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Nul ne peut contester le statut d’intellectuel de haut vol qu’a acquis Gérard Bouchard au cours des dernières décennies. L’oeuvre historienne et sociologique du prolifique et médiatique professeur de l’Université du Québec à Chicoutimi, saluée par moult récompenses prestigieuses, tout autant que ses nombreux engagements et interventions publics, dont la célèbre « commission Bouchard-Taylor », ont grandement contribué à forger cette enviable réputation. Parvenu sans doute au même constat, un groupe d’une trentaine d’universitaires, basés pour la plupart hors Québec, s’est réuni en 2013, à Banff, pour discuter des différents aspects de l’oeuvre de celui qui est décrit par les directeurs de l’ouvrage comme l’intellectuel canadien le plus influent depuis George Grant (p. 1). Ce collectif couche sur papier les principaux fruits de cette réflexion.

Même si elles font l’impasse sur le volet littéraire de l’oeuvre de Bouchard, sur lequel le principal intéressé prend néanmoins le soin de revenir en conclusion, les dix contributeurs de l’ouvrage explorent les grands thèmes de la pensée bouchardienne, soit « 1) les imaginaires collectifs; 2) l’interculturalité et l’interculturalisme; 3) les phénomènes de rupture et de continuité en histoire; 4) enfin, le colonialisme / postcolonialisme » (p. 1). L’introduction dresse la biographie de Bouchard, en plus de résumer les différentes contributions. La section intitulée « Quelques concepts clés », qui tient en moins de deux pages, se borne à la description de l’approche comparative développée par Bouchard dans sa Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde. On sent les deux directeurs pressés d’exposer leur propre proposition de comparaison entre le Québec et d’anciennes colonies de l’océan indien.

Comme il ne peut s’empêcher de le faire remarquer lui-même (p. 21), Yves Frenette est le seul auteur à s’intéresser au travail de Bouchard en histoire sociale. Dans un bilan fort bien mené, il rappelle comment ce dernier, à travers un vaste chantier en histoire de la population, des familles et de la migration qu’il a largement contribué à mettre sur pied et qui a conduit notamment à la publication de l’incontournable Quelques arpents d’Amérique, est parvenu à montrer, contre toute une historiographie, que la mobilité n’était pas synonyme de désintégration sociale dans les sociétés préindustrielles ou en voie d’industrialisation.

Plusieurs articles du collectif viennent nuancer, raffiner, compléter et parfois même contredire les thèses de Bouchard. Martin Howard montre que le lien entre l’acquisition d’une langue seconde et l’appartenance ne saurait être tenu pour automatique. Aude-Claire Fourot, pour sa part, ramène à la lumière le rôle, souvent éludé, des municipalités dans l’analyse du discours sur l’interculturalisme. Dans un texte intéressant, mais dont on peut regretter l’absence de références bibliographiques, Dominique Perron montre comment, à travers une série de processus sémantiques, on a associé des ressources naturelles, le pétrole et l’eau, à des identités territoriales, le Québec et l’Alberta, et comment, dans les deux cas, ces constructions discursives ont fait table rase de la présence et de la contribution des Autochtones pour servir avant tout des intérêts politiques et économiques.

Dans son commentaire final, qui fait office de conclusion à l’ouvrage, Bouchard revient sur son parcours et réagit aux articles du collectif sans esquiver les critiques. La traduction de son système théorique dans les termes des Postcolonial et Empire Studies semble parfois le déconcerter, au point où il sent le besoin de redresser le navire à quelques reprises : « Toutes ces analyses critiques sont, écrit-il, à n’en pas douter, bienvenues et nécessaires. Mais on se demande si parfois elles ne vont pas trop loin dans le procès de légitimité (p. 220). » Même si les travaux du chercheur invitent à une critique du discours parfois impitoyable pour les « fausses singularités » souvent attribuées à la société québécoise, notamment à travers l’analyse des dynamiques sociales et le recours à la perspective comparative, la pensée bouchardienne n’en repose pas moins sur une série de valeurs et concepts libéraux (démocratie, reconnaissance de la diversité culturelle, accommodement raisonnable, etc.). Passer ceux-ci à la moulinette de l’hyper-criticisme nous conduit aux portes d’un relativisme radical largement incompatible avec la pensée de l’intellectuel québécois. De la même manière, la remise en cause de certaines formes historiques prises par le nationalisme québécois et le modèle de l’interculturalisme ne débouchent pas sur une perspective post-nationaliste, mais sur un nouveau récit mémoriel plus inclusif et qui se veut par là mieux adapté à un Québec moderne, pluriel sur le plan identitaire et, idéalement, politiquement autonome.

La présentation matérielle de l’ouvrage (maquette, mise en page, ordre de présentation des auteurs à la fin, traduction et révision linguistique) aurait profité d’un peu d’attention supplémentaire. Enfin, pour l’essentiel, l’ouvrage, que l’on peut considérer à la fois comme un hommage et une contribution à la vie intellectuelle québécoise et canadienne, fait fi de la réception, parfois houleuse, qu’a reçue l’oeuvre de Gérard Bouchard au Québec, ce qui confère certes une certaine sérénité à la discussion, mais risque aussi de laisser un certain type de lecteur sur sa faim.