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Cet ouvrage, qui paraît dans une collection associée au Centre International sur les littératures migrantes « Oltreoceano-CILM » de l’Université d’Udine, aborde les écritures migrantes en se focalisant sur le « translinguisme ». Professeure de littérature française et de littératures francophones à la Faculté des langues et littératures étrangères de l’Université d’Udine et cofondatrice du CILM, l’auteur voit dans le translinguisme (Elvezio Canonica, Steven Kellman) la caractéristique commune aux écrivains migrants, au-delà de leurs choix esthétiques spécifiques. La perte de la langue maternelle, de la langue du pays d’origine, dont le manque détermine des choix dans leur écriture, est l’un des objets prioritaires de son analyse.

Dans le péritexte, une dédicace in memoriam rend hommage au professeur émérite de l’Université Concordia Pierre L’Hérault, l’un des pionniers de l’étude des écritures migrantes, dont l’oeuvre est internationalement reconnue. Les huit chapitres, issus d’articles parus entre 1999 et 2013 (à l’exception du chapitre VI, inédit), ont été remaniés ou traduits par l’auteure, et sont regroupés en deux parties, « Cadre contextuel » (I-III) et « Dynamiques textuelles » (IV-VIII).

La première partie commence par une étude de l’interaction entre la littérature et la culture québécoises et l’émergence d’oeuvres d’écrivains migrants dans les décennies 1980 et 1990. L’analyse met en relief le rôle moteur de revues telles que Vice Versa, Dérives, La parole métèque et Ruptures, et de maisons d’édition comme Guernica, ainsi que l’évolution de la culture québécoise, qui s’avère poreuse et ouverte aux apports de l’altérité. L’interaction entre textes littéraires migrants et textes littéraires québécois se manifeste par des stratégies dialogiques dont l’« interdiscursivité », l’intertextualité et l’hypertextualité. Sur le plan linguistique, sont analysés des traits associés à la question de la langue et à « une conscience linguistique aiguë » (p. 31), dont l’hétérophonie, l’hétéroglossie et l’hétérologie.

Le chapitre II se penche sur « l’archéologie de la transculture » et sur le rôle que des intellectuels d’origine italienne, Fulvio Caccia, Lamberto Tassinari, Bruno Ramirez et Antonio D’Alfonso, ont joué dans l’évolution de ce concept, à travers les revues Quaderni culturali et particulièrement Vice Versa, magazine transculturel et trilingue, qui perçoit l’expérience de l’émigration comme un instrument d’analyse de la réalité et comme un outil « pour envisager des développements futurs » (p. 54). Dans les chapitres III, IV et VI, Ferraro souligne la façon dont des enfants de l’immigration italienne, devenus des écrivains, recherchent des voies susceptibles de créer des ponts et d’engager des dialogues avec la société québécoise. L’expérience du déracinement géographique, culturel et linguistique et la façon dont le choix de la thématique et de l’écriture l’expriment, ainsi que la représentation d’une identité en mouvement sont étudiées dans l’oeuvre de Marco Micone, Antonio D’Alfonso et Carole David. Le chapitre V, approfondit le rapport entre l’imaginaire translinguistique et l’écriture de D’Alfonso, fondée sur l’autotraduction.

Le corpus s’élargit dans les chapitres VII, « Le vide des origines dans l’autofiction migrante », et VIII, « Fausses filiations, vrais liens », où le sentiment de deuil de l’origine est étudié dans l’oeuvre de deux écrivaines immigrées d’origine juive, Monique Bosco et Régine Robin, et dans celle de Wajdi Mouawad.

Les apports de ce recueil d’essais sont nombreux. Tout d’abord, nous y retrouvons une nouvelle analyse de l’italianité vécue et inventée par des créateurs italophones issus des dernières vagues d’immigration, qui prolonge celle entreprise dans des ouvrages comme Italies imaginaires du Québec (2003), et approfondit des problématiques spécifiques fort intéressantes comme l’autotraduction littéraire, qui constituera l’objet d’un collectif codirigé par Alessandra Ferraro et Rainier Grutman.

En ce qui concerne l’approche de la « transculture », il aurait été enrichissant de dépeindre un tableau plus équilibré, de présenter la genèse du concept dans le contexte cubain, et la façon dont on l’a acclimaté au contexte québécois, comme le fait la professeure de l’Université d’Innsbruck Ursula Mathis-Moser dans son article « La transculture, une “ invention québécoise ” de portée universelle? », paru dans le collectif Culture québécoise et valeurs universelles, dirigé par Yvan Lamonde et Jonathan Livernois (2010). La constatation d’un déséquilibre entre l’omniprésence de l’anthropologue cubain Fernando Ortiz dans la discussion actuelle sur la transculture et l’absence presque totale de son nom dans les débats des années 1980 ajouterait à l’intérêt de cette déconstruction. Elle éclairerait davantage le parcours aboutissant à l’élaboration d’un discours sur la culture immigrante dans l’univers italo-québécois, lequel joue un rôle actif dans la redéfinition du discours culturel québécois.