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Demander à des militantes féministes de faire le récit des luttes menées par leurs organisations et ayant pour objet l’acquisition, l’élargissement et la défense des droits pour les femmes ne va pas de soi. Pourtant, il ne semble pas si controversé d’affirmer que le féminisme a historiquement contribué à l’avancée des droits pour les femmes[1]. Plus encore, les idées d’égalité, de liberté et de solidarité qui sont au coeur du projet moderne des droits de la personne marquent le projet de transformation sociale qui guide le mouvement. En fait, étudier l’apport des luttes collectives menées par les mouvements sociaux, dont le féminisme, au prisme des droits, de la poursuite de la justice sociale et de la reconnaissance de groupes sociaux minorisés[2] fait l’intérêt du projet de recherche Inter-Reconnaissance[3], dans le contexte duquel nous avons interrogé des militantes du mouvement féministe.

Le prisme des droits est central dans cette démarche. Au-delà des transformations législatives, ce qui nous intéresse, ce sont les diverses formes que prennent les droits au sein des luttes, des discours et des valeurs qui les portent ainsi que dans la mémoire qui accompagne ces mouvements. Cette interrogation commune a accompagné le travail d’enquête mené dans les secteurs immigration/refuge, handicap, santé mentale et lesbiennes, gais, personnes bisexuelles et transgenres (LGBT) du mouvement communautaire, auxquels s’ajoute celui des « femmes »[4]. Notre propre travail d’enquête auprès des féministes, à l’intérieur de ce projet de recherche, nous a portées à nous interroger sur des enjeux théoriques et méthodologiques, dont deux feront l’objet d’une étude plus approfondie dans le présent texte. Nous examinerons d’abord comment les manières dont étaient abordés les droits dans le canevas d’entrevue ont influencé le récit et la compréhension que se font les actrices du mouvement de la notion de droits et de leur rôle dans les luttes auxquelles elles sont associées. Puis nous nous pencherons sur le rôle du témoignage, le rapport entre la mémoire individuelle et la mémoire collective, surtout dans un contexte où les femmes québécoises et le mouvement des femmes au Québec ont déjà fait l’objet de recherche de la part d’historiennes professionnelles se réclamant du féminisme (voir, entre autres, Baillargeon (2012), Collectif Clio (1982), Dumont et Toupin (2003), Dumont (2010) et Lévesque (1995)). Plus précisément, nous voulons étudier l’apport d’une méthode fondée sur le témoignage pour tenter de comprendre à la fois les dynamiques d’ensemble du mouvement et les faits saillants qui ont marqué la mémoire de ses actrices. Sur cette base, nous serons, en conclusion, en mesure de nous interroger sur le rapport actuel aux droits dans le mouvement des femmes tant sur un plan théorico-politique que sur celui du discours public. Cependant, avant d’aller plus loin, nous estimons important de présenter le projet dans son ensemble.

Le projet de recherche Inter-Reconnaissance

Afin de mieux situer notre propos, nous tenons à préciser le cadre d’analyse général du projet de recherche Inter-Reconnaissance, ce qui aidera à mieux situer nos commentaires ultérieurs. Partant du constat que les mouvements sociaux qui se sont développés depuis la fin des années 60 sur des enjeux aussi différents que le genre, la race, l’ethnicité, le handicap ou la sexualité ont cherché à la fois à faire reconnaître positivement des personnes appartenant à des groupes sociaux stigmatisés (Goffman 1975) et à s’assurer qu’elles puissent bénéficier du statut de sujet de droit (Fraser 2005; Honneth 2000; Renault 2004), le projet de recherche Inter-Reconnaissance se penche plus particulièrement sur la manière dont les divers mouvements se sont approprié le langage des droits, ce qui leur permet de développer un langage commun, de fédérer leurs efforts et d’accéder à certaines formes de compréhension mutuelle (Brysk 2005; Hill Collins 2001; Goodale 2009; Lamoureux 2013; Saillant 2013).

Les mouvements qui se forment dans le sillage des luttes autour de la reconnaissance et des droits sont extrêmement diversifiés. Porteurs d’une exigence de justice (Young 1990 et 2000), ils mettent en place des formes diversifiées de mobilisation. Les mouvements sociaux ont autant constitué un lieu d’identification et de regroupement que cherché à influer sur les politiques publiques et les modes de constitution des collectivités politiques (Dalla Porta et Diani 2006; Lamoureux 2008). Ce sont de tels mouvements qui sont analysés par le projet de recherche Inter-Reconnaissance. Ils ont joué un rôle crucial dans les luttes sociales qui se sont développées au Québec depuis plusieurs décennies.

Ainsi, le projet de recherche Inter-Reconnaissance a pour objet de circonscrire les repères clés de l’apport du mouvement communautaire à la société québécoise depuis les 50 dernières années, en accordant une attention particulière aux acteurs et aux actrices dans l’animation de ces luttes et dans leur transmission mémorielle. Il se distingue fondamentalement par la place qu’il donne aux droits et aux liens de reconnaissance et de solidarité qui existent entre les différents secteurs du mouvement communautaire. Bien que les entrevues aient été conduites par secteur, un ensemble de questions communes s’intéressaient aux différentes alliances (passées et actuelles) du mouvement féministe avec les autres secteurs du milieu communautaire québécois (et à l’international également). Ensuite, dans une perspective mémorielle, une attention particulière est accordée aux artistes, professionnels ou non, ainsi qu’aux artéfacts qui témoignent des actions de transformation sociale (bannières, affiches, macarons, publications, chansons et autres productions artistiques)[5].

Sur le plan de l’échantillonnage, nous visions à rencontrer un nombre significatif de féministes et le choix de chacune d’elles a été effectué à l’aide d’un comité conseil formé par des militantes du mouvement, engagées quant à divers enjeux. Nous voulions voir l’évolution autant des principales organisations du mouvement et des moments clés de leur histoire que des enjeux jugés jusqu’à tout récemment comme périphériques, mais qui représentent probablement l’avenir du mouvement. Il nous importait également de rencontrer des féministes d’horizons multiples, par exemple : les groupes militants officieux, les milieux de la recherche, syndicaux et communautaires, les instances gouvernementales, mais aussi les différentes organisations du mouvement des femmes. Sur le plan temporel, les récits des militantes interviewées nous ont permis de retourner jusqu’au milieu des années 60. Si une forte majorité des personnes qui nous ont accordé une entrevue font état de luttes menées pendant la période 1970-1990, plusieurs ont été choisies en fonction des enjeux plus contemporains et des divers défis auxquels doit présentement faire face le mouvement des femmes. Dans le choix des militantes, la diversité des torts vécus poussant à l’action était pour nous une autre préoccupation, et il serait possible de les regrouper en sept types :

  1. nécessité de s’organiser entre femmes/féministes;

  2. travail salarié et reproductif;

  3. avortement, contraception et droits reproductifs;

  4. violences;

  5. autonomie/liberté des femmes dans toutes les sphères de leur vie (orientation sexuelle, parcours professionnel);

  6. enjeux sociaux (santé, pauvreté, logement, écologie, vieillissement, laïcité);

  7. débats au sein du mouvement des femmes (inclusion, reconnaissance et diversité de représentations).

La méthode de travail privilégiée s’inscrivait dans une perspective inspirée de l’ethnographie : le canevas d’entretien était structuré en grands thèmes, mais les personnes interviewées avaient une vaste latitude concernant la trame narrative. Cela leur a permis, d’ailleurs, d’exprimer leurs résistances, leurs interrogations tout comme leurs aspirations féministes en cours d’entretien. Plusieurs parties du canevas étaient communes entre les secteurs de la recherche dans un souci de mise en commun et de comparabilité des données recueillies en vue de l’analyse. Nous débutions par la trajectoire militante; puis nous poursuivions avec les divers registres d’action utilisés. Ensuite, il était question des idéologies et des valeurs sous-jacentes aux revendications formulées ainsi qu’aux actions menées. Une autre section concernait précisément les luttes menées en matière de droits et les acquis obtenus par le mouvement. Par la suite, l’intérêt était porté plus largement sur le mouvement des femmes pour en saisir les contributions propres à la société québécoise, aux liens politiques et solidaires qu’il entretient avec le reste du mouvement communautaire au Québec. Enfin, les personnes interrogées devaient établir une sorte d’état des lieux sur les luttes actuelles et futures pour le mouvement.

Au bout du compte, avec les 39 entretiens semi-dirigés d’environ deux heures que nous avons menés, nous évaluons avoir en partie relevé ce défi de « diversité ». Cela étant, il demeure une surreprésentation de militantes issues des milieux urbains, nées au Québec, associées à la majorité blanche et francophone[6].

Le rapport aux droits

Depuis la « première vague[7] », le mouvement féministe s’est engagé dans le projet de faire des femmes des sujets de droit. Ainsi, le rapport des féministes à l’acquisition de droits et à leur effectivité reste une trame centrale du mouvement. C’est dans cette perspective que des femmes ont revendiqué et fini par obtenir une transformation du statut juridique des femmes mariées, l’accès à l’éducation, l’accès aux professions et au marché du travail rémunéré et le droit de vote. Une telle approche n’impliquait pas nécessairement la critique des institutions existantes (même si certaines l’ont fait) et privilégiait plutôt l’accès des femmes à ces institutions. C’est ce qui explique l’attention accordée par les féministes aux transformations législatives puis à l’inclusion réelle des femmes dans les chartes codifiant les droits de la personne. Dans ce travail, l’État, en tant que législateur, a été le principal interlocuteur du mouvement des femmes : c’est à lui que l’on demandait des reconnaissances officielles, des programmes sociaux et des politiques sociales permettant l’obtention et l’usage des droits obtenus. Il en a résulté un rapport plus ou moins polémique à l’État, tout en maintenant ouverts des canaux de collaboration : actions de groupes de pression (lobby) classiques, participation à des commissions d’enquête ou à des commissions parlementaires, etc.

Comme nous l’avons déjà mentionné, le projet de recherche Inter-Reconnaissance accorde une attention particulière à l’apport du mouvement communautaire québécois pour l’obtention de droits nouveaux, pour l’élargissement de droits existants aux personnes exclues de leur application, pour la reconnaissance de besoins spécifiques et pour l’octroi de services particuliers. Réfléchir aux évènements clés et aux actions collectives du mouvement des femmes au prisme des droits est le cadre imposé aux militantes rencontrées, ce qui a pu prêter à confusion dans certains cas. En fait, il semble que ce soit la compréhension même de la notion de « droits » qui posait problème. Plusieurs ont envisagé les droits dans une acception assez restreinte, à savoir les lois ou encore les droits énoncés et garantis par les chartes. Pourtant, comme nous le verrons, d’autres répondantes ont aussi développé leur pensée, dans des sections de l’entrevue, sur la dimension des droits en qualifiant le mouvement des femmes comme un mouvement de défense des droits des femmes.

Nous avons donc pu retrouver au fil de leur récit les diverses formes que prennent les droits à travers les valeurs profondes du mouvement. Cela a été rendu possible par l’écoute que nous avons manifestée par rapport à leurs résistances. Nous avons ainsi pu entamer avec elles une discussion, sans nous écarter complètement de la trajectoire tracée dans le canevas d’entretien, sur la notion de droits qui ne se limite pas à son acception juridique. Il s’agit d’ailleurs de la perspective privilégiée dans le projet de recherche Inter-Reconnaissance. En fait, la notion de droits y était comprise de façon plus large en vue d’intégrer les droits comme levier politique pour le changement social, les droits comme produit de pratiques sociales, les droits comme limite aux pouvoirs de l’État, les droits comme principe moteur, les droits dans leurs interactions, représentations et négociations dans le contexte des luttes sociales et des actions collectives. Notre souhait était de préciser en quelque sorte la « vie sociale des droits », celle qui a cours en dehors des textes législatifs, tout en les incluant.

Cela soulève un premier enjeu à la fois épistémologique et méthodologique. En fait, la façon d’ordonner les questions dans notre canevas d’entrevue a eu diverses conséquences, certaines positives, d’autres plus décevantes. Scinder les questions concernant les actions et les principes moteurs et les questions qui portaient précisément sur les droits n’a pas toujours entraîné l’effet attendu. Nous pourrons mieux en voir les effets en dégageant la partie sur les droits des autres parties de l’entrevue. Un constat peut en être tiré : toutes les féministes rencontrées (celles qui sont favorables au langage des droits et celles qu’il rebute) ont parlé de droits où nous ne nous y attendions pas et la « vie sociale des droits » se manifeste davantage dans les principes moteurs qui se rattachent aux actions mises en oeuvre par les féministes que dans la section sur les gains en matière de droits.

Des réflexions sur l’acquisition de droits

Toute une section du questionnaire encourageait les personnes interrogées à jeter un regard rétrospectif sur l’acquisition de droits par le mouvement pour les femmes. Plus précisément, nous leur demandions : « Quels sont les droits importants qui ont été conquis par les femmes depuis les années 1960? Quelles ont été les avancées les plus significatives? » Le bilan des réponses obtenues nous permet d’établir quatre constats. Le premier concerne l’attitude des militantes par rapport aux droits. Si, pour certaines, une réflexion sur les gains obtenus par les féministes en matière de droits allait de soi, d’autres ont manifesté un réel malaise quant à l’exercice imposé. En fait, pour une majorité de féministes, les luttes menées par le mouvement concernent les droits des femmes. Comme cela est le cas pour une répondante, « on peut dire que, être féministe, c’est défendre les droits des femmes et donc, c’est aussi d’être défenseure de droits » (F11)[8]. Or, pour d’autres, les droits supposent une formule « trop rigide » (F7) et une façon réductrice de parler des projets de transformation sociale portés par le mouvement qui se veulent plus ambitieux : la transformation sociale plus radicale ne s’exprime donc pas spontanément en termes de droits. Dans certains cas, la réaction des personnes interrogées était vive, comme pour cette répondante qui affirme : « Ça ne m’intéresse pas trop les droits […] C’est un peu, une espèce d’hypocrisie, cette charte des droits et libertés » (F8), car celle-ci ne s’applique pas dans les faits « à tous les êtres humains », conclut-elle. Pour sa part, une autre répondante ne peut s’empêcher de remarquer que, malgré une réticence au sujet des chartes, « quand [elle] parle des luttes autochtones ou des femmes autochtones, c’est quand même beaucoup une question de droits humains » (F38). Ces perspectives différentes, relativement aux droits et à l’État comme lieu de formalisation du droit positif, laissent poindre des tensions internes au mouvement des femmes sur les stratégies politiques à privilégier actuellement et dans l’avenir, analyse que nous approfondirons en conclusion.

Malgré les résistances, toutes se sont prêtées au jeu. Par exemple, une répondante ne considère comme des acquis des luttes que les droits reconnus par des lois : « je crois aux lois structurantes et je pense que c’est la seule chose qui empêche les reculs » (F6). En faisant une rétrospective, une répondante précise : « Pour moi, les grands gains [sont] l’éducation, la contraception, le travail. Cela reste des droits fondamentaux des femmes pour leur liberté et leur égalité » (F11), tandis qu’une autre affirme que le corps des femmes n’appartient « qu’aux femmes, [pas] à la société ni aux hommes : je pense que c’est un élément très important » (F12).

En fait, et c’est notre deuxième constat, cette liste, bien qu’elle soit intéressante, reste un peu désincarnée. À titre indicatif, voici ce que les personnes interrogées ont énuméré (par ordre décroissant d’importance) et qui recoupe la liste des torts mentionnés auparavant dans les entrevues : le droit au travail (accès, égalité/équité salariale); le droit à l’avortement et l’accès à la contraception; les droits parentaux (congés maternité/paternité, garderie); le droit à l’intégrité physique (protection, sécurité, non-violence, consentement); le droit à l’éducation; le droit au divorce; l’égalité des droits avec les hommes; et, enfin, le droit à l’orientation sexuelle de son choix. L’énumération de ces droits obtenus ne nous apporte pas une information nouvelle par rapport aux compilations qui ont pu être faites dans des ouvrages de droit, de science politique, d’histoire ou de sociologie. Cependant, l’intérêt est ailleurs : d’abord, l’énumération montre ce qui subjectivement apparaît important pour les actrices du mouvement; ensuite, elle laisse voir le lien entre les luttes menées et les transformations législatives, les ouvrages savants (sauf ceux qui ont été écrits par des personnes liées aux divers mouvements) ayant une fâcheuse tendance à dissocier les avancées législatives et les luttes sociales. Ces transformations donnent aux militantes le sentiment que le mouvement des femmes a eu des effets non négligeables sur la société et pas juste en matière de droits. Les plus âgées constatent, avec satisfaction, que les femmes « ont le droit d’exister comme femmes [maintenant] » (F16) ou combien les femmes plus jeunes ont acquis « de la confiance en elles » (F20), notamment en milieu professionnel. Il n’est pas étonnant par contre que trônent au sommet du palmarès le droit au travail et le droit à l’avortement : ils incarnent des avancées qui ont été au coeur de la compréhension de l’autonomie des femmes.

Notre troisième constat porte sur la remise en cause, principalement par les femmes racisées, du caractère universel de tels droits. Sur ce plan, une répondante critique ce palmarès des droits acquis par et pour les femmes blanches (F21) :

C’est clair que tout le monde [les féministes] parle du droit à l’avortement et je pense que c’est important […] Mais c’est aussi clair qu’en tant que femme noire l’expérience est différente. Il y a plusieurs cas relevés de jeunes femmes noires ou racisées, lorsqu’elles tombent enceintes, on leur recommande de se faire avorter […] Il y aussi le problème que nous, on vit, le droit non seulement à avoir nos enfants, mais aussi à les éduquer : nos enfants sont pris par les services sociaux à des taux assez inquiétants […] Si on parle du travail, quand on parle d’équité salariale, mais dans un contexte où les taux de chômage sont aussi très hauts, je ne sais pas trop à quoi ça réfère l’équité salariale quand tu n’as pas de job ou quand tu es femme de ménage. Le droit au travail, pour certaines c’est un droit, mais pour nous, historiquement, ça a été une obligation.

Notre quatrième et dernier constat au sujet de cette section sur les droits concerne l’évaluation de la situation actuelle par les militantes. Les plus optimistes considèrent que certaines de ces luttes ont permis de faire des acquis en matière de droits qui ont profondément et durablement transformé les mentalités, alors que d’autres en soulignent la fragilité. La plupart estiment la situation critique en raison de la montée des conservatismes, de la droite religieuse, du néolibéralisme ainsi que de la croissance de l’autoritarisme bafouant les droits et libertés. Une répondante incarne bien cette posture : « Pour moi, il n’y a à peu près aucun droit qui est acquis. Si on ne les défend pas continuellement, on les perd » (F8). Toutefois, certaines voient mal comment il serait possible de revenir complètement en arrière sur des droits acquis, et ce, même si elles reconnaissent l’existence de résistances antiféministes. Par exemple, une répondante s’exprime ainsi : « [L’avortement], c’est un droit reconnu. Il n’y a plus personne qui oserait toucher à ça. Même M. Harper et son groupe, il a dit qu’il n’ouvrirait pas le dossier […] Je ne pense pas que quelqu’un pourrait fermer le réseau des garderies […] C’est reconnu comme un droit » (F16).

Entre ces deux postures, une part significative des militantes que nous avons rencontrées évalue qu’effectivement certains gains ont été obtenus sur le plan des droits, tout en reconnaissant que certaines femmes sont plus « égales en droits que d’autres ». Même si, juridiquement, les gains restent précaires, une répondante soutient que les avancées sont plus manifestes sur le plan de l’égalité : « Le discours a imprégné la conscience collective, et c’est une valeur qui est beaucoup partagée » (F23). Il demeure primordial pour la majorité des répondantes de demeurer vigilantes et, surtout, ambitieuses comme féministes : « Les droits ne sont pas achevés », rappelle une répondante (F6). Plus encore, ils ne sont pas statiques, « parce que les droits, quand ils sont fondés sur un principe d’égalité, ils devraient progresser tout le temps, à la mesure de la capacité de la société », affirme une autre (F12).

Si, au moment des entrevues, les réponses apportées dans la section concernant précisément les droits nous ont laissé une impression d’incomplétude, les analyses plus approfondies des entretiens ont montré qu’il était possible de trouver de quoi alimenter, avec des matériaux nouveaux, notre réflexion sur la « vie sociale des droits » dans d’autres sections, c’est-à-dire dans celles qui portent sur les actions et les principes.

Les principes présidant aux actions entreprises

Les féministes que nous avons rencontrées ont abordé avec plus d’aisance, de complexité et de profondeur le langage des droits à d’autres moments au cours de l’entretien. Cela nous a permis de constater la manière dont les droits prennent vie au coeur des luttes du mouvement, au-delà de leur acception strictement juridique. C’était d’ailleurs ce que nous cherchions dans le contexte du projet de recherche Inter-Reconnaissance, et nous l’avons trouvé dans le récit des actions menées et de leurs principes moteurs. Quatre éléments méritent d’être soulignés ici.

Premièrement, le langage des droits incommodait certaines répondantes, car elles n’avaient pas en mémoire que les actions étaient menées au nom des droits des femmes : « Tu sais la défense des droits, dans les années 1980, on ne disait pas ça comme ça. On disait plus de l’action collective » (F11) ou bien « Tout n’est pas formulé en termes de droits. La plupart des choses sont formulées dans une perspective d’amélioration des conditions de travail ou de la qualité de vie » (F7). Si une répondante a ressenti le besoin de prendre ses distances par rapport au langage des droits, elle convient, néanmoins, ne pas s’en être éloignée : « Je pense que les discours pouvaient aller en termes de conditions de vie, de conditions de travail, mais en bout de piste, cela se résume en droits » (F6).

Notre compréhension du discours tenu par ces féministes nous porte à croire que les droits sont beaucoup plus intégrés que cela n’apparaît à première vue. En fait, les principes de droits apparaissent sous le couvert des valeurs dans pour ainsi dire tous les témoignages, même chez les plus réfractaires à ce langage. Autrement dit, une part significative des principes moteurs des actions féministes repose sur l’égalité et la liberté[9] des femmes. La compréhension et l’utilisation que font les féministes que nous avons rencontrées de l’égalité et de la liberté restent substantielles, multidimensionnelles et indivisibles.

À ce sujet, une répondante témoigne de l’emploi de la notion d’égalité : « pour moi, les droits à l’égalité étaient toujours les droits à l’égalité pour pouvoir travailler, pour avoir la sécurité, pour avoir la protection, pour avoir l’équité en emploi » (F23). Une autre va dans le même sens : « l’égalité, c’est substantif, c’est-à-dire que [tu as] le droit à l’égalité, parce qu’on respecte tes droits civiques, tes droits politiques, tes droits sociaux » (F11). Au sujet du droit à la liberté, une répondante en expose sa compréhension substantielle : « Je pense la liberté dans le sens de la capacité effective de faire ou de ne pas faire quelque chose et de ne pas se faire imposer un choix » (F23). En fait, la compréhension du droit à l’égalité et à la liberté des femmes s’est complexifiée au cours des années, selon certaines militantes. Par exemple, une répondante croit que le droit à l’égalité a maintenant plus d’ampleur pour inclure « l’égalité entre les hommes et les femmes, entre les peuples et entre les femmes elles-mêmes » (F8).

Par ailleurs, le droit à la liberté se voit également employé de façon plus large, ce qui n’est pas sans conséquence selon certaines. Une répondante souhaite prendre ses distances par rapport aux luttes actuelles contre les diverses tentatives de re-criminalisation de l’avortement qui mobilisent l’idée de liberté de choix : « je crois maintenant, avec la montée de la droite, depuis 30 ans, avec le triomphe du libéralisme, que c’est d’autant plus important de faire attention au discours [pour la liberté de] choix, parce que c’est une expression qui a été réappropriée par la droite pour porter atteinte à des droits collectifs » (F23). Enfin, un détour par la section portant les principes moteurs nous a permis de constater la place qu’occupent les droits et la vie qu’ils ont au sein des discours et des actions du mouvement féministe québécois.

Deuxièmement, des répondantes ont montré que, en partant des notions d’égalité et de liberté, il est possible de raisonner de manière analogique afin de développer des positions publiques susceptibles d’être plus inclusives. Ainsi, une répondante relate que la réflexion concernant la liberté de choix des femmes quant à l’avortement a orienté la position adoptée par la Fédération des femmes du Québec (FFQ) au sujet du projet de loi ayant pour objet d’interdire le port de signes religieux au travail (F11) :

Pour beaucoup de féministes, toutes les religions oppriment les femmes […] Donc comme féministe, tu devrais te battre contre toutes les formes d’oppression, y compris les oppressions religieuses [ce qui implique] d’être totalement en désaccord avec le fait que certaines religions obligent les femmes à porter un foulard […] Mais nous [la FFQ], ce que l’on disait, c’est que si on interdit les signes religieux, on va exclure [les femmes pratiquantes] du marché du travail. Donc, ce n’est vraiment pas la façon de vivre la diversité au Québec et de respecter les choix […] Comme [dans le cas de] l’avortement, c’est fondamental [pour moi] que toutes les femmes, peu importe où elles vivent, qu’elles aient accès à des services d’avortement. Mais je vais respecter aussi une jeune femme qui ne veut pas se faire avorter et qui a besoin de services pour être accompagnée, même si je juge qu’elle n’est pas dans les bonnes conditions. On ne parle pas du droit à l’avortement. On parle du droit à la liberté de choix, c’est toujours ça. Pour moi, c’est de la même logique.

Pour sa part, une répondante relate que le principe de l’égalité sous-jacent aux luttes menées en milieux de travail par les féministes « a permis d’élargir les acquis – que les filles sont allées chercher – à d’autres groupes de la société, qu’on dit aujourd’hui “ les groupes vulnérables ” » (F12). Une autre considère également la puissance du droit à l’égalité et les gains obtenus sur la base de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[10] pour les femmes. Toutefois, elle relève que, de façon plus récente, ce sont d’autres groupes qui ont pu remporter des victoires sur la base de cet article : « Il y a eu des interprétations pour d’autres groupes : les gais et les lesbiennes ont connu des victoires, les personnes détenues, les personnes handicapées. Mais en réalité, les femmes n’ont rien gagné avec ça [depuis longtemps] » (F23). Ce triste constat poussera d’ailleurs certaines féministes, les plus réfractaires à l’égard du langage des droits, à réévaluer la pertinence des stratégies politiques qui font appel directement aux droits et aux chartes, si l’on souhaite éviter les reculs.

Troisièmement, dans les réflexions développées par les répondantes au sujet des moyens d’action, l’« éducation aux droits » occupe une place de choix. Les féministes engagées dans le milieu communautaire ou syndical ainsi que dans les groupes de femmes établissent un lien entre l’éducation populaire, l’éducation aux droits et l’action collective de défense des droits. Une répondante considère notamment que les centres de femmes jouent un rôle capital dans l’éducation aux droits : « c’est l’éducation populaire qui mène à la conscientisation qui devrait te permettre d’agir, d’aller vers l’action collective » (F11). D’autres partagent la conception selon laquelle l’éducation aux droits revient de facto aux mouvements sociaux, qu’il s’agit là d’outils essentiels pour mettre des limites au pouvoir de l’État. Une répondante affirme : « Les droits, c’est quand même, en tout premier lieu, une limite au pouvoir. Donc, ce ne sera jamais le pouvoir qui va donner plus d’ampleur aux droits » (F12). Cette défense des droits qui résulte en partie de l’éducation populaire consiste en un moyen adopté par les mouvements sociaux pour « mettre l’État devant ses devoirs », croit une répondante (F5), c’est-à-dire le forcer à respecter les droits reconnus par les chartes et les conventions. Bien qu’elle soit importante, la défense des droits est, pour cette répondante, une démarche réformiste : « la défense des droits reste quelque chose du type : “ on veut réformer ce qu’on a déjà ” » (F5). Cela pousserait le mouvement féministe à « faire des luttes défensives seulement pour ne pas perdre ce qu’on a », ajoute-t-elle, au lieu d’esquisser la formulation plus radicale d’un projet de société autre.

Quatrièmement, certaines féministes que nous avons rencontrées mènent une réflexion sur les liens entre les droits et les services. Deux d’entre elles conçoivent la reconnaissance des besoins spécifiques et l’offre de services comme un moyen d’actualiser les droits déjà obtenus officiellement ou d’en étendre le champ d’application à d’autres groupes (F6 et F17). Paradoxalement, dans le milieu communautaire, la prestation de services a souvent été perçue comme un indice de dépolitisation. Pourtant, une répondante affirme : « On a besoin d’une garderie, on a besoin d’avoir plus d’argent dans nos poches : ces besoins-là, pour moi, sont des conditions d’exercice des droits » (F6). Une autre partage avec nous cette réflexion : « Ce sont beaucoup les services qui permettent l’actualisation des droits. Comme je l’ai dit : “ dans la politique on a le droit, mais sans service c’est un droit sur papier ” » (F17). Les services s’avèrent donc une condition d’exercice des droits obtenus. Il demeure toutefois une tension entre les luttes collectives pour la reconnaissance de besoins spécifiques et la prise en charge par l’État de ces services, surtout lorsqu’ils étaient déjà pris en charge, de manière alternative, par les groupes. Cet enjeu s’est d’ailleurs posé lors de la prise en charge par l’État des garderies, initialement portées par un mouvement social ancré dans les communautés. Une répondante se rappelle les discussions qui avaient eu lieu autour du contrôle que conserveraient les garderies populaires si l’État québécois prenait en charge le financement : « Si Québec prend en main et finance les garderies : elles deviennent universelles. Si on [avait privilégié de] garder le contrôle populaire, il n’y [aurait peut-être pas eu] des garderies dans d’autres quartiers ou régions » (F17). Le cas des garderies montre que la prise en charge par l’État a pu favoriser une plus grande accessibilité à ces services. Néanmoins, cela a engendré la diminution du pouvoir des parents et des communautés sur la gestion des centres de la petite enfance.

La mémoire individuelle, le témoignage et l’histoire sociale

Contrairement à ce qui se passe dans les mouvements de l’immigration/refuge, du handicap, de la santé mentale ou des LGBT qui font également partie du projet de recherche Inter-Reconnaissance, le mouvement des femmes au Québec et l’histoire des femmes plus généralement ont fait l’objet d’un traitement historique. De plus, le mouvement des femmes, à travers quelques rendez-vous comme Femmes en tête (1990), Pour un Québec féminin pluriel (1992) ou les États généraux du féminisme (2013), a formalisé un certain récit historique de son passé et de ses actions, qui se transmet dans les organisations du mouvement. Dans ce contexte, quel est l’apport singulier de notre recherche à cette histoire, hormis l’intérêt qu’elle porte plus précisément sur les droits? Qu’apporte le témoignage d’individus, choisies pour leur rôle important dans le mouvement à une période ou à une autre, à la compréhension de l’histoire du mouvement et à sa mise en récit historique?

Poser ces questions nous incite à réfléchir autour de trois enjeux : 1) l’individuel et le collectif dans l’action militante; 2) les rapports qu’entretiennent mémoire et histoire; 3) et les rapports entre l’expérience vécue et l’action politique. Ces dimensions sont particulièrement importantes dans les réflexions théoriques sur les mouvements sociaux.

Le premier enjeu concerne le type de militantisme et le rapport de l’individu à la « cause ». Il y a divers types d’engagement militant (Jordan 2003; Ion, Franguiadakis et Viot 2005). Si toutes nos répondantes avaient un engagement personnel important, il en va autrement lorsqu’on regarde les carrières militantes[11]. L’engagement militant peut conduire à exercer des responsabilités dans des ministères ou des organismes, des établissements d’enseignement ou encore dans des groupes plus institutionnalisés que le mouvement des femmes. Surtout dans la période où le « triangle de velours[12] » semblait fonctionner (jusqu’au milieu des années 90, environ), plusieurs femmes ont pris la décision d’aller vers les instances gouvernementales en vue de poursuivre leur engagement militant ou encore pour faire avancer les enjeux féministes dans les politiques publiques. D’autres ont voulu approfondir leurs réflexions ou prendre du recul par rapport aux enjeux militants et se sont retrouvées à occuper des fonctions universitaires où elles ont pu « recycler » leur capital militant. Certaines autres ont été embauchées dans les syndicats ou les partis politiques, là encore avec pour objectif de faire progresser la cause des femmes ou pour travailler avec d’autres femmes. La grande majorité est cependant encore active dans les groupes de femmes.

Étant donné que les femmes sont présentes dans tous les secteurs de la société, un certain nombre des militantes que nous avons rencontrées ont aussi été actives dans d’autres mouvements, dont certains sont liés à des secteurs différents de la recherche. Ainsi, des immigrantes sont actives autant dans des enjeux liés au féminisme qu’à l’immigration; il en va de même pour des femmes autochtones, des femmes qui vivent avec un handicap ou des femmes qui se définissent comme LGBT[13]. Nous n’avons pas inclus dans notre échantillon des femmes du secteur de la santé mentale, même si une répondante dans ce secteur a joué un rôle majeur dans les mobilisations féministes Du pain et des roses et Marche mondiale des femmes, en plus d’être engagée de longue date dans le comité « Femmes et mondialisation » de la FFQ.

Plus qu’en termes d’inter-reconnaissance, c’est en matière d’intersectionnalité que la plupart des femmes que nous avons rencontrées font le lien avec les autres enjeux sociaux, même si plusieurs d’entre elles sont aussi engagées dans des pratiques de coalition avec d’autres groupes ou mouvements, comme la Coalition pour un Québec sans pauvreté ou la Coalition solidarité santé. Par son caractère socialement transversal, le mouvement se voit interpelé et attire des femmes d’autres secteurs englobés dans notre projet de recherche. À noter également que la lutte pour l’avortement a donné lieu à l’établissement de coalitions plus ou moins serrées avec les groupes syndicaux. Cette réflexion en termes d’intersectionnalité est en concordance avec les développements des dernières années, alors qu’une partie importante des groupes de femmes dans leurs luttes contre la mondialisation néolibérale et le néolibéralisme local a été amenée à réfléchir selon une logique de l’enchevêtrement des dominations de sexe, de classe, de race et, parfois, de sexualité.

Le deuxième enjeu porte sur les rapports entre la mémoire et l’histoire, question qui a fait l’objet de multiples réflexions au cours des dernières années. L’essor de l’histoire orale y est pour quelque chose, de même que la microhistoire (Ginsburg et Poni 1981). Il y a également toute une réflexion philosophique, notamment celle de Paul Ricoeur (1955 et 1991), sur la mise en récit de la mémoire. Recourir à des témoignages nous amène évidemment à considérer le rapport entre la mémoire individuelle et le récit historique, surtout dans un domaine où des historiennes professionnelles ont déjà écrit sur le sujet. En fait, il faut tenir compte du travail de lissage du récit historique. Celui-ci intervient à deux niveaux. Le premier concerne le choix de ce qui fait histoire et qui repose à la fois sur les enjeux de ceux et celles qui écrivent l’histoire et sur l’existence de « traces », principalement écrites ou visuelles. Le second niveau, plus important, en ce qui a trait à notre recherche, est la tendance à la dissociation entre les luttes sociales et les transformations sociales. Un exemple parlant concerne le projet de loi n° 16 dont la maternité est attribuée seulement à Claire Kirkland-Casgrain, alors que le militantisme qui l’a rendu possible est ainsi gommé et que la génération féministe de la première moitié du xxe siècle passe à la trappe historique[14]. Le fait que l’histoire des femmes ou des féminismes est écrite par des historiennes professionnelles, peu importent les sensibilités féministes de plusieurs d’entre elles, a aussi une influence : les féministes les lisent, et cette lecture colore leur propre processus de remémoration, ce que nous avons pu constater lors des entrevues.

Plus généralement, la mémoire fait émerger les aspérités et les anecdotes à travers la propre subjectivité des actrices. Ainsi, lorsque des militantes avaient participé à un même évènement, celui-ci pouvait nous être raconté de façon fort différente par plusieurs d’entre elles. Dans ce genre de situation, leur rôle dans cet évènement est assurément en cause, mais aussi la façon dont celui-ci s’inscrit dans leur trajectoire personnelle. Étant donné sa proximité, le grand nombre de personnes qui y ont pris part et sa récurrence, la Marche du pain et des roses se révèle particulièrement intéressante à cet égard. Il est arrivé que la mémoire des répondantes se rejoigne et se complète, comme cette anecdote qui revient dans deux entrevues (F15 et F19), faisant état d’une conversation entre une membre d’une communauté religieuse catholique et une lesbienne radicale. Alors qu’elles sont dans le même camion de transport des bagages, la lesbienne radicale fait constamment allusion à sa communauté « et la religieuse lui dit : “ Vous êtes de quelle communauté? ” et elle dit : “ Je suis de la communauté des lesbiennes radicales ” », d’après le récit d’une des deux répondantes visées (F15). Quant à l’autre, elle ajoute : « elles jasent [ensemble et] elles décident d’aller prendre une bière au bar lesbien de la place » (F19).

Grâce à la mémoire d’une de nos informatrices, nous avons pu en connaître davantage sur les processus politiques officieux ayant permis l’adoption d’une des deux revendications qui faisaient problème lors de la Marche mondiale des femmes, autre évènement qui nous a été largement raconté. Il s’agissait plus précisément des résolutions au sujet de l’avortement et du lesbianisme devant être incluses dans la Charte mondiale des femmes pour l’humanité, ce qui donne chair à ce que l’on trouve dans le travail des politologues Pascale Dufour et Isabelle Giraud (2010 : 59-60). Ainsi, une répondante nous décrit un épisode survenu au Rwanda en 2004 qui a permis, selon elle, d’amenuiser les résistances manifestées par certaines féministes à l’encontre des droits des lesbiennes (F11). Elle raconte avoir animé une discussion mémorable au cours de laquelle des femmes ont pu poser toutes les questions au sujet du lesbianisme :

Tu es au Rwanda, le soir, il fait chaud, mais tu n’as pas de lumière […] J’ai repris les pratiques des centres de femmes, parce que dans un centre de femmes, quand tu animes un atelier ou quand tu partages ton vécu, tu donnes toujours des consignes, tu dis toujours “ les femmes ont le droit de s’exprimer, les femmes ont le droit de poser toutes les questions, mais on va respecter la confidentialité et on ne juge pas le vécu des unes et des autres ” […] Ça a changé complètement la dynamique. On a été capables d’adopter la Charte.

Quant au troisième enjeu qui concerne le rapport entre l’expérience vécue et l’action politique, celui-ci se trouve dans la logique de l’action. Toutes les femmes que nous avons rencontrées se situent dans la logique d’être des actrices historiques qui prennent parfois des initiatives pour qu’advienne du changement, ou plus précisément entreprennent des choses, mais qui n’ont pas l’ambition d’en contrôler le déroulement ou d’en maîtriser les résultats. Ainsi, une répondante souligne que « ce sont des rencontres [celles de la Marche mondiale des femmes] extrêmement difficiles où, à chaque fois, on a avancé ensemble, malgré tout. Pour moi, cela a été une grande école de la défense des droits humains » (F11). En tant qu’actrices politiques, elles se déplacent, sont en mouvement, ce qui n’est pas l’indice d’une inconséquence, mais des réquisits mêmes de l’action politique. Le résultat est le suivant : c’est le présent qui vient souvent éclairer le passé; autrement dit, celui-ci est mis à contribution pour structurer les interventions actuelles.

Conclusion

L’aspect clairement apparu dans notre recherche est un décalage important entre le bilan que les militantes font du mouvement en matière de droits obtenus et les multiples façons qu’elles ont de parler des droits au-delà de leur acception juridique. Lorsque nous les interrogions directement sur les avancées du mouvement en matière de droits, nous avions, selon l’âge ou l’époque de leur intervention militante, un énoncé des transformations sur le plan de la législation : droit à l’éducation, équité salariale, accès aux emplois non traditionnels, liberté d’avortement et de contraception, droit à des services de garde, égalité des hommes et des femmes dans le mariage, droit à l’intégrité physique, qui correspondent pour la plupart aux avancées majeures en termes législatifs de la période 1960-1990. Bref, lorsque nous parlons des droits au sens strict, nous obtenons diverses déclinaisons autour de la liberté, de l’égalité et de la dignité des femmes qui soit se traduisent par des lois, soit sont incluses dans les chartes des droits. À cet égard, un livre d’histoire aurait été plus complet et systématique que nos témoignages. Cependant, à plusieurs reprises dans le récit, c’est-à-dire lorsqu’elles nous parlent des luttes qu’elles ont menées ou des valeurs qu’elles ont défendues, la question des droits revient d’une façon inattendue, que ce soit pour mettre en lumière la fragilité des acquis en cette ère néolibérale, les valeurs qui ont animé les actions du mouvement auxquelles elles prenaient part ou les résultats de ces actions.

Il nous semble que deux enjeux d’ordre théorique surgissent lorsqu’on aborde la question des droits : d’une part, celui de leur statut; et, d’autre part, celui de leur vie sociale. En ce qui concerne le statut des droits, est-il le résultat d’une action ou d’une série d’actions ou encore est-ce un principe régulateur/opérateur des mêmes actions? Un atelier de travail avec les membres de Vie féminine en Belgique, qui avaient toutes participé à une caravelle des droits des femmes[15], montre que le statut diffère énormément : il peut s’agir d’un point de départ, d’un point d’arrivée, d’un instrument de lutte ou d’un langage. Nous avons retrouvé à peu près les mêmes catégories chez nos informatrices. Cependant, leur statut est également un vecteur de solidarité : « Le fait de transformer un “ problème personnel ” en revendication collective pour un droit permet de généraliser la revendication. [C]e qui permet à tout le monde de s’en emparer » (Estienne 2015 : 28).

La question de la vie sociale des droits, largement utilisée en anthropologie, fait ressortir d’autres enjeux qui ont été présents dans notre recherche. Richard Ashby Wilson (2006 : 78) en donne la définition suivante : « the social forms that coalesce in and around formal rights practices and formulations, and which are usually hidden in the penumbra of the official political process ». De son côté, Francine Saillant (2013 : 17) précise ceci :

La vie sociale des droits s’observe ainsi à travers les différentes façons dont les acteurs exposent, pratiquent, critiquent, s’approprient les droits humains et en font un usage stratégique selon diverses finalités. Les mouvements sociaux offrent un cadre particulièrement intéressant pour l’étude de la vie sociale des droits dans la mesure où, au sein de ces mouvements, s’exerce une mobilisation de la parole et de l’action qui donne à voir la scène de la narrativité et de la performativité des droits.

Ces résultats partiels tirés de notre recherche exposent les différentes formes que peuvent prendre les droits au sein des luttes et des discours féministes en incluant et en dépassant leurs formes juridiques, ce que nous appelons la « vie sociale des droits », un levier politique fort utile qu’il ne faudrait pas inutilement écarter, même si l’État constitue un interlocuteur beaucoup moins disposé à travailler de concert avec le mouvement des femmes qu’il n’a pu l’être antérieurement. Plus particulièrement, ces résultats montrent la complexité de l’univers des droits : ceux-ci émergent du fait de leur énonciation, usuellement dans un contexte de conflictualité sociale, trouvent parfois leur confirmation dans des textes de loi ou des déclarations ou encore des chartes, s’implantent dans d’autres luttes sociales qui réclament leur extension à des catégories sociales pour lesquelles ils n’avaient pas été prévus, sont contestés par les groupes dominants qui estiment que les droits ne devraient pas aller sans responsabilités.