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Au fil des ans, les travaux sur la conciliation et l’articulation des temps sociaux se sont élargis pour inclure plusieurs aspects de la vie, dont les études. Ces travaux ont en quelque sorte donné naissance à deux nouveaux créneaux de recherche autour du thème de la conciliation. On trouve, d’une part, la conciliation famille-travail-études, à laquelle il est fait de plus en plus référence dans les milieux syndicaux (CSN, CSQ et FTQ) et au Comité consultatif Femmes, qui chapeaute un ensemble de groupes de femmes (CCF, 2011). Et l’on trouve, d’autre part, la conciliation travail-études, qui est peu développée à l’international et surtout présente au Québec dans les associations étudiantes québécoises (FEUQ, 2011; Comité de soutien aux parents étudiants de l’UQAM [CSPE], 2011). De ce fait, il nous est apparu pertinent de nous intéresser à cette « nouvelle » dimension de la conciliation, soit la conciliation travail-études chez les jeunes, puisqu’elle a fait l’objet de peu de travaux, mais aussi parce que les recherches existantes ont porté surtout sur l’impact que le travail peut avoir sur les études et la réussite scolaire (Roy, 2006, 2008, 2015). Ainsi, une recherche commanditée par le Comité de soutien aux parents étudiants de l’UQAM (CSPE, 2011), une autre du Conseil supérieur de l’éducation (2013) et une étude réalisée par l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité au travail (Labergeet al., 2011) ont traité de l’effet du travail sur la réussite scolaire. Dans ces recherches, la dimension de la conciliation des temps sociaux n’est pas vraiment approfondie, lacune que nous tentons ici de combler.

Du point de vue théorique, il importe à notre avis de noter le continuum existant entre les recherches qui portent sur la conciliation et l’articulation des temps sociaux et les analyses plus spécifiques traitant de la dimension des études. De plus, compte tenu du fait que « (…) les vies sont interdépendantes et que les influences sociales et historiques sont exprimées et perçues à travers des réseaux de relations partagées » (Bourdon 2009, p. 162), il ne faut pas oublier que la question de la conciliation avec les études concerne aussi et de plus en plus directement les parents, dans le contexte de fréquents retours aux études. Cela peut avoir un effet sur les conditions économiques de la famille et influencer aussi le choix de travailler des jeunes étudiants.

Pour notre part, nous nous sommes penchés sur cette période particulière du parcours de vie qu’est le début du parcours professionnel, qui intervient généralement au Québec entre 16 et 24 ans, et ce, afin de mieux comprendre comment les jeunes articulent les études et le travail. Le moment de l’insertion en emploi, mais aussi celui des premières expériences professionnelles constitue en fait un moment essentiel de la socialisation professionnelle (Dubar, 1991 et Sainsaulieu, 1985, cités dans La Rueet al., 1999 : 352). Comme nous l’indiquons dans la partie sur la méthodologie, notre groupe de répondants est formé surtout par des individus ayant entre 18 et 24 ans. Nous nous sommes intéressés à plusieurs thèmes, dont le rapport au travail[1], les horaires et les conditions de travail des jeunes, en prenant également en compte les dimensions de la formation en entreprise et de sécurité au travail, puisque plusieurs de ces éléments (horaires, conditions de travail, rapport au travail) influent sur la conciliation travail-études, tout comme ils ont une influence sur la conciliation travail-famille.

Dans cet article, nous nous concentrons sur la famille et sur le rôle qu’elle peut jouer dans l’expérience de conciliation travail-études. Nous voulons montrer comment la famille peut avoir une influence tout d’abord sur la décision de travailler, mais aussi sur le rapport que les jeunes entretiennent avec leur emploi, la quantité d’heures travaillées par semaine et d’autres dimensions de leurs activités et de la conciliation entre le travail et les études.

La conciliation et les solidarités familiales : deux objets croisés

Au fil des deux dernières décennies, au Québec comme en Europe, le thème de l’articulation des temps sociaux a fait l’objet de plus en plus d’analyses et est à l’origine de l’intérêt pour la conciliation travail-études (Conseil permanent de la jeunesse, 1992; FEUQ, 2011; CCF, 2011), dont il partage plusieurs éléments, notamment les horaires de travail et les conditions de travail.

Bon nombre de recherches réalisées dans divers pays ont permis de constater que l’articulation emploi-famille se présente parfois de manière différente selon le sexe et la situation familiale des salariés, le sexe des dirigeants, la taille de l’entreprise (Duxbury et Higgins, 1991; Families and Work Institute, 1998; Guérinet al., 1997; Tremblay, 2012a, b), et l’on peut certainement postuler que ces éléments ont aussi une incidence sur la conciliation travail-études. On a aussi noté que l’articulation des temps sociaux varie également selon les sociétés, les modèles familiaux et le type de régulation publique, notamment par le biais des politiques publiques, des institutions, des mentalités et de la culture professionnelle ou familiale (Barrère-Maurisson et Tremblay, 2009a). Là encore, tous ces éléments ont aussi une incidence sur la conciliation travail-études. Les chercheurs ont donc développé un intérêt pour la diversité des configurations sociales qui modèlent l’emploi des femmes et des hommes et qui lui donnent sens. Cette diversité est ancrée dans des constructions historiques et sociales de la relation entre la sphère publique et la sphère privée, en particulier en ce qui a trait à la famille, et notamment aux espaces et formes de solidarité (Barrère-Maurisson et Tremblay, 2009b; Kempeneers et Van Pevenage, 2011), et elle vient aussi influencer la conciliation travail-études. On peut donc dire que la relation et l’articulation entre l’emploi et les autres dimensions de la vie (famille, études, loisirs, etc.) sont une construction sociale, et non une donnée de fait immuable, puisqu’elles sont influencées par les valeurs, la société, les politiques publiques, etc. De ce fait, il convient de se pencher sur cette réalité familiale, dans divers contextes sociétaux qui sont producteurs d’intelligibilité des normes, des règles (formelles et informelles), ou encore de conventions sociales liées à la famille comme au travail lui-même (Duxbury et Higgins, 1991; Families and Work Institute, 1998; Tremblay, 2012 a, b). C’est dans cette perspective que nous abordons ici le cas du Québec.

Dans ce cadre théorique axé sur la conciliation des temps sociaux, sous toutes ses formes, il nous faut traiter du renouvellement de la forme des solidarités familiales, de leur rôle et de l’espace qu’elles occupent dans la vie des individus. Tout d’abord, il nous semble pertinent de rappeler l’existence de deux modèles d’analyse : un premier de nature macrosociologique, qui a traditionnellement porté sur les formes de solidarité mutuelle liées à l’État et à la redistribution, et un second de nature microsociologique, qui a été utilisé à partir des années 1980, et surtout des années 1990, pour « évoquer les pratiques d’échange et d’entraide à l’échelle de la famille et de la parenté » (Martin, 2002, p. 41).

Des auteurs (dont Burguière, 2002) ont mis en relation le regain d’intérêt des chercheurs en sciences sociales et des décideurs politiques pour les solidarités familiales avec la difficulté croissante de l’État-providence à assurer des formes de solidarité collective. Cependant, il faut reconnaître que la crise de l’État-providence ne constitue pas la seule explication de l’importance retrouvée des solidarités familiales, qui existaient dans la modernité antérieurement à cette crise.

Cette crise de confiance dans la bienfaisance de l’État-providence est elle-même inséparable de la crise économique qui, depuis le milieu des années 70, fait renaître le chômage et la précarité. L’appareil d’État qui se sent désormais incapable de garantir le niveau de sécurité et de bien-être auquel la société s’était habituée, cherche des relais dans les mécanismes de survie du corps social. Or il n’y a pas besoin d’être expert pour imaginer ce type de relais. La capacité d’endurance dont ont fait preuve les nations d’Europe occidentale les plus durement frappées par la tourmente du chômage, la France, la Belgique, l’Italie, l’Espagne (des sociétés souvent d’ascendance catholique), incite à penser qu’elles n’avaient pas attendu les injonctions de leurs gouvernements pour actionner les ressorts cachés des solidarités familiales.

Burguière, 2002, p. 19

La question de la modernité est fondamentale lorsqu’on traite des solidarités familiales dans une perspective de changement et de permanence. Les relations familiales tablent sur la dimension identitaire en lien avec l’individualisation, à savoir ce désir d’agir par soi-même et de se concevoir par soi-même (Beck, 2001; Beck et Lau, 2005). Ces solidarités ont pris une forme nouvelle, comme le notent Attias-Donfut, Lapierre et Segalen :

La famille a su se transformer pour assurer ou tenter d’assurer cette fonction centrale de production identitaire. Elle peut le faire parce qu’elle dispose d’une ressource – l’amour – qui implique (au moins dans l’idéal) gratuité et inconditionnalité. Cet amour, selon Anthony Giddens, favorise la confiance et l’intimité dans une « relation pure » qui, à son tour, permet « la révélation de soi. (…) La parenté, elle aussi, offre un espace de confiance, dans un contexte d’égalité. Disparus les patriarches, place à des individus qui peuvent fonder leur « moi » dans la temporalité de relations intergénérationnelles entre égaux. Au-delà de la relation conjugale, les lignées et leur durée confèrent leur dimension au destin humain. Parenté et individualisme ne sont pas incompatibles, mais complémentaires, voire compensatoires.

Attias-Donfut, Lapierre et Segalen, 2002, p. 17-18

L’amour et l’intimité semblent donc être les bases de la famille moderne et contemporaine, bien que derrière cette organisation des sentiments, il reste encore des éléments d’obligation. Aujourd’hui l’obligation du soin et de la solidarité ne se fonde plus sur la coercition physique ou psychologique, mais se structure autour de la notion d’amour. Plus précisément, comme le souligne Franca Bimbi pour l’Italie [notre traduction] « Les formes de la solidarité et de la réciprocité semblent être prises entre des modèles anciens d’un côté et de nouvelles définitions de l’obligation de soin de l’autre » (Bimbi, 1993, p. 74). C’est d’autant plus vrai pour la « génération sandwich » (Statistique Canada, 2004), dont les membres sont responsables de leurs enfants mais aussi de leurs parents vieillissants, se trouvant ainsi pris en « sandwich » entre les deux générations adjacentes à la leur et cumulant les responsabilités à l’endroit de ces dernières. Plusieurs auteurs (Mendras, 1988 et Déchaux, 1990, cités dans Martin, 2002) soulignent l’émergence d’un nouveau régime de parenté structuré autour des notions d’individualisation et d’autonomie :

Cette nouvelle organisation de la parenté passe par un phénomène qualifié d’intimité à distance, sans que cela ne compromette nullement l’intensité ou la fréquence des échanges. Au contraire, cet auteur voit là l’émergence d’un nouveau mode de relation qui privilégie une proximité dégagée des servitudes quotidiennes. Cette « intimité à distance » fournit une importante marge de manoeuvre aux acteurs et, en particulier, aux enfants, qui peuvent jouer de stratégies complexes pour utiliser au mieux ces réseaux enchevêtrés de parenté. Cette approche présente cependant un risque : celui de réduire la réalité de l’exercice actuel de la parenté aux pratiques émergentes de certaines catégories sociales.

Martin, 2002, p. 49

Comme le reconnait Martin, ce modèle semble être surtout applicable à une classe moyenne élevée dont les ressources favorisent probablement l’accent qu’elles peuvent mettre sur l’autonomie des jeunes, même quand ceux-ci reçoivent de l’aide. Il s’agit là d’une sorte d’ambiguïté que nous avons aussi relevée dans les récits des jeunes interviewés. Il faut éviter une idéalisation des solidarités familiales, qui peuvent aussi dissimuler des conflits, donnant lieu à tout un système de relations inégales – souvent défavorables aux femmes. Bien que des changements importants aient eu lieu dans les dernières années au sein des familles, des entreprises et des institutions politiques, les responsabilités familiales reposent encore beaucoup sur les épaules des femmes. Et cela est encore plus vrai dans les milieux sociaux plus précaires (Hanley et al., 2011; Laperrière, Messing et Bourbonnais, 2010).

Dans ce contexte, il est essentiel de considérer aussi le rôle et l’influence de la famille sur la vie et les conditions socioéconomiques des jeunes. La famille intervient, entre autres, au moment du premier accès au marché du travail, où les jeunes doivent souvent faire un effort de conciliation entre l’emploi et les études. Blanden, Gregg et Macmillan (2008) observent, pour le cas du Royaume-Uni, un lien étroit entre le revenu des parents, le chômage précoce et le revenu futur des enfants. Se fondant sur une analyse empirique de la British Household Panel Survey (BHPS), les auteurs reconnaissent que dans le cas de l’éducation et de l’accès au marché du travail, la relation avec le milieu familial est particulièrement importante. Il n’est pas possible dans le cadre de cet article d’aborder toutes les modalités de transmission en lien avec la famille, qu’elles soient positives ou négatives, cependant l’ensemble de ces dimensions a une influence sur la conciliation travail-études. À travers le capital économique, mais aussi social et culturel, dont elle dispose, et à travers ses valeurs et ses idéaux concernant l’éducation, le travail, le niveau d’autonomie à accorder (ou à imposer) aux enfants, etc., la famille fait partie intégrante de la conciliation travail-études.

Les conditions structurelles de la famille peuvent déterminer certaines formes de solidarité à l’intérieur de la famille, surtout en ce qui concerne les relations de filiation. Nous avons observé dans notre recherche que c’est surtout dans la classe moyenne que le soutien financier des parents et le soutien au logement apparaissent comme des facteurs déterminants de la situation de conciliation travail-études des jeunes étudiants. Les propositions de Bourdieu et de Passeron sur la reproduction sociale à travers le capital social et culturel des parents nous paraissent encore valides de nos jours. Pour ce qui concerne les étudiants de première génération, les chercheurs du projet Transitions affirment par exemple que, selon plusieurs recherches,

[l]es étudiants de première génération seraient nettement désavantagés sur le plan de leur préparation scolaire, du capital social et culturel acquis avant d’entrer à l’université et du soutien reçu à l’école et à la maison; ils auraient aussi des difficultés d’adaptation et d’intégration sociale et scolaire. En raison du statut socioéconomique généralement plus faible de leurs parents, ils doivent aussi affronter des difficultés financières et des conditions de vie précaires.

Kamanziet al., 2010, p. 2

Il est aussi possible d’identifier des tendances d’ordre plus macro-sociologique. En observant les modalités des transferts intergénérationnels au sein des familles françaises, Chauvel (2002, 2010) a noté une augmentation de ces transferts au fil des ans, et en particulier depuis les années soixante-dix. Une bonne partie de ces observations s’appliquent au cas québécois, comme le note Simon Langlois :

De nos jours, une partie des classes moyennes réussit plus difficilement à améliorer sensiblement son sort en cours de vie. Et l’approche de la retraite pour plusieurs de ses membres ne va pas améliorer les choses. De même, les perspectives de mobilité vers le haut s’assombrissent depuis quelques années. L’accès à l’éducation et au diplôme risque de devenir plus coûteux dans l’avenir, la croissance des bons emplois industriels ralentit, (…) la concurrence entre diplômés se fera plus vive, la capacité de l’État à redistribuer les ressources devient moins forte.

Langlois, 2012

Dans la plupart des pays, y compris le Québec, les trajectoires plus stables des parents contrastent souvent avec l’instabilité des carrières de leurs enfants. Cette situation est encore plus fréquente aujourd’hui que ce n’était le cas pour les générations précédentes. En effet, les jeunes commencent souvent leur carrière dans un contexte de conciliation travail-études, en occupant un emploi dans le secteur des services, dans des petites entreprises ou dans le secteur communautaire, où les conditions de travail ne sont pas toujours les meilleures.

De la conciliation travail-famille à la conciliation travail-études

Les travaux sur la conciliation travail-études s’inscrivent dans la suite des travaux sur la conciliation travail-famille et plus récemment sur la conciliation famille-travail-études. La conciliation travail-famille fait référence à l’idée d’articuler ou de conjuguer les responsabilités professionnelles liées à l’emploi, d’une part, et les responsabilités et activités familiales ou personnelles, d’autre part (Duxbury et Higgins, 1991; Families and Work Institute, 1998; Tremblay, 2012a, b). C’est l’expression « conflit travail-famille » qui a d’abord été utilisée, essentiellement par les psychologues, pour désigner les conflits de rôle. Les travaux dans ce champ ont permis de dégager trois formes de conflits : conflits de temps, de tension et de comportement, des éléments que l’on a ensuite pu appliquer à l’analyse de la conciliation famille-travail-études (CCF, 2011) et à la conciliation travail-études. Dans ce dernier cas, toutefois, il faut noter qu’il existe moins de travaux portant sur la question du temps, qui nous intéresse plus particulièrement, que sur l’impact du travail sur les résultats scolaires (Bourdonet al., 2007a, 2007b; Roy, 2008, 2006). Ces études se concentrent sur certains éléments dont nous avons identifié l’importance, tels que le soutien familial, l’aide financière, la possibilité de réseautage et le capital social offert aux jeunes par la famille. Cependant, l’accent est mis sur le résultat final : la persévérance et la réussite scolaire. « Ces résultats sur le soutien parental aux études expriment certainement des formes de solidarités familiales au regard des études, et celles-ci constitueraient, selon la littérature scientifique, un point d’appui à la réussite » (Roy, 2015, p. 77). Notre recherche porte plus spécifiquement sur la conciliation et l’articulation des temps sociaux, comme processus dynamique influencé par plusieurs variables, dont la famille, avec ses caractéristiques et formes de réciprocité. Dans cette perspective, la conciliation travail-études est étroitement reliée à la dimension des parcours de vie et des inégalités. La difficulté à articuler les différents temps de la vie (travail, famille, études, loisirs) peut mener à une accumulation de désavantages qui se répercutent dans les études et, plus généralement, dans les autres sphères de la vie.

Le conflit de temps découle de la surcharge imputable aux multiples rôles et de la difficulté à coordonner les exigences concurrentielles de chacun, qu’il s’agisse de la famille, du travail ou des études, ou de l’ensemble. Le conflit de tension provient d’un stress vécu dans un rôle, lequel s’insère dans la participation à un autre rôle et vient interférer avec ce dernier. La conciliation peut se compliquer selon les caractéristiques individuelles et sociales. Le conflit de comportement a lieu lorsque le comportement propre à un rôle est incompatible avec le comportement attendu dans un autre rôle et que les ajustements nécessaires ne sont pas effectués par la personne. Notre recherche s’est surtout intéressée aux deux premiers, soit les conflits de temps et de rôle entre le travail et les études, qui impliquent aussi des enjeux identitaires en opposant potentiellement l’identité de travailleur à l’identité étudiante.

Plusieurs recherches ont mis en évidence l’influence mutuelle des diverses temporalités sociales (Duxbury et Higgins, 1991; Families and Work Institute, 1998; Guérinet al., 1997; Tremblay, 2012a; Tremblay et Mascova, 2013). Cela se traduit, soit par une interrelation entre les mondes du travail et de la famille, soit par l’influence d’autres facteurs qui peuvent entrer en conflit avec le travail, comme les loisirs, les parents et le conjoint, ou, particulièrement dans le cas des jeunes, la vie sociale avec les amis. Après avoir identifié les sources de conflit temporel lié au travail, aux études et à la famille (CCF, 2011), les chercheurs se sont davantage intéressés aux façons de résoudre ou de diminuer ce conflit. Ils se sont ainsi penchés sur les mesures et les programmes que les organisations peuvent mettre en place pour faciliter la conciliation des rôles (Guérin et al., 1997; Tremblay, 2012a).

Par la suite, les chercheurs ont plutôt évoqué des difficultés de conciliation des rôles (Duxbury et Higgins, 1991) ou encore d’articulation des temps sociaux, pour exprimer l’idée d’un mouvement ou d’un effort visant à organiser harmonieusement l’ensemble des rôles (parentaux, professionnels, études ou autres) ou des temps sociaux (temps parental, temps de travail, d’étude, de loisir, de soins aux proches, etc.) (Tremblay, 2012b). Pour traduire la réalité de l’ensemble des individus, et notamment des jeunes, les expressions « conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle » et « conciliation entre les responsabilités professionnelles et familiales-personnelles » sont considérées comme les plus générales, puisque les personnes qui n’auraient pas de responsabilités familiales ont toutefois des responsabilités ou des activités personnelles (soins personnels, études, santé, loisirs), qu’elles doivent articuler avec leur emploi. Dans le cas des jeunes, ceux-ci peuvent parfois avoir une certaine responsabilité à l’endroit de leurs parents, ou plus souvent de leurs grands-parents âgés, et parfois être amenés à les aider à leur domicile (ménage, soutien pour le transport ou autres activités). Or, la responsabilité de parents âgés ou malades est de plus en plus reconnue comme un des éléments majeurs de la conciliation entre emploi et famille. La famille renvoie alors aux ascendants (ses propres parents) et aux descendants (ses enfants). Les ascendants peuvent certes influer sur la situation de conciliation des jeunes, puisque des responsabilités à leur endroit peuvent s’ajouter au travail et aux études.

Les difficultés de conciliation entre diverses activités en conflit entraînent des conséquences négatives, non seulement pour les employés, mais aussi parfois pour les employeurs. Pour les employés, ces conséquences peuvent être des problèmes de relations familiales et affectives, un manque de temps pour les activités personnelles (études, sport, loisirs, etc.), un manque de satisfaction au travail ou dans la vie, ou encore des problèmes de santé et de stress, quand la situation s’aggrave. Pour les employeurs, les inconvénients sont le coût économique de l’absentéisme, les pertes liées à une diminution de la motivation et du rendement des employés, la résistance à la mobilité ou au changement de tâches, le roulement élevé de personnel et la difficulté d’attirer et de retenir un personnel qualifié. Roulement et difficulté de retenir le personnel jeune sont des enjeux importants pour les entreprises (Duxbury et Higgins, 1991; Families and Work Institute, 1998; Guérinet al., 1997).

Parmi les mesures identifiées pour favoriser la conciliation famille-travail-études, on peut notamment mentionner les mesures de flexibilité du temps de travail, la semaine comprimée ou réduite à 4 jours, le télétravail à domicile, le cheminement de carrière adapté. Les trois premières mesures peuvent tout aussi bien concerner les jeunes en emploi que des travailleurs plus âgés. Le cheminement de carrière adapté les intéressera moins, puisque les jeunes ne pensent pas souvent à faire carrière dans l’organisation où ils travaillent pendant leurs études, comme nous avons pu le constater.

De plus en plus, les recherches montrent qu’il ne suffit pas de mettre des mesures en place, mais qu’il faut aussi s’assurer du soutien de l’employeur (Fusulier, Tremblay et Di Loreto, 2008). Cela signifie que l’employeur doit assurer un climat d’ouverture à la discussion autour des difficultés de conciliation et veiller à ce que les supérieurs et les collègues soient suffisamment sensibilisés aux difficultés de conciliation avec les études ou la famille afin d’offrir un véritable soutien aux personnes qui en ont besoin. C’est dans cette perspective, d’ailleurs, que des programmes de conciliation travail-études ont été développés à l’intention des jeunes dans plusieurs régions du Québec. Ces programmes incitent les employeurs à tenir compte des études des jeunes et à ne pas les encourager à dépasser un certain nombre d’heures de travail hebdomadaires (entre quinze et vingt heures) (source : [http://jechoisismonemployeur.com; http://equitemontreal.ca]). En les incitant à respecter des horaires raisonnables qui peuvent être vus comme faisant partie de leur « droit » au travail, on souhaite favoriser leur succès dans les études et donc dans leur carrière future. Ainsi, dans plusieurs régions du Québec, dont l’Estrie et la région de Montréal, le programme s’appuie sur deux objectifs ou critères considérés comme « essentiels à une conciliation gagnante » : offrir un horaire de travail adapté à la réalité des étudiants-employés et favoriser la poursuite des études et l’obtention d’un diplôme. Le premier objectif implique une responsabilité partagée entre les étudiants et les employeurs, tandis que le second concerne aussi les parents (source : [http://jechoisismonemployeur.com/]).

Il faut préciser qu’une durée de 15 heures par semaine a longtemps été considérée comme un premier seuil critique quant à l’impact négatif du travail sur les études. Des travaux plus récents ont cependant indiqué que ce seuil se serait déplacé de 15 à 25 heures dans les dernières années (Roy et Mainguy, 2005), mais il faut certes aussi tenir compte des capacités de chaque jeune. Cependant, notre recherche ne se limite pas aux études, et considère aussi la conciliation du travail avec tous les autres éléments de la vie des jeunes étudiants. L’aménagement du temps de travail (flexibilité ou réduction) en fonction des heures de cours, examens, travaux collectifs, etc., constitue l’une des mesures les plus importantes pour favoriser la conciliation travail-études chez les jeunes. Le télétravail peut aussi être une mesure de conciliation intéressante pour les jeunes, mais il ne se pratique pas dans tous les secteurs où les jeunes travaillent (commerce de détail, restauration, et autres services exigeant un travail présentiel). Par contre, les jeunes qui ont des contrats dans le domaine des technologies de l’information ou dans leur domaine d’études peuvent faire une partie de leur travail à domicile, ce qui facilite la conciliation temporelle.

Tenant compte de la diversité des acteurs intervenant dans la situation des jeunes, nous avons considéré dans notre recherche le rôle de trois acteurs principaux, soit les employeurs, l’école et, plus particulièrement dans cet article, les parents et la famille dont le soutien financier influence le nombre d’heures que les jeunes veulent ou doivent passer à travailler, mais aussi la forme et les modalités de la conciliation. Pour ce qui a trait à la conciliation, le soutien des parents peut aussi toucher des éléments logistiques, comme le mode de transport, la durée des déplacements ou le logement. Ce soutien est donc aussi important pour les jeunes que celui de l’entreprise. Il peut même parfois l’être davantage. Le fait que la famille puisse mettre à la disposition du jeune une voiture pour ses déplacements lui permet, par exemple, s’il habite en banlieue, une plus grande mobilité et une indépendance à l’endroit du transport public. Cet article a donc pour objectif de mettre en évidence les éléments familiaux qui influent sur la conciliation travail-études (dans une perspective d’articulation des temps sociaux) chez les jeunes étudiants de niveaux cégep et université.

Méthodologie

La recherche repose sur une étude qualitative de 26 entretiens semi dirigés auprès de jeunes de la région de Montréal âgés de 18 à 29 ans, car les études se poursuivent souvent jusqu’à cet âge, mais nous nous sommes concentrés davantage sur les 18-24 ans, pour tenter d’obtenir plus d’homogénéité relativement aux préoccupations de conciliation (voir tableau 1. Les répondants qui décrit brièvement nos répondants).

Pour la sélection des participants nous avons choisi un échantillonnage par cas multiples de micro-unités sociales. Cette forme d’échantillonnage est surtout utilisée dans deux types de recherches : celles qui s’intéressent aux valeurs et aux opinions et celles qui, comme dans notre cas, s’intéressent

[…] surtout aux expériences de vie, aux institutions et aux pratiques sociales en général. (…) Il s’agit alors de connaître [le] point de vue [de l’individu] sur le déroulement des faits ou le fonctionnement d’une institution ou de le saisir à travers sa propre expérience; de rendre compte de ses sentiments et perceptions sur une expérience vécue; d’avoir accès aux valeurs d’un groupe ou d’une époque qu’il connaît à titre d’informateur clé, etc.

Pires, 1997, p. 62

Nous avons visé à atteindre une diversification et une saturation de notre échantillon, notre objectif étant de fournir le portrait d’un groupe restreint et relativement homogène d’individus : les étudiants se trouvant en situation de conciliation travail-études.

Nous avons mobilisé des jeunes aux études à temps plein et travaillant au moins 15 heures par semaine, seuil à partir duquel on considère généralement que le travail a un effet néfaste sur les études. Bien que certains considèrent que cet effet de seuil se produit au delà de 25 heures (Roy, 2008), nous avons conservé le chiffre de 15 heures, pour ne pas exclure trop d’étudiants, mais aussi parce que le chiffre de 25 heures nous paraissait trop élevé. De plus, nous nous intéressons moins à la corrélation entre emploi et résultats scolaires qu’aux efforts, stratégies et pratiques de l’articulation travail-études. Pour les étudiants qui tentent de concilier travail, études et vie personnelle, les difficultés de conciliation sur le plan des pratiques – et pas uniquement des résultats scolaires – peuvent apparaître dès 15 heures de travail par semaine.

Pour conférer une diversité interne à notre échantillon, nous avons sélectionné des étudiants-travailleurs d’âge et de sexe différents, de divers niveaux (cégep, baccalauréat et maitrise), aux conditions résidentielles diverses (en ville ou en banlieue, chez les parents, en location ou colocation) pouvant influencer le nombre d’heures travaillées et avoir un impact sur l’expérience de la conciliation travail-études. Nous avons aussi cherché à rencontrer des personnes de différents milieux sociaux et différentes origines ethniques. Le nombre relativement faible d’entrevues ne nous permet cependant pas de tirer des conclusions sur le rôle de la famille selon l’origine ethnique. À la différence d’autres études, notre objectif n’était pas de mesurer l’investissement familial et son effet sur la réussite scolaire, mais de comprendre plus largement comment et à travers quels mécanismes la famille joue un rôle dans la conciliation entre travail, études et vie personnelle. Nous avons décidé de nous concentrer sur la tranche d’âge de 18-24 ans pour exclure de l’échantillon les jeunes parents, dont l’expérience relève plutôt d’une conciliation famille-travail-études. Considérant notre objectif de comprendre les mécanismes d’influence de la famille d’origine sur la conciliation travail-études, nous avons postulé que ce rôle était plus fort, et donc que ses mécanismes seraient plus visibles, chez les étudiants plus jeunes.

Nous n’avons pas pris en compte la motivation et la finalité du travail pendant les études dans la construction de l’échantillonnage, parce que cette motivation ne pouvait être déterminée préalablement sans recourir à une extrême simplification. Dans une perspective de type phénoménologique qui veut rendre compte des expériences vécues par des jeunes en matière de conciliation, élucider les motivations à travailler était un des objectifs généraux de notre recherche, mais c’est dans une autre contribution que le lecteur trouvera réponse à ces questions (voir Alberio et Tremblay, 2015). Nous y avons constaté que les motivations et finalités du travail des jeunes étudiants ressortent dans la manière dont ils construisent et expliquent le sens de leur conciliation entre travail et études. Il est cependant difficile, dans une perspective qualitative, de mettre ces finalités en relation directe ou systématique avec le rôle de la famille. Aucune corrélation nette entre les deux ne peut être établie.

Nous avons également construit notre échantillonnage par saturation empirique plutôt que par saturation théorique (Bertaux 1981 : 37, cité dans Pires 1997 p. 67; Mukamurera, Lacourse, Couturier, 2006). Selon ce principe, nous avons recruté de nouveaux répondants jusqu’à ce que nous jugions que les entrevues n’apportaient « plus d'informations suffisamment nouvelles ou différentes pour justifier une augmentation du matériel empirique » (Pires p. 67). Le recrutement a été effectué directement dans les établissements scolaires (cégeps et universités)[2].

L’élaboration du guide d’entretien se réfère au modèle de Cohen (2013), qui étudie la conciliation travail-études chez les jeunes, à quoi nous avons ajouté plusieurs questions concernant le rôle de la famille dans la conciliation. Lors d’entretiens semi dirigés, nous demandions aux jeunes de parler de leur travail, de leur famille, de leur milieu de vie, de leurs études, et d’expliquer comment ils arrivaient à concilier les études et le travail. Notre article se concentre sur les questions liées à la famille, à son rôle dans certaines modalités de conciliation travail-études retenues par les étudiants, à l’autonomie que procure (ou non) le fait de demeurer chez les parents. Nous nous intéressons au soutien parental (comparable au soutien organisationnel lorsqu’on parle de conciliation travail-famille chez les adultes), qui peut se présenter sous la forme d’un soutien moral, mais aussi d’un soutien matériel : aide financière, aide au logement, ou encore contact clé, comme nous le verrons plus loin.

Les entrevues ont été transcrites, puis décortiquées par une analyse thématique, reprenant les grands thèmes de la recherche, selon la méthode compréhensive (Kaufmann, 2006). Nous avons fait le choix de la thématisation en continu, qui consiste

[…] en une démarche ininterrompue d’attribution de thèmes et, simultanément, de construction de l’arbre thématique. Ainsi les thèmes sont identifiés et notés au fur et à mesure de la lecture du texte, puis regroupés et fusionnés au besoin, et finalement hiérarchisés sous la forme de thèmes centraux regroupant des thèmes associés, complémentaires, divergents, etc.

Paillé et Mucchielli, 2012, p. 237

Nous avons établi un inventaire des diverses opinions exprimées sur les différents thèmes par l’ensemble des jeunes, les avons classées, catégorisées; puis nous avons sélectionné les principales phrases illustratives des points de vue exprimés par les acteurs, appelées « phrases témoins » par Savall et Zardet (2000). Il s’agit de phrases représentatives d’une situation donnée ou, parfois, qui se distinguent du reste des énoncés, et que nous souhaitions mettre en évidence pour illustrer précisément la diversité des situations et des propos. Cette analyse a permis de faire ressortir les visions et représentations des répondants en favorisant une interprétation individualisée, mais en respectant aussi la diversité des parcours de vie. Ces phrases témoins traduisent un aspect important de la relation avec la famille en matière de conciliation travail-études.

Les résultats : la famille et la conciliation travail-études

La situation socioéconomique des familles pèse d’un poids majeur sur leur décision d’aider ou non leurs enfants, et dans leur capacité à le faire. Y a-t-il eu changement ou continuité à cet égard? Tout dépend du point de vue. Les parents ont souvent contribué au financement des études de leurs enfants, mais il a toujours existé des familles qui ne le pouvaient pas. Nous observons par ailleurs une nouvelle tendance à l’autofinancement de leurs études par les jeunes au moyen du travail salarié. Dans cette situation (travail-études), certains parents trouvent aussi important de soutenir financièrement leurs enfants pour qu’ils puissent plus facilement poursuivre leurs études. Ce désir de soutenir les études est peut-être plus fort qu’avant, nombre de jeunes nous indiquant que leurs parents y accordent beaucoup d’importance. L’attention des parents semble concerner aussi de façon particulière la conciliation et l’articulation des temps sociaux. Selon les étudiants rencontrés, leurs parents se préoccupent évidemment des conséquences que le travail peut avoir sur leurs études, mais aussi des effets qu’une mauvaise conciliation aurait sur leur santé et leur développement personnel, professionnel et social. Pour revenir à la question du financement des études, s’il y a progression du nombre de jeunes qui financent leurs études par le travail salarié, par rapport à la situation d’il y a quelques décennies, on note tout de même une continuité dans la contribution des parents. Nous avons ainsi pu constater qu’une bonne partie des étudiants qui reçoivent de l’aide de leur famille appartiennent à la classe moyenne. La famille peut donc jouer un rôle différent selon sa condition socioéconomique. Les étudiants qui reçoivent un soutien financier de leurs parents, tout en travaillant pour réaliser leurs projets de consommation, de formation et de voyage, passent souvent moins d’heures à travailler et, de ce fait, concilient plus facilement leurs études avec leurs autres activités. La condition socioéconomique des parents n’est toutefois pas le seul élément en jeu dans la conciliation travail-études : comme nous l’observerons plus loin, les idéaux éducatifs et, plus généralement, les valeurs familiales qui sont fortement reliées au capital social et culturel des parents, ont aussi une importance fondamentale.

Entre dépendance et autonomie

Il faut d’abord souligner que les jeunes rencontrés expriment souvent un désir d’autonomie (économique, mais pas seulement) vis-à-vis de leur famille. « Je travaille surtout pour apprendre à être un peu plus autonome, à être plus responsable aussi […] ». (N. 20, femme, 18 ans, Cégep, programme en sciences humaines). Ces premiers emplois sont souvent vus, surtout au début, comme une forme d’émancipation de la famille et des parents, même quand le jeune continue à recevoir l’aide de sa famille. À une étape ultérieure, la famille semble jouer un rôle décisif lorsque par exemple les jeunes doivent passer d’un emploi étudiant à un emploi plus en rapport avec leurs études et la carrière future. À ce moment, les différences relatives au statut social et économique de la famille acquièrent une nouvelle importance pour faciliter (ou non) l’accès à l’emploi ou à un stage, grâce au capital social et culturel mobilisé (concrètement ou juste en cas de besoin) par les parents ou par un membre de la famille. « Dans le fond j’ai eu le contrat parce que j’étais stagiaire toute l’année à la CDEC, stagiaire bénévole. Et je travaillais à côté pour vivre aussi. Je l’ai fait pour pouvoir travailler dans des jobs qualifiées, mais pour une année sans être payé » (N. 24, homme, 23 ans, Baccalauréat en économie). Cet exemple du stage a souvent été mentionné par les jeunes comme un moment difficile dans la conciliation études-travail. Un emploi non rémunéré (stage) implique en effet un effort de triple conciliation (études, stage et emploi pour subvenir à ses besoins). La possibilité de bénéficier d’une aide monétaire parentale ou de mobiliser le capital social et culturel de la famille (un contact, mais aussi simplement des conseils sur la bonne manière de se présenter, de faire des demandes d’emploi, d’écrire un cv, etc.), permettant dans certains cas d’avoir accès à un stage rémunéré ou de commencer une carrière dans le domaine d’études, peut clairement faire la différence pour affronter ou éviter cette triple exigence de conciliation. En fait, les jeunes qui ne disposent pas de ce genre de ressources à la maison ne sont pas complètement exclus, mais doivent les trouver ailleurs : à l’école ou dans des organismes de soutien. Se mettre en quête de ces ressources peut avoir un effet sur le temps disponible et rendre difficiles les efforts de conciliation. De plus, quand une ressource n’est pas directement accessible, il est évident qu’on risque d’y renoncer plus facilement, en sous-estimant par exemple l’importance du CV ou d’autres outils qui, dans un marché du travail compétitif, deviennent souvent l’élément déterminant pour l’accès à un emploi de qualité correspondant au domaine d’études. Dans le cas des étudiants, cette qualité d'emploi inclut la facilité à concilier travail et études.

Le soutien financier et la conciliation travail-études

Il est évidemment important de considérer le rôle de la condition socioéconomique de la famille, mais il faut se garder de le surestimer. Nous avons rencontré des jeunes dont les familles ne sont pas nécessairement aisées, mais qui reçoivent tout de même de l’aide de leurs parents. Ces derniers semblent insister pour que leurs enfants ne travaillent pas trop et puissent mieux concilier le travail et les études, et surtout réussir leurs études dans un délai raisonnable. Dans plusieurs cas, il s’agit de familles d’origine étrangère[3], comme le raconte cette jeune fille de 18 ans :

On ne vit pas dans le luxe mais on manque de rien. Pour mes parents, les études, c’est très, très important. Là, les deux, ils ont beaucoup investi, ils ont fait des comptes pour les frais scolaires de l’université. Ils ne veulent pas que je travaille trop, parce qu’ils ne veulent pas que ça empiète sur mes études, mais ils m’ont encouragée à travailler un peu quand même. Ils m’ont dit que dans le fond c’est bien que j’apprenne à être un peu plus autonome.

N. 20, femme, 18 ans, Cégep, programme en sciences humaines

D’autres familles semblent refuser que leurs enfants travaillent pendant l’année scolaire. Il s’ensuit alors une négociation qui peut quelquefois produire des tensions à cause des différentes visions que les jeunes et les parents ont de la conciliation :

Mes parents veulent qu’on aille jusqu’à l’université, donc toutes, moi et mes soeurs, on n’arrêtera pas au cégep, on va jusqu’à l’université. Obligatoirement. (…) L’été, ils nous forcent à travailler dans le commerce familial, mais surtout à l’extérieur, pour aller voir le marché du travail. Puis, ils préfèrent vraiment que quand on rentre au cégep, on arrête. Mais ce n’est pas le cas pour nous. Nous, on continue encore toute l’année (N. 7, femmes, 18 ans, programme en sciences humaines.

administration

Outre la condition socioéconomique, les valeurs et les idéaux des familles, il faut aussi souligner le rôle d’autres éléments liés au capital socioculturel du ménage. Les valeurs peuvent varier d’un contexte familial à l’autre, de sorte qu’il est difficile d’identifier ici des modèles précis. Toutefois, nous observons clairement que ces valeurs et ces choix familiaux peuvent jouer un rôle décisif, dans un sens ou dans l’autre, sur le soutien financier et, du coup, sur le nombre d’heures travaillées et les modèles de conciliation.

Ma famille pourrait payer mes études, mais je m’occupe de ça tout seul. Mon père, il est entrepreneur. Il a deux entreprises. Depuis que j’ai douze ans j’ai toujours travaillé pour lui dans son usine. À quatorze ans je travaillais presque à temps plein et pendant l’été, même 50 heures semaine. Ma famille ne vient pas d’un milieu très éduqué. Ils ont leur diplôme de secondaire mais il n’y a personne dans la famille qui est allé au niveau universitaire. Du coté de ma mère ils étaient des bûcherons et du côté de mon père des agriculteurs. Mon père, il ne m’a pas trop encouragé à poursuivre les études. Bon, ils ont toujours valorisé l’éducation, c’est sûr. En même temps, si je n’avais pas poursuivi mes études, il n’y aurait pas eu de problème avec ça non plus. Mes parents ils nous ont toujours dit que, dans la vie, on devait décider de faire ce qu’on voulait. Cela a toujours été très clair. Quand on était plus jeunes on travaillait avec mon père et ils ont toujours dit : vous faites ce qui vous intéresse, vous n’êtes pas ici forcément pour prendre la relève de l’entreprise.

N. 26, homme, 25 ans, maîtrise en communication

Cependant, la majorité des répondants sont dans une situation intermédiaire et bénéficient d’une contribution partielle des parents. La situation la plus fréquente que nous avons observée consiste pour les parents à payer les frais de scolarité, surtout à l’université, où ils sont plus élevés. On trouve parfois aussi de l’aide au logement, selon des formules diversifiées.

Le logement au domicile des parents

Les plus jeunes, surtout les étudiants du cégep, habitent souvent chez leurs parents. Ils peuvent rester gratuitement dans leur chambre ou, si les parents possèdent une grande maison, emménager dans l’appartement du sous-sol ou à l’étage, en payant dans la majorité des cas un loyer minimal presque symbolique. Certains parents permettent à leurs enfants d’emménager dans la maison familiale avec leur copain ou leur copine. Quand les jeunes vivent seuls, ils retournent parfois dans la maison des parents pour certaines périodes, par exemple entre deux emplois, ou quand, surtout vers la fin du parcours scolaire, ils décident de travailler moins d’heures pour se concentrer sur les études : « C’était rendu beaucoup trop de stress d’avoir à gérer un appartement, l’épicerie, les factures, puis le ménage. Tout ce qu’il y avait à s’occuper, c’était trop pour moi… » (N. 5, femme, 20 ans, Cégep, programme en arts et lettres).

Retourner chez les parents n’implique pas nécessairement une perte d’autonomie financière. En fait, dans la majorité des cas, la famille ne redevient pas complètement responsable des enfants du point de vue financier, si elle ne l’était pas auparavant. Cependant, le fait de ne pas payer de loyer peut avoir un effet important sur le budget et peut aussi permettre aux jeunes de travailler moins, avec un impact potentiellement positif sur les études. Les étudiants peuvent alors plus facilement entreprendre un stage dans un emploi qualifié sans salaire, mais avec un effet important sur leur cheminement professionnel.

Là je reste chez mes parents et ils ne me chargent pas de loyer. Donc je ne paie pas de loyer et quand je mange à la maison je ne paie rien pour la nourriture. Par contre je continue à payer mes frais de scolarité, mes voyages, mes dépenses, mes vêtements, etc.

N. 25, homme, 24 ans, maîtrise en droit

Le soutien du partenaire

En ce qui concerne le logement et la subsistance, il faut reconnaître que la famille n’est pas le seul soutien sur lequel les jeunes peuvent compter. En effet, il arrive que les plus âgés vivent en couple et qu’ils partagent un appartement avec leur conjoint ou copain. Dans ce cas, ils peuvent recevoir son aide.

Il est intéressant de noter que l’on n’observe sur ce plan aucun modèle stéréotypé de genre. En effet, si l’on pouvait s’attendre à ce que l’homme soutienne financièrement sa conjointe, selon les stéréotypes faisant de l’homme le pourvoyeur, on observe en fait le contraire, une certaine inversion du modèle classique, avec un certain nombre de femmes qui soutiennent leur copain pendant une partie de ses études.

Des différences entre filles et garçons?

Nous avions pensé qu’il pourrait y avoir différenciation selon le sexe, mais en fait, tout au moins pour ce qui concerne la mobilisation familiale au regard de la conciliation études-travail des jeunes, nous n’avons pas remarqué de différences particulières entre les filles et les garçons. Au contraire, les familles d’aujourd’hui semblent réserver le même traitement aux garçons et aux filles, ce qui n’était pas le cas au Québec il y a quelques générations. En effet, sur le marché du travail aujourd’hui, on trouve encore un bon nombre de femmes qui ont opté pour un métier (secrétaire, infirmière, enseignante au primaire), parce qu’elles n’ont pas été soutenues par la famille pour réaliser des études plus poussées (par exemple, en gestion, en médecine ou à l’université, en général). Cet élément a souvent été mis en évidence par des étudiantes, qui ont souligné que leurs parents leur avaient donné le même soutien qu’à leurs frères : « Mes parents, ils avaient vraiment dans leurs plans que tous les trois, moi, ma soeur et mon frère, on aille à l’université » (N. 20, femme, 18 ans, Cégep, programme en sciences humaines).

La seule différence significative que nous ayons observée a trait à la question des horaires et des quarts de travail. On trouve ici un « contrôle familial » plus important pour les filles que pour les garçons. Ainsi, les filles ont quelquefois souligné le contrôle exercé par leurs parents sur leurs horaires de travail. Les plus jeunes et celles qui habitent loin de leur lieu de travail affirment notamment que les parents leur demandent souvent de négocier des horaires « convenables » avec les employeurs. Dans plusieurs cas, il arrive que les parents s’organisent pour aller chercher leur fille au travail. Si la famille habite en banlieue, où il est plus difficile de se déplacer en transport en commun, surtout le soir, les parents prêtent souvent leur voiture à leur fille. Il arrive même qu’ils décident de lui acheter une voiture pour faciliter les déplacements, et ce, même quand les conditions économiques ne sont pas les meilleures au sein de la famille.

Mes parents ne sont pas vraiment en mesure de m’aider pour mes études. Économiquement, c’est juste qu’ils ne le peuvent pas. Mais là, maintenant, étant donné que j’ai été acceptée à l’université ils essaient de faire un peu plus d’efforts, mais je sais qu’ils s’endettent en le faisant, donc je n’aime pas ça. Là par exemple, ils viennent de m’offrir une voiture pour que je puisse voyager. C’est une voiture usagée, mais n’empêche que j’apprécie beaucoup. Mais je sais qu’ils se sont créé une dette de plus.

N. 5, femme, 20 ans, Cégep, programme en arts et lettres

En plus de traduire un souci des parents pour la sécurité de leurs filles, la mise à disposition d’une voiture peut aussi avoir un effet direct sur la conciliation travail-études. De fait, surtout le soir, lorsque la circulation est plus fluide, le fait d’avoir une voiture permet d’éviter les attentes dans le transport en commun et donc d’épargner du temps dans les déplacements. C’est donc une contribution non négligeable des parents à la conciliation travail-études de leurs enfants (car c’est parfois aussi le cas pour les garçons).

Notre recherche a permis de mieux saisir l’influence de la famille sur la réalité de la conciliation travail-études, laquelle est particulièrement développée en Amérique et dans le monde anglo-saxon (USA et Grande-Bretagne) – ainsi les jeunes Nord-Américains ont des taux d’activité plus élevés, par exemple, que ceux constatés en Europe du Sud. Cette réalité n’a cessé de gagner du terrain dans les dernières décennies, comme le montrent une étude du Conseil supérieur de l’éducation (2013) et plusieurs autres études (Legris, Baril et Ouellet, 2011; Vultur, 2011). Au terme de cette recherche, on constate que le capital social et culturel des parents peut avoir une incidence sur la conciliation travail-études des jeunes. À l’instar des travaux de Cohen (2013) en Colombie-Britannique, nous nous sommes concentrés sur la problématique et certains mécanismes de la conciliation emploi-études chez les jeunes étudiants âgés entre 18-29 ans (en particulier les 18-24 ans) de plusieurs niveaux scolaires : niveau collégial (cégep) et universitaire (baccalauréat, maîtrise). Notre recherche montre que, de manière générale, les parents accordent beaucoup d’importance à l’éducation, mais aussi aux pratiques quotidiennes de conciliation (transports, horaires, alimentation, etc.), et qu’ils soutiennent souvent leurs enfants pour qu’ils puissent faire leur entrée sur le marché du travail sans pour autant sacrifier leurs études.

Dans le contexte de la modernité et de la recherche d’une plus grande indépendance ou autonomie de la part des jeunes (Beck, 2001; Beck et Lau, 2005), nous avons montré que le lien familial reste généralement important pour ceux qui sont aux études et que ce besoin d’autonomie ne semble pas être en contradiction, ni du point de vue des jeunes ni de celui des parents, avec le soutien familial.

Sur le plan de la « stabilité familiale dans le mouvement », il semble bien qu’il y ait à la fois continuité et changement. En effet, si le fait que les jeunes souvent appelés à financer eux-mêmes leurs études par le travail salarié constitue de plus en plus une réalité, il reste que certains parents jugent important d’assurer un soutien financier aux études, voire un soutien plus large au logement et à la subsistance, afin que leurs enfants puissent plus facilement concilier travail et études. De ce fait, bien que l’on constate une hausse du nombre de jeunes qui travaillent pour financer leurs études (Roy, 2008), mais aussi un changement dans le rapport au travail des jeunes (Méda et Vendramin, 2010;Alberio et Tremblay, 2015), on observe néanmoins une certaine continuité dans l’implication des parents dans les études, et plus généralement dans la conciliation travail-études de leurs enfants. Alors que nous pensions observer des différences selon le sexe, nous n’avons pas constaté de différences importantes dans la mobilisation des familles à l’égard des filles et des garçons. La participation et l’aide de la famille peuvent s’expliquer pour tous les étudiants, garçons ou filles, par la condition socioéconomique des parents, qui permet parfois à ces derniers d’aider (directement ou indirectement) les enfants du point de vue financier. Elles peuvent aussi s’expliquer au moins en partie par des valeurs – liées au capital social et culturel – qui font en sorte que les parents s’impliquent plus activement dans la conciliation travail-études de leurs enfants ou, au contraire, considèrent que ceux-ci doivent apprendre à se « débrouiller » par eux-mêmes en tant que jeunes adultes. Il faut reconnaître qu’il s’agit souvent d’un compromis entre ces deux postures familiales. La seule question pour laquelle le genre semble jouer un rôle significatif est celle des horaires et des quarts de travail en soirée et de nuit : les parents semblent en effet réticents à laisser leurs filles rentrer tard du travail, alors que c’est moins le cas pour les jeunes garçons, que l’on considère probablement plus aptes à se défendre en cas d’agression. Les filles ont ainsi souligné plus souvent que les garçons que leurs parents se préoccupaient des horaires et non seulement du nombre d’heures de travail et de leur impact sur les études et la conciliation. Les parents semblent en fait s’inquiéter souvent pour la sécurité pendant les déplacements, et ce, surtout s’ils résident loin du lieu de travail de leurs filles.

Nous avons noté que le rôle de la famille peut beaucoup varier. Si certaines familles soutiennent fortement leurs jeunes, en payant les frais de scolarité, la voiture, le loyer, ou encore en leur offrant un logement dans le même immeuble, ce n’est pas le cas de toutes. C’est d’ailleurs pour cette raison que plusieurs jeunes doivent travailler à temps partiel, mais ce n’est pas forcément l’élément déterminant. De fait, les jeunes veulent aussi travailler pour acquérir une expérience sur le marché du travail et se rendre plus autonomes par rapport à leur famille. Ils aspirent à l’indépendance et à l’autonomie, bien qu’en tant qu’étudiants, ils restent souvent dans une situation de grande proximité avec la famille. Il s’agit certes d’une famille en changement, moins contrôlante et plus ouverte que dans les générations antérieures, et qui reste tout de même un lieu important d’ancrage pour les jeunes qui concilient études et travail.

Pour conclure, nous pensons avoir montré l’intérêt d’une analyse de la conciliation travail-études. Une analyse de l’articulation des trois éléments que sont la famille, le travail et les études pourrait aussi être intéressante pour des travaux futurs, puisque les études s’ajoutent souvent à la conciliation travail-famille, au fil d’un parcours de vie jalonné de périodes de chômage et de retours vers l’emploi. Pourtant, si le terme famille-travail-études est employé ici et là, nous ne connaissons pas d’étude approfondie portant sur les trois dimensions, exception faite d’une plate-forme de revendications comme celle du CCF (2011). Il serait intéressant de proposer une analyse axée sur l’ensemble des temporalités sociales, celles-ci se transformant au fil des ans et chaque individu étant confronté à des temporalités différentes à des moments différents de son parcours de vie.

Concernant les limites de la recherche, il faut noter que le nombre réduit de répondants ne permet pas de tirer de conclusions définitives, bien qu’il soit possible à notre avis de dégager certains constats à partir de cette première recherche sur le sujet. Une autre limite a trait au caractère relativement homogène de nos répondants, tous résidents de Montréal et de sa région, même si nous observons un peu de diversité dans leurs origines familiales et ethniques. À l’avenir, nous souhaitons accroître la diversité des répondants, en obtenant la participation de davantage de jeunes issus de groupes ethniques et d’origines familiales diversifiées, ou encore en comparant des groupes de jeunes de villes (autres villes québécoises ou canadiennes) ou de pays différents (France, États-Unis), afin de confirmer ou nuancer les résultats, mais aussi dans le but de comprendre comment varie la solidarité familiale, et si possible, de construire une typologie des solidarités familiales selon les contextes sociaux.