexion sur le cours et les apprentissages acquis) qui est demandé à la toute fin de la session, et sur lequel je reviendrai, est souvent révélateur des défis rencontrés (par exemple, l’expression des étudiantes plus timides se révèle souvent plus aisée en sous-groupes que devant l’ensemble de la classe) ainsi que des bienfaits de la pédagogie interactive. J’ai souvent lu des commentaires tels que « Je n’aurais jamais cru que la méthodologie pouvait être intéressante », attribués autant aux méthodes pédagogiques qu’au contenu du cours, qui met en avant l’ancrage social et politique des méthodologies de recherche, un niveau de complexité qui est plus difficilement atteint au collégial, par exemple, et qui est peut-être plus susceptible de susciter l’intérêt.

Une fois cet intérêt capté et maintenu tout au long de la session (condition sine qua non d’un apprentissage en profondeur), les pédagogies interactives permettent aux personnes étudiantes d’expérimenter, d’une certaine façon, le coenseignement : par les questions posées, les tentatives de réponses entre collègues, les débats (par exemple, sur les méthodes de recherche les plus appropriées à telle problématique ou encore sur les avantages et les inconvénients de la recherche quantitative et qualitative), ces personnes participent à la construction des connaissances en classe. Si certaines parties du cours se prêtent moins à la discussion que d’autres (pensons nommément aux règles de citation bibliographique), la logique interactive peut néanmoins être appliquée à des exercices plus complexes. Par exemple, les personnes étudiantes consacrent un cours complet, en équipes dirigées, à proposer un modèle de recension des écrits à partir de résumés fournis par l’enseignante sur un sujet imposé au groupe. Les équipes peuvent ensuite présenter leurs modèles et débattre entre elles des façons d’organiser les connaissances scientifiques dans une revue de littérature, sachant la variété des procédés employés à cet égard dans le milieu de la recherche. Cet exercice fait aussi figure d’évaluation formative, puisque chaque personne devra ultérieurement produire une (modeste) recension des écrits, dans le contexte d’un travail d’équipe s’échelonnant sur l’ensemble de la session[7]. Les étudiantes et les étudiants se regroupent librement par centres d’intérêt communs, choisissent un sujet et définissent une problématique, évaluent des méthodes de recherche et prennent en considération les dimensions éthiques propres aux choix effectués, bouclant ainsi la boucle des apprentissages méthodologiques à acquérir.

Les travaux d’équipe : un coenseignement

Objet de plusieurs résistances, de la part de la population étudiante comme du corps professoral en contexte universitaire, le travail d’équipe revêt pourtant un caractère pédocentré (c’est-à-dire centré sur l’apprenant ou l’apprenante) qui fait écho à une pédagogie féministe, dans la mesure où il permet d’actualiser un microprojet de société, dans lequel les décisions sont prises de façon démocratique et où un réel partage des tâches s’orchestre, entre autres éléments (Webb, Walker et Bollis 2004). Là encore, les personnes étudiantes se livrent au coenseignement, et ce, de façons diverses. Le fait de mettre en place un mécanisme de coévaluation périodique et de métacognition (réflexion globale sur les avantages et les inconvénients du travail d’équipe réalisé) fournit des outils précieux à l’enseignante, qui peut ainsi non seulement intervenir en cas de problèmes insolubles à l’intérieur de l’équipe (quitte à la séparer), mais également analyser les différents mécanismes de coenseignement qui se mettent en place à l’intérieur des équipes.

Rappelons d’abord que le cours FEM1200 réunit des individus ayant des parcours disciplinaires extrêmement variés. Par exemple, si l’intérêt envers les féminismes constitue le dénominateur commun, les personnes inscrites au certificat (interdisciplinaire) en études féministes n’ont, antérieurement au cours, aucune base méthodologique (disciplinaire) partagée. Ajoutons à cela que certaines ont terminé des études de deuxième cycle, tandis que d’autres sortent du collégial : c’est là une hétérogénéité à laquelle il faut souvent faire face en contexte universitaire et qui vient orienter les stratégies pédagogiques.

Dans ce contexte précis, le travail d’équipe permet d’équilibrer différents éléments propres au contexte pédagogique, d’abord en ce qui concerne les savoirs et les savoir-faire : 1) les étudiantes et les étudiants ayant différents parcours disciplinaires, et ayant conséquemment acquis des aptitudes méthodologiques distinctes dans ce contexte, seront ainsi amenés à faire part à l’équipe de leurs façons de faire, ce qui favorisera ainsi un partage pluridisciplinaire et des choix méthodologiques « éclairés »; 2) ceux et celles dont les niveaux de connaissances antérieurs sont disparates au sujet des féminismes pourront bénéficier des réflexions et des pratiques des personnes plus « expérimentées » de l’équipe. Cependant, ce procédé peut parfois être lourd pour ces dernières et l’enseignante sera appelée à intervenir si une certaine limite est franchie, ce qui, dans les faits, ne s’est produit qu’en de rares occasions. Ainsi, le coenseignement, qui se matérialise souvent à l’extérieur des heures de cours, « permet aux apprenants [et aux apprenantes] qui éprouvent des difficultés de se rattraper sans provoquer l’ennui de ceux [et celles] qui ont déjà maîtrisé la matière » (Chamberland, Lavoie et Marquis 2011 : 100); le « niveau » des cours en présentiel s’en trouve donc sensiblement relevé; 3) les équipes dont les membres partagent différentes postures idéologiques sont invitées à les définir dans le travail et à analyser leur sujet de recherche de façon plurielle; bref, un consensus idéologique n’est pas « imposé » à l’équipe[8].

Le travail d’équipe permet également l’acquisition ou la consolidation de différentes aptitudes liées au savoir-être. Ainsi, les personnes étudiantes ont à se coévaluer, non pas uniquement sur la base de la « qualité » du travail effectué, mais également en fait d’acceptation de la critique, d’attitude d’ouverture (lire non autoritaire), de ponctualité, de contribution au climat de l’équipe, entre autres éléments qui favorisent la visibilité et la valorisation de compétences extra-universitaires.

Comme le rappelle la féministe Mary Beckman (1991), le travail d’équipe est trop souvent « vendu » aux étudiantes et aux étudiants, toutes disciplines confondues, en tant que compétence relevant de la préparation au marché du travail (capitaliste). Or, dans le contexte particulier du FEM1200 et des principes pédagogiques féministes, il m’apparaît que le travail d’équipe doit servir à développer des aptitudes « militantes », propres à favoriser une certaine forme de changement social, que ce soit dans le contexte du milieu communautaire ou de regroupements informels d’activistes, par exemple. Une fois encore, le programme (études féministes) et l’institution (l’UQAM) contribuent à amener dans mon cours une majorité d’étudiantes et d’étudiants déjà engagés. Contrairement à certaines croyances notamment répandues par ceux et celles qui critiquent ou dénigrent le mouvement étudiant, les militantes et les militants réussissent généralement très bien en contexte universitaire. De même, l’activisme comme source d’apprentissages individuels et collectifs a également été mis en lumière dans un certain nombre d’écrits (pour une étude récente, voir Choudry (2015)).

Bien que la comparaison entre les aptitudes au travail d’équipe et les aptitudes militantes comporte un certain nombre de limites (notamment au regard du caractère institutionnel de l’enseignement universitaire), plusieurs formes de militantisme revêtent des caractéristiques analogues au travail d’équipe : répartition des tâches en fonction des forces et des centres d’intérêt de chaque personne, tout en favorisant la collectivisation des savoirs et des pratiques; organisation d’un « plan d’action » séquencé, à moyen terme (ici, une session complète); évaluation périodique de la démarche et résolution de problèmes, pour n’en nommer que quelques-uns. Ainsi, le travail d’équipe favorise la collectivisation et l’organisation comme modes de déconstruction et de reconstruction, non seulement de savoirs, mais de pratiques féministes, éléments essentiels à la transformation sociale inhérente au projet pédagogique du même nom.

Du « positionnement situé » des étudiantes et des étudiants… à celui de l’enseignante

Les épistémologies du « positionnement situé », communément appelé standpoint, font non seulement partie des contenus du cours FEM1200, mais elles se reflètent également dans les pratiques pédagogiques mises en avant. Ainsi, les quatre principes centraux du standpoint, résumés par Barbara Barnett (2009), sont actualisés dans l’échange éducatif :

  1. le positionnement dans les rapports sociaux influence les expériences vécues (exercices collectifs et individuels de définition de son propre positionnement situé);

  2. la critique de la notion d’objectivité (exercices de critique de l’androcentrisme traditionnel en recherche);

  3. l’importance de la réflexivité (exercice de métacognition et coévaluations);

  4. l’expérience comme source d’expertise.

Suivant l’application d’un principe de méthodologie comme de pédagogie féministes, les expériences des étudiantes et des étudiants peuvent s’avérer un puissant vecteur de compréhension, d’acquisition et de coconstruction de savoirs, dont profite l’ensemble du groupe-cours. Outre un cours consacré en grande partie à la définition, par les personnes qui y sont inscrites, de leur propre positionnement situé (à partir d’études de cas), différents partages d’expériences relatives aux méthodologies se trouvent dès lors mis en avant : expériences d’androcentrisme dans les disciplines et les cours universitaires, participation à des recherches en tant que sujets et relations avec les « scientifiques » en question, etc. Or, outre l’enseignement de la méthodologie, il est nécessaire de rappeler que ce partage d’expériences n’est pas sans soulever un certain nombre de défis. Au-delà des écueils individuels (et souvent genrés) de prise de parole devant l’ensemble du groupe-cours, et du nécessaire dosage entre l’expérience comme (une) source de connaissance versus comme ultime source de savoirs, pensons ici aux défis rencontrés par certaines personnes racialisées (Maher et Thompson Tétreault 2001) mais également par des groupes minorisés non identifiables de prime abord, tels que les personnes lesbiennes, trans* ou intersexes (Bastien Charlebois 2014), qui doivent parfois prendre le risque de se « dévoiler » en faisant part de certaines expériences devant leurs collègues. Si ces expériences peuvent être sources d’apprentissages pour le reste du groupe, elles sont également susceptibles de vulnérabiliser les personnes en question. Et de manière générale, ainsi que le rappelle Rose Weitz (2001 : 226), chaque prise de parole devant un groupe comporte une certaine part de risque, allant de l’indifférence passive au désaccord agressif.

Cette potentielle fragilisation s’articule de façon très différente pour l’enseignante, mais elle existe néanmoins. Si le corps professoral est souvent considéré ou (auto)fantasmé comme source ultime d’autorité intellectuelle et universitaire, l’enseignante qui cherche plutôt à minimiser l’impact de la hiérarchie traditionnelle fait face, de son côté, à un certain nombre de risques. Or, le potentiel pédagogique de ces « risques » en vaut la chandelle, selon ma propre expérience. Par exemple, c’est avec une appréhension minimale que je fais lire à mes étudiantes et à mes étudiants le premier texte que j’ai publié, il y a plus de dix ans. Bien reçu par mes collègues à l’époque (à ce que j’en sache, du moins), ce texte me semble aujourd’hui, au regard de l’expérience acquise depuis, extrêmement maladroit, pour ne pas dire gênant. J’invite ainsi le groupe à le critiquer, notamment au niveau méthodologique, exercice auquel des personnes se livrent avec une certaine gêne, tandis que d’autres le font avec beaucoup d’enthousiasme : enfin, une occasion à leurs yeux d’avoir accès à une chercheuse qui peut non seulement être remise en question, mais également expliquer les raisons de ses choix méthodologiques et la démarche intellectuelle de longue haleine qui a précédé la publication des résultats. Bref, l’exercice peut être formateur pour les étudiantes et les étudiants du cours de méthodologie et servir également de façon indirecte l’optique féministe de déconstruction hiérarchique et, surtout, il peut encourager au dépassement : la leçon étant que si une personne, alors étudiante, a écrit ce texte imparfait et est par la suite devenue leur enseignante, il lui a manifestement été possible de s’améliorer, ce qui peut s’appliquer conséquemment dans leur propre cas.

Un autre exercice appelle à dévoiler une partie[9] de mon positionnement situé au groupe. Ainsi, dès le début de la session, je présente plusieurs éléments de mon parcours personnel et professionnel qui influencent considérablement mon enseignement. De plus, les équipes qui choisissent un sujet de recherche sur lequel j’ai une certaine expertise sont averties que cette situation peut représenter un avantage (accès à des informations) comme un inconvénient (risque que mes propres recherches et conceptions interfèrent dans la correction des travaux, malgré ma vigilance à cet égard).

Conclusion

Comme cela a été discuté en introduction, l’établissement d’un « écosystème » pédagogique et féministe d’enseignement, ici des méthodologies, relève de la négociation et de la cohérence : entre savoirs, savoir-être et savoir-faire, tout d’abord, ainsi qu’entre les contenus et leur actualisation, en classe et dans les évaluations. J’ai choisi de me pencher ici sur les avantages des pédagogies féministes plutôt que sur les obstacles ou les écueils auxquels leur application peut se buter dans certains contextes. Or, le rôle des étudiantes et des étudiants en situation de coenseignement, que ce soit par des interactions éducatives en classe, des travaux d’équipe ou le partage d’expériences, me semble un atout non négligeable, qui doit être utilisé (et balisé) à son plein potentiel. Je souscris ainsi à l’analyse de Kathleen Weiler, qui affirme que, en matière de pédagogie féministe, « l’autorité de l’enseignante féministe en tant qu’intellectuelle et théoricienne s’exprime par l’objectif de faire des étudiant-e-s des théoricien-ne-s de leur propre parcours en questionnant et analysant leurs propres expériences[10] ».