Corps de l’article

Le livre de Jan Noel, Along a River. The First French-Canadian Women constitue la première synthèse en histoire des femmes pour la période préindustrielle au Québec. L’historienne, forte de trois décennies d’enseignement à l’Université de Toronto et de recherches en histoire des femmes dans le monde colonial, est probablement l’une des personnes les plus aptes à mener une telle synthèse qui s’étend sur plus de deux siècles (1630-1830). D’entrée de jeu, il importe de préciser que Jan Noel nous livre une thèse qu’elle soutient depuis le début de sa carrière : celle des femmes favorisées en Nouvelle-France. Cette position, qui avait engendré un débat entre Noel et Micheline Dumont dans la revue Atlantis (voir Noel, 1981 et Dumont, 1982), a pourtant été mise à mal par les récents travaux en histoire des femmes pendant la période préindustrielle (Josette Brun, Colleen Gray et Benoît Grenier). Noel vise donc à démontrer que les persistances des caractéristiques des sociétés préindustrielles ont favorisé les femmes jusque dans les années 1830-1840, leur permettant d’agir dans de nombreuses sphères de la société, contrairement à la majorité des femmes européennes et nord-américaines. Elle se livre aussi à une critique du concept de « deputy husband » de Laurel Ulrich, par l’entremise de nombreux exemples, entreprise qu’elle avait déjà débuté en 2009 dans un article paru dans les pages de la Revue d’histoire de l’Amérique française.

Ce livre se divise en quatre parties, dont seulement les parties 2 et 3 contiennent plus d’un chapitre. Dans la première, Noel aborde l’évolution de la condition des femmes de part et d’autre de l’Atlantique – aux XVIIe et XVIIIe siècles – afin de démontrer la singularité de la Nouvelle-France. En effet, elle affirme que « in the context of seventeenth- and eighteen-century gender, isolation and underdevelopment were in some ways a blessing for women » (p. 22). Cet isolement est la cause, pour Noel, de la perpétuation des anciens modèles familiaux et des lois qui favorisent les femmes. Dans le chapitre 2 « River of promise », l’historienne aborde les fondatrices de la colonie : les religieuses et les filles du roi, en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une situation exceptionnelle.

Les chapitres 3 et 4 représentent la partie la plus intéressante et celle que Noel maîtrise le mieux. Cette partie sur les entrepreneures nous permet de voir les nombreux champs d’action des femmes – d’abord dans le commerce de la fourrure puis dans les industries forestière, halieutique et agricole –, cela nous permet de voir un grand univers des possibles féminin, mais aussi de retrouver les femmes là où on ne s’y attend pas. Ces chapitres sont appuyés par de nombreux exemples et un emploi de sources très variées. Dans la troisième partie, Noel aborde ce qu’elle appelle le « code transatlantique ». Au chapitre 5, elle commence avec une comparaison des différents systèmes juridiques (Angleterre, États-Unis, France, Nouvelle-France), afin de démontrer que les femmes de Nouvelle-France sont favorisées – sans toutefois pouvoir parler d’égalité des sexes –, en comparaison de leurs homologues des autres colonies et métropoles. Elle affirme que les conditions des femmes se détériorent en France après la Révolution française et dans le monde anglo-saxon aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce qui n’est pas le cas au Québec, même après la Conquête.

Dans le chapitre 6, l’historienne aborde la noblesse avec trois parcours individuels : Louise de Ramezay, Agathe de Saint-Père et madame de Vaudreuil. Ces cas, qu’elle qualifie elle-même d’exceptionnels, lui servent pourtant à faire un portrait général des femmes de la noblesse. Elle aurait gagné, surtout pour les deux premiers cas, à mettre l’accent sur l’absence d’hommes comme facteur pouvant favoriser les femmes, ou les obliger à continuer les affaires familiales. Le chapitre 7 est, quant à lui, consacré aux religieuses – principalement celles de l’Hôpital général de Québec –, l’auteure démontrant que ce lieu pouvait en être un de pouvoir, particulièrement pour les femmes de la noblesse qui avaient un réseau de clientélisme. Noel n’est pas très nuancée dans cette partie, sous-estimant le poids des autorités masculines, ainsi que l’obstacle du cloître. Colleen Gray a aussi démontré que loin d’être une source de pouvoir, les tâches administratives représentaient plutôt un fardeau pour bien des supérieures. Dans la dernière partie « River of Memory », l’auteure va au-delà de la Conquête pour démontrer les persistances des conditions préindustrielles jusque dans les années 1830, marquées par un déclin des droits de propriétés et politiques des femmes. Cette partie est très synthétique et il aurait été intéressant de l’approfondir davantage. Dans l’ensemble, toutefois, l’auteure y brosse un portrait juste des continuités en ce qui a trait aux conditions des femmes sous le Régime britannique.

Jan Noel témoigne dans ce livre d’une très bonne maîtrise de l’historiographie, tant européenne que coloniale. Cependant, les études qu’elles utilisent servent trop souvent à appuyer sa thèse, alors que de nombreux ouvrages sur la France – et sur le Québec – pourraient venir contredire ou à tout de moins nuancer celle-ci (ne serait-ce que la synthèse de Scarlett Beauvalet-Boutouyrie pour la France). De plus, si son livre porte sur la période 1630 à 1830, seul le dernier chapitre s’aventure au-delà de la Conquête, alors qu’il s’agit de la période où il y a le moins d’études en histoire des femmes au Québec. On pourrait même affirmer que la majorité des exemples cités par Noel, qui s’apparentent à une énumération de cas exceptionnels, sont ceux du contexte pionnier et du début du XVIIIe siècle. La vie quotidienne des femmes au-delà de cette période est donc peu présente, contrairement à celle des grandes marchandes du commerce transatlantique qui ne représentent pourtant pas la majeure partie des femmes, celles qu’on pourrait qualifier d’« ordinaires ».

Malgré tout, ce livre nous permet de voir la diversité des champs d’influences féminins, Noel employant un corpus de source éclaté, ce qui est nécessaire afin de retracer le travail des femmes dans les sociétés préindustrielles. Les questionnements apportés par l’auteure et les nombreux cas qu’elle donne en exemple pourront certainement nourrir la réflexion de plusieurs historiens. Il reste à voir si cette synthèse suffira pour relancer un débat qui semblait au point mort depuis la dernière décennie.