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Les forums sociaux sont des rassemblements militants étalés sur une ou plusieurs journées et qui visent à créer des lieux de partage de connaissances et de réflexion collective pouvant, parfois, mener à des actions revendicatives[1]. Ils ont la particularité d’être convoqués par les acteurs sociaux indépendamment d’objectifs institutionnels (ce ne sont pas des dispositifs de participation publique); ils ne s’adressent pas – ou peu – aux représentants élus ni aux instances gouvernementales; ils sont portés par des coalitions disparates d’organisations et de militants mobilisés de façon individuelle; ils traitent de problématiques multisectorielles telles que la démocratie, l’environnement, la justice et la paix. Il existe des forums sociaux à différentes échelles : mondiale (forums sociaux mondiaux), régionale (forums sociaux des Amériques et forums sociaux européens), sociétale et locale.

La littérature sur les forums sociaux s’est peu intéressée aux expressions locales de cette forme particulière d’organisation, la majorité des travaux portant sur les expressions mondiales de ce phénomène né au Brésil à Porto Alegre en 2001 (dellaPorta et Tarrow, 2005; dellaPorta, Andrette, Mosca et Reiter, 2006; Beaudet, Canet et Massicotte, 2010; Gautney, 2010; Pleyers, 2010; Smith, Byrd, Reese et Smythe, 2012) ou sur des événements régionaux (Forum social européen, Forum social des Amériques, Forum social africain, notamment) (Sommier, Fillieule et Agrikoliansky, 2008; dellaPorta, 2009; Pommerolle et Siméant, 2008), alors que les forums sociaux se déclinent sous des formes géographiques extrêmement variées (quartiers, villes, villages, formes régionales, nationales, supranationales) (Smith et Smythe, 2011). La diversité des forums sociaux n’est d’ailleurs pas uniquement géographique, elle est aussi sociologique. Pourtant, la littérature la plus diffusée à propos des forums sociaux a surtout caractérisé ces initiatives militantes comme étant l’apanage d’une classe moyenne instruite et peu diversifiée sur le plan ethnique[2]. À cet égard, le Forum social états-unien, qui a mis l’accent sur la nécessité d’être présent dans les milieux racialisés et de pauvreté aux États-Unis, apparaît comme une curiosité (Smith et Juris, 2008; Karideset al., 2010), voire un modèle à suivre pour les autres forums, auxquels on a beaucoup reproché leur incapacité à mobiliser les personnes les plus concernées par les questions de justice sociale. Dans la lignée de ces travaux se penchant sur les expériences de forums sociaux spécifiquement organisés en milieu défavorisé, nous documentons et analysons deux expériences de forums sociaux locaux qui ont été organisés dans des quartiers marginalisés de deux sociétés (Québec, France).

La comparaison de ces formes spécifiques d’action collective est doublement instructive. Elle nous permet de montrer que dans les cas mentionnés, l’outil « forum » a été mobilisé et utilisé de manière similaire pour permettre l’expression publique d’une parole politique qu’on jugeait confisquée, dans des cas ayant en commun une situation de marginalisation par rapport au « centre » politique (le système politique institutionnel). La forme « forum » apparaît du coup comme une forme d’action politique à la portée de populations marginalisées dont l’action collective est souvent jugée « improbable » ou difficile (Hmed, 2007; Mathieu, 1999). Plus spécifiquement, la littérature sur l’action collective considère que certaines conditions sont nécessaires pour que des personnes en situation de marginalité puissent se mobiliser (Chabanet et Royall, 2014). Notamment, la présence d’alliés externes (situés au centre du jeu politique) et la possibilité de mobiliser des ressources et l’utilisation d’un répertoire d’action spécifique (souvent extrême) sont présentées comme incontournables (Giugni, 2010; Siméant, 1998). Or, dans les cas étudiés, la mise sur pied des forums sociaux locaux s’est déroulée de manière relativement étanche vis-à-vis des autres acteurs collectifs. L’absence de ressources est une des caractéristiques centrales de ces initiatives et la forme du forum n’apparaît pas du tout comme un répertoire spécifique. Au contraire, les forums sont d’ordinaire plutôt un outil mobilisé par des organisations non marginalisées, comme les syndicats ou les groupes ayant une existence formelle. Autrement dit, il est étonnant, au regard des études existantes, de trouver des initiatives de forums sociaux locaux dans des zones désignées officiellement comme défavorisées. Nous revenons, dans la première partie, sur la similarité dans l’utilisation de la forme du forum dans les deux sociétés. Nous verrons que dans les deux cas, la finalité première des forums sociaux locaux est de contester la structure de représentation politique en place et de faire entendre d’autres voix politiques.

Deuxièmement, il s’agit de deux événements de mobilisation locale qui se distinguent par la portée de leur action. Bien que l’outil utilisé (le forum social) et le lieu des mobilisations (des quartiers marginalisés) soient identiques, les échelles d’action construites par les militants au moyen de ces événements sont clairement distinctes. À Montréal-Nord, les deux éditions de forums sociaux ont répondu à des enjeux construits au niveau du quartier. Dans le cas du Forum social des quartiers populaires (FSQP) en France, dès la première édition, l’échelle est étendue à l’ensemble de la société française et concerne des cadres de vie (les quartiers populaires) plutôt qu’une localité spécifique. Pourquoi, dans un cas, est-ce le quartier-localité qui a été construit comme échelle pertinente d’action alors que, dans l’autre cas, il y a eu une extension à l’ensemble des « quartiers populaires »[3] français? Comment comprendre cette variation dans la construction des échelles d’action?

La littérature classique sur les mouvements sociaux tient peu compte de l’aspect spatial des mobilisations. Ce sont davantage les facteurs institutionnels (comme la structure des opportunités politiques), l’accès à des ressources et/ou des aspects plus culturels (comme l’identité collective) qui sont considérés dans l’explication de l’émergence des actions (Céfaï, 2007; dellaPorta et Diani, 2006). En revanche, les études urbaines et la géographie offrent de nombreux outils pour appréhender les échelles de l’action collective. En particulier, la littérature portant sur l’action collective locale et territoriale au Québec propose une manière de penser le rapport des acteurs collectifs au territoire.

En 1998, Richard Morin et Michel Rochefort (1998) proposaient de penser le « quartier » comme un espace à la fois structuré par des variables « dures » (caractéristiques socio-économiques, types de population, caractéristiques physiques) et des variables « molles » (représentations sociales de ces espaces, dimensions subjectives). En 1997, Juan-Luis Klein proposait également de problématiser « l’action locale » comme un espace mettant en oeuvre « une collectivité d’individus partageant des identités géographiques, des formes d’organisation et des institutions représentatives » (Klein, 1997, p. 369). En 2008, Klein précise que « le milieu local » est un construit social qui devient « un système de référence pour les acteurs socio-économiques » (Klein, 2008, p. 55). Ici, l’action collective locale n’est pas donnée mais résulte d’interactions contextualisées et imaginées.

Autrement dit, pour une action collective locale, la définition de la qualité du « local », ce que nous appelons son étendue ou son échelle, va varier en fonction des interactions entre les acteurs dans certains territoires, les discours produits à propos de ces territoires et les relations construites avec les institutions locales. Pour affiner l’analyse comparée de ces dimensions variables du local, nous utilisons une distinction, opérée en géographie critique et importée dans l’analyse des mouvements sociaux, entre échelles d’action collective et niveaux institutionnels (Miller, 2000; Masson, 2009). Selon cette approche, les niveaux institutionnels (municipal, régional/départemental, national, international) sont imposés par les pouvoirs publics comme niveaux pertinents pour penser et agir sur les problèmes sociaux. Les échelles d’action (locale, sociétale ou mondiale) sont, elles, construites par les militants, en fonction des circonstances et des contextes. Parfois, elles correspondent au niveau imposé; parfois elles s’en démarquent. Nous montrons que dans le cas québécois le « quartier » revendiqué correspond assez bien au territoire de l’arrondissement de Montréal-Nord. En revanche, dans le cas français, « les quartiers populaires » désignent davantage des cadres de vie urbains (les banlieues) et des milieux de vie marginalisés qui ont une résonance à l’échelle de la société et dans le jeu politique défini nationalement, même s’ils font référence à des territoires périurbains spécifiques. Cette distinction nous permet d’introduire une nuance importante dans l’analyse des relations entre État et acteurs sociaux en montrant comment les acteurs collectifs déploient aussi des stratégies spatiales afin de transformer les frontières de la politique instituée.

Pour comprendre pourquoi les territoires (urbains) de la marginalité sont distincts dans les deux sociétés étudiées, nous proposons une réponse en trois temps. Il est d’abord nécessaire de resituer la place de la marginalité au sein des deux sociétés. Comme le soulignent les auteurs à propos de l’action collective locale, il existe des éléments structurels qui expliquent la trajectoire différenciée des forums locaux. En France, les « quartiers populaires » ne sont pas le propre d’une localité, mais sont présents dans tous les grands centres urbains ou presque. Le FSQP a, dès sa première édition, participé à la construction d’un discours permettant de créer un quartier-cadre-de-vie-commun et d’une analyse donnant un sens à ces aspects communs. Le discours produit par le forum fait, dans ce cas, écho aux discours dominants à propos des « quartiers difficiles » en France. Au Québec, en revanche, la pauvreté et la stigmatisation ne sont pas attachées à des territoires spécifiques comme les banlieues, mais plutôt à des quartiers-localités qui ne sont pas liés entre eux dans un discours dominant. Ainsi, le discours produit par le forum sur le local est demeuré proche du quartier, de la même façon que le discours dominant sur la pauvreté a mis l’accent sur des territoires particuliers, sans lien d’interdépendance spécifique. Ces éléments font l’objet de la deuxième partie.

Deuxièmement, et comme souligné par Klein (2008), le rapport aux institutions est effectivement central (troisième partie). En particulier, la question de la cible des revendications a un effet direct sur la construction de l’étendue de l’action. Les cibles institutionnelles des forums sociaux locaux étudiés diffèrent et structurent différemment la construction des échelles d’action. Au Québec, les FSL concernaient principalement l’interpellation des institutions politiques municipales (l’arrondissement de Montréal-Nord et la ville de Montréal) alors que, dans le cas de l’édition du FSQP que nous avons observée, les organisateurs recherchaient un outil politique partisan permettant à des groupes et des personnes qui se sentent exclus des médiations existantes d’entrer dans le jeu politique national.

Troisièmement, la position des acteurs sociaux dans le jeu politique national est un élément de réponse (quatrième partie) qui va, en partie, contraindre les possibilités de construire un enjeu de portée nationale ou non. Les réseaux militants à l’initiative de ces forums occupaient une place variable dans l’espace de protestation (Dufour, 2013), limitant (ou facilitant) l’étendue de l’action. Dans le cas de Montréal-Nord, ce sont essentiellement des citoyens résidents du quartier qui se sont mobilisés, plutôt en-dehors ou à côté des réseaux militants existants, alors que dans le cas du FSQP, les associations initiatrices s’inscrivent dans un espace de protestation dont les enjeux sont définis nationalement. Ici, notre analyse ajoute un élément à l’étude de l’action collective locale, et revient aux dimensions plus classiques de l’étude des mouvements sociaux, en prenant en compte la position sociale des acteurs collectifs impliqués (qui sont-ils?) et la possibilité qu’ils ont de trouver des alliés ou des ressources leur permettant de « sortir » du local.

Notre analyse se base sur l’étude des deux premières éditions du FS Montréal-Nord (observation participante, entrevues avec les acteurs clefs du processus organisationnel, revue de presse locale et nationale à propos de l’événement, recherche sur le milieu militant dans l’arrondissement) et sur l’analyse de la dernière édition du FSQP (observation participante, revue de presse locale et nationale, recherche sur l’histoire des FSQP et leur contexte d’émergence, entrevues avec des personnes en lien avec les organisateurs et le processus)[4]. Il est à noter que dans la seconde partie de l’article, le cas français est utilisé comme cas contraste du cas québécois et donc moins fouillé sur le plan empirique, notamment parce que nous ne disposons pas de données d’entrevues suffisantes pour en faire une étude aussi approfondie.

I - Les cas du FSQP et du FS Montréal-Nord : l’expression publique d’une parole politique confisquée

Dans le cadre d’un projet de recherche plus large qui concernait 14 forums sociaux locaux dans deux sociétés, le Québec et la France, nous avons analysé deux forums locaux qui présentaient des points communs les distinguant des autres expériences de forums sociaux. L’initiative du Forum social des quartiers populaires en France et celle du Forum social de Montréal-Nord (aussi appelé Hoodstock) au Québec ont pour particularité d’être nées dans des quartiers défavorisés où on note également la présence importante d’une population d’origine étrangère. Sur le plan politique, ces initiatives sont survenues à un moment où de fortes tensions existaient entre la police et les jeunes de ces quartiers.

Dans les deux cas, certains résidents et militants ont choisi de s’approprier un même outil, le forum social, et ce de manière très libre par rapport au modèle des forums sociaux, qui sont généralement encadrés par une Charte des principes semblable à – ou largement inspirée par – celle qui fut adoptée par le Conseil international du Forum social mondial (FSM) à Porto Alegre au Brésil en 2001 (disponible en ligne sur le site du FSM).

Les deux Forums sociaux de Montréal-Nord

Le premier Forum social de Montréal-Nord, aussi appelé Hoodstock ‘09 a eu lieu au parc Aimé-Léonard, les 8 et 9 août 2009. Le nom Hoodstock est évidemment inspiré du célèbre festival de musique Woodstock. Mais il a aussi été choisi par référence à une action du maire de l’arrondissement qui, à la suite de tragiques événements ayant causé la mort d’un jeune homme de 18 ans d’origine latino-américaine, avait invité l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) à donner un concert dans le quartier afin de montrer que Montréal-Nord était un endroit sûr et calme. Comme ce n’est pas vraiment le genre de musique que les gens (et surtout les jeunes) du quartier écoutent, le concert de l’OSM a été perçu comme le symbole du malentendu entre les autorités de l’arrondissement et ses habitants. Par contraste, Hoodstock, qui a permis à de nombreux artistes hip-hop locaux de jouer sur scène, se voulait en phase avec les jeunes du quartier (entrevue, organisateur, Forum social).

Le FS Montréal-Nord a été mis sur pied par Montréal-Nord Républik, collectif formé en 2008, afin de souligner l’anniversaire de la mort de Fredy Villanueva. Le soir du 9 août 2008, Fredy Villanueva jouait aux dés avec quelques amis et son frère aîné dans le parc Henri-Bourassa, lorsque deux agents de police sont intervenus vers 19h pour les disperser parce qu’ils jouaient à un jeu d’argent. L’altercation a entraîné la mort du jeune Fredy, atteint par l’une des trois balles tirées par un policier. Une nuit de violence urbaine s’en est suivie dans le quartier.

Hoodstock ‘09 visait à « commémorer les événements tragiques du 9 août 2008 à Montréal-Nord. C’était également l’occasion de célébrer la diversité culturelle et artistique tout en posant une réflexion critique sur les enjeux sociopolitiques qui animent la communauté de Montréal-Nord et les quartiers environnants » (Hoodstock, 2010). La dimension « forum social » de Hoodstock a été ajoutée plus tard dans le processus d’organisation. L’idée d’un forum social à Montréal-Nord a été discutée lors de l’assemblée générale du Forum social québécois (FSQ) du 20 juin 2009. C’est aussi lors de cette assemblée que la décision a été prise de le mettre sur pied. Hoodstock s’est donc transformé en un forum social constitué d’ateliers portant sur des enjeux concernant directement le quartier de Montréal-Nord. Les quatre grands thèmes abordés étaient : le gangstérisme (tant les stéréotypes liés au rap que l’enjeu de ce qu’on appelle les gangs de rues); les jeunes (le profilage racial, la relation jeunes/corps policier et l’éducation alternative); le multiculturalisme (tant au niveau de la communauté qu’au niveau international, notamment la question des relations étrangères canadiennes), ainsi que l’organisation communautaire (les défis du financement et de l’éducation populaire)[5]. Contrairement aux forums locaux organisés ailleurs au Québec, la programmation de cette première édition de Hoodstock a été imposée par les organisateurs, au lieu de faire l’objet d’un appel lancé auprès des associations locales, syndicales et communautaires en vue d’organiser des ateliers autour de thématiques choisies par le comité organisateur.

Hoodstock était un événement totalement autofinancé, qui n’a reçu aucun soutien matériel direct de la municipalité ou de la Conférence régionale des élus (CRÉ). La seule organisation à avoir appuyé l’initiative de Montréal-Nord Républik dans l’organisation de Hoodstock est un organisme du quartier, le Café jeunesse multiculturel. Malgré la tenue d’activités de financement, parmi lesquelles un lavothon[6], certains organisateurs avaient encore des dettes personnelles liées à ce premier événement quelques années après sa tenue (entrevue, Mustapha, 2010). Cette situation d’autofinancement révèle, comme nous le verrons dans la partie suivante, un ancrage spécifique dans les milieux militants du forum et une volonté de ne pas se sentir « enfermé » dans des logiques de contrepartie au financement.

Le parc Aimé-Léonard est situé en bordure de la rivière des Prairies dans un quartier huppé de Montréal-Nord. Il n’était pas le premier choix des organisateurs[7]; ceux-ci voulaient tenir Hoodstock dans le parc Henri-Bourassa, lieu du décès du jeune homme, mais il leur a été impossible d’obtenir les autorisations nécessaires de la ville. Des clôtures temporaires en métal (comme celles utilisées pour des concerts en plein air) entouraient les lieux et, tout autour de ces barrières de métal, des policiers circulaient deux par deux, à pied, à vélo, à cheval et en voiture. D’autres policiers patrouillaient en voiture dans les rues du quartier. La sécurité fut un enjeu très important de ce forum. Il y régnait une atmosphère très calme, mais cette présence policière imposante engendrait une certaine tension et agaçait clairement les participants tout comme les bénévoles et les membres de l’organisation.

Suite à l’organisation de la première édition, l’idée de retenter l’expérience a pris forme progressivement. Les principaux organisateurs voulaient mettre davantage l’accent sur la dimension de l’événement comme forum social et moins sur son volet musical, qui nécessitait plus d’autorisations de l’arrondissement et plus de ressources financières (entrevue, Hébert, 2010).

La seconde édition du Hoodstock à Montréal-Nord s’est déroulée en une seule journée, le dimanche 8 août 2010, au parc Henri-Bourassa où le jeune Villanueva est décédé. Pour cette seconde édition, il a été décidé de ne pas demander de permis à la ville et de tenir le Forum dans le parc, rebaptisé symboliquement par ses organisateurs « parc Fredy-Villanueva » pour l’occasion (entrevue, Robert-Sully, 2010). Des ateliers ont eu lieu de 11h à 17h et une marche familiale commémorative à 16h30. Les buts du Forum demeuraient identiques : commémoration et réflexion critique sur le quartier. Contrairement à la première édition, il n’y eut aucune présence policière et l’événement fut nettement moins médiatisé.

La préparation de cette seconde édition a été sévèrement perturbée par le tremblement de terre en Haïti qui a paralysé l’équipe durant trois mois, beaucoup d’organisateurs clés manquant à l’appel pour se consacrer à la cause haïtienne (entrevue, Hébert, 2010). Cela explique en bonne partie la continuité dans les modes d’organisation entre les deux éditions du forum, notamment la reconduction par les organisateurs d’une programmation imposée (pas d’auto-programmation), et le fait que la seconde édition ait été de taille beaucoup plus modeste que la précédente (une seule journée d’ateliers se terminant par une marche; pas de spectacle à la fin). De plus, Nargess Mustapha et Will Prosper, deux personnalités centrales du forum n’étaient plus en mesure d’agir à titre de porte-parole de l’événement à cause de sévères restrictions imposées par la police suite à leur arrestation lors des manifestations ayant entouré la tenue du sommet du G20 à Toronto[8]. Ainsi, leur atelier s’est tenu dans une salle à l’intérieur de la Maison culturelle et communautaire (MCC) du quartier, car ils n’avaient pas le droit de participer à un événement pouvant causer un « désordre sur la voie publique ».

Si lors de la première édition, de 300 à 500 personnes ont été dénombrées lors du concert final (dont beaucoup de jeunes), la participation à la seconde édition a été moins massive. Cependant, nous avons répertorié plus de monde dans les ateliers (une cinquantaine de personnes) et entre 150 et 200 personnes ont participé à la marche commémorative. Finalement, les thématiques des ateliers de cette seconde édition recoupaient certaines thématiques de l’année précédente (brutalité policière et profilage racial; droits et libertés des personnes migrantes; Haïti).

Le financement du deuxième Hoodstock a été partiellement assuré par des dons du Quebec Public Interest Research Group (QPIRG) de l’Université Concordia (entrevue Robert-Sully, 2010; QPIRG 2011), de l’Association étudiante de Bois-de-Boulogne et d’un particulier par le biais du site internet de l’organisation (entrevue Robert-Sully, 2010). Ce financement externe est néanmoins demeuré très restreint et l’édition a été organisée avec de très faibles moyens financiers.

Pour résumer, les deux éditions du FS de Montréal-Nord se distinguent par leur processus relativement éloigné des normes de fonctionnement des forums sociaux telles qu’inscrites dans la Charte des forums sociaux de Porto Alegre, par leurs thématiques centrées sur les questions de violence policière vis-à-vis des populations marginalisées et racialisées, et par la faiblesse des ressources disponibles pour monter ces deux événements, tenus en-dehors des circuits établis et des sources de financement accessibles aux organisations plus institutionnalisées. Soulignons également l’apparente contingence du choix de la forme « forum social » pour commémorer la mort du jeune homme tué : au départ, il s’agissait surtout d’une commémoration et le volet forum de l’événement n’a été ajouté que par la suite, avant de devenir central aux yeux des organisateurs.

L’édition 2011 du FSQP en France partage plusieurs similitudes avec ses homologues québécois.

L’édition 2011 du FSQP

Il y a eu cinq éditions du FSQP, dont la dernière, que nous avons documentée, a eu lieu en novembre 2011. La première édition s’est déroulée du 22 au 24 juin 2007 à St-Denis (banlieue parisienne); la seconde du 3 au 5 octobre 2008 à Nanterre (banlieue parisienne); la troisième du 25 au 27 septembre 2009 à Montpellier; la quatrième du 12-13 juin 2010 à Montataire, quartier des Martinets, à Marseille.

C’est en 2006 que trois associations particulièrement actives, le Mouvement immigration banlieue (MIB), intervenant sur la scène nationale et parisienne, le collectif des Motivé-e-s (de Toulouse) et le collectif DiverCité (de Lyon), ont créé une association nationale afin d’organiser le FSQP. Par la suite, une cinquantaine d’associations se sont jointes à elles, « l’objectif étant de faire émerger au niveau national un mouvement social, culturel et politique des quartiers populaires » (Iks, 2007, p. 47).

L’édition 2011 a eu lieu sur le campus de l’Université de Saint-Denis, les 11 et 12 novembre 2011. L’objectif premier de ce forum, tel qu’il était affiché, était la création d’un mouvement politique. Le second, lui aussi explicité mais moins mis en relief, était le passage de relais entre générations et la formation d’une nouvelle élite militante.

La plupart des activités se sont déroulées dans un amphithéâtre. Les thématiques explorées étaient les suivantes : histoire politique des quartiers; politique de la ville; les différentes organisations politiques. Le forum devait se terminer par une assemblée générale, suivie d’un concert. La thématique de la brutalité policière, non directement traitée, apparaissait en filigrane dans l’ensemble des discussions. Lors de la première journée, une centaine de personnes assistaient aux différentes sessions, organisées comme des conférences, avec des exposés en tribune assez longs suivis de brèves séances de questions. Les deux sessions de la deuxième journée avaient un format plus participatif, permettant des échanges avec l’audience. Cette deuxième journée, consacrée tout entière à l’objectif de création d’une force politique, amènera à la rédaction d’un document appelant à la création d’un « Front uni politique autonome des quartiers populaires et des immigrations ». Depuis le dernier FSQP, deux forces politiques ont vu le jour : un parti politique (Force citoyenne populaire, FCP) et un mouvement politique (le Front Uni des quartiers populaires), qui demeure en dehors des luttes électorales.

D’après les échanges observés durant le forum, les intervenants et une bonne partie du public adhéraient à l’idée que seuls ceux qui vivent dans ces quartiers au quotidien peuvent parler en leur nom. Le FSQP est alors présenté comme un espace de prise de parole légitime, en réaction à l’apparition de professionnels de la représentation des quartiers populaires qui n’habitent plus depuis longtemps ces quartiers et ne sont plus considérés comme des porte-parole légitimes. Parallèlement à cette critique qui concerne la représentation des résidents des quartiers dans l’espace public, les intervenants au FSQP attaquent frontalement les partis politiques de gauche et leurs « incessantes tentatives de récupération ». Ils estiment que depuis les années 1980, les partis de gauche ont prouvé leur approche électoraliste et « paternaliste » de la banlieue. Pour cette raison, les organisateurs du FSQP estiment qu’il est nécessaire de créer un mouvement autonome, seul à même de négocier d’égal à égal avec les partis.

La comparaison des processus de FSQP et de FS Montréal-Nord permet de mettre en lumière un certain nombre de points communs. D'une part, ces deux forums se démarquent de la formule habituelle des forums sociaux : ce sont leurs organisateurs qui ont décidé eux-mêmes de la programmation, invité les intervenants, et dans le cas du FSQP, animé les discussions. Il n’y a pas de processus ouvert d’auto-programmation, comme dans le cas du FSM, dont les ateliers et conférences sont proposés par les organisations participantes. Par conséquent, le nombre des organisations présentes à titre d’organisatrices d’ateliers lors des événements était faible, ce qui laisse deviner un réseau d’acteurs relativement fermé, peu diversifié et donnant une place restreinte à des alliés. Ce résultat est d’ailleurs conforme à ce que nous enseigne en général la littérature sur l’action collective des personnes à faibles ressources (Chabanet et Royall, 2014). D’autre part, les thématiques abordées se démarquent largement de celles des forums sociaux locaux tournés vers les questions environnementales et le développement d’alternatives économiques, sociales et politiques. Étaient ici à l’avant-plan les questions de relation aux forces policières et de discrimination, la représentation du quartier (autant médiatique que politique), les acteurs sociaux locaux et leur perspective d’action.

Il s’agit bien dans les deux cas analysés d’une espèce à part de forums sociaux. Les acteurs concernés se sont appropriés selon leurs besoins perçus (et leurs faibles moyens) une forme spécifique d’action collective permettant, au moins temporairement, la prise de parole collective dans l’espace public. Ainsi, dans les deux cas, l’idée de créer un événement du type FSL traduit explicitement une volonté de faire exister une parole qu’on jugeait confisquée, de prendre sa place et de donner l’opportunité de faire valoir une autre image de quartiers défavorisés, jugés stigmatisés dans les médias (nous y revenons dans la section suivante). Il s’agissait aussi de créer un outil permettant aux organisateurs et aux populations concernées de se positionner face à des acteurs sociaux et institutionnels jugés défaillants. L’événement « forum social » est donc bien conçu comme un événement politique, potentiellement transformateur pour les territoires concernés et leurs résidents, et comme un outil permettant de créer une brèche dans des structures de représentation dominantes qui laissent peu de place aux personnes marginalisées de ces quartiers (nous reviendrons également sur ce rapport aux institutions).

Cependant, plusieurs différences importantes doivent être mentionnées : au Québec, l’événement Hoodstock a clairement un aspect commémoratif et la portion « forum social » est envisagée pour permettre aux résidents du quartier de se donner des outils pour mieux comprendre leur environnement. Au FSQP de St-Denis, le forum social est perçu comme un outil qui peut servir de levier à l’émergence d’une force politique issue des quartiers populaires et qui permettra de jouer un rôle politique sur la scène nationale. Autrement dit, l’échelle d’action collective (la portée construite de l’événement) est clairement distincte.

Afin de bien comprendre cette différence dans la construction des échelles et ce qui la sous-tend, nous revenons dans les prochaines parties sur ce qui constitue les trois processus clefs de ces forums : le rapport différencié au territoire de la marginalité; des blocages institutionnels qui se jouent à des niveaux variables; les contextes et les réseaux d’acteurs spécifiques qui ont initié ces forums et qui traduisent un certain positionnement dans l’espace protestataire.

II - Un rapport différencié au territoire

Comme les travaux sur l’action collective locale l’ont souligné, la définition de ce que recouvre le local, comme territoire pertinent de mobilisation, dépend notamment des discours et représentations construits.

Un quartier-localité

Au Québec, dans le cas du forum social de Montréal-Nord, c’est le quartier-localité qui a été perçu comme l’échelle pertinente d’action, sans que des liens soient établis avec d’autres localités qui auraient pu partager des conditions de vie similaire (Montréal-Nord n’est pas le seul quartier défavorisé de la ville). Ainsi, Hoodstock devait servir de levier aux militants pour enclencher un processus de reconnaissance positive du quartier et de ses habitants surtout à l’échelle locale; les référents des discours produits concernaient essentiellement le quartier-localité (Montréal-Nord) sans lien avec d’autres territoires. Ce rapport spécifique au territoire (vivre dans un quartier défavorisé) restreint l’étendue de l’identification revendiquée.

Selon un des porte-parole de la première édition du Hoodstock, « le Forum social de Montréal-Nord était aussi pour dire aux médias qu’il y a moyen de s’en sortir. Arrêtez de dire que les jeunes à Montréal-Nord sont irrécupérables et que n’importe quel Haïtien dans le quartier est un membre de gang de rue » (entrevue, Mustapha, 2010). D’ailleurs, Nargess Mustapha affirme qu’il y a eu un « salissage médiatique, à force de véhiculer qu’il y aura de la casse et d’autres émeutes lors de l’événement » (entrevue, Mustapha, 2010).

Les deux FS de Montréal-Nord, s’inscrivent, en effet, dans un contexte socio-économique particulier, comme l’indique le tableau ci-dessous.

Tableau 1

Source : Annuaire statistique de l’agglomération de Montréal – Enquête nationale auprès des ménages de 2011.

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Jusqu’au début des années 1980, Montréal-Nord pouvait être considéré comme une zone urbaine habitée par une population de classe moyenne, comprenant des personnes dont l’origine culturelle se partageait principalement entre les Canadiens français et des personnes de première, deuxième ou troisième génération issues principalement de l’immigration italienne. Après 1980 se produit une diversification des origines culturelles de la population de l’arrondissement. Aux personnes issues de l’immigration italienne s’ajoutent des personnes provenant de vagues plus récentes d’immigration. Aujourd’hui, le quartier est majoritairement francophone mais très diversifié : un résident sur quatre est immigrant, originaire principalement d’Haïti (16 % de la population), de l’Afrique (particulièrement de l’Algérie) ou de l’Amérique Latine; de plus, un tiers de la population âgée de 15 ans ou plus est immigrante de première génération (Ville de Montréal, 2010). L’arrondissement, en particulier son secteur nord-est, représente en effet une zone d’accueil « provisoire » pour des nouveaux immigrants. On constate d’ailleurs un taux élevé de mobilité résidentielle (65 % des résidents avaient déménagé entre 1996 et 2001) ainsi qu’une occupation presque totalement locative des logements (92 % des unités) (Torres, 2008, p. 132).

Récemment arrivée au Québec, une grande partie de la population du quartier éprouve des difficultés socioéconomiques. En termes de scolarisation, par exemple, plus de la moitié des personnes âgées de 15 ans ou plus n’ont pas fait d’études secondaires; seulement 7 % des personnes âgées de 20 ans ou plus ont une formation universitaire, soit un taux inférieur à celui de l’arrondissement (12 %), qui est d’ailleurs le plus faible de la ville. Parmi les personnes âgées de 15 ans ou plus, 14,1 % sont au chômage en 2011 (soit quatre points de plus que la moyenne montréalaise). Le taux de faible revenu en 2010 est également beaucoup plus élevé que dans le reste de la ville.

De plus, la zone nord-est de l’arrondissement est souvent associée à la violence, particulièrement au gangstérisme (Torres, 2008, p. 133; Leonel et McAll, 2008), ce qui lui vaut d’être surnommée « le Bronx ». C’est d’ailleurs dans ce quartier que s’est déroulée la nuit de violence d’août 2008 (Touzin, 2009). Cette association entre violence, jeunesse et personnes de couleur crée un climat d’insécurité pour les résidents du quartier (Torres, 2008, p. 133-134; Fontan et Rodriguez, 2009, p. 31) et des tensions intergénérationnelles et interculturelles (Fontan et Rodriguez, 2009, p. 31). Pour plusieurs observateurs, « l’image du quartier, véhiculée fréquemment à travers les médias, est celle d’une zone dangereuse dans laquelle opèrent des gangs de rue dont les membres seraient généralement des immigrants, notamment des Haïtiens » (Torres, 2008, p. 133). Ainsi, l’existence publique de Montréal-Nord, dans les médias (locaux et nationaux), renforce l’image négative du quartier et les stéréotypes associés (Boudreau, 2013).

Le Forum social de Montréal-Nord prend le contrepied de cette image et tente de proposer un lieu de réappropriation positive du territoire. Ainsi, ce sont des individus résidents qui ont réagi aux événements tragiques et à la nuit de violence qui a suivi la mort de Fredy Villanueva, qui ont créé un collectif et qui sont, ensuite, mis à la recherche d’alliés. Nous verrons dans la dernière partie de cet article comment ce rapport au territoire se retrouve aussi dans le type de réseaux militants mobilisés.

Un quartier-cadre-de-vie

Pour le FSQP, à la différence du cas de Montréal-Nord, il ne s’agit pas d’un ancrage territorial spécifique (c’est-à-dire lié à un seul quartier), mais plutôt d’un ancrage spatial – un cadre de vie –, les « quartiers » désignant, dans le contexte français, une réalité complexe impliquant des populations résidant dans les « cités HLM » des périphéries des grandes villes (Merklen, 2012). Représentant un mélange de questions sociales (bas niveau de revenu, taux de chômage élevé, faible scolarisation), de parcours migratoires pluriels et de rapport conflictuel à la période coloniale française, de réactions à des dénominations stigmatisantes (les banlieues, la zone, les quartiers sensibles [Tissot, 2006]), les « quartiers populaires » désignent dans le discours des acteurs des FSQP des lieux de relégation qu’il est nécessaire de se réapproprier. D’ailleurs, c’est bien à partir de cette problématique que les associations à l’origine de la première édition du FSQP se sont regroupées (le collectif DiverCité de Lyon; le collectif les Motivé-e-s de Toulouse; le Mouvement Immigration Banlieue) pour faire vivre « la parole politique » des banlieues, au-delà des spécificités de chacune d’elles.

Précisons néanmoins qu’il ne s’agit pas de considérer que les banlieues en France n’ont pas d’ancrage territorial : les travaux sur les mobilisations dans les banlieues ont montré abondamment que si elles s’étaient tournées vers l’échelle d’action locale (Chabanet, 2004; Kokoreff, 2008; Marlière, 2011; Lapeyronnie, 2012), c’est principalement parce qu’elles ne parvenaient pas à faire les liens avec les enjeux politiques nationaux ni surtout à entrer dans le jeu politique national. Ce qui est important ici, par comparaison avec le Québec, est le fait que les organisateurs du FSQP aient mis l’accent sur ce qui unissait les « quartiers populaires », soit une situation semblable de stigmatisation dans le jeu politique national français et l’impossibilité pour les populations de ces banlieues de se faire représenter politiquement dans toute leur spécificité. De ce point de vue, le FSQP devient une tentative pour créer une voie collective alternative à la structure de représentation politique dominante. Ainsi, l’objet de l’action politique n’est pas le quartier spécifique X ou Y, mais bien la situation de stigmatisation et de marginalisation vécue dans un quartier-cadre-de-vie, l’objectif étant de créer un véhicule politique d’inclusion dans le jeu politique national. Au Québec, cette dimension n’est absolument pas présente dans le cas à l’étude.

III - Des appropriations distinctes du processus FSL liées à des blocages institutionnels intervenant à des niveaux différents

Il est intéressant de noter que dans les deux cas analysés, l’objectif en termes de politique institutionnelle des forums est clair : il s’agit d’ouvrir le jeu politique (municipal ou national). Cette caractéristique est très différente des autres forums sociaux dont la cible des revendications est beaucoup plus vague (comme l’indique le slogan du FSM « Un autre monde est possible »). Néanmoins, le fait de cibler un niveau institutionnel ou un autre limite, au moins en partie, les possibilités d’élargir la portée du forum.

Hoodstock : une histoire liée à la fermeture de l’arrondissement municipal

À Montréal, la portée locale du FS Montréal-Nord et l’appropriation spécifique de l’outil FS (faire bouger le quartier, conscientiser) sont très liées à la présence du militant à l’origine du processus. Proche des milieux militants altermondialistes au Québec, celui-ci connaissait la formule des forums sociaux et a fait pression pour dépasser l’aspect purement commémoratif de l’événement Hoodstock afin de tenter de créer une convergence sur le territoire de Montréal-Nord entre les résidents et les différents acteurs impliqués au niveau communautaire. Cela dit, cet élément contingent n’explique pas pourquoi l’événement n’a pas connu l’amplification qui lui aurait permis d’agréger, entre le premier et le second forum, d’autres acteurs collectifs et d’autres alliés. La cible des revendications, construite uniquement autour de la municipalité de l’arrondissement, explique en grande partie cette absence d’extension de l’échelle d’action.

Pour les organisateurs de Hoodstock, les blocages se situent au niveau municipal : en effet, Montréal-Nord a été aux mains du même maire de 1963 à 2001, et au moment des événements de 2008, le maire en place entamait son deuxième mandat. C’est donc l’arrondissement qui va devenir la cible privilégiée des revendications. Le collectif Républik de Montréal-Nord demande, notamment, la démission du maire Marcel Parent, considéré comme déconnecté de sa population, de même que la tenue d’une enquête publique indépendante sur la mort de Fredy Villanueva et la cessation de l’impunité policière.

À ce pouvoir municipal jugé peu réactif s’ajoutent des acteurs sociaux locaux perçus comme plutôt conciliants et peu revendicatifs. Le collectif Montréal-Nord Républik est très critique du travail accompli par les acteurs communautaires du quartier (entrevues, 2010). Pour certains membres, les organismes communautaires sont plus préoccupés par le fait d’aller chercher de l’argent que d’aller chercher des gens. Pour eux, la logique des subventions modifie la trajectoire des organismes qui sont alors absorbés dans cette grosse machine défectueuse. Incapable de se montrer suffisamment critique, le travail communautaire ne serait pas fait sérieusement et, surtout, ne correspondrait pas aux besoins de la population. Pour les principaux organisateurs, Montréal-Nord Républik a créé par le biais du forum un nouvel espace de discussion dans le but de démocratiser davantage le milieu communautaire. Un de ses principaux objectifs était d’attirer les jeunes – notamment grâce au concert – à une fin de semaine d’échanges et d’ateliers sociopolitiques au cours de laquelle ils pourraient exprimer leurs opinions et se faire entendre. Dans cette perspective, les deux éditions de Hoodstock sont construites comme des réponses à la confiscation de la parole publique pour une partie des gens du quartier (les populations immigrantes – en particulier d’origine haïtienne –, les personnes pauvres, les jeunes) qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer à propos des problèmes qui les concernent.

Le FS Montréal-Nord n’a pas connu, entre ses deux éditions, une extension par le biais des alliances construites, comme cela peut être le cas d’autres FSL observés au Québec ou en France (Dufour, à paraître). Il est demeuré local dans son organisation, ses revendications et sa portée. Les problèmes identifiés et les cibles de l’action sont restés liés au territoire spécifique de l’arrondissement de Montréal-Nord. La fermeture de la municipalité aux revendications sociales et politiques des résidents mobilisés au moment des émeutes et, un an plus tard, au moment du forum, a renforcé cette construction de l’échelle d’action et fait du niveau municipal l’échelle pertinente pour le forum.

France : des forums sociaux qui s’inscrivent dans une longue histoire nationale

L’histoire des FSQP est directement liée à l’histoire des luttes portées par les populations migrantes en France. Parmi les personnes que nous avons interviewées, plusieurs origines sont attribuées au FSQP. Selon certains, il prend racine dans le mouvement militant des jeunes des quartiers populaires qui ont organisé la Marche pour l’égalité en 1983 (Beaud et Masclet, 2006). Cette marche de 1 500 km part le 15 octobre 1983 du quartier de la Cayolle à Marseille et se termine à Paris le 3 décembre 1983 par un rassemblement de plus de cent mille personnes (Boubeker, 2008, p. 179). Les revendications principales des marcheurs concernent l’instauration d’une carte de séjour de dix ans pour les immigrants et le droit de vote pour les étrangers. Pour plusieurs observateurs, c’est la première fois que des jeunes résidents des banlieues accèdent à l’espace public (même si certains s’y étaient déjà engagés). Cette mobilisation, et celles qui ont suivi, auraient permis l’émergence de « véritables militants » issus des quartiers populaires et contribué à la production d’un discours politique portant sur des revendications précises (Hajjat, 2008, p. 249-250). Elle se déroule dans un contexte politique particulier : celui de l’élection du premier Président socialiste, François Mitterrand, qui avait notamment promis d’accorder le droit de vote aux étrangers aux élections municipales (Césari, 1993). Très rapidement, des divisions apparaissent au sein du réseau qui avait pris l’initiative de cette action d’ampleur nationale (Kokoreff, 2014). Aux éléments internes s’ajoutent des éléments externes qui viendront progressivement éloigner les acteurs collectifs locaux des banlieues du jeu politique national (Bouamama, 1994). Ainsi, lors de notre observation, les suites (ou plutôt l’absence de suite) sur le plan politique et le reniement des promesses présidentielles, concernant par exemple le droit de vote des immigrés aux élections locales, constituaient encore un moment de rupture dans les discours des intervenants. Les collectifs nés dans la deuxième moitié des années 1990, et qui sont à l’initiative du FSQP, se situent dans cette histoire.

Pour d’autres, le FSQP a émergé en réaction au développement de l’altermondialisme en France et des forums sociaux européens, déconnectés des réalités des quartiers populaires. Ainsi, avec la tenue du Forum social européen de 2003 dans les villes de Paris, Saint-Denis et Ivry, et la très faible participation des populations locales à l’événement malgré l’implication forte des municipalités concernées, il apparaissait évident que la lutte pour un autre monde risquait de ne pas concerner les résidents des banlieues françaises, pourtant les premiers touchés par la précarité économique et sociale (Peace, 2008).

Pour d’autres encore, l’origine du FSQP est liée aux révoltes urbaines de 2005 (Fekete, 2008). Ces émeutes ont commencé le 27 octobre à Clichy-sous-Bois, près de Paris, quand trois jeunes, pour échapper à un contrôle de police, escaladent dans l’affolement les hauts murs d’un transformateur à haute tension pour y chercher refuge : deux d’entre eux périront électrocutés, le troisième est gravement brûlé et hospitalisé. Pendant cinq nuits, Clichy-sous-Bois sera le théâtre d’une révolte (incendies de voitures et de bâtiments, attaques de transports publics, destructions diverses, affrontements avec la police) qui se répandra d’abord dans tout le département de Seine-Saint-Denis, puis dans de nombreuses villes de France à partir du 2 novembre (Lagrange et Oberti, 2006). Pour la première fois en France, les émeutes se propagent dans des centaines de communes, y compris en zone rurale et dans des villes de petite taille qui n’avaient jamais connu d’émeutes. Le 8 novembre, le gouvernement décrète l’état d’urgence, qui sera prorogé pour trois mois par une loi du 18 novembre, alors que la situation est redevenue « normale » selon la police (moins de 100 voitures brûlées la nuit précédente) (Morice, 2005).

Quelle que soit l’origine retenue – il s’agit probablement d’un mélange entre histoire longue des populations immigrantes et de leur exclusion politique, histoire des luttes altermondialistes et histoire courte des émeutes de 2005 –, ces différentes facettes du processus du FSQP ont un point commun : elles soulignent le fait que la mission que se donnent les militants engagés dans le FSQP est d’entrer dans le jeu politique national en se dotant d’une voix propre. L’expérience des FSQP procède d’une tentative de dépassement des divisions internes et du constat qu’il est nécessaire d’exister comme force politique pour porter la « parole des quartiers » relégués et marginalisés. D’ailleurs, très rapidement, des questionnements sur la possibilité de transformer le FSQP en mouvement politique émergent parmi les organisateurs (Bouteldja, 2008). Elle sera au centre des activités du FSQP 2011.

Les discussions et débats de l’édition de 2011 du FSQP de Saint-Denis reproduisent les divisions du milieu militant sur la question de l’immigration et celles qui traversent la gauche partisane et son rapport toujours ambigu à cette question (Schaefer, 2013). Les initiatives du FSQP s’inscrivent, dans ce contexte, dans une tentative de construire une action de portée sociétale et nationale : « les mouvements issus de l’immigration s’inscrivent désormais clairement et durablement sur le jeu électoral » (Schaefer, 2013, p. 64). Elles appartiennent aussi à l’histoire du rapport au politique des migrants et de leurs descendants en sol français (Césari, 1993). Autrement dit, même si les réseaux militants mobilisés sont surtout présents dans des territoires périurbains (les quartiers populaires), l’échelle pertinente construite par les militants à travers l’expérience des forums sociaux est le niveau national, où se déroule la lutte politique partisane et où se décide le sort politique de leurs quartiers.

IV – Des échelles d’action distinctes liées à des réseaux militants spécifiques

Les réseaux militants qui ont soutenu les initiatives des forums sociaux à l’étude reflètent le découpage précédemment proposé entre quartier-localité et quartier-cadre-de-vie. Dans le cas québécois, les organisateurs sont des résidents de Montréal-Nord, qui vont former un collectif à la suite des émeutes de 2008, alors que dans le cas français, ce sont des associations ayant déjà pignon sur rue et qui vont former une coalition nationale.

Montréal-Nord : une initiative de résidents

Lors du Forum social québécois de 2009, les instigateurs de Montréal-Nord Républik, le collectif à l’initiative du forum, exposent les motifs de leur engagement. Will Prosper, leader du FS Montréal-Nord, raconte comment s’est déroulée la nuit du 10 août 2008, après la mort de Fredy Villanueva.

Il [Will Prosper] était chez lui lorsque qu’il a entendu du bruit dans la rue. Il a senti qu’il devait absolument se trouver là, non pas pour participer aux émeutes, mais bien pour aider les gens. Il s’est rendu sur les lieux avec un ami travailleur de rue qui voulait intervenir auprès de certains émeutiers. Interviewé par une chaîne de télévision, Will a prononcé une phrase qui a été reprise plus tard dans les revendications du collectif : « Tant qu’il y aura de l’insécurité économique, il y aura de l’insécurité sociale. Tant qu’il y aura de la répression policière envers les citoyens, ce n’est qu’une question de temps avant que ça pète, la marmite va sauter ». Peu de temps après cette déclaration en direct (de l’ordre de quelques minutes), un jeune homme blanc est sorti de son appartement pour aller voir Will dans la rue et lui dire que c’était exactement le message qu’il fallait faire passer à propos des événements qui étaient en train de se dérouler dans le quartier. Ce jeune homme était Guillaume Hébert. Il a donné sa carte à Will Prosper, qui, après quelques hésitations, l’a contacté quelques jours plus tard. Ils se sont réunis avec d’autres personnes partageant leur analyse. De là est né Montréal-Nord Républik.

Nargess Mustapha, première porte-parole de Montréal-Nord Républik, s’est sentie concernée par la mort de Villanueva parce que le drame s’est produit tout près de chez elle. Elle a décidé de s’impliquer davantage et d’embarquer dans l’organisation du Hoodstock pour mieux comprendre ce qui se passait dans son quartier. Pour elle, ce n’était pas seulement des jeunes qui profitaient de l’événement pour faire de la casse. Il y avait « un des leurs… un des nôtres qui venait de se faire tuer… par un policier » et les émeutes représentaient un cri d’alarme parce que les gens du quartier ne se sentaient pas écoutés. Peu de temps après la mort de Villanueva, Montréal-Nord Républik organise une conférence lors de laquelle cinq revendications sont dévoilées (dont la demande de démission du maire de l’arrondissement). Le mercredi, 16 août 2008, Nargess est mandatée pour aller porter ces revendications à l’hôtel de ville lors d’une réunion du Conseil. Elle a été choisie justement pour contrer l’image entretenue des jeunes de Montréal-Nord : des jeunes hommes noirs impliqués dans les gangs de rue.

Carla raconte qu’avant de se faire approcher (par une connaissance) pour travailler à l’organisation de Hoodstock, elle était complètement déconnectée de ce qui se passait dans Montréal-Nord. Venant de St-Michel et allant à l’école au centre-ville depuis son tout jeune âge, elle n’a jamais vraiment côtoyé les gens de son quartier. Elle a été touchée par les émeutes à Montréal-Nord, mais elle suivait cela de loin. Depuis son implication, elle considère que son expérience de militantisme lui a beaucoup apporté dans sa vie de tous les jours. Elle remarque aussi qu’il y a une « symbiose » entre les « militants purs et durs » et les autres dans le comité organisateur, ce qui fait qu’il y a des nouvelles idées qui émergent et les gens moins habitués à militer sont entraînés par ceux qui le sont plus. Ensemble, ils ont donc développé leur propre forme de militantisme.

notes de terrain, présentation du Collectif Montréal-Nord Républik, Forum social Québécois, 20 juin 2009

Comme on le voit, le réseau ayant soutenu l’émergence du FS Montréal-Nord est constitué de personnes du quartier, parfois anciennes militantes, parfois primo-militantes (dans la plupart des cas, il s’agit de personnes ayant des diplômes universitaires et donc sociologiquement distinctes du portrait défavorisé que nous avons dressé). Ce réseau auto-constitué trouve ses alliés principaux dans plusieurs organisations impliquées dans la lutte contre la mondialisation (comme Alternatives, le Conseil central de Montréal de la Confédération des syndicats nationaux [CSN], le Salon du livre anarchiste), dont l’appui se traduit parfois en ressources matérielles ou financières (mais pas systématiquement), mais surtout par une présence lors des événements. Lors de la seconde édition, le noyau dur des militants demeure. Des collaborations fructueuses sont développées avec le réseau Solidarité sans frontière, plusieurs réseaux affinitaires anarchistes, et les groupes formels impliqués dans le FSQ. Néanmoins, entre la première et deuxième édition du FS de Montréal-Nord, les acteurs collectifs locaux déjà existants n’ont pas été davantage présents. Ainsi, Hoodstock s’est développé localement, avec l’appui de groupes nationaux militants (surtout dans les réseaux libertaires et anarchistes), mais à côté – voire contre – les groupes communautaires établis du quartier (Castillo et Goyette, 2014).

FSQP : une lutte politique à l’échelle sociétale

Les trois réseaux militants qui ont pris l’initiative du FSQP sont apparus durant la même période (fin des années 1990) et rassemblent des personnes qui ont une trajectoire similaire, inscrite dans les enjeux des migrations en France.

DiverCité est créé en 1997. C’est dans la banlieue lyonnaise de Vaulx-en-Velin, où des émeutes éclatent en octobre 1990, que commence l’histoire de ce collectif. En effet, à la suite de ces émeutes, un collectif nommé Tous ensemble est mis sur pied à l’initiative du secours catholique. Ce collectif va progressivement s’élargir et se transformer en DiverCité (Azahoum, 2008, p. 202). La création de DiverCité est partie d’un constat :

« Il y a certes des problèmes propres au quartier, mais d’autres sont liés à des contextes sociétaux, économiques, culturels, historiques. Ces problèmes sont à peu près les mêmes partout, avec des variances dues à des histoires locales. Le tissu associatif, qui avait des velléités d’autonomie, était en train d’être asphyxié. Les associations dites musulmanes avaient été mises hors-jeu du système public. (…) L’enjeu, c’était donc de dépasser cette situation à partir d’une mutualisation des moyens et d’une compréhension des changements que nous vivions ».

Azahoum, 2008, p. 203

Les objectifs explicites du Collectif consistaient à assurer une permanence, conscientiser les quartiers autour des questions de citoyenneté et la construction d’un réseau, créer un espace de discussion sur des questions identitaires, de mémoire et d’histoire. Ainsi, la construction de DiverCité s’est faite à l’extérieur des lieux physiques des quartiers pour favoriser le travail d’expansion de l’échelle d’action.

« Le choix du centre-ville, c’est non seulement celui du décloisonnement, mais aussi celui de la centralité urbaine. DiverCité, au début, c’était un collectif d’associations. Il fallait trouver un point de convergence qui réponde à des impératifs de déplacements, de mobilité. En même temps, les questions qu’on voulait porter sur la place publique nécessitaient de trouver place dans le centre-ville ».

Azahoum, 2008 : 204

Très actif au début des années 2000, il a été peu présent dans le FSQP de 2011.

Le collectif Les Motivées est issu de l’association Vitécri, créée à Toulouse en 1982. Spécialisé au départ dans les activités culturelles (vidéo, musique, film), le Collectif va progressivement (et parallèlement) investir le champ de l’action sociale puis le champ politique (Zoïa et Visier, 2001).

Entre 1990 et 1995, l’association Vitécri entre en conflit avec la mairie de Toulouse à cause du refus de financement d’un projet de café et tente une première participation aux élections municipales en s’associant avec des listes de partis existants. Plusieurs des militants associatifs sont aussi les artistes du groupe de musique Zebda. En 1996, le groupe sort l’album Le Bruit et l’odeur qui va connaître un succès important. Dans le même temps, des contacts avec les militants du MIB sont établis. En 1997, les membres du groupe et anciens de Vitécri, décident de recréer une association en dehors d’une logique territoriale limitée aux quartiers ayant donné naissance au collectif (Amokrane, 2008 : 267).

Dès 1999, le groupe pense investir l’arène électorale; il participe aux élections municipales de 2001, législatives de 2002 dans la circonscription de Toulouse) et faire élire 4 élus municipaux.

Mais pour conclure sur les Motivé-es, je dirais que la dimension essentielle d’un réseau national nous a manqué pour la construction d’un mouvement politique. Même si je reste persuadé que c’est au niveau du local que se mettent en place les alternatives politiques.

Amokrane, 2008, p. 271

Le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) est né quant à lui en 1995. Une bonne partie de ceux qui l’ont créé se sont connus dans le collectif de la « Marche des beurs » de 1983, mais ils avaient besoin de faire les choses de façon plus autonome, sans la tutelle des organisations antiracistes (Kawtari, 2008, p. 207-208). Le déploiement du MIB s’est appuyé sur les réseaux créés par les actions du Comité national contre la double peine (CNDP), créé dans les années 1990 à la suite d’émeutes survenues dans plusieurs banlieues. Dès sa naissance, les objectifs du MIB sont de « créer un lieu de ressources, d’information, et une permanence juridique où on mutualiserait nos connaissances et nos expériences » (Kawtari, 2008, p. 213). L’idée d’un mouvement politique des quartiers était, au départ, le projet du MIB.

Ces trois acteurs à l’origine du FSQP sont des associations régionales/nationales déjà constituées qui s’inscrivent dans une histoire militante particulière et font le lien entre des quartiers dits populaires, cadres de vie urbains situés à la périphérie des grandes villes. Indépendamment des différences locales, les quartiers populaires sont regroupés dans une même catégorie qui met en avant leurs points communs. De plus, ces trois acteurs collectifs cherchent explicitement un débouché politique aux luttes liées à l’immigration. Les initiatives militantes sont donc ici extrêmement différentes du cas de FS Montréal-Nord, dont l’objectif central est de retisser des liens entre les résidents d’un quartier et leur permettre de se réapproprier leur territoire. Bien sûr, dans les deux types de réseau, les ressources disponibles (matérielles, militantes, en termes de savoir-faire, etc.) diffèrent, mais c’est surtout la conception des finalités du forum qui change, ainsi que le positionnement des acteurs au coeur du processus par rapport à l’échelle pertinente d’action. À Montréal-Nord, le forum a été conçu par un réseau de militants et résidents du quartier, comme un lieu d’échange, de conscientisation, de politisation et de prise de parole dans un territoire qui correspond assez bien aux frontières institutionnelles de l’arrondissement. Les cibles des revendications sont principalement les gouvernements municipaux (arrondissement de Montréal-Nord et Ville de Montréal). Pour les leaders du FSQP, issus d’associations bien établies dans différentes villes, le forum devait aboutir à la constitution d’une force politique capable de porter dans le jeu politique national les identités et intérêts des résidents des quartiers populaires. Ces résidents sont conçus comme partageant des identités et des intérêts directement liés à une appartenance spatiale (le fait de vivre dans des « quartiers ») et au traitement politique qui lui est réservé en France.

Au final, les deux forums sociaux étudiés nous montrent que la forme « forum social » est un outil politique qui peut servir les personnes en situation de marginalité. Il faut noter sa très grande plasticité, liée au caractère extrêmement décentralisé du processus des forums sociaux : il n’existe pas d’instance dépositaire d’un « label FS » et qui veut l’utiliser l’utilise. Il s’agit donc d’un processus qui se construit en grande partie du bas vers le haut, dont le format n’est pas imposé et qu’il est relativement facile de s’approprier. En fait, l’idée de base d’un forum social est très simple : mettre des individus et des organisations ensemble pour leur permettre de se connaître, d’échanger et d’en apprendre plus à propos de certaines thématiques en-dehors des circuits institutionnels. C’est ce que les organisateurs du FS de Montréal-Nord et du FSQP ont fait, en y ajoutant une dimension politique explicite : les forums ont été utilisés comme un outil de revendication politique et de prise de parole collective.

À Montréal-Nord, la dimension politique construite consiste surtout à se donner les moyens de prendre collectivement la parole (se parler à soi-même) dans l’espace public local, de se faire entendre par les autorités et de mieux comprendre les dynamiques en jeu sur le territoire, telles que construites par les autorités publiques, c’est-à-dire au niveau de l’arrondissement. Dans le cas français, l’expérience des FSQP (et en particulier sa dernière édition) se situe à l’échelle sociétale et interpelle directement la politique partisane. Il s’agit de créer une force politique nationale pour être en mesure de développer un rapport de force suffisant avec les autres forces politiques situées au centre de l’échiquier et de dénoncer leur incapacité à représenter les résidents des quartiers populaires.

Sur le plan analytique, on voit quel est l’intérêt de considérer le rapport aux échelles d’action dans l’analyse de l’action collective, y compris locale; cela nous permet d’éclairer des dimensions parfois occultées des mouvements sociaux. Dans les cas analysés, ceux de forums sociaux qui ont émergé dans des quartiers marginalisés, l’échelle d’action a été construite dans un contexte de fortes contraintes institutionnelles qui a plutôt eu tendance à reproduire les niveaux d’intervention de l’État (municipale pour le Québec et nationale pour la France). Cependant, dans la construction de ces échelles, le cas français est intéressant si on le compare avec le cas québécois. Les « quartiers populaires » sont devenus plus que des localités défavorisées; un jeu d’échelle a opéré. Les « quartiers », construits comme cadres de vie spécifiques mais non limités à un seul territoire, sont devenus les points d’ancrage de la lutte politique.