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En paraissant sous le titre de Monuments intellectuels de la Nouvelle-France et du Québec ancien, cet ouvrage collectif s’annonce comme le complément attendu d’un premier recueil d’articles, les Monuments intellectuels québécois du XXe siècle, qu’avait réunis Claude Corbo en 2006. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’offrir un tableau des réussites exceptionnelles « de l’intelligence et de la pensée en terre québécoise » (p. 7), en proposant à un public élargi une vingtaine d’études qui s’attardent à autant de « monuments intellectuels ». Cette expression désigne ici de « [g]rands livres d’érudition, de science et de sagesse » et, si cette définition exclut les oeuvres littéraires, qui forment un continent à part, elle invite surtout à marquer les liens unissant une culture lettrée à une mémoire historique inscrite dans la longue durée, comme l’indiquent aussi bien le sous-titre – Aux origines d’une tradition culturelle – que la période étudiée : les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.

L’architecture de l’ouvrage répond à merveille à ce dessein général, en se structurant autour de trois grandes sections regroupant successivement cinq articles pour le XVIIe, trois pour le XVIIIe et dix-huit pour XIXe. L’ensemble s’ouvre de très belle manière sur un texte de Marie-Christine Pioffet, qui traite de l’Histoire de la Nouvelle-France (1609) de Marc Lescarbot, et il se clôt sur celui, tout aussi remarquable, que Jean-Philippe Warren consacre à l’Habitant de Saint-Justin (1898) de Léon Gérin. La hauteur de vues dont font preuve ces deux collaborateurs est, du reste, représentative d’un ouvrage que caractérise, d’un bout à l’autre, l’excellente tenue des différents articles, que signent des chercheurs de mérite qu’il revient à Claude Corbo d’avoir choisis avec beaucoup de discernement. À cette qualité essentielle s’ajoute une capacité de direction éditoriale, qui manque si cruellement à tant d’autres ouvrages collectifs, mais dont témoigne ici la forte cohérence que procurent à l’ensemble les paramètres en fonction desquels se structure chacun des articles qui, tous, sont d’une longueur comparable et obéissent à un même plan, évoquant tour à tour l’auteur, les conditions de rédaction et le propos de l’oeuvre, puis sa réception et son destin. Insistons également sur l’intelligence historique et critique qui a présidé à l’établissement de la liste des oeuvres étudiées, que signale notamment la diversité des domaines disciplinaires auxquels celles-ci se rattachent, depuis l’histoire, la sociologie et la philosophie jusqu’à la géographie, la géologie et la médecine. Il est vrai que toute liste, aussi remarquable soit-elle, suppose fatalement qu’il y ait des exclus et, sur ce point, peut-être faudrait-il regretter l’absence de l’un ou l’autre des représentants de ce que Bernard Andrès a appelé la « génération de la Conquête » (1760-1815). C’est ainsi que, dans le vaste intervalle qui sépare l’Histoire et description générale de la Nouvelle-France (1744), dernier monument intellectuel du XVIIIe siècle auquel s’intéresse l’ouvrage, et The British Dominions in North America (1832), sur lequel s’ouvre la section consacrée au XIXe, aurait pu figurer, par exemple, un titre comme l’Appel à la justice de l’État (1784) de Pierre du Calvet, qui est l’un des textes fondateurs du débat constitutionnel.

Quoi qu’il en soit, à défaut de pouvoir revenir, dans ces quelques pages, sur chacun des vingt-six articles qui forment ce substantiel recueil, esquissons quelques réflexions inspirées par les perspectives qu’ouvre un ouvrage qui, en rassemblant autant d’apports stimulants, invite par leur réunion même à croiser les points de vue. Il y a d’abord Jean-Claude Simard qui, dans les très belles pages qu’il consacre aux Institutiones philosophicae (1835) de Jérôme Demers, remarque que ce traité n’a connu aucune « traduction en français » (p. 158) ; plus loin, à propos de l’Histoire du Canada (1845) de François-Xavier Garneau, Fernande Roy observe à quel point « il serait souhaitable » d’en établir une « édition critique à partir de la dernière approuvée par l’auteur » (p. 174) ; ailleurs, ce sont les Chansons populaires du Canada (1865) d’Ernest Gagnon qui, comme le rappelle Jean-Pierre Pichette, mériteraient « une édition critique » (p. 230). Bref, si le travail de Réal Ouellet et de tant d’autres a permis de rendre disponibles la plupart des grands textes de la Nouvelle-France, éditer les oeuvres fondatrices de la culture québécoise du XIXe siècle représente encore un chantier que la recherche actuelle devrait considérer comme prioritaire.

Dans un autre ordre d’idées, la lecture que fait Jean-Claude Simard des Institutiones philosophicae est également susceptible d’entrer en résonnance avec celle que propose Louis Rousseau des Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille (1866) de Laflèche. Le parallèle entre ces deux textes permet en effet de souligner le rôle essentiel qu’a joué, dans l’histoire intellectuelle du Québec du XIXe siècle, le débat sur les « sources de la certitude chez l’homme » (p. 156). Pour tous ceux qui, tel Demers, étaient restés fidèles à Descartes et, plus généralement, à la pensée classique, le sentiment de la certitude s’élève dans la conscience de chaque individu à la faveur de l’expérience que fait chacun de l’évidence rationnelle. À ces thèses s’oppose toutefois, à partir du second tiers du XIXe siècle, une philosophie nouvelle qu’incarne Laflèche. Hostiles à l’héritage classique, accusé d’avoir conduit à la Révolution, ses partisans cherchent à enraciner l’expérience de la certitude dans des traditions, une foi et des coutumes qui, à la différence de la raison individuelle, ont pour preuve de leur vérité le sentiment collectif de toute une nation.

Mais il n’y a pas que sur le terrain du débat philosophique que la lecture des Monuments intellectuels de la Nouvelle-France et du Québec ancien fait surgir quelques lignes de force. Depuis The Geology of Canada (1863) de William Logan jusqu’à la Petite faune entomologique du Canada (1877) de Léon Provancher, on s’aperçoit également en quoi, comme l’écrit fort bien Jean-Philippe Warren, la science s’entend déjà, dans le Québec du XIXe siècle, « dans un sens utilitariste et pragmatique » qui fait en sorte qu’elle « se déploiera fortement dans l’art de l’inventaire : des mines, des bancs de poissons, des essences de bois de la forêt, etc. » (p. 383). Mais la justesse de cette remarque, sur laquelle se conclut l’ouvrage, montre aussi à quel point ces Monuments intellectuels ont tenu leur pari : celui de s’adresser à un public élargi, tout en sachant allier à la science le bonheur de l’écriture.