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Les réflexions du présent article tirent leur origine d’une recherche effectuée auprès de femmes sans enfant nées pendant la période 1930-1950. Cette période correspondant au Québec à un creux dans la proportion de femmes qui n’ont pas donné naissance (Prioux et Girard 2010 : 46), j’ai cherché à savoir si les femmes sans enfant de cette génération avaient vécu des pressions pour se conformer à la norme de la maternité et quels avaient été les impacts de leur statut sur leur vie.

Les témoignages recueillis auprès de dix-huit participantes mariées ou non m’ont permis de constater que les parcours de ces femmes sont très diversifiés. Certaines ont décidé de ne pas avoir d’enfant, alors que d’autres n’ont pas pu concevoir, que ce soit pour des raisons biologiques ou contextuelles. Plusieurs ont en effet refusé des demandes en mariage pour étudier, exercer une profession ou attendre de rencontrer quelqu’un qui serait plus près de leur idéal, ce qui a souvent entraîné un célibat définitif ou un mariage après la fin de la période de fertilité. Au final, le portrait que j’ai pu tracer de ces femmes est plutôt éloigné de celui de la mémoire collective, dans laquelle on se représente bien souvent les femmes mariées de cette génération comme des mères, et les célibataires comme des femmes s’étant sacrifiées pour prendre soin de leur famille ou ayant été laissées pour compte sur le marché matrimonial. Par ailleurs, si l’historiographie et le contexte historique portent à croire que ces femmes auraient vécu des pressions vers la maternité possiblement plus importantes que celles qui ont été expérimentées par les femmes des générations subséquentes, j’ai pu constater que, pour la majorité des participantes, les pressions vers la maternité et les jugements négatifs d’autrui ont été très occasionnels, et ce, même si une majorité d’entre elles ne sont pas restées sans enfant dans le contexte d’un sacrifice effectué pour la famille (Labrie 2015 : 147-148).

À la suite de ma recherche, dont les résultats ont différé des attentes initiales, j’ai souhaité mettre par écrit la réflexion m’ayant amenée à privilégier la récolte de récits de vie et discuter des enjeux concrets de cette démarche, en particulier en ce qui concerne le fait de mener une recherche avec des femmes âgées. Cette volonté part d’un constat aussi établi par Martina Avanza, Olivier Fillieule et Camille Masclet (2015), selon qui, en dépit du nombre important de publications sur la méthodologie et l’épistémologie, il « manque des textes proposant un retour réflexif sur le “ comment faire ”, comme si, lorsqu’il s’agissait de réfléchir aux pratiques de recherche, l’on était toujours plus intéressée par les questions théoriques et épistémologiques que par les questions de “ cuisine ” de la recherche ». C’est donc sur les aspects plus pratiques du recours à l’histoire orale que j’ai souhaité me pencher. Pourquoi choisir, en tant qu’historienne, de mener une enquête orale? Y a-t-il des particularités au travail de recherche auprès de femmes âgées et comment s’adapter à ce type de témoins? Finalement, que faire des récits récoltés? Loin de fournir des réponses définitives ou exhaustives à ces questions, je me propose néanmoins de contribuer à la réflexion, à partir d’une expérience de recherche concrète.

Le choix de l’enquête orale

Lorsque vient le moment de mettre en place un cadre méthodologique, ce sont généralement les objectifs de recherche qui guident le choix d’une approche en fonction du type de savoirs qu’elle permet d’obtenir. Le phénomène de la non-maternité étant déjà documenté d’un point de vue statistique, l’étude de témoignages s’est imposée comme la méthode la plus appropriée pour obtenir des données qualitatives, et ainsi combler les lacunes dans les connaissances sur les femmes sans enfant de la génération ciblée, dont on ne connaissait que le nombre (Gauvreau 1991 : 324). En effet, les chercheuses s’étant intéressées à la non-maternité au Québec ont surtout tenté de démystifier le choix de ne pas avoir d’enfant, et leurs études n’ont porté que sur des femmes qui avaient atteint l’âge adulte après les années 70 (Aubert 1987; Carmel 1990).

Si les historiens et les historiennes des femmes privilégient habituellement le recours aux documents écrits (journal intime, correspondance, etc.), j’ai rapidement été placée devant le manque d’écrits laissés (ou archivés) par les femmes sans enfant, comme c’est souvent le cas pour les femmes en général. Les Archives Passe-mémoire[1] disposaient bien de deux fonds portant sur la vie de femmes sans enfant nées pendant la période 1930-1950, mais cela ne me permettait pas de constituer un corpus d’une taille acceptable. Par ailleurs, puisqu’il était possible de trouver des femmes nées pendant la période ciblée et toujours en vie, je me suis tournée vers l’utilisation de témoignages oraux. Les sources orales se présentaient comme un excellent moyen de donner un sens aux statistiques sur la non-maternité. En effet, comme l’a écrit l’historienne catalane Mercedes Vilanova (2009 : 230-231) :

Les statistiques posent les questions les plus intéressantes mais ne peuvent donner de réponses, elles ne peuvent que découvrir la force, majoritaire ou non, des faits sociaux. Alors que les sources orales, c’est-à-dire les témoignages qui se cachent derrière les chiffres collectifs, sont les seuls qui donnent des renseignements et des réponses concernant les questions que nous formulons, parce que ce sont ces personnes, et aucune autre, qui ont vécu les expériences que nous analysons et qui, par conséquent, connaissent les aspects ultimes du processus que nous cherchons à comprendre.

Le potentiel des témoignages oraux pour accroître la compréhension de la vie quotidienne des femmes a déjà été attesté par de nombreuses historiennes des femmes qui en ont fait un usage fertile. Certaines études se sont basées principalement sur ce type de sources, notamment celle de Denyse Baillargeon (1993b) sur les ménagères montréalaises pendant la crise des années 30. Les témoignages ont aussi été utilisés en complément des sources traditionnelles, médicales ou gouvernementales, par exemple, dans le but de contrebalancer la dominance d’un point de vue (Baillargeon 2004; Gauvreau, Gervais et Gossage 2007; Mitchinson 2002). Ce type de sources s’est par ailleurs avéré particulièrement utile pour mieux comprendre différentes formes de marginalité. Renée B. Dandurand et Lise Saint-Jean (1988) ont eu recours à des témoignages pour étudier le processus de désunion de femmes mariées durant les années 60 et devenues mères de familles monoparentales. Les récits recueillis leur ont permis de percevoir la transformation de la conjugalité au courant des années 60 et 70. Line Chamberland (1996), quant à elle, a utilisé des témoignages pour comprendre le vécu social de l’homosexualité féminine pendant les années 50 et 60, un phénomène tellement occulté à cette époque qu’il pouvait difficilement être étudié autrement. L’utilisation de sources orales dans le contexte de ma recherche s’inscrivait donc dans une longue tradition d’utilisation des témoignages en histoire des femmes.

Donner la parole aux femmes

Si cette approche s’est en fait imposée dès l’émergence du champ de recherche de l’histoire des femmes, c’est notamment en raison de la difficulté de retrouver ces dernières dans les sources traditionnelles, mais aussi parce qu’elle permet de (re)donner de l’importance aux actrices de l’histoire (Baillargeon 1993a), objectif cher à la perspective féministe. Comme l’écrivait Huguette Dagenais (1987 : 23), « il importe, en effet, de considérer les femmes non pas comme des objets mais comme des sujets de la recherche et de tenir compte de leur point de vue sur leur propre vie et sur la société ». Plus encore, la recherche doit servir la cause des femmes, notamment en leur permettant de « voir plus clair dans leur situation et dans le fonctionnement de la société » (Dagenais 1987 : 24). Or, selon l’historienne Florence Descamps (2010 : 46), livrer le récit de sa vie dans le contexte d’une recherche permet aux témoins de se réapproprier leur histoire et, « pour le témoin qui s’efforce de dire qui il est, qui il aurait voulu être ou qui il veut être, les archives orales ont un caractère fortement attestataire et identitaire ». Préoccupée par les jugements négatifs auxquels font face les femmes sans enfant, nommés dans la littérature (Carmel 1990 : 128-130) et dénoncés sur la place publique par les femmes elles-mêmes depuis quelques années, je souhaitais, par ma démarche, permettre aux participantes non pas d’expliquer leur non-maternité, car elles n’ont pas à le faire, mais de raconter leur parcours, qui ne se caractérise pas par l’absence ou le manque, contrairement à ce que le terme childless (« sans enfant ») laisse supposer (Letherby 1994 : 525-526; Ireland 1993 : 1) .

De nombreux chercheurs et chercheuses ont par ailleurs fait valoir que l’élaboration d’un récit de vie avait une dimension thérapeutique et permettait aux témoins de renforcer ou de développer leur confiance personnelle (Thompson 2000 : 183). J’ai moi-même pu constater auprès des participantes que le fait de démontrer de l’intérêt pour leur histoire et de consacrer plusieurs heures à les écouter était très valorisant pour ces femmes qui, dans la vaste majorité des cas, n’avaient que très peu eu l’occasion de se raconter, en dépit de l’étendue de leurs réseaux sociaux. Au cours des premières minutes de l’entrevue, elles manifestaient souvent de l’étonnement à l’idée que l’on puisse vouloir connaître leur histoire à elles, des « femmes ordinaires », selon leurs mots, et elles mettaient en doute l’intérêt de certaines anecdotes. Les participantes prenaient toutefois confiance au fil de leur récit et terminaient très souvent l’entrevue avec un sentiment de fierté par rapport à leur parcours. Dans la dernière partie de l’entrevue, où je demandais aux femmes de faire le bilan de leur vie sans enfant, plusieurs ont mentionné qu’elles avaient conscience que leur parcours n’était pas typique des femmes de leur âge. Or, cela contrastait avec ce qu’elles avaient affirmé avant le début de l’entretien, car cette prise de conscience de la singularité de leur vie avait souvent eu lieu sous mes yeux, pendant qu’elles se racontaient et remettaient en contexte leur vécu. À plusieurs reprises, j’ai eu le sentiment de quitter une femme différente de celle qui m’avait reçue quelques heures plus tôt.

Selon Thompson (2000 : 12-13), les personnes âgées tireraient un bénéfice particulier de ce type de recherche : « Too often ignored, and economically emasculated, they can be given a dignity, a sense of purpose, in going back over their lives and handing on valuable information to a younger generation. » Plusieurs participantes qui, au départ, n’accordaient pas beaucoup d’intérêt à leur propre histoire étaient effectivement très heureuses d’avoir pu « se rendre utiles » en acceptant de me rencontrer. Elles se faisaient un plaisir d’expliquer certains éléments de leurs récits plus obscurs pour une chercheuse née durant les années 80, par exemple certains rituels religieux ou encore les particularités du processus de la formation d’infirmière. Le fait de pouvoir éclairer une chercheuse sur des choses qu’elles estimaient souvent très banales valorisait leurs connaissances – que très souvent elles ne considéraient d’ailleurs pas comme des connaissances avant l’entrevue – et leur procurait un sentiment de fierté et d’utilité.

Les moments les plus chargés émotivement, notamment lorsque les participantes abordaient la mort d’un ou d’une proche ou encore un épisode plus éprouvant de leur vie, étaient contrebalancés par le plaisir manifeste de se remémorer des souvenirs bien enfouis. Les femmes ont ainsi été nombreuses à mentionner après l’arrêt de l’enregistreuse, et parfois même avant, qu’elles avaient apprécié l’entrevue. Si la plupart n’avaient pas l’habitude de parler d’elles ou de prendre le temps de réfléchir à leur parcours, cela leur avait fait du bien.

Les critiques adressées aux sources orales

Par ailleurs, si l’enquête orale est utilisée couramment dans plusieurs disciplines en sciences sociales et qu’elle comporte des bénéfices certains, tant pour la recherche que pour les témoins, cette approche subit un grand nombre de critiques parmi les spécialistes de l’histoire, qui mettent en doute son objectivité. L’historien ou l’historienne qui se tourne vers cette approche doit ainsi faire face à plusieurs jugements défavorables que Jean-Marc Berlière et René Lévy (2010 : 16-17), qui ont mené une enquête d’histoire orale sur les policiers en France, résument de manière éloquente :

Les griefs que les historiens adressent aux sources orales tiennent à la fois aux altérations provoquées par la transmission et l’oubli, au travail de remémoration, aux reconstructions qui accompagnent l’effort de se souvenir, aux confusions, imprécisions, erreurs, inexactitudes, exagérations, fabulations, influences des légendes, de la rumeur, des mémoires officielles sur le témoin… toutes choses qui caractérisent et qui « polluent » tout témoignage au point que Bacon évoquait un « poison du témoignage » que journalistes, policiers et juges doivent affronter quotidiennement avec plus ou moins de réussite. À ces défauts bien connus – qui permettent en revanche aux historiens de travailler sur les déformations/reconstructions de la mémoire – les archives orales ajoutent celui d’être une source secondaire, provoquée, constituée a posteriori, donc terriblement subjective et invérifiable si l’on ne dispose pas des éléments archivistiques contemporains des faits, constitués et accumulés indépendamment de tout souci de peser sur l’écriture de l’histoire.

Personne ne peut nier que les témoignages oraux sont effectivement des sources subjectives, comme le sont d’ailleurs les sources écrites et les données quantitatives. Cependant, les oublis et les faiblesses de la mémoire en ce qui concerne l’exactitude des faits apparaissent comme un problème mineur à qui s’intéresse précisément au point de vue de l’acteur ou de l’actrice. Pour reprendre les mots de l’historienne Hélène Wallenborn (2006 : 50-51), « la source orale, même quand elle est factuellement erronée, est “ vraie ” du point de vue du narrateur. Elle parle moins des événements que des significations qu’il leur donne. » Dans l’optique où l’objectif de la recherche est précisément de donner la parole à des femmes afin de recueillir leurs propres impressions sur leur vie, et non de reconstituer un événement précis, les sources orales permettent au chercheur ou à la chercheuse d’avoir accès aux informations recherchées : le vécu et le senti des participantes.

En outre, concernant la question de la reconstruction et de la réinterprétation du récit, qui, pour certaines personnes, se pose d’autant plus lorsqu’on a recours à des témoins âgés à qui l’on demande de raconter des souvenirs très lointains, j’ai pu constater, comme d’autres avant moi (Baillargeon 1993a : 61), que les femmes étaient généralement en mesure de faire la distinction entre ce qui a motivé leurs actions à certains moments de leur vie et ce qu’elles ont réinterprété par la suite. Elles étaient claires à ce sujet lors des entrevues, et la plupart des participantes ont utilisé des formulations telles que « Je te dis ça maintenant, avec du recul, mais à ce moment-là, c’est plutôt comme ça que je me sentais. » Elles étaient conscientes du travail de reconstruction effectué par leur mémoire afin de donner un sens et une cohérence à leur récit, et elles nommaient spontanément les changements effectués. À défaut de pouvoir vérifier le contenu des témoignages, cette habileté des participantes à apporter des nuances à leurs propos et à les mettre en contexte facilite certainement le travail du chercheur ou de la chercheuse, ce qui ne diminue en rien l’importance de vérifier la cohérence interne des récits et de s’assurer que les informations sont corroborées par d’autres témoignages, avec la même rigueur que pour tout autre type de source (Baillargeon 1993a : 60-61).

La réalisation de la recherche : les adaptations nécessaires

La réalisation d’une recherche qui repose sur la participation de témoins vivants pose des défis particuliers (définir l’échantillon, élaborer un guide d’entrevue, respecter les normes d’éthique, prendre contact et interagir avec les personnes intéressées, assurer un suivi, etc.), bien connus des chercheurs et des chercheuses en sciences sociales, mais moins habituels pour une historienne dont la formation a été axée sur l’interprétation de documents. Comme nous le verrons, travailler avec des femmes âgées nécessite aussi des adaptations, notamment en ce qui a trait à la constitution du corpus et au déroulement de l’entrevue.

Constituer un corpus

Un des principaux enjeux dans l’élaboration d’un corpus de sources orales est de trouver l’équilibre entre une certaine homogénéité des profils, qui permet de mettre en relation les témoignages, et une diversité, qui assure la validation des résultats de recherche. Selon Daniel Bertaux et François de Singly (2010 : 29), « ce qui importe, c’est d’avoir couvert, au mieux des possibilités du chercheur, la variété des témoignages possibles ». Dans ma recherche, j’ai jugé préférable de recruter des femmes d’origine franco-catholique, qui étaient nées au Québec pendant la période 1930-1950 et qui y avaient grandi. Mon objectif était de rencontrer à la fois des femmes ayant choisi de ne pas avoir d’enfants et d’autres ne l’ayant pas choisi, la plupart des études sur la question ayant privilégié jusqu’à ce jour la non-maternité volontaire (Carmel 1990; Aubert 1987). Je souhaitais également recruter des femmes issues de milieux socioéconomiques variés, originaires de milieux ruraux et urbains de différentes régions du Québec, ainsi que des femmes nées à divers moments du cadre temporel. Si j’ai opté pour une étude à l’échelle provinciale, c’est d’abord dans le but de faciliter le recrutement des participantes. La proportion de femmes sans enfant pour la période ciblée correspondait à environ 15 %, mais de cela il fallait soustraire les religieuses, exclues du projet de recherche[2], et considérer que bon nombre des femmes de cette période sont décédées aujourd’hui, ce qui réduisait forcément la quantité de candidates potentielles. De plus, parmi les femmes toujours en vie, il fallait réussir à trouver des participantes dont la santé leur permettait de participer à l’entrevue. Outre ces considérations purement pratiques, il apparaissait par ailleurs peu utile de chercher à rencontrer des femmes au sein d’une même ville ou région ou encore d’une même origine géographique, puisque leur lieu de vie ou de naissance ne correspondrait pas nécessairement à celui où elles avaient passé l’essentiel de leur vie et que cela ne permettrait pas de rendre compte d’un contexte régional.

Les femmes rencontrées ne devaient pas être mères, mais la non-maternité est moins simple à définir qu’il n’y paraît. Les questions des avortements, des fausses couches et des enfants mort-nés et de l’adoption se sont rapidement posées, de même que celle des grossesses illégitimes suivies d’un abandon de l’enfant, phénomène courant pour la génération sur laquelle je me suis penchée. L’avis de recherche mentionnait que les participantes ne devaient pas avoir donné naissance à un ou une enfant, et j’ai jugé préférable de laisser aux participantes le soin de juger elles-mêmes si elles étaient admissibles ou non, afin de ne pas apposer aux femmes une étiquette à laquelle elles n’adhéraient pas. Finalement, aucune des femmes qui sont entrées en contact avec moi n’avait été enceinte.

L’objectif initial était de rassembler un corpus dans lequel la moitié des femmes seraient mariées, et l’autre moitié célibataires, principalement dans le but de savoir si les femmes mariées sans enfant subissaient plus de pressions vers la maternité que les femmes non mariées. Les premières entrevues m’ont toutefois permis de constater qu’il était impossible de classer les femmes de cette manière, puisque les participantes avaient des définitions très variées du célibat. Pour certaines, les plus âgées, il impliquait l’absence de vie sexuelle. Pour d’autres, généralement les plus jeunes, le célibat était un mode de vie permettant d’exercer sa sexualité librement. Si j’ai rencontré beaucoup de femmes qui avaient toujours été célibataires aux yeux de l’État (non mariées), elles ne se définissaient pas ainsi et rejetaient vivement cette étiquette. Dans plusieurs cas, le parcours des femmes rendait difficile une classification basée sur l’état civil, car ce dernier change au fil de la vie[3]. La définition stricte du célibat en fonction de l’état civil étant souvent éloignée de la manière dont les participantes se percevaient, et la majorité des participantes « célibataires » ayant eu des expériences conjugales s’étirant sur plusieurs années, j’ai finalement tâché de constituer un corpus aussi varié que possible, appuyé sur les diverses définitions que les femmes rencontrées donnaient elles-mêmes du célibat, sans tenir compte de leur état civil. Une recherche basée sur une méthodologie quantitative, par exemple des questionnaires, n’aurait pas permis de déceler ce changement de mentalité quant à la définition du célibat.

Les dix-huit participantes ont principalement été recrutées par le bouche à oreille, et parfois à l’aide de la méthode de l’échantillon dit « boule de neige », selon laquelle les premiers contacts permettent d’accéder aux suivants (Pires 1997). En raison de l’âge des participantes, dans le but de minimiser les inconvénients liés à leur participation, je les ai rencontrées chez elles. Ces deux méthodes d’échantillonnage ont donc été privilégiées pour faciliter l’établissement d’un lien de confiance avec les participantes, qui connaissaient toujours quelqu’un m’ayant déjà rencontrée et étaient ainsi plus à l’aise de me recevoir pour une rencontre en tête-à-tête. Être recommandée par un ou une proche me semblait la meilleure manière d’assurer aux participantes un sentiment de sécurité. Cela m’a en outre permis de constituer un corpus composé de femmes qui n’auraient vraisemblablement pas répondu à mon avis de recherche si elles en avaient entendu parler autrement, dans une revue ou sur un babillard, par exemple, puisque leur tempérament réservé ne les amenait pas à prendre de telles initiatives. Comme nous l’avons vu, plusieurs ont mentionné qu’elles n’avaient pas l’habitude de parler d’elles-mêmes avec leurs proches ou de raconter leur vie, ce qui m’a permis de récolter des récits qui n’étaient pas préformatés par l’habitude de se raconter ou de mettre sa vie en scène, caractéristique par exemple des personnalités publiques habituées aux entrevues journalistiques. Par ailleurs, l’établissement du lien de confiance ayant été facilité par le fait d’avoir une connaissance en commun, j’estime que cela m’a donné accès à des récits d’une grande profondeur. Par exemple, une des femmes a parlé de sa stérilité, sujet qu’elle n’avait même jamais abordé avec sa propre soeur, pourtant elle aussi stérile. Une autre m’a confié avoir eu un amant pendant des années sans que quiconque soit au courant. De telles confidences auraient pu être difficiles à obtenir dans un autre contexte.

Préparer l’entrevue

Si toutes les recherches qui reposent sur des entrevues nécessitent une préparation appropriée, c’est encore plus vrai lorsqu’on travaille avec des femmes âgées, car leur âge avancé pourrait rendre impossible la réalisation d’une seconde entrevue ou l’obtention ultérieure de précisions sur un élément de leur récit. Cela se révèle même indispensable lorsque le projet de recherche s’étire sur plusieurs années.

Parmi les types d’entrevues les plus courants (dirigée, semi-dirigée, libre), c’est l’approche des récits de vie qui m’est apparue la plus susceptible de donner accès au vécu des femmes, tout en permettant à ces dernières d’en exprimer la complexité. Les récits de vie sont reconnus pour faciliter la connexion entre la sphère privée et la sphère publique des témoins, et ils favorisent aussi l’utilisation des entretiens dans une autre recherche (Thompson 2000 : 231). Par ailleurs, en m’intéressant à l’ensemble de la trajectoire biographique des participantes, je pouvais ainsi mieux prendre conscience du processus les ayant menées vers la non-maternité, tout en leur donnant l’occasion de parler de l’évolution de leur vécu à cet égard. On pouvait en effet penser que le rapport à la non-maternité varierait selon les différents âges de la vie, et le choix d’une entrevue interrogeant les femmes plus en profondeur mais sur une seule période, par exemple l’âge adulte, n’aurait pas rendu compte de cette évolution. Finalement, la revue de littérature ayant révélé la quasi-absence d’informations sur le vécu des femmes âgées sans enfant, il apparaissait incontournable d’aborder cette question avec les participantes.

S’il s’agit d’un modèle d’entretien très libre, le récit de vie implique malgré tout une grande préparation de la part du chercheur ou de la chercheuse. L’utilisation d’un guide d’entrevue permet de s’assurer que les mêmes thèmes seront abordés dans tous les entretiens, ce qui facilite la mise en relation des différents récits récoltés. Afin d’élaborer mon propre guide d’entrevue, j’ai puisé à même les exemples diffusés par les spécialistes de cette approche. Baillargeon, notamment, fournit dans son ouvrage Ménagères au temps de la crise le guide qu’elle a utilisé. Pour leur part, Paul Thompson (2000) et Florence Descamps (2001 et 2006) donnent aussi dans leurs ouvrages respectifs des exemples de guides d’entrevues, qui doivent évidemment être adaptés en fonction de la question de recherche. Mon propre guide a pris la forme d’une liste d’éléments regroupés par cycles de vie : l’enfance, les études, le travail et la vie adulte ainsi que la vieillesse. La dernière section du guide comportait des questions plus spécifiques qui donnaient l’occasion aux informatrices de dresser un bilan de leur vie. Outre les thèmes généraux, toutes les sections étaient abordées dans l’optique de comprendre le rapport des participantes à la maternité et à la non-maternité, et l’incidence de leur statut sur leur vie sociale, professionnelle, familiale, etc.

Au cours d’une entrevue du type récit de vie, les renseignements fournis aux informateurs et aux informatrices constituent généralement le filtre à travers lequel ces personnes considèrent leurs expériences passées, et le guide n’agit que comme aide-mémoire (Burrick 2010 : 14). Au moment du premier contact avec les participantes, le plus souvent par téléphone mais parfois par courriel, je les informais ainsi que je m’intéressais plus particulièrement à leur non-maternité, afin qu’elles orientent leur récit autour de ce thème. En raison de l’âge avancé des femmes que je souhaitais rencontrer, ce premier contact me servait aussi à vérifier si les candidates s’exprimaient de manière cohérente et si leur état de santé était satisfaisant pour qu’une entrevue soit possible[4].

Certaines femmes ont demandé à recevoir un exemplaire du guide d’entrevue avant la rencontre, afin de commencer à réfléchir à leur récit. Bien que la spontanéité soit préférable dans ce type d’entrevue, j’ai accepté de le fournir à celles qui en avaient fait la demande, afin de les mettre en confiance mais aussi de leur donner l’occasion de mettre fin à leur participation si elles ne souhaitaient plus participer à la recherche. Quelques-unes s’étaient préparées et avaient pris des notes pour être plus à l’aise, mais après les premières minutes elles ont rapidement délaissé leurs papiers et relaté spontanément leur récit de vie[5]. D’autres étaient moins bavardes, et l’entrevue devenait alors semi-dirigée, puisque j’invitais la participante à parler de certains thèmes afin de poursuivre son récit. En général, les femmes s’exprimaient librement, et je cochais les thèmes abordés, afin de leur demander des précisions sur des éléments qu’elles n’avaient pas intégrés spontanément à leur récit. J’ai souvent dû les questionner directement sur la pratique religieuse dans leur enfance, par exemple, qui était si bien ancrée dans le quotidien qu’elles omettaient d’en parler. Lorsqu’elles étaient questionnées, elles avaient toutefois beaucoup à en dire. Le guide d’entrevue sert ainsi à s’assurer que les témoins n’omettront pas de parler de ce qui leur semble banal, mais qui se révèle important dans le contexte de la recherche.

Rencontrer les participantes

Après le recrutement, le premier contact et la préparation vient enfin la rencontre, dont le déroulement est toujours inattendu. Si la principale préoccupation du chercheur ou de la chercheuse est souvent d’instaurer un climat de confiance qui favorisera la collecte de données, j’ai pu constater que les participantes, de leur côté, avaient très souvent le souci de ne pas décevoir. C’est ainsi que plusieurs femmes, après un accueil chaleureux, remettaient en question l’intérêt de les rencontrer elles, car elles n’avaient « pas grand-chose à dire », avaient eu « une vie bien ordinaire » ou encore disaient n’être pas certaines de pouvoir m’aider dans ma recherche. Non seulement la figure de l’universitaire peut être intimidante pour ces femmes – ce qui, dans mon cas, était amoindri par ma jeunesse –, mais il s’agissait aussi de femmes plus habituées à une ancienne vision de l’histoire, alors que ne comptait que la vie des personnages illustres, principalement masculins. Le fait d’avoir une historienne dans leur cuisine, à qui elles s’apprêtaient à raconter leur vie, leur semblait donc presque surréaliste. Dans cette situation, le défi consistait à la fois à convaincre ces femmes de l’intérêt de leur vie, selon elles « ordinaire », pour parfaire notre compréhension de l’histoire des femmes, trop longtemps négligées, et à diminuer la pression qu’elles ressentaient par rapport à cette rencontre. J’y parvenais généralement en mentionnant que la recherche reposait sur plusieurs témoignages.

Les entrevues avaient une durée moyenne de deux heures, dont près de la moitié était consacrée à l’enfance et à la jeunesse des participantes. Bien que les objectifs de la recherche aient consisté surtout à éclaircir la vie adulte de ces femmes, j’avais besoin d’informations sur la jeunesse et la famille afin de mettre en contexte la suite des témoignages. Par ailleurs, le fait de commencer l’entrevue en parlant de leurs parents et de leur petite enfance permettait aux femmes de vraiment plonger dans leurs souvenirs, qui remontaient à plus de 75 ans pour les plus âgées, et avait aussi pour effet de briser la glace sans entrer trop rapidement dans le vif du sujet. Le lien de confiance avait ainsi le temps de se développer avant d’amorcer le récit de leur vie adulte, à propos de laquelle il aurait été difficile d’obtenir des confidences sans cette transition par l’enfance. J’ai ainsi laissé aux participantes tout le temps nécessaire au récit de leur jeunesse, même si la recherche ne portait pas précisément sur cette période de leur vie. Dans l’optique où les récits enregistrés seront déposés dans un centre d’archives, ils pourront aussi être utilisés dans des recherches sur des thèmes différents.

Alors qu’il était au départ prévu d’enregistrer le tout en format vidéo, afin de conserver un maximum de métadonnées (expressions du visage, langage corporel, etc.) et d’élargir les possibilités de mise en valeur des témoignages, j’ai finalement mis de côté l’attirail audiovisuel et opté pour un simple enregistrement audio. Après quelques entrevues, il était évident que les participantes n’étaient pas toutes à l’aise à l’idée d’être filmées. Celles qui ont accepté la caméra ont mentionné après l’entrevue avoir rapidement oublié sa présence, mais le simple fait d’arriver chez les femmes avec le matériel nécessaire à l’enregistrement vidéo les intimidait, de sorte que, quand je leur demandais si elles acceptaient l’enregistrement vidéo, elles me questionnaient à savoir s’il était possible de procéder autrement. Bien que les participantes aient été tout à fait libres de choisir l’enregistrement audio sans avoir à se justifier, celles qui ont expliqué leur refus ont le plus souvent indiqué une insatisfaction quant à leur apparence, en raison de leur âge. Ce phénomène a déjà été mis en avant dans d’autres recherches, et il serait plus courant chez les femmes âgées que chez les hommes âgés, en raison du double standard selon lequel beauté et vieillissement ne peuvent aller de pair pour les femmes (Wallach 2013). Afin d’éviter ces malaises et de ne pas donner aux femmes qui auraient refusé la caméra le sentiment de fournir une participation incomplète, j’ai opté définitivement pour l’enregistrement audio.

La préservation de la mémoire des femmes

Une fois la recherche terminée, que fait-on de ces dizaines d’heures d’enregistrement? L’intérêt des témoignages oraux dépasse très souvent le projet de recherche dans le contexte duquel ils ont été récoltés, et une sauvegarde appropriée des archives orales peut permettre à d’autres personnes d’interroger ces documents autrement (Cribier et Feller 2009 : 84-85). Or, la question de l’archivage des enregistrements représente un enjeu majeur en histoire orale, puisque aujourd’hui encore bien des chercheurs et des chercheuses ne se donnent pas la peine de déposer leurs archives dans un lieu de conservation approprié (Descamps 2010 : 52-53). Les témoignages oraux recueillis demeurent souvent enfouis dans un disque dur, ce qui ne permet pas de donner une seconde vie à ces sources, par exemple dans un autre projet de recherche. Il s’agit d’un fait déploré par de nombreux spécialistes de l’histoire orale (Cribier et Feller 2009 : 84) :

Beaucoup d’enquêtes ont disparu, d’autres sont inaccessibles, et quant à celles, peu nombreuses, qui ont été déposées dans un centre d’archives, un Écomusée, une bibliothèque, bien peu de gens savent qu’elles l’ont été, et où! Sans parler des enquêtes dont l’existence est pratiquement inconnue de la communauté scientifique, parce que n’ayant fait l’objet que d’une « publication grise ». Il y a donc un gâchis considérable de sources encore rares, que pour la première fois dans l’histoire, le xxe siècle s’est attaché à produire ou rassembler, et qui constituent un matériau original et précieux pour l’ensemble des sciences sociales.

L’idéal serait, selon les historiennes Françoise Cribier et Élise Feller (2009 : 89), de collaborer avec les témoins et les organismes de collecte et de conservation pour constituer des archives orales répondant aux critères du milieu. Il faudrait aussi récolter les métadonnées nécessaires à l’interprétation de ces sources et faire en sorte de rendre le tout accessible aux autres chercheurs et chercheuses. En effet, l’accès aux documents (fiches d’entretiens, journal de recherche, etc.) élaborés pour contextualiser les témoignages permet aux autres de mieux les utiliser (Cribier et Feller 2009 : 91). Par ailleurs, l’accessibilité aux archives orales et à ces métadonnées peut répondre à une autre critique adressée aux sources orales en favorisant une meilleure appréciation critique des travaux qui en découlent, comme c’est le cas avec les documents écrits, qui sont généralement consultables.

Cet enjeu de l’accessibilité m’apparaît d’autant plus important dans le cas de l’histoire des femmes et des recherches féministes, car ces dernières doivent servir la cause des femmes, notamment en faisant en sorte « que les données leur soient matériellement et intellectuellement accessibles » (Dagenais 1987 : 24). N’y a-t-il pas en effet une contradiction, voire un problème éthique, dans le fait de donner la parole aux femmes dans une recherche, puis d’enfermer cette parole dans ses archives personnelles, en ne diffusant que les propos sélectionnés pour répondre à une problématique particulière? Michèle Ollivier et Manon Tremblay (2000 : 107) ont rendu compte du rapport de pouvoir qui s’instaure entre les participantes et les chercheuses, alors que ce sont ces dernières « qui contrôlent les problématiques, les théories, les méthodologies, les paramètres de l’analyse et de l’interprétation, bref, le processus de la recherche ». Rendre accessible l’intégralité des entrevues m’apparaît ainsi comme une manière de céder une partie de ce pouvoir, en donnant l’occasion aux participantes d’être entendues en dehors de l’interprétation externe de leurs propos, et en permettant aux autres d’en tirer leurs propres analyses, reposant sur d’autres points de vue et d’autres positionnements.

C’est dans cet objectif que j’ai entrepris des démarches pour déposer mes enregistrements dans un centre d’archives. Mon choix s’est arrêté sur le Musée de la mémoire vivante de Saint-Jean-Port-Joli, établissement qui recueille des récits de vie et des archives dans le but de les conserver, de les étudier et de les mettre en valeur à travers des expositions. Ce dernier aspect me paraissait le plus intéressant, car la mise en exposition favorise le contact avec les archives, et il est reconnu que le public préfère accéder à l’histoire par un contact direct avec les sources. C’est ce que faisait remarquer Serge Noiret (2011 : 256-257) en commentant les résultats d’une enquête : « Le public américain préfère le travail public de reconstruction du passé effectué par les musées et l’expérience personnelle directe sur les “ sources du passé ”, une expérience mise en oeuvre par des institutions non universitaires. » Le choix du Musée visait ainsi à rendre les entrevues accessibles aux chercheurs et aux chercheuses, mais aussi à faire en sorte que les témoignages des participantes soient mis en valeur auprès de tous les publics.

Puisque le Musée disposait déjà d’un programme de récolte de témoignages s’étendant en dehors de ses murs, il a accepté de devenir dépositaire des enregistrements recueillis dans le contexte de ma recherche. L’entente ayant été conclue à l’avance, le formulaire de consentement à la recherche a été conçu dès le départ pour proposer aux participantes le dépôt de l’entrevue dans les archives de cet établissement, et la plupart des participantes y ont consenti. Les femmes qui le souhaitaient ont pu demander l’anonymat ou le maintien d’une certaine confidentialité, par exemple pour une durée déterminée. Elles pouvaient évidemment refuser le dépôt de l’enregistrement sans que cela entrave leur participation à la recherche, mais très peu se sont prévalues de ce droit, la plupart étant plutôt enthousiastes à l’idée de laisser ainsi une trace au-delà de leur vie. Cela représentait pour elles une forme d’héritage, qu’elles étaient fières de léguer après avoir pris conscience au fil de l’entrevue que non seulement elles avaient des connaissances à transmettre, mais que leur vécu ne manquait pas d’intérêt.

Conclusion

Si la récolte de témoignages oraux peut représenter un choix intimidant, en raison du caractère imprévisible de l’étape du recrutement, des défis qu’implique la conduite d’entrevues et du travail associé à la transcription, j’estime que mon projet de recherche s’est vu nettement enrichi par l’utilisation de sources orales, plus particulièrement d’entrevues de type récits de vie. En effet, alors qu’au départ je souhaitais principalement éclaircir le vécu social de ces femmes à l’âge adulte, le recours à ce type d’entrevue m’a permis de dépasser mes objectifs initiaux et de rendre compte de l’évolution de leur vécu tout au long des différentes périodes de leur vie, de l’enfance à la vieillesse, offrant ainsi une compréhension beaucoup plus riche de leur expérience que si j’avais choisi de me pencher sur une période précise de leur vie. Comme l’a écrit Monique Membrado (2013 : 10), sociologue spécialiste du vieillissement, « [en] liant les différents temps de la vie, la perspective temporelle permet d’éviter l’impasse essentialiste qui fait du “ vieux ” ou de la “ vieille ” un ou une autre que soi-même : jeunesse et vieillesse s’inscrivent alors dans une temporalité commune ». Cette perspective rend justice à l’expérience qu’ont les femmes des différentes transitions ayant marqué leur vie. Le fait de prendre le temps de rencontrer ces femmes, de les écouter, de recueillir leurs témoignages et de préserver leur mémoire en mettant les enregistrements à la disposition du public pour la postérité rend aussi justice à ces femmes, des femmes « ordinaires », selon leurs propres mots, que l’on écoute encore trop rarement.