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Le thème de la sexualité des femmes et des adolescentes comme lieu de négociation des rapports de genre et de pouvoir est un sujet de recherche dont la pertinence sociale et scientifique n’est plus à démontrer, mais qui peut sembler de prime abord difficile à étudier : comment interroger les femmes sur le sujet d’une façon qui favorise leur autonomie et l’expression de leur agentivité personnelle, tout en diminuant l’effet descendant (top-down) entre la chercheuse et les participantes?

Pour étudier empiriquement la façon dont les femmes s’informent sur la sexualité et négocient dans leur quotidien les rapports de pouvoir dont la sexualité est nécessairement traversée, nous avons mis sur pied une méthode qui tire profit des technologies de l’information actuelles et qui mise sur l’écriture personnelle des femmes de façon à mettre à l’avant-plan leur voix et leur subjectivité : le blogue « privé ».

Par l’entremise d’un site Web que nous avons construit avec l’aide d’un informaticien, nous avons demandé à 30 jeunes femmes âgées de 17 à 21 ans de rendre compte de leurs expériences (présentes et passées) de la sexualité en tenant chacune un blogue pendant une période de trois ou quatre mois. Recrutées dans des classes et par des connaissances au Québec et au Nouveau-Brunswick, toutes ces jeunes femmes étaient francophones, la grande majorité avait déjà eu des expériences sexuelles avec un partenaire, deux étaient d’origine ethnique minoritaire (dont une ayant grandi hors du Canada) et deux autres se disaient homosexuelles.

Afin de respecter la vie privée des participantes et d’encourager la confidence, nous avons choisi de faire en sorte que le blogue soit privé, c’est-à-dire que seuls la chercheuse et son informaticien y avaient accès. De plus, toutes les entrées étaient protégées par mot de passe.

Notre souhait était que les participantes aient l’occasion de s’exprimer librement, un peu à la manière d’un journal intime. Surtout, notre intention était de miser sur leur agentivité personnelle, leur réflexivité et leur subjectivité, en leur offrant « a safe place » (Stern 1999 : 5-6) où elles pourraient s’exprimer librement « without fear of endangering themselves, their relationships, or their “ realities ” » (ibid. : 39). Un endroit sûr où elles pourraient réfléchir sur leur vécu personnel et leur réalité sociale de façon active – en employant leurs propres mots et en abordant les thèmes de leur choix (Grisso et Weiss 2005).

Nous espérions ainsi obtenir des données riches, inédites et peu touchées par les biais méthodologiques habituellement rencontrés dans les études sur les usages d’Internet (questionnaires dirigés, situations fictives, etc.).

L’article qui suit présente la méthode que nous avons adoptée, de même que les avantages qu’elle comporte, les défis qu’elle présente et l’évaluation qu’en ont faite les participantes.

L’étude des usages du Web et de leur portée sociale

Les adolescentes et les adolescents de même que les jeunes adultes d’aujourd’hui sont de très grands usagers du Web, notamment pour trouver de l’information concernant une multitude de sujets, dont la santé et la sexualité. Internet semble constituer, d’ailleurs, le moyen de choix pour obtenir des renseignements sur des sujets embarrassants ou délicats (Gray et autres 2002; Suzuki et Calzo 2004; Cotten et Gupta 2004; Borzekowski et Ricket 2001). Cependant, très peu de recherches ont porté sur la façon dont les jeunes comme les adultes utilisent le Web pour la recherche de renseignements sur de tels sujets, ou encore sur leurs découvertes (Buhi et autres 2009).

Si plusieurs études, par le moyen de sondages en particulier, ont tenté de quantifier différents aspects de la consultation du Web dans le but d’y trouver de l’information sur la santé ou la sexualité, peu d’entre elles ont privilégié une approche qualitative de cette activité. D’ailleurs, la plupart des études qui se sont intéressées à la recherche de renseignements sur la sexualité ou la santé sur Internet se sont basées sur des sondages téléphoniques, mais comme l’indiquent Gray et autres (2002), il est difficile d’expliquer par des sondages quantitatifs les raisons qui motivent les jeunes à chercher sur Internet. Or, c’est là une question cruciale, que ce soit pour mieux comprendre leurs inquiétudes ou pour mieux combler leurs besoins en matière d’information (ibid. : 456).

Certaines auteures, pour contourner cette difficulté, ont eu recours à ce que l’on pourrait appeler des méthodes d’« observation », c’est-à-dire des méthodes où l’on « observe » électroniquement le comportement des jeunes sur le Web (voir Smith et autres (2000)). À titre d’exemple, Buhi et autres (2009) ont préétabli, à l’aide d’une équipe d’infirmières, de spécialistes de la santé ainsi que de personnes-ressources en matière de santé sexuelle, une liste de mises en situation « réalistes » (mais non réelles) où des jeunes pourraient vouloir obtenir des informations particulières sur le Web. Elles ont ensuite rassemblé 34 étudiants et étudiantes dans des bureaux de travail subdivisés et leur ont demandé de s’imaginer à la place de différents personnages dépeints par les scénarios et de trouver la solution aux difficultés proposées en utilisant Internet. Les 34 personnes étaient invitées à exprimer à voix haute les raisons qui motivaient leur choix de navigation dans un micro. Le nombre de « clics » et le temps de recherche étaient comptabilisés, et leurs commentaires au micro étaient enregistrés.

En tout, douze scénarios ont été élaborés, dont celui-ci (Buhi et autres 2009 : 103) :

Julia was at a party this weekend and, after having only one beer, she passed out. Julia does not remember much about that night and believes she was drugged and raped. Using the Internet, find one place in the local metropolitan area where Julia can go for after-rape care and support.

Si une telle méthode permet d’observer la capacité des jeunes à trouver une information précise, elle n’informe aucunement sur les inquiétudes réelles, puisque celles-ci sont supposées. Par ailleurs, les mises en situation soumises correspondent toutes à des questions de connaissances et mettent l’accent, notamment, sur les maladies transmises sexuellement (MTS), le viol et les grossesses non désirées, alors qu’il est possible que ces thèmes ne correspondent pas aux priorités des participants et des participantes. De plus, l’environnement et le devis de recherche font en sorte que les personnes interrogées réagissent alors plus ou moins comme si elles étaient soumises à un examen. Enfin, la vitesse à laquelle les jeunes trouvent certaines informations n’est, en conséquence, que relativement pertinente; en cas de réel tracas ou d’inquiétude, une adolescente pourrait, par exemple, consulter plusieurs sites Web pour vérifier la crédibilité des renseignements recueillis ou repasser plusieurs fois sur le même site pour se rassurer. Elle pourrait également utiliser d’autres façons de trouver de l’information, en combinaison ou non avec le Web.

De même, certaines personnes n’auraient peut-être pas abandonné aussi rapidement leur recherche lorsque les solutions étaient trop difficiles à trouver, comme l’a fait un participant : « After 37 clicks and 6 minutes, 43 seconds of searching, a frustrated and even angry male student resigned himself and stated : “ I give up. I quit. My friend will just have to be raped and get over it ” » (Buhi et autres 2009 : 108). Il est évident que si les situations à observer avaient été source de réelles inquiétudes, les résultats auraient pu être très différents. Cet exemple montre bien l’importance d’élaborer un devis de recherche qui veille à réduire au minimum la possibilité de tels biais, puisque, ultimement, une méthode telle que celle de Buhi et autres laisse sans réponse la question suivante : « Qu’est-ce que les jeunes cherchent sur Internet? »

Pour avoir une meilleure idée de l’expérience des jeunes femmes en rapport avec le Web et la sexualité, nous avons voulu créer un devis qui laisse une large place au contexte d’apparition des questionnements des participantes, de même qu’aux émotions qui y étaient liées. Nous avons notamment voulu répondre aux questions suivantes : que recherchent-elles avec ou sans succès? Comment jugent-elles les renseignements trouvés? Quelles sont les questions auxquelles elles aimeraient plus facilement trouver réponse? Quel(s) type(s) de réponses souhaitent-elles obtenir? Et comment intègrent-elles dans leur vie les contenus trouvés?

Puisque les usages ne se constituent pas dans le « vide social » (Chambat 1994 : 253), mais qu’ils s’insèrent dans des pratiques préexistantes traversées de rapports sociaux, notamment de rapports de pouvoir et de genre (Jouët 2000), nous avons voulu accorder une attention particulière à la signification sociale des usages des participantes. Cela exigeait d’adopter un devis de recherche particulier pour prendre en considération non seulement le contexte d’apparition des questions des participantes, mais également le processus de réflexion qu’elles avaient entamé à leur propre sujet, la façon dont elles avaient vécu les diverses situations qu’elles jugeaient elles-mêmes pertinentes d’étudier, les émotions ressenties lors de ces situations et l’évolution personnelle amorcée depuis, de façon à pouvoir mettre ces éléments en relation avec les rapports de pouvoir qu’elles subissent. Pour cette raison, nous avons aussi voulu connaître les diverses façons dont les jeunes femmes expriment l’« agentivité sexuelle » ou en font preuve dans leur vie, c’est-à-dire les façons dont elles arrivent (ou non) à agir en accord avec leur volonté, à exprimer leur désir sexuel et à négocier le pouvoir dans leurs relations.

L’agentivité sexuelle fait notamment référence à l’idée de « contrôle » de sa propre sexualité, c’est-à-dire à la capacité de prendre en charge son corps et sa sexualité d’une façon qui convienne d’abord à soi-même : une personne qui fait preuve d’agentivité se sent donc « agente » de ses propres actions. Le concept peut ainsi se traduire par le fait de se sentir libre d’exprimer ses désirs, ses limites et ses craintes, et ce, sans sentiment de honte ni impression de devoir s’excuser. Il y a donc une notion de confort et d’aisance dans l’idéal visé par le concept d’agentivité sexuelle (Hammers 2009 : 781; Albanesi 2009 et 2010; Hasinoff 2010; Lang 2013).

Lors de notre recherche, nous nous sommes donc demandé : de quelle réalité sociale, de quelles préoccupations partagées les requêtes effectuées au sujet de la sexualité sur le Web par les jeunes femmes sont-elles le reflet? Et concrètement, dans leur vie sexuelle, comment négocient-elles le pouvoir de façon à vivre des relations où elles se sentent bien et en contrôle?

Comme nous tenions à mettre l’accent sur les significations que les jeunes femmes accordent elles-mêmes à leur quête d’information sur la sexualité, nous avons tenté d’élaborer une méthode d’analyse qualitative afin de mettre en avant la parole des jeunes femmes et de leur permettre de réfléchir sur leur vécu et sur leurs expériences actuelles. Inspirée par les aspects positifs et les lacunes des méthodes que nous avons décrites plus haut, nous avons élaboré un devis de recherche tirant profit d’un outil encore très peu exploité pour obtenir des données qualitatives sur la recherche de renseignements sur la sexualité sur le Web : le blogue.

Le blogue « privé »

Les blogues consistent habituellement en des sites Web où des entrées, mises à jour régulièrement, apparaissent dans un ordre chronologique inversé (Walker 2005). Ces blogues sont le reflet de la personnalité des auteures et des auteurs qui les tiennent, puisque les sites en question constituent fréquemment un lieu d’expression où des individus font la narration de leurs pensées et de leurs émotions par une écriture souvent très personnelle (Herring et autres 2004; Walker 2005; Efimova 2009 : 3). Même les blogues les plus épurés, qui ne constituent qu’une sélection de liens que l’auteur ou l’auteure trouve intéressants ou de commentaires courts, « say something about their authors » (Efimova 2009 : 3).

Si, habituellement, les blogues ne sont pas privés (bien au contraire), nous avons choisi de protéger le blogue de chaque participante par un mot de passe pour que celle-ci se sente libre de s’exprimer, et également pour diminuer l’effet de la gêne que pouvait créer le sujet, de façon à favoriser l’obtention de données plus complètes. Comme nous voulions également limiter les biais qu’aurait pu induire une grille de questions trop dirigées, nous avons indiqué aux participantes qu’elles pouvaient écrire ce qu’elles voulaient, lorsqu’elles le voulaient, et qu’elles avaient le loisir de développer les aspects qu’elles jugeaient les plus importants ou pertinents, tant que ceux-ci concernaient le Web ou la sexualité.

Pour les guider, nous leur avons demandé de mettre l’accent sur la façon dont elles s’étaient senties en recherchant de l’information sur la sexualité et sur le contexte dans lequel leurs questions apparaissaient. Elles ont été invitées à répondre à des questions telles que : « Que recherches-tu en ce moment? », « Comment te sens-tu par rapport aux informations trouvées et non trouvées? » et « De quelle manière ce contenu répondait-il ou non à tes besoins? »

Plusieurs moyens ont été mis à la disposition des participantes pour s’exprimer : elles pouvaient le faire en utilisant divers outils informatiques (entrée de texte, enregistrement vidéo ou enregistrement audio) et avaient la possibilité d’enrichir leur blogue[1] et d’illustrer leur pensée par des liens URL et des photos trouvées sur le Web.

Figure 1

Page d’entrée du blogue

Page d’entrée du blogue

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Évidemment, nous aurions pu utiliser la méthode du blogue privé seule, mais nous avons plutôt souhaité la jumeler à des entrevues individuelles semi-dirigées afin de nous assurer, d’une part, que les données seraient complètes et suffisamment précises pour en permettre l’analyse, mais aussi pour évaluer la méthode que nous mettions à l’essai auprès des participantes. Durant l’entrevue, nous avons donc eu l’occasion d’aborder de façon plus particulière le second thème de notre étude – l’agentivité sexuelle – et donc de discuter davantage en détail avec les participantes de la distribution du pouvoir dans leur(s) couple(s) ou leurs relations.

Une variation sur une méthode nouvelle qui présente de nombreux avantages

Le fait d’utiliser le blogue comme méthode de collecte de données est tout récent dans la recherche en sciences sociales (Snee 2008; Hookway 2008). À vrai dire, très peu d’études ont recruté des participants et des participantes dans un contexte « réel » (par opposition au laboratoire) et leur ont demandé de tenir un blogue sur le Web concernant un sujet précis. Un champ d’études où on l’a fait, cependant, est celui de l’enseignement, plus particulièrement de l’enseignement des langues secondes (voir Yang (2009), par exemple). La tenue du blogue était alors intégrée au cursus et constituait plus un devoir qu’une méthode de collecte de données (le contenu des blogues n’était pas étudié).

L’utilisation du blogue pour obtenir de l’information sur un sujet précis et, plus encore, délicat, par l’entremise d’une communauté non constituée et non déjà blogueuse est donc très rare, et ce, malgré l’immense avantage que procurent le Web et une méthode centrée sur le blogage (Snee 2008; Hookway 2008). La méthode qui s’en rapproche le plus serait celle du « web diary ». Le diary traditionnel est un journal de bord ou un journal intime, dont l’utilisation, dans le contexte d’une recherche, est sollicitée par un chercheur ou une chercheuse (Elliot 1997 : 22). La variante Web du diary présente l’avantage d’être accessible partout (ou presque) et de fournir une variété de renseignements en temps réel, puisque les entrées sont datées électroniquement et consultables instantanément. Le web diary peut servir, par exemple, à tenir le rapport de comportements précis et ponctuels, comme cela a été le cas pour Horvath, Beadnell et Bowen (2007) qui voulaient obtenir un relevé détaillé des activités sexuelles d’homosexuels, ceux-ci devant répondre à un nombre restreint de questions précises chaque fois qu’ils avaient une relation sexuelle.

La méthode du blogue « privé » constitue donc une variante du web diary. Un autre avantage de l’utilisation du blogue ou du web diary comme méthode tient au fait que tous deux permettent de recueillir de l’information sur des sujets sensibles beaucoup mieux que par le seul moyen de sondages ou d’entrevues (Hookway 2008 : 95).

Figure 2

Blogue d’une participante

Blogue d’une participante

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Le blogue, toutefois, nous semble fournir des avantages supplémentaires : dans notre recherche, les jeunes femmes étaient libres d’aborder le thème de leur choix et avaient l’occasion d’exprimer par et pour elles-mêmes les différentes expériences qu’elles avaient pu vivre en rapport avec la sexualité et le Web. Cet avantage s’avère important, puisque comme l’expliquent Ollivier et Tremblay (2000 : 14), l’un des objectifs principaux de la recherche féministe consiste à « rendre compte de l’expérience de vie des femmes à partir de leurs propres schèmes d’interprétation ». Comme nous l’avons mentionné en introduction, notre blogue privé (à l’instar des blogues réels de femmes et de filles) procure aux jeunes participantes un endroit sûr où elles peuvent s’exprimer sans crainte d’être jugées par leurs pairs, ou même, possiblement, par la chercheuse. Un endroit où elles peuvent également construire leur identité et leur réalité sociale de façon active – en employant leurs propres mots et leurs propres moyens sur le Web (Grisso et Weiss 2005 : 38), un peu comme c’est le cas, par exemple, lorsque des femmes et des filles discutent sur des forums en ligne (bien qu’elles s’exposent alors au jugement d’autrui) :

«[T]he girls who avail themselves of these boards are talking about, constructing, and performing sexuality […] [They] are doing more than merely describing their sexual experiences. In sharing their feelings and stories, they are bringing their sexual identities into being.

Par ailleurs, dans notre cas, le fait que le concept de la sexualité n’est pas défini à l’avance permet aux participantes de décider par elles-mêmes si, pour elles, la sexualité inclut, par exemple, les relations interpersonnelles (avec leurs amis, leurs partenaires ou d’autres membres de leur communauté), les représentations qu’en font les médias ou d’autres dimensions auxquelles nous n’aurions peut-être pas pensé. Le fait de leur donner la liberté de déterminer ce qui est pertinent pour elles nous semble indispensable, car on sait que les questions des adolescents et des adolescentes (et donc sûrement aussi les jeunes adultes) diffèrent grandement de ce à quoi on pourrait s’attendre (Richardson 2004).

D’autres chercheuses, employant des méthodes différentes de la nôtre, ont fourni cette latitude aux participants et aux participantes, avec des résultats heureux. Allen (2008), par exemple, par le moyen d’une méthode basée sur des carnets photos (photo diaries), a voulu savoir comment des élèves d’une école postsecondaire apprenaient au sujet de la sexualité à l’école. Elle leur a fourni des appareils photo pour leur permettre de prendre des images de leur quotidien « sexualisé » afin d’encourager le dialogue lors des entrevues et des groupes de discussion.

Cette méthode, estime Allen (2008 : 568), « enables young people to actively participate in the meaning made of these images », puisque les jeunes qui y prenaient part avaient la liberté de déterminer le contenu et la composition de leurs images et d’interpréter la tâche à accomplir « in ways that serve their own agendas » (ibid. : 571). Les participantes et les participants d’Allen ont ainsi pu interpréter librement certains concepts, dont celui de la sexualité, auquel ils ont apposé celui de la non-sexualité : « Despite being primed that the focus of the research was “ sexuality ”, participants chose to capture moments of school life that they explicitly characterised as non-sexual » (ibid. : 572). Lorsque ces jeunes ont dû expliquer leur choix d’inclure de telles images, leur réponse a été que leur vie à l’école n’était pas aussi sexualisée qu’on le laissait croire. À leurs yeux, la vie à l’école et leur apprentissage de la sexualité se traduisaient aussi par des situations non sexuelles : l’amitié, la tendresse, le fait de se fréquenter sans relation physique, etc. Se sentant libres d’interpréter le concept à l’étude, les jeunes en question ont ainsi pu rendre compte plus fidèlement de la réalité à observer.

À l’instar des élèves qui ont pris part à la recherche d’Allen, certaines de nos participantes ont tenu à préciser ce qu’elles entendaient par « sexualité » et ont expliqué que la sensualité, pour elles, faisait nécessairement partie de leur définition de la sexualité, ce dont témoigne Camille[2] :

Je m’intéresse non seulement à la sexualité génitale, mais aussi, et surtout, à la sexualité qui « entoure » la première évoquée. Autrement dit, tout ce qui a trait à la relation entre deux personnes avant d’en arriver à « l’acte ».

Camille a de plus élargi volontairement le sujet à l’étude pour s’exprimer sur un sujet connexe, soit la représentation de la sexualité à la télévision :

Le Web en rapport avec ce billet [au sujet de la sexualité à la télévision] n’avait pas tant rapport, mais je me suis permis d’élargir le cercle de l’information pour mieux comprendre ce qui se passe sur Internet, parce que bien des choses partent de la télévision.

Selon Allen, de telles méthodes permettent de diminuer de façon draconienne la perspective « top-down » qui existe la plupart du temps entre les personnes qui mènent la recherche et celles qui y participent. Ces méthodes permettent également d’augmenter l’expression de l’agentivité personnelle des participantes et des participants qui ne sont plus passifs (Allen 2008 : 574), mais ont aussi le pouvoir de négocier les interprétations et les significations, voire l’orientation de la recherche, le tout dans une entreprise d’autodétermination (ibid. : 575) :

What this paper proposes is a different conceptualisation of power’s operation that recognises the complexity inherent in young people’s expressions of agency. For those […] seeking to empower young people, the question is not how might power relations be evened out – but how can research be designed in ways that offer young people more opportunities to critically examine their conditions of possibility?

Puisque la méthode du blogue, comme celle d’Allen, exige des personnes qui participent à une recherche qu’elles écrivent sur leur propre vie et sur leur propre situation, elle leur offre l’occasion d’être réflexives et de réfléchir à leurs expériences passées, à leur évolution, à leurs expériences du pouvoir et des normes sociales de même qu’à leurs questions, à leurs craintes et à leurs regrets – un aspect important pour une recherche qui porte ainsi sur la négociation des pouvoirs et des rapports de genre (Ollivier et Tremblay 2000 : 38-39).

La méthode du blogue privé, combinée aux entrevues, laisse des « traces » de cette prise de conscience. À la fin de l’entrevue, Maude nous a expliqué que l’écriture du blogue lui a permis de se confier et de réfléchir à la place de la sexualité dans sa vie :

Je trouve que c’est tellement privé, la sexualité. C’est le fun en parler avec ton copain, mais même encore avec les amis, c’est un peu tabou. Je trouve que c’est quelque chose de personnel, et justement en créant un blogue, tu peux t’ouvrir, et en même temps, tu parles à la personne, tu ne la connais pas trop, mais tu sais qu’elle ne te jugera pas. Je pense que c’est ça qui est le fun.

La tenue du blogue a également permis à Laurence de prendre conscience de son cheminement :

Je trouve que j’ai évolué. Je trouve ça drôle de voir MON évolution comme ça, et de regarder ça avec du recul […] Ça m’a permis de mettre en mots des choses que j’avais vécues et [auxquelles je n’avais] pas forcément [réfléchi]. Tsé, je ne pense pas à ça tous les soirs. Alors j’ai fait : « Hey, c’est comme ça que je l’ai vécu, et c’est ce que je pensais à ce moment-là. »

De plus, comme le devis de notre recherche exigeait que les participantes mettent en mots et en images leurs expériences avant les entrevues qui suivaient la période de blogage, elles étaient mieux préparées à l’entrevue, puisqu’elles avaient eu l’occasion de documenter leur pratique et de réfléchir de façon critique à leurs expériences, à leur parcours et à leurs valeurs. L’entrevue permettait alors aux participantes de pousser encore plus loin la réflexion sur leur cheminement. Après une question plutôt pointue sur le rapport de pouvoir qui existait dans son couple, Camille s’est par exemple exclamée :

Camille : C’est drôle, c’est vraiment une bonne question. C’est comme une petite thérapie!
Intervieweuse : Gratuite!
Camille : Et payée[3]! [Rires.]

Une citation parmi d’autres vient confirmer les propos de Yang (2009 : 13), s’appuyant sur les réflexions de Godwin-Jones (2003 et 2008)[4] :

[T]hrough blogging, people are able to document their reflections about things relevant to their daily life experiences […] In other words, blogs allow people to exchange information without space and time constraints, to broaden their knowledge, and to meet personal needs and interests at the same time.

Même le simple fait de permettre aux participantes d’illustrer leurs pensées par des images leur a fourni l’occasion d’être réflexives, puisqu’elles ont eu à interroger les raisons pour lesquelles une image particulière était significative pour elles (voir, par exemple, Liebenderg (2009 : 441-442)). Ainsi, au moment de l’entrevue, leur pensée et le récit de leurs expériences sont mieux articulés, et leur discours devient plus représentatif de la façon dont elles interprètent elles-mêmes leur réalité (ibid. : 442). Maëlie, par exemple, a choisi d’illustrer son blogue par des photos où, écrit-elle, la sexualité est suggérée plutôt que démontrée. Elle explique ici son choix :

C’est une photo qui en dit long! Je trouve que c’est un bel exemple que ce qu’est la sensualité. Sur le Web, on entend souvent que les gens regardent des photos « pornos », mais on peut aussi trouver de BELLES photos qui ne sont pas trop osées […] Des images qui peuvent représenter l’amour, la sexualité, la sensualité… [J’en joins ici] quelques-unes qui m’ont fait réfléchir, que je trouve belles ou qui valent tout simplement la peine d’être vues.

Selon Zukic (2008), qui a étudié les écrits autobiographiques de jeunes femmes musulmanes lesbiennes, le fait d’écrire sur sa propre condition permet plus facilement la confidence et l’expression de discours contre-hégémoniques. S’il se peut très bien qu’un sujet se « construise » une identité qui correspond à ce qui est « disponible » pour lui dans les discours sociaux hégémoniques, dans le cas contraire, le récit autobiographique facilite l’expression de ce que Zukic (2008 : 403) appelle l’« agentivité politique », qu’elle définit comme « the reworking and the reappropriating of […] culturally organized spaces », bref, la capacité de renverser ou, du moins, de transformer les relations de pouvoir.

Comme l’écrivent Jauréguiberry et Proulx (2011 : 112), le blogue permet aux auteures et aux auteurs « de déployer une part d’eux-mêmes que leur statut et leur position sociale rendent difficile ou impossible d’exprimer » et ainsi « d’habiter et de développer des pans de leur personnalité jusqu’alors floués, contrariés, voire interdits dans leur environnement social » – bref, d’être « acteurs autonomes de leur propre vie ».

Dans notre recherche, les participantes ont pu s’exprimer sur des sujets controversés sans craindre de devoir se conformer au discours dominant de leur entourage. L’avortement, la pornographie et l’hypersexualisation ont notamment fait couler beaucoup d’encre. Elles ont également pu se dévoiler sans gêne comme des femmes qui « aiment » la sexualité et qui ne veulent pas s’en passer. Alicia, par exemple, a avoué candidement à l’entrevue que, lorsque son copain refusait ses avances, bien qu’elle respectât pleinement son refus, elle se sentait « brimée dans [ses] droits »!

De plus, comme, en entrevue, les participantes savent que la chercheuse a déjà lu leurs écrits et a donc une idée déjà relativement précise de leurs expériences, elles ont l’impression que « la glace est déjà brisée », ce qui facilite d’autant plus les échanges. Plusieurs ont commencé à parler de leurs expériences sexuelles très tôt en entrevue, avant même que l’on ait à le leur demander, puisqu’elles savaient de quoi elles venaient discuter. Et puisque nous avons privilégié, comme dans tout entretien, une attitude empathique basée sur l’écoute, notre approche dans son ensemble a certainement contribué à l’obtention de données riches et précises. Lors d’une autre question plus difficile ou plus personnelle, Camille a par exemple mentionné, avant d’entamer la discussion :

T’es pas gênante, alors c’est correct!

Une telle affirmation, signe de l’aisance de Camille lors de l’entrevue, nous semble gage, d’une part, de la sincérité des informations recueillies et, d’autre part, de l’efficacité des deux méthodes combinées pour obtenir ces renseignements. Ainsi, dans le cas de Camille, l’entrevue a justement permis d’aller plus loin que le blogue et de discuter d’une question qu’elle n’avait pas osé aborder par écrit, soit ses douleurs à la pénétration :

Intervieweuse : Est-ce qu’il y a quelque chose que tu ne voulais pas aborder [dans le blogue]?
Camille : [Rires.] Ma première fois, je n’en avais pas parlé. Parce que ça me gêne. Je ne savais pas… [si je devais en parler]. Là, ça va, face à face.

On remarque que Camille fait preuve d’agentivité personnelle en décidant du temps et du lieu de divulgation de certaines informations personnelles – ce que la méthode permet de respecter –, mais aussi que l’entrevue a réellement permis, dans son cas, d’obtenir de l’information supplémentaire importante concernant sa sexualité et l’expression de son agentivité sexuelle.

Ce « rattrapage » d’éléments importants au moment de l’entrevue montre que celle-ci permet effectivement de pallier les limites que pourrait avoir la méthode du blogue utilisée seule pour obtenir des renseignements particulièrement délicats.

D’autres avantages : une méthode agréable qui a le potentiel d’augmenter la littératie du Web des femmes

Puisqu’un site comme le nôtre reprend la navigation dans une forme très près du mouvement habituel adopté par les participantes sur les sites de réseaux sociaux, il nous a semblé que celles-ci seraient susceptibles d’accepter plutôt facilement les exigences de la méthode, malgré l’effort qui leur était demandé (Hookway 2008 : 95-96). Dans une étude sur les motifs qui poussaient les gens à tenir ou à lire des blogues, il a été trouvé que le plaisir associé à la tenue et à la lecture de blogues constituait le facteur le plus significatif qui motivait cette activité (avant même la perception de l’utilité) (Hsu et Lin 2008 : 71).

D’ailleurs, dans notre cas, bien que le blogue ait été, d’une certaine manière, imposé aux participantes, plusieurs d’entre elles ont spontanément avoué avoir trouvé du plaisir à le remplir, et ce plaisir pouvait s’observer, notamment par le soin apporté à l’écriture des billets et par certaines tournures de phrases. Par exemple, plusieurs participantes commençaient leurs billets avec une adresse joyeuse et enjouée : « Bon après-midi chers curieux! » (Gabrielle) « Bonjour et bienvenue dans mon petit monde! » (Roxanne)… et les terminaient avec une conclusion tout aussi joviale : « Longue et heureuse vie à vous, mes fidèles lectrices! :) » (Gabrielle) « Alors voilà une autre péripétie de racontée! @+ » (Sabrina).

Les textes de nos participantes avaient le plus souvent été construits impeccablement, et plusieurs étaient accompagnés de photos et d’illustrations humoristiques trouvées sur le Web et dont la présentation était très soignée (la photo avait préalablement été rognée, par exemple).

Cet engagement enthousiaste, outre qu’il nous montre que la méthode plaisait aux participantes, peut être le signe que celles-ci étaient déjà à l’aise avec le fait de tenir une chronique sur le Web ou encore, si ce n’était pas le cas, la méthode a pu encourager les participantes moins à l’aise avec les technologies à avoir confiance en leurs capacités. Selon Farmer (2008), toute activité qui inclut une composante Web permet aux adolescentes et aux jeunes femmes d’augmenter leur compréhension et leurs connaissances du médium, un avantage important qui peut leur permettre notamment d’être plus compétitives au moment de l’entrée sur le marché du travail. Farmer (ibid. : 17-18) estime que, en raison du fait que les technologies sont socialement associées aux garçons et que les filles peuvent être plus sensibles aux rôles sociaux de genre, celles-ci seraient souvent réticentes à franchir ces « barrières normatives » et à explorer plus activement les technologies.

Le blogue privé peut encourager les participantes à franchir ces barrières. Certaines d’entre elles nous ont d’ailleurs mentionné leur intérêt à commencer leur propre blogue au terme de la recherche, ayant réalisé qu’elles avaient les compétences pour le faire :

Intervieweuse : Est-ce que tu blogues?
Roxanne : Non, mais ça m’a donné le goût d’en faire un, sauf que je n’avais pas d’idée de ce sur quoi écrire. J’ai des amis qui tiennent des blogues, et je trouvais ça intéressant. Je trouve ça le fun d’écrire comme ça.

Une participation franche et active, des sujets de recherche variés et une méthode appréciée

Nous avons pu constater, dès les premiers mois de la période de blogage, que les participantes contribuaient à leur blogue de façon franche et active, tout en abordant avec candeur une très grande variété de thèmes, dont certains fort délicats, nous fournissant ainsi des données qu’il nous aurait été difficile, croyons-nous, d’obtenir autrement.

Les sujets traités dépeignaient des situations générant un degré d’inquiétude très variable, allant de la curiosité toute simple lors des premières questions sur la sexualité (apparence du pénis, définition des mots entendus à l’école) aux craintes vives mais passagères (craintes d’avoir contracté une infection transmissible sexuellement (ITSS)), en passant par les craintes relatives aux normes sociales (plusieurs voulaient connaître la durée ou la fréquence « normale » des relations sexuelles, même en sachant très bien que l’on ne pouvait réellement définir de telles « normes ») et les craintes plus prenantes liées à la peur d’être « anormales » (en raison de difficultés lors des tentatives de pénétration, par exemple).

D’autres recherches ont été effectuées dans le but d’« apprendre » (à faire une fellation, à communiquer avec son partenaire) ou de s’informer sur des sujets controversés (avortement, hypersexualisation, pornographie).

La majorité des participantes ont présenté un blogue très complet, le nombre de billets pour chacune pouvant aller jusqu’à 34 (la moyenne, cependant, était d’environ 10 entrées).

À la fin des entrevues, nous avons interrogé les participantes sur leur appréciation de la méthode. De façon très marquée, elles ont exprimé avoir éprouvé du plaisir à tenir leur blogue. Plusieurs l’ont affirmé d’emblée, avant même que nous leur ayons posé la question. La facilité de la méthode, d’une part, a été appréciée des participantes :

Intervieweuse : Est-ce que c’est quelque chose que tu referais?
Sabrina : Certainement […] Tu es chez vous, tu es toute seule, tu en en train de faire un devoir… Ah, plus d’inspiration… « Bon, qu’est-ce que je fais? » […] Tu vas écrire sur le blogue, ça te change les idées, après ça tu continues ton devoir, alors c’est vraiment quand tu veux, où tu veux, tu n’as pas besoin de te déplacer, c’est facile. Je trouve que c’est vraiment une bonne façon.

D’autres, comme Maude, ont apprécié l’introspection que permettait l’exercice :

J’ai vraiment aimé ça. J’avais hâte quasiment à la prochaine fois que j’allais écrire ou que j’allais trouver des idées […] Avec l’école, le travail, on n’a tellement pas le temps de se poser des questions sur soi-même et par rapport à sa sexualité. Ça m’a fait réaliser que j’avais beaucoup de questions, et même encore aujourd’hui, j’en ai encore et je consulte encore Internet, et dans un futur proche, je vais encore le consulter. Ça m’a fait réaliser bien des choses et je pense que ça a été vraiment positif pour [moi], le blogue.

Les défis liés à la méthode

Malgré les nombreux avantages que procure la méthode du blogue privé, celle-ci, comme toute autre méthode, n’est pas parfaite. Nous avons pu soulever, en la testant et en recueillant les commentaires des participantes lors des entrevues, trois principales difficultés liées à son utilisation :

  1. maintenir l’intérêt des participantes pour le blogue, de façon à ce qu’elles écrivent régulièrement;

  2. recruter celles-ci en nombre suffisant, car le nombre d’abandons est considérable[5];

  3. trouver l’équilibre idéal entre la maximisation de l’interactivité du site (de manière à ce que les participantes puissent échanger entre elles) et la préservation de leur anonymat (pour que l’autocensure soit réduite au minimum).

En ce qui concerne le maintien de l’intérêt pour le blogue, il s’agit d’un défi simple à relever. Puisque c’était notre première expérience avec une telle méthode et que nous étions préoccupée par les biais que nous pouvions inférer par notre participation, nous avons limité le plus possible nos interventions, n’envoyant des courriels aux participantes qu’à l’occasion et nous abstenant de fournir toute information à celles qui avaient des questions sur la sexualité. Toutefois, plusieurs nous ont indiqué qu’elles auraient aimé une plus grande intervention de notre part, notamment par courriel. Une rétroaction plus constante aurait pu les encourager à écrire de façon plus soutenue et les rassurer sur la pertinence de leurs écrits.

Le problème de l’interactivité est légèrement plus complexe : comme nous aurions eu l’option de choisir entre le blogue privé et un blogue anonyme, mais ouvert à la communauté participante (où les participantes auraient pu commenter les blogues des autres), nous avons demandé à nos participantes, une fois le blogue terminé, quelle aurait été leur préférence. Les réponses ont été partagées : plusieurs auraient été curieuses de voir ce que les autres écrivaient, alors que d’autres avaient aimé que le blogue reste privé. Parmi celles qui auraient souhaité un blogue semi-ouvert, plusieurs ont avoué ceci : ce type de blogue leur aurait permis d’être rassurées par les écrits des autres participantes certes, mais elles auraient peut-être gardé certaines informations pour elles par crainte de paraître trop différentes, ce qui aurait nui à la qualité des données.

Or, comme la censure était notre principale préoccupation, nous considérons que le blogue privé constituait, dans notre cas, un excellent choix. Par contre, dans une recherche éventuelle portant sur un sujet moins délicat ou personnel, le blogue « semi-ouvert » pourrait s’avérer le choix idéal[6].

Conclusion

Au final, la méthode que nous avons testée a très bien fonctionné. Parmi les 30 jeunes femmes qui ont accepté de participer à la recherche et qui ont tenu leur blogue, presque toutes y ont abordé, avec candeur, des sujets délicats qui, il nous semble, n’auraient pu être développés aussi rapidement dans une rencontre en personne, compte tenu du niveau de gêne qu’ils peuvent provoquer. Relations sexuelles douloureuses, fellation, masturbation, homosexualité, sécrétions vaginales, avortement, pornographie, virginité, point G, craintes d’avoir contracté une ITSS et même interrogations au sujet des « avantages » liés au fait d’avoir des relations sexuelles sous l’influence de l’ecstasy : tous ces sujets ont été abordés dans le blogue dès les premières semaines.

Les participantes semblent avoir eu une véritable occasion, en rédigeant leur blogue, de réfléchir sur leurs expériences du Web et de la sexualité. Au moment des entretiens, elles ont pu poursuivre leur réflexion sur d’autres éléments, comme la distribution du pouvoir dans leur vie de couple et l’expression de leur agentivité sexuelle. Il s’agit, pour nous, d’un résultat qui va au-delà de nos espérances et que nous pouvons attribuer à divers éléments : d’abord, comme nous l’avons indiqué précédemment, le blogue permet de briser la glace. Les participantes connaissaient déjà le sujet qui allait être abordé en entrevue et avaient déjà, par le moyen du blogue, raconté leurs « situations gênantes ». Ensuite, compte tenu de notre âge (nous n’avions environ que de cinq à neuf ans de plus que les participantes), celles-ci ont dû se sentir moins gênées de discuter de sexualité avec nous. D’ailleurs, suivant les recommandations de Patton (1990), nous avons toujours tenté d’établir un rapport de confiance avec les participantes, en riant avec elles de leurs situations cocasses et en adoptant une attitude ouverte et compréhensive. Enfin, à l’instar de Gilmartin (2006), nous avons parfois raconté des anecdotes personnelles au cours des entrevues afin de rassurer les participantes sur le fait qu’elles pouvaient partager leurs expériences de façon honnête et que leurs confidences seraient respectées. Cette attitude s’est révélée efficace : des participantes ont alors pu discuter de situations semblables qu’elles s’étaient retenues d’aborder dans le blogue, par gêne ou par honte. L’entrevue qui suit la période de blogage permet donc de pallier les limites que la méthode du blogue, utilisée seule, pourrait avoir, même si le blogue lui-même s’est révélé très efficace.

Surtout, la méthode propose une façon simple et efficace de combler les diverses lacunes des études précédentes sur la recherche d’informations sexuelles sur Internet par des jeunes. C’est d’ailleurs ce qu’exprime Hookway (2008 : 107) :

[B]logs offer a low-cost, global and instantaneous tool of data collection. They also provide a very useful technique for investigating the dynamics of everyday life from an unadulterated first-person perspective and offer a research window into understanding the contemporary negotiation of the « project of the self » in late/post-modern times. With adequate research parameters in place, blogs can have an important and valuable place in the qualitative researcher’s toolkit.

Pour ces raisons et pour celles que nous avons exposées tout au long de ce texte, la méthode du blogue privé gagnerait à être mieux connue des chercheuses et des chercheurs en sciences humaines et sociales, particulièrement en études féministes, puisqu’il laisse une large place à la réflexivité, à l’autodétermination et à l’expression de l’agentivité personnelle. Les personnes qui y participent sont donc en mesure de réfléchir sur les rapports de pouvoir qu’elles subissent et d’examiner par et pour elles-mêmes les conditions de leur existence. Si, en plus, le thème étudié est délicat ou nécessite un haut degré de confidentialité, la méthode du blogue privé devient d’autant plus intéressante, car cette méthode simple, peu coûteuse et très efficace permet de rassembler des données qualitatives riches et pertinentes qui seraient difficiles à obtenir autrement.